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IV

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Pendant les semaines suivantes, le bruit des exploits de la tribu se répandit dans toute la contrée que les Droy sillonnaient à pied, à bicyclette, en voiture, ou même en ballon, deux des garçons ayant essayé ce dernier genre de sport dans un appareil de leur invention, qui aurait été très ingénieux s'il n'avait crevé sur la tête d'une notabilité locale.

Ils se répandaient dans le pays, prétendaient les gens atrabilaires, comme une horde de sauterelles.

Mais ces sauterelles, à part quelques insignifiantes déprédations, ne mettaient jusqu'ici que leur propre existence en danger, et semaient des bienfaits sur leur tumultueux passage.

Leurs générosités prenaient bien parfois des formes excentriques, quand, par exemple, ils desséchaient eux-mêmes la mare qui donnait les fièvres aux enfants d'Adine, ou qu'ils rebâtissaient de leurs mains la maison de la vieille Catherine, et rendaient la vieille à moitié folle à son retour de l'hôpital dans sa bicoque transformée.

Par exemple, il était avéré qu'ils avaient enfermé le chat de dame Hermance dans une courge monstrueuse, orgueil de son jardin, qu'ils n'avaient pas craint de creuser jusqu'à l'écorce; quand dame Hermance appela son chat, le chat ne bougea point, mais la courge vint à sa maîtresse, toute roulante et titubante, ce qui lui donnait l'apparence ridicule et terrifiante d'une courge ivre. Le patriarche paya la courge qui avait une grande valeur, il paya les terreurs de Mme Hermance et celle du chat qui n'étaient pas médiocres, les dégâts du jardin qui valait une fortune, et le scandale qui était incalculable. Les parents admonestèrent les coupables et apprirent, incidemment, qu'il avait été question d'enfermer dans la courge les babies qui, témoins de l'aventure, avaient envié le sort du chat et voulu s'associer à cette manifestation en faveur de Zoé contre Mme Hermance.

Les chroniques plus ou moins fantaisistes qui parvenaient aux oreilles d'Auberte, ne détournaient point la jeune fille des pensées que Gillette avait éveillées dans son esprit, et que sa conversation avec Mme de Menaudru n'avait fait qu'assoupir. Quoi qu'Aube voulût tenter, elle aurait à le faire seule, l'adjuration de sa mère lui avait été une réponse péremptoire. Aussi aurait-elle voulu en reparler à Gillette.

Oui, elle aurait voulu revoir Gillette, l'entendre, s'il le fallait, accuser et railler la jeune princesse aussi surannée que son antique palais; mais la revoir, respirer cette atmosphère qui semblait l'entourer et qui causait à Aube une sorte de naissant vertige.

Le matin, M. et Mme de Menaudru étaient partis pour Vichy, où le Comte devait faire une saison. Laurent les avait accompagnés et il les installerait là-bas avant de revenir près d'Auberte dont, pendant un mois, il aurait seul la garde. Jeanne s'était réveillée avec un accès de rhumatisme qui la clouait dans sa chambre, Aube était donc encore un peu plus libre que de coutume.

Elle se sentait magnétiquement entraînée vers la Maison. Naguère, il lui suffisait de regarder le jardin depuis le vieux mur, près du sapin à la voix murmurante; à présent, elle avait besoin de voir la Maison elle-même, et ses habitants si faire se pouvait; et elle pensa à monter au moulin.

Ce moulin qui ne justifiait guère son nom puisque, de mémoire d'homme, on n'y avait jamais rien moulu, était une grosse tour carrée, encore solide, qui touchait presque à la Maison. On y entrait par une cour de Menaudru; mais la façade qui donnait chez les Droy avait une porte depuis longtemps condamnée, car le moulin appartenait au château sans partage.

Aube pénétra dans la lourde construction qui ne servait plus que d'abri aux outils de jardinage. Elle gravit l'escalier en échelle qui conduisait à l'étage supérieur. Elle haletait, il lui semblait faire quelque chose de pas très bien, d'un peu honteux même, qui tenait du métier d'espion; mais elle ne pouvait pas vaincre un irrésistible attrait.

Ce premier étage n'était qu'un grenier vide et ténébreux; le pas d'Auberte laissait sur le plancher comme un sillon dans la poussière; Auberte poussa à tâtons le verrou d'une porte et ouvrit. Elle reçut en plein visage un flot d'air et de grand jour. Elle s'avança avec précaution après avoir refermé. Le poste d'observation qu'elle avait choisi était périlleux; c'était, en réalité, une sorte de logette très étroite, semi-circulaire, qui avait dû contenir autrefois quelque statue de saint, et que l'enchevêtrement d'une grande bignone fleurie séparait seule du vide en formant, de chaque côté de la niche, une draperie retombante. Mais quelle place aurait été mieux appropriée au dessein d'Auberte? Le moulin faisait angle avec la Maison sur le jardin; comme il était peu élevé, Aube se trouvait au-dessus du rez-de-chaussée: elle voyait, elle eût touché presque, sur l'espace dallé qui précédait la maison, une table rustique, des sièges d'osier, des pliants brodés de couleurs vives groupés comme pour une amicale causerie, parmi les grands fuchsias, les géraniums récemment placés et déjà vigoureux, et les vieux rosiers rouges aussi récemment élagués, treillissés librement et à l'aventure contre leurs supports branlants.

Sur la table, il y avait une vaste corbeille à ouvrage pleine de menus objets de lingerie en voie de raccommodage ou d'exécution, des livres ouverts, un album à dessin, et, tout autour, les jouets des babies, les raquettes et le volant de Camille. Elle dominait aussi un salon gai et clair avec ses larges meubles commodes, recouverts de toile à fleurs, une chambre d'amis toute simple, toute fraîche, aux rideaux de cretonne bise semée de corail, une très grande bibliothèque qui devait être le lieu de réunion par excellence; Aube y remarqua une quantité de tables, un piano à queue et des fleurs à foison jusque dans l'âtre de la cheminée où des grappes de cytise tardif s'écroulaient en cascade. Tout cela avait un aspect d'intimité active, gracieuse, qui alla au coeur d'Auberte.

Cette partie de la Maison semblait déserte, presque abandonnée. Tout le monde était probablement allé à la gare reconduire le fils aîné qui repartait ce matin; en tout cas, il n'y avait personne dans les pièces, personne dans le jardin qui déployait, à quelques pas de là, ses premiers ombrages. Auberte entendit bien un bruit, comme un craquement, mais c'était dans le moulin même qu'il s'était produit, provoqué sans doute par le passage de quelque rat effronté sur une planche vermoulue.

Décidément, Mme Droy et ses aides avaient fait miracle: au bout de cette courte période, l'installation de la famille était aussi complète que celle des plantes dont on avait garni le jardin. En relevant les yeux, Aube voyait encore, par les fenêtres grandes ouvertes, plusieurs pièces du premier étage, entre autres une salle d'étude où cahiers et livres s'amoncelaient sur différents pupitres en un studieux et pittoresque désordre; les murs, blanchis à la chaux, étaient tapissés de cartes géographiques, de tableaux noirs qu'enjolivaient des signes algébriques de cabalistique apparence, et des calculs compliqués dont les chiffres parurent à l'oeil méticuleux d'Aube fort biscornus. Et dans ce sanctuaire de la science qui devait être l'antre des garçons, traînait un chapeau de jardin pareil à celui de Gillette, mais qui semblait plutôt le frère cadet du sien.

Et il y avait encore une chambre riante, si gaiement arrangée qu'elle portait pour Aube le nom de Gillette tracé en gros caractères sur ses murs. Près du lit laqué blanc de Gillette, tout près, dans une promiscuité frileuse et tendre, se blottissait un petit lit de cuivre qui appartenait certainement à Camille; et l'étagère à livres, et le petit bureau, et le réveil-matin, et le prie-Dieu… Oh! c'était mal, c'était très mal de la part d'Aube, elle n'aurait pas dû regarder. Mais comment s'empêcher de voir un chat, un gros chat évidemment en fraude, caché sous l'édredon de soie claire qui couvrait le lit de Gillette? Il allongeait sa grosse tête à demi impudente, à demi inquiète, les oreilles tendues, avec un air de friponne ingénuité, si voluptueusement heureux dans son bonheur défendu, qu'Aube croyait entendre un ronron bruyant, irrépressible. Un fichu de linon blanc, artistement jeté sur l'édredon, semblait indiquer une complicité entre Gillette ou Cam et les méfaits de leur favori; Aube eut envie de rire, mais les deux lits voisins lui avaient donné bien plus envie de pleurer.

Mais si, il y avait quelqu'un dans la maison. Une persienne fut poussée, et, dans l'obscurité relative d'une autre pièce, Aube entrevit vaguement les rayons chargés de livres, les tentures foncées et sobres, les quelques bronzes d'un cabinet de travail masculin; une ombre svelte, aux lignes plus classiques que n'en avait la silhouette encore adolescente de Gillette, allait et venait, tournant le dos à Aube; ses mouvements faisaient deviner qu'elle époussetait et rangeait: elle avait même une bien aristocratique manière de se livrer à cette humble occupation.

Aube jugea que ce devait être Stéphanie d'Aumay, l'institutrice; mais elle interrompit ses suppositions, la belle ménagère s'assit sur le premier siège venu et sa robe forma naturellement des plis nobles autour d'elle; elle pencha la tête sur sa main, puis d'un doigt, machinalement, elle effaça quelque chose sur sa joue, et Auberte comprit que l'inconnue pleurait.

Auberte se retira avec une sorte de douleur; elle se trouvait lâche d'avoir cédé à sa tentation, sa conscience sensitive se révolta, la pauvre hermine crut voir une tache sur les splendeurs angéliques de sa robe. Elle ferma les yeux pour ne plus surprendre, même l'espace d'une seconde, le moindre détail de l'intimité qu'elle violait.

Les yeux toujours fermés pour ne plus voir les jolies chambres, les livres ouverts, les lits voisins, le chat, la jeune fille qui pleurait, et les voyant en elle-même plus que jamais, elle se retourna, mais elle ne put rouvrir la porte; elle constata tout de suite qu'une main malveillante avait repoussé le verrou. Aube était prisonnière dans sa logette aérienne que les hirondelles frôlaient en passant.

La famille Droy revint en corps de la gare où elle avait reconduit Hugues.

Les promeneurs rentrèrent en retard pour le déjeuner.

Camille, assise à sa place, attendait patiemment, – au grand étonnement de Mlle Stéphanie, sa compagne de réclusion – qu'il plût aux autres de se mettre à table. Comme Mlle Cam avait été retenue au logis en punition d'un méfait, l'on considéra son attitude exemplaire comme une preuve irréfutable de conversion. Il n'y eut qu'Antoine, son voisin de table, sur les pieds duquel elle trépigna secrètement avec des transports d'allégresse, qui put entretenir des doutes à cet égard. Antoine supporta stoïquement la meurtrissure de ses orteils en espérant que Cam, qui était une fiche mouche bien que douée d'un aiguillon un peu acéré, avait fait quelque bon coup dont il tirerait avantage.

Le départ d'Hugues après une si brève visite répandait un accablement général, le repas fut moins animé que d'habitude, l'apparition d'un gâteau de praline réveilla à peine ces esprits désabusés. Comme la chaleur était trop forte pour qu'on pût circuler, M. Droy proposa de passer sous les rosiers, devant le salon, l'heure de récréation qui suivait le repas. Mais Cam intervint en déclarant que le salon était la pièce la plus chaude de la maison, que les rosiers rouges portaient de petites braises en guise de fleurs, et qu'on ne jouirait d'un peu de fraîcheur que de l'autre côté de la maison, dans la grande cour.

Ils étaient tous trop abattus pour combattre cette opinion hasardée, et ils se rendirent dans la grande cour où ils avaient fait de si belles parties de raquettes pendant qu'Hugues et Stéphanie les favorisaient de leurs concerts.

Chacun s'assit à sa fantaisie sous l'ombre des catalpas.

Mlle Stéphanie était extrêmement calme, l'oeil le plus exercé n'aurait pu soupçonner cette personne correcte d'avoir épousseté ou d'avoir pleuré. Gillette se livrait à un bon petit entretien confidentiel avec Mme Droy au sujet des tabliers neufs des babies, thème sur lequel sa double qualité de fille aînée et de bras droit de sa mère lui donnait une compétence étendue. Elle traitait de telles questions avec une conscience à la fois appliquée et cavalière. Evidemment, Gillette, n'ayant point une âme de petite bourgeoise ni un esprit façonné aux vulgaires et infimes tracas, faisait de son mieux pour s'y rompre et réunissait à la plus grande satisfaction de sa mère.

M. Droy, renversé sur son fauteuil pliant, fumait d'un air pacifique au milieu de son troupeau. De loin en loin, il étendait la main vers un enfant et tirait au hasard d'un air de délectation pensive quelque mèche safran, duveteuse, qui semblait accoutumée à cet exercice. Enfin, toute cette famille de forbans avait mine très bénévole. C'est à peine si deux ou trois garçons, à cheval sur des branches qu'ils taillaient à coups de couteau, envoyaient des éclats de bois et des brins de mousse sur la tête ou dans les yeux de l'assistance.

– Je n'ai pas entendu, ce matin, notre petite princesse passer sur sa mule, remarqua Mme Droy tout en recoiffant l'une des babies, laquelle recoiffait sa poupée avec des mouvements exactement pareils à ceux de sa mère.

– Elle n'est pas sortie, déclara Cam.

– Qu'en savez-vous? demanda Marc qui s'était allongé par terre, position qu'il jugeait indispensable pour reprendre des forces avant une nouvelle séance de mathématiques.

– Je le sais parce que je le sais, riposta Cam.

Elle se disposait à s'éloigner.

– Où vas-tu? cria Antoine en la saisissant aux poignets: il s'était déjà opposé vigoureusement à deux évasions de Cam, il accusait secrètement sa jeune soeur de vouloir le frustrer d'une fructueuse découverte. Cam retomba à terre; elle s'occupa rageusement à arracher de l'herbe jusqu'à l'instant où Gillette, qui en avait fini avec Mme Droy, demanda à Stéphanie si elle ne pourrait pas prendre des branches de bignone pour sujet de sa prochaine aquarelle.

– Oui, l'idée est bonne, dit Stéphanie.

– Et tu trouveras de la bignone contre le mur de la tour, fit Edmée. Du reste, je vais…

– Non, moi, j'y vais! s'écria avec une complaisance ardente Camille.

– Nous y allons tous, intercala M. Droy pendant qu'Antoine maintenait Camille pourpre de colère. Il est l'heure de remonter pour les garçons, nous passerons par là. Vous avez pris votre congé du jeudi ce matin, et demain est le jour de votre professeur.

Comme les intonations rapides et décidées de M. Droy avaient le pouvoir infaillible d'obtenir autour de lui l'obéissance, tous les enfants étaient déjà sur pied et chacun se disposait à tourner la maison. Gillette qui, tout en marchant, avait passé son bras autour des épaules de Camille, fut frappée par la contenance égarée de la petite fille. Cam s'efforçait de passer la première comme pour empêcher quelque chose.

– De la bignone, dites-vous? demanda, quand ils furent devant le salon, Mme Droy tout en se dirigeant vers sa table à ouvrage et son installation en plein air: Voilà de quoi choisir. Il faudrait peut-être une échelle, ajouta-t-elle en regardant le moulin. Mais…

Elle s'interrompit, pétrifiée.

– Chut, dit M. Droy, d'un air diverti. Il y a une petite sainte dans la niche.

Ils levèrent tous la tête du même côté et demeurèrent stupéfaits.

Il y avait vraiment une petite sainte dans la niche enguirlandée de bignone. Elle était vêtue de serge blanche; sa grande capeline de surah blanc, rejetée en arrière, nimbait sa tête brune comme d'une immense corolle de fleurs, et les fleurs lourdes, éclatantes, de la bignone mettaient une note de splendeur presque exotique au cadre de sa jeune beauté immatérielle.

La Demoiselle au Bois Dormant

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