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Jessie
ОглавлениеA l’âge habituel de l’heureuse ignorance, Georges Aymeris apprit que les hommes vieillissent, puis meurent; que parfois aussi les enfants disparaissent subitement pour ne revenir plus jamais. Il entrevit les horreurs de la guerre et connut les premières angoisses de l’amour.
De Marie, sa sœur, il ne se souvenait pas. Son frère aîné, Jacques, joie de la famille Aymeris, un petit hercule de quatorze ans, bien droit sur ses jambes, gai, d’humeur égale, gagnait par son aimable naturel quiconque l’approchait.
– Qu’est-ce qu’on ne ferait pour monsieur Jacques? On se jetterait à l’eau pour lui plaire, il est si gentil! Et point fier! Tout comme Monsieur! Il est juste et si généreux! Il vous donnerait jusqu’à son dernier sou… Ainsi pensait Antonin, le maître d’hôtel.
Les manières un peu brusques de Jacques, sa mine fraîche et ses gestes vifs contrastaient avec la pâleur, le silence de Georges, un tardillon portant encore des jupes, et à l’air toujours effarouché.
– S’ils élèvent monsieur Georges, ils auront de la chance! – disaient les domestiques.
Ses yeux, couleur de nigelle, semblaient suivre un rêve et fuyaient les vôtres. On ne savait de quoi lui parler; certains, qu’il déroutait par sa bizarrerie, le trouvaient hautain.
Si différents l’un de l’autre, les deux frères ne se quittaient pas. Georges adorait Jacques, son maître, son chef, son Dieu; Jacques avait pour son cadet l’admiration et la condescendance d’un molosse à l’égard d’un king Charles. Georges ne se mêlait point aux jeux où la force se dépense, aux exercices dans lesquels excellait Jacques.
– Il aime les livres, ce sera un savant, il est plus intelligent que moi, vous verrez!.. disait Jacques.
Un jeudi de mai, Octave, le cocher, donne à Jacques une leçon de guides; les deux chevaux sont attelés au break. Dans la voiture, Georges, avec Nou-Miette, prend l’air au Bois de Boulogne; on s’arrête au lac pour distribuer du pain de seigle aux cygnes et aux canards, en attendant l’heure où le Prince Impérial, parfois, sort avec l’Impératrice. Octave distingue au loin un cliquetis d’acier, le trot d’un escadron. Sont-ce les Guides ou les Cent-Gardes?
– Le Petit Prince! Fixe! – commande Octave, militairement.
Mais Jacques, au lieu de se dresser sur le siège, son chapeau à la main, abandonne les rênes au père Octave; pris de malaise, l’enfant pâlit, glisse du siège sur la banquette intérieure, désigne son ventre avec une expression et un bon sourire qui voudraient rassurer la nourrice.
– Là, j’ai mal, là, à droite… Ce n’est rien. Mais ça me fatigue de conduire…
On rentre bien vite à la maison, dès que le Prince Impérial a disparu dans un tourbillon de poussière et le caracolement des chevaux.
Dès le soir, deux médecins et une religieuse sont au chevet de Jacques. Des portes sont ouvertes et fermées avec précaution; on chuchote dans les couloirs, on prépare des cataplasmes, des tisanes, on manie le thermomètre. Visages inquiets; les voix sont altérées. On ne s’occupe plus de Georges. Mais il tâche de saisir les dialogues mystérieux échangés tout bas. C’est l’appareil de la maladie.
Une longue semaine – inoubliable, celle-là! – Georges traîne des heures vacantes au fond du jardin; les devoirs sont supprimés, «les grands» veulent qu’il joue seul.
Le prochain samedi, Georges est, avant le déjeuner, dans l’avenue qui descend vers la Seine; accablante chaleur! Des feuilles de marronniers emmêlent leurs anneaux d’ombre et de lumière sur le sable et le gazon; maman s’approche, d’un air qu’on ne lui connaissait pas; elle pince les lèvres, hausse les sourcils et baisse les paupières, sans ce rire de maman – mais où est-il, ce rire? – qui accueillait les enfants… Une larme glisse sur les joues de Mme Aymeris. Georges soudain s’aperçoit qu’elle n’est pas jeune comme les autres mères.
– Cher petit, désormais tu vas être seul avec nous; il faudra que tu sois bon, obéissant, très sage, tu ne feras pas de chagrin à papa, ni à maman, mon chéri! Jacques est Là-haut, avec le Bon Dieu… Prie, pour que les anges le reçoivent gentiment parmi eux.
Georges se jette dans les plis d’une jupe noire, il pleure, il étouffe, sa maman le baise au front. Il n’ose interroger. Il fait grand jour, et c’est la nuit!
Que se passe-t-il?
M. et Mme Aymeris, frappés par la dernière catastrophe qui ruinait tant d’espérances, demeurèrent tremblants. Ils allaient être souvent malhabiles, comme père et mère du chétif marmot dont ils auraient pu être les grands-parents, auquel ils s’étaient promis de cacher l’image de la mort, comptant entretenir le plus longtemps possible dans son cœur l’illusion et la confiance qui sont un rayon de miel au seuil de la vie. Selon les familles, notre nature et le caprice du destin, les grands mystères nous touchent plus ou moins tard; le rideau du théâtre s’entr’ouvre et se referme sur d’obscures toiles de fond qui inquiètent peu certains esprits, si elles éveillent, chez de plus mièvres, une furtive et angoissante curiosité. L’inconscience ne nous assure point à tous la félicité. Quoiqu’il ne possédât pas la joie de vivre, qui aux moindres gestes de Jacques donnait la grâce d’un jeune animal, ce soudain contact avec la mort avait frappé Georges de stupeur; dès ce moment il eût révélé à quelqu’un de sagace l’antinomie de sa rare intuition des choses et d’une crédulité dont il ne se corrigerait plus.
La plupart des enfants ne découvrent la mort que sous des allusions poétiques et fleuries; les grands ne l’évoquent guère en leur présence, à moins d’y être contraints, et ne la nomment-ils encore qu’en baissant la voix, ainsi qu’une dévote qui prononce le nom du Seigneur. A Paris, les cyprès dépassent à peine les murailles d’un cimetière lointain, si, au village, la fosse se creuse devant toi: le camarade d’hier, qui était à tes côtés, n’y est plus; on le porte un beau matin dans un coin de terre, où tu passeras le dimanche en allant à la messe: le même sol que tu fouleras demain, toujours.
Jacques est parti… et pour où donc?
– Ton frère Jacques est au Paradis, – assure Mme Aymeris.
Georges demande où est ce Paradis. Georges croit tout ce qu’on lui raconte; mais il a besoin de voir, de se représenter l’image des choses dont on lui parle. Est-ce le Père Lachaise, Montmartre?
La plupart des adultes se rappellent mal ces premiers avertissements qui, parfois, influent sur toute l’existence d’un homme.
Dès le jour du «départ», les grandes personnes marquèrent à Georges encore plus de sollicitude que naguère; elles se forçaient à rire, puis poussaient des soupirs comme auprès d’un malade. Georges devenait un personnage. Il s’entendit appeler l’héritier, l’enfant unique. Combien de temps encore ne devait-il pas se redire à lui-même: «Je suis un enfant-tunique! Pourquoi tunique?» Etait-ce à cause de cette longue veste qu’on lui fit mettre avec une paire de pantalons, ces culottes si désagréables et qui frottaient entre ses genoux? Il pleura, le jour où on lui coupa ses boucles de cheveux, quand sa jupe fut donnée à un plus petit que lui.
Il porta des cols bordés d’une double ganse noire, des gants de fil noir, un complet noir. On ferma à clef la chambre de Jacques, contiguë à la chambre de Georges, lequel fut installé dans un pavillon, au fond du jardin. La cloche resta muette pour l’annonce des repas, désormais servis à part pour l’enfant et ses bonnes; ces femmes, vêtues de noir comme Mme Aymeris, appelèrent Georges: mon pauvre petit. Pourquoi pauvre petit? Georges était-il donc devenu un pauvre, parce que Jacques était ailleurs? Ne le reverrait-il plus, son frère?
Les explications qu’on donne aux enfants – la plupart en demandent à propos de tout et se contentent des plus vagues – enrichissaient un dictionnaire dont les vocables continrent un sens provisoire, insuffisant pour l’intelligence de mon ami. Il fut exigeant au début, insista trop et, les réponses étant contradictoires, s’abstint de questionner, essaya de deviner, puisque les petits sont au centre d’un univers dont ils ne doivent rien savoir. Sans doute en était-il ainsi, dès que les pères ont un crêpe à leur chapeau et que les mamans rangent leurs bijoux dans les écrins. C’est maman qui paraissait pauvre, sans ses boucles d’oreilles et sa châtelaine d’or!
La maladie? un malade? Souvent Georges toussait; alors on le confinait au lit. Etait-ce là le signe de la maladie? Non! Georges voulut être un malade «pour de bon», comme Jacques. Par esprit d’imitation, il se plaignit, sans dire précisément de quoi… enfin les médecins lui tâteraient-ils le pouls? Si, de sa propre expérience, Georges pouvait enfin savoir «ce qui se passe» quand les parents changent de visage et parlent bas! Il se plaignit donc d’avoir mal au ventre, à droite, comme Jacques. Il irait peut-être au «Paradis où l’on est reçu par les anges». Il savait que les anges sont blancs et qu’ils ont des ailes. Mais le Paradis?.. sa couleur?
Couché, Georges ne mourut point comme il le souhaitait; mais il languit, s’ennuya; il eut trop chaud sous ses couvertures, patienta, tels les pêcheurs à la ligne au bord du Lac, puisque le docteur Brun disait:
– Il est prudent d’attendre: rien encore ne se déclare. Il a seulement un peu de température. Je reviendrai demain.
Nulle fièvre ne se déclara. Bientôt Georges voulut reprendre ses expéditions au Bois de Boulogne, entre l’ancienne nourrice de sa sœur, Nou-Miette, et une Anglaise, la Miss Ellen, engagée par M. et Mme Aymeris dans le dessein d’alléger par sa jeune présence l’atmosphère devenue si lourde et si funèbre dans la maison.
On amena chez Georges de petits camarades avec lesquels «il ne savait quoi faire». Il leur eût donné ses joujoux et les tartines de son goûter; mais il s’essoufflait à suivre les courses folles des garçons.
Georges peignit à l’aquarelle sur de la toile à draps, qu’il clouait sur un châssis de sapin à la façon des tableaux à l’huile. On le conduisit au Louvre quand il pleuvait. Les salles égyptiennes eurent ses préférences. Assis sur un pliant qu’emportait la nourrice, il copia des momies et des sarcophages. Georges avait vu chez ses parents Mariette-bey, au milieu de savants et d’artistes, quand on le menait avec Jacques au salon, avant les fameux dîners du samedi.
On appela Georges le petit égyptologue. Les gardiens du Louvre entourèrent ce gamin studieux, flanqué de ses deux dames d’atour, le prirent pour un prince ou le fils d’un ambassadeur. Nounou et Miss Ellen refusèrent de livrer le nom de ce «génie en herbe».
Mme Aymeris s’occupa de son éducation. Il lisait mal; quant à l’écriture, il en était encore aux bâtons et aux O. Papa et les médecins conseillèrent des ménagements. Mme Aymeris, déjà deux fois si cruellement atteinte, n’hésita point entre l’ignorance et la fatigue: – Plus tard Georges rattrapera les autres! La santé avant tout, – avouait-elle avec un regret.
Tantes Lucile et Caroline, les deux sœurs cadettes de M. Aymeris, étaient encore, quand je connus Georges, au premier plan dans les récits de son enfance. Ces demoiselles critiquaient les parents pusillanimes, tout en craignant, elles aussi, pour la santé d’un être aussi débile que leur neveu, l’enfant tunique, leur adoré, «le dernier des Aymeris».
Dans les cahiers de Georges Aymeris, écrits plus tard, j’appris que, par caprice d’indépendante, Caro avait vécu en Algérie, «tentée par le désert et ses aventures». Ayant voulu à dix-huit ans épouser un général trop connu dans le monde galant, elle était partie, humiliée de subir la tutelle de son frère, Me Pierre Aymeris, qui lui refusait son consentement. Elle s’était mise en route, sans plan, sans projets définis, seule avec ses deux angoras. L’épreuve fut au-dessus de son courage et, ces bêtes dépérissant, elle revint à Paris, loua, rue de la Chaise, un minuscule appartement, que douze autres chats, dont elle était toquée, remplirent de leur nauséabonde odeur; ses voisins la firent expulser du respectable immeuble; dès lors, Mlle Caroline Aymeris décida qu’elle habiterait avec sa sœur, puisque «Lili» ne se mariait point, hélas! Caroline Aymeris eût été farouche, dans la jalousie, si elle avait eu un mari ou un amant; une mère intransigeante, sévère, terrible, avec un enfant. Elle fut un tyran pour Lili. Georges Aymeris me l’a décrite ainsi:
«Grande brune aux prunelles d’aventurine, romanesque, passionnée, mais toujours sur la défensive, elle portait dans un corps de spadassin un cœur qu’elle eût voulu héroïque, invulnérable.» Lili, une blonde grasse, était capable aussi d’être une amoureuse. Repliées sur elles-mêmes, elles n’auraient plus d’occasions de dépenser leur ardeur qu’auprès de Georges, désormais la raison d’être de leur existence, l’héritier de leurs principes, leur «propriété». En âpre lutte avec leur belle-sœur, si elles tâchèrent d’oublier leur neveu, rompirent toutes relations dangereuses pour leur tranquillité, firent le vide autour d’elles, leur Georges resta le dernier sujet extérieur de leurs préoccupations de solitaires, car elles avaient cet esprit de famille qui leur faisait prendre en public la défense de M. et Mme Aymeris; et, d’autre part, elles daubaient sur ces ingrats quand elles étaient tête à tête. Elles avaient, certes, pour leur frère «de la considération», et qui donc n’en aurait pas eu pour Pierre Aymeris? Quant à Alice, leur belle-sœur, elles la tenaient pour «un élément de désordre dans l’économie traditionnelle de leur maison».
Avant d’aller plus loin dans ce récit, il conviendrait de faire connaître au lecteur les personnages dont notre héros portait en lui l’hérédité. Georges Aymeris a tenu, pendant une longue partie de sa vie, un journal qu’une main pieuse, mais criminelle, a détruit. Dans ces cahiers, Georges, à l’aide de ses souvenirs, avait reproduit, telles que sa mémoire le lui permettait, des anecdotes contées par sa mère, imprudemment peut-être, si l’on songe à l’influence qu’elles eurent sur lui. M. Aymeris avait la discrétion professionnelle; Mme Aymeris n’en pratiquait aucune. A l’intimité presque choquante qui s’établit entre cette mère, âgée, et ce fils trop jeune, nous devons la partie la plus intéressante du journal – de 1880 à 1895, date de la mort de Mme Aymeris… Il semble que ce fils et cette mère, qui avaient entre eux tant d’affinités et qui s’aimèrent si violemment, aient eu peu le sens des responsabilités envers le prochain. Georges me rapporta ce paradoxe d’un mémorialiste, qui l’avait beaucoup frappé: «Parmi les secrets qu’on m’a confiés, j’en sais peu qui méritaient d’être gardés.»
Le grand-père, Emmanuel-Victor, bâtonnier de l’Ordre des avocats, s’était marié deux fois. La première, en 1804. De son premier lit naquit Pierre. La première Mme Aymeris, morte en donnant naissance à ce fils, ne laissa point, dans la mémoire de la famille, profonde trace de son passage ici-bas. Celle qui lui succéda, en 1820, dans la couche d’Emmanuel-Victor, fut la mère de Caroline et de Lucile; Berthe Aymeris, Marseillaise d’origine, fille d’un amiral Chancelot, s’éteignit dans l’établissement d’un neurologue. Lili et Caro ne l’avaient pas revue depuis le jour sinistre où, les ayant prises pour des crapauds, la démente les poursuivit à coups de canne; si ces demoiselles l’avaient aimée, maintenant elles ne faisaient plus allusion à leur mère. Caroline savait qu’elle ressemblait à la folle; la crainte de ce funeste héritage prit la forme d’une obsession. Pierre, Me Aymeris, tenait de la sienne un charme naturel, mais une bonté un peu passive qui l’aurait mal servi dans sa carrière, n’eût-il reçu d’Emmanuel-Victor un jugement sûr et que, seule, corrigeait parfois sa pitié pour l’adversaire. Pierre Aymeris, avocat aurait fait des excuses à la partie adverse, s’il eût osé: – Il ne plaide que les causes justes… Qui choisit Me Aymeris doit avoir le Droit pour lui, – disaient ses clients.
Les magistrats lui accordaient une place à part dans le barreau. Si son discours n’avait pas les «fulgurances de celui de son père», on reconnaissait en Pierre Aymeris un plus sûr conseil qu’en Emmanuel-Victor. Excepté pour lui-même, le pauvre! – eût dit sa femme et cousine germaine. Alice, dès le couvent, «s’était languie» du collégien Pierre, dont elle eût voulu se faire remarquer. Pendant les vacances, elle lui décochait de tendres œillades, commençait des phrases amphigouriques, tant émue en lui parlant, qu’elle «bafouillait». Pierre la «reprenait». La brusquerie d’Alice, ses saillies comiques s’amortissaient comme une balle contre la correcte façade du cousin. Alice était telle une chèvre qui use de ses cornes contre ceux mêmes qui la flattent. Attachée au piquet, si elle casse le lien, la pauvre bête est mise à la chaîne, un peu plus loin. L’enfant impatiente, mais sévèrement régentée, savait qu’au moindre mouvement d’indépendance elle serait punie. Ses plaisanteries étaient celles des enfants battus. Alice pinçait l’oreille de Pierre, lui glissait des billets doux dans ses poches et se sauvait. Pierre, au lieu qu’il l’en remerciât ou y répondît par quelque gentillesse, corrigeait les fautes de grammaire de «la linotte», mais se dérobait à ses avances. A vingt ans, Alice dut se résigner; elle s’arma de patience et attendit «la fin du voyage au long cours» – disait-elle; – la destinée lui ramènerait «le capitaine las de parcourir le monde». – Alors serait-elle «sur le quai, toute prête à poser sur le visage du prodigue un baiser de pardon…»
Georges trouva dans les papiers de son père une lettre que Pierre Aymeris avait toujours gardée:
Cher Pierre,
Est-il trop tard? Est-il jamais trop tard? Tu en cherches peut-être «une» trop loin, quand tu la trouverais si près! Passeras-tu à côté d’elle sans la voir? A mon âge, je ne t’offrirai plus les aventures romanesques de l’amour; mais je serai toujours là et jamais ne me lasserai d’attendre. Un mur se dresse de plus en plus haut, qui me cache le futur. Un regard de toi le ferait crouler.
Ta fidèle cousine, qui voudrait être ta fidèle compagne jusqu’au tombeau.
Alice.
P. – S. —Comme je voudrais t’aider! Tu as besoin d’une femme énergique, avisée, qui te montrât les pièges tendus à ta bonté, et te protégeât contre les excès de ton cœur…
Nous ignorons comment s’était conclue cette union des deux cousins germains, qui avaient déjà de beaucoup, dépassé la trentaine.
Caroline et Lucile avaient peu d’idées communes avec Alice Aymeris; moins encore de bienveillance pour cette cousine qui avait donné des leçons de dessin; – n’avait-on pas songé pour Alice à une situation de dame de compagnie? Ceci équivaudrait, selon elles, à une mésalliance.
Alice Aymeris était passée, du couvent de son enfance, à celui des dames de l’Adoration Perpétuelle, où sa mère, veuve, avait élu domicile près de sa fille aînée, qui y avait pris le voile. Dans un corps de bâtiment où était la loge de la sœur tourière, habitaient quelques «dames pensionnaires» laïques, elles-mêmes presque des religieuses.
En deux chambres froides, Mme Vve Caron-Aymeris vécut pauvrement avec Alice, afin d’être plus proche et «plus digne de sa sainte fille Blanche», que les règles d’un Ordre cloîtré lui défendaient de voir; mais elle entendait aux offices le soprano de Blanche monter sous les voûtes de la chapelle.
Mme Caron-Aymeris était janséniste, et d’une cruelle austérité. Alice faisait le ménage de sa mère, balayait les couloirs avec les sœurs converses; elle aussi était une sorte de converse en bonnet et pèlerine d’uniforme. Ses cheveux se divisaient en bandeaux noirs et lustrés. Sortait-elle? Espérant apercevoir Pierre chez l’oncle Emmanuel-Victor, elle ajoutait un col tuyauté, prenait sa robe de soie puce, et, sous sa capote améthyste à brides noires, ses yeux étincelants d’intelligence lui prêtaient une sorte de beauté. Dans la famille, le mot d’ordre fut: Alice n’a pas d’âge; ni âge ni sexe. – En l’épousant, Pierre, une fois de plus, s’oublie lui-même, – dirent les sœurs, quand la nouvelle fut officielle.
Le bonheur ferait-il reverdir la plante aux feuilles jaunissantes? Pierre et Alice, mariés depuis un an, Lili et Caro conclurent: Pierre a trouvé son maître en sa cousine… Ah! la fine mouche! Qui l’eût crue si maligne? Elle tient son trésor: l’avocat en passe de devenir bâtonnier, celui que recherche le monde, qu’on invite aux Tuileries. Pierre n’aurait-il pu rencontrer parmi ses belles connaissances des douzaines de femmes qui eussent au moins su tenir sa maison, présider aux réceptions, faire figure?
Mme Aymeris n’avait manqué que d’une occasion pour s’affirmer; elle prit la barre, commanda et se fit obéir. Econome et prudente, elle mit bon ordre aux trop généreuses aumônes de son époux, tâchant d’avertir l’excellent homme qu’amollissait la pitié. Une franchise, parfois maladroite, irritait M. Aymeris et ne l’éclairait point.
Les enfants vinrent: Marie, Jacques, puis Georges. Les deux aînés moururent. – Si je les avais eus plus tôt, ce qu’ils seraient maintenant! – disait Alice.
Ces maternités tardives, au lieu d’épanouir Mme Aymeris, l’épuisèrent. «Les fruits de l’arbre vétuste tombèrent au premier souffle de l’aquilon,» écrit mon ami quelque part, dans le ton de l’époque.
Au début de son journal, Georges évoquait la maison de ses parents vers 1868. Il se voyait entouré de vieillards. Père, mère, tantes, Mme Demaille, la marraine de Marie, Nou-Miette, les serviteurs, Miss Ellen, étaient pour lui des centenaires. Quand Georges demanda pourquoi Amable, la doyenne des Aymeris, qui l’avait tant gâté, était morte, on lui avait répondu:
– Parce qu’elle était très vieille.
– Quel âge?
– C’était une centenaire.
– Une centenaire, qu’est-ce que c’est?
– Une centenaire, c’est quelqu’un qui a vécu un siècle.
– Qu’est-ce que c’est, un siècle? C’est vieux?
Et Mme Aymeris, à bout de ressources, eut recours à une image.
– Le poirier qui ne donnait plus de fruits, tu sais, en bas du jardin, près de tes poules et de tes lapins, le tronc sur lequel grimpent des capucines? C’était un centenaire, on en a fait des bûches.
– Ah!
Et tout le monde était devenu pour Georges, les enfants exceptés, des centenaires, ceux qu’on emporte ailleurs, ceux qu’on abat comme des arbres.
Tel un oiseau des îles, rare et dépareillé, Georges, seul dans sa cage, voyait au travers des barreaux des gens faire des choses interdites à lui, et il ne rejoindrait jamais ces centenaires.
Plus de Ranelagh, à cause de l’humidité des pelouses et des quinconces; défense de s’approcher des autres enfants qui ont la coqueluche ou des éruptions mal guéries. Autour du Lac, levant la tête, autant dire tenu en laisse par Nou-Miette, il assistait aux derniers fastes de l’Empire. C’était une procession de calèches, de daumonts, de «mylords», des livrées et des harnais de gala, plusieurs rangs de voitures d’où débordaient des crinolines, un roulement sourd dans l’avenue de l’Impératrice; ces cortèges, qui passaient au-dessus de la ligne d’horizon comme des poussières dans un rayon de soleil, faisaient cligner les yeux de Georges, et ses oreilles bourdonnaient encore quand il regagnait la triste maison des siens.
En juin, c’était Dieppe, où il habitait une autre maison de centenaires, celle de ses cousins Voinchot; Dieppe, maintenant sans Jacques, jadis bâtisseur pour son petit frère Georges, de châteaux en galets, de forteresses où brillaient des cabochons de verre, des fragments de bouteilles polis par le flux et le reflux, et qui ressemblaient à des émeraudes. Il y avait aussi du silex aux marbrures d’onyx, des coquillages; le sable et des herbes marines encroûtaient leurs arêtes. Miss Ellen veillait à ce que Georges pateaugeât à marée basse, pour affermir ses chevilles dans l’eau salée des flaques; mais Nounou tenait pour dangereuse la pêche aux crevettes. Georges traînait au bazar du Casino, aguiché par les sébiles russes, une pacotille d’objets algériens, des chinoiseries et des lanternes japonaises; à l’atelier de l’artiste-photographe, c’étaient des presse-papiers de grès sur lesquels les voiles d’un brick se gonflent, un paquebot lutte contre la tempête; sur un autre galet, le pinceau de M. Julius avait peint une mouette qui rase la «surface de l’onde», un oiseau aussi grand que ces barques polletaises, dont les rameurs en bonnet de coton piquent de rouge un ciel de tempête: cruelles tentations pour Georges qui n’était pas très riche. Nou-Miette grognait:
– Et dire qu’il y a des petits comme toi, qui n’ont même pas de pain à se mettre dans le ventre!.. – Georges regardait, du coin de l’œil, les ivoiriers de la Grande Rue. Le pauvre Jacques avait-il assez raillé les stations de Georges devant les vitrines, pleines de poupées-baigneuses, de marchandes de harengs et de ces figurines en terre cuite que modelait alors le fameux Graillon.
M. et Mme Aymeris défendaient à Georges le bal d’enfants, comme tous les plaisirs de son âge, dont il se sentait peut-être moins privé, car la froideur de son sang avait fait de lui un petit vieillard, déjà un «centenaire» lui aussi. Pourtant les lois infrangibles qui régissaient ses jours comptés, se relâchaient un peu pendant les quelques semaines à Dieppe; il s’allégeait de ses châles de laine, des cache-nez, des guêtres, des pompons de soie bleue, cousus à son chapeau pour protéger ses oreilles en hiver. Oh! le froid de ces longs corridors de Passy, de ces dalles noires et blanches, de ces hauts murs d’où l’humidité suintait! Un seul poêle à bois chauffait l’ancien rendez-vous de chasse d’un fermier-général devenu, sous Louis XVIII, une école de Maristes, puis qu’Emmanuel-Victor avait loué «pour y camper tant bien que mal dans la banlieue.»
Georges, se rendant d’une pièce dans l’autre par les couloirs, pliait sous la charge des paletots et des plaids que «ses femmes» jetaient sur ses épaules. Mme Aymeris, jusqu’à son mariage ignorante des précautions, subit l’influence de la crainte et du chagrin, devint capable, pour Georges, de menus soins qu’elle eût jugés absurdes, du temps de Marie et de Jacques; s’était-elle avisée que les grosses tranches de viande fussent mauvaises pour l’intestin? Et ces heures d’escrime, de gymnastique, de cheval? Si c’était à refaire! Et Mme Aymeris levait les bras au ciel, quand Miss Ellen lui disait:
– Madame, chez nous, les enfants mangent des purées et des légumes; on a tué master Jacques avec les «joints»1.
Miss Ellen avait, à ses débuts dans la maison Aymeris, voulu installer une nursery, avec le régime britannique. Nou-Miette s’était gaussée de «ces manières». Elle bouda, et Mme Aymeris lui obéit. Selon cette campagnarde, les bains, les jambes nues, c’était bon pour «les Angliches».
– Il faut être des Turcs, pour résister à l’eau froide – disait-elle. – Les petits Français portent des bas et sont propres, sans avoir des baignoires comme des femmes de mauvaises mœurs. Ah! Madame ne voudrait pas!.. Note Jojo n’est pas un sac à bière, i’n’sera jamais un hercule de force, comme mon pauvre Jacques! il lui faut de la bonne viande saignante et qu’il n’attrape pas froid…
Mme Aymeris ajoutait un caleçon de futaine, un gilet de tricot, et les prescriptions devenaient encore plus rigoureuses dans leur absurdité.
On allait s’occuper de l’instruction de Georges, à huit ans. S’ils hésitaient entre les différentes hygiènes, les Aymeris n’avaient pas de doute quant à la supériorité des femmes pour cultiver l’esprit d’un enfant délicat. Des maîtresses viendraient, chacune une demi-heure à la fois, pas plus, mais tout le long du jour, dispenser, «en se jouant», les multiples bienfaits de leurs respectives lumières. Georges apprendrait «en s’amusant». Nou-Miette eût volontiers «fichu ces savantes à la porte».
– Ces drôlesses-là, elles ne me donneraient même pas la main, bien sûr! – ricanait-elle.
Soit incapacité d’un effort, ou par la faute des professeurs qui avaient ordre d’être indulgents, Georges apprenait mal, et la lecture le congestionnait. Il s’allongeait sur les sofas, dessinait, griffonnait au crayon de petites compositions littéraires, qu’il déchirait dès que finies. Il écoutait tante Caroline toucher du piano. Mme Aymeris lui enseigna les notes de musique, mais s’il avait de la mémoire pour les mélodies, et la voix juste, il ne retenait point le nom des notes. Mme Aymeris se munit d’un solfège dont elle le poursuivait jusque dans les escaliers; elle s’asseyait sur les marches, Georges s’obstinait-il à y demeurer, ne le lâchant plus qu’il n’eût reconnu un fa d’un ut, un dièze d’un bémol, une croche d’une ronde.
– Faites-lui entendre de la musique! – disait M. Aymeris. Je veux que mon enfant en entende de la bonne, tout de suite. Il voudra en faire aussi.
J’ai trouvé dans les souvenirs de Georges ce dialogue de son père et d’une certaine Mme d’Almandara.
(Du journal:)
Quand Fernande d’Almandara, ex-premier sujet à l’Opéra, détaillait un air de la Juive, son grand succès d’antan, ou apportait la Prière d’une Vierge ((elle était pianiste et pinçait de la guitare), mon père l’interrompait sans pitié: —Ma chère Fernande, pas de ces fadaises, je vous en supplie! Vous donneriez à Georges de mauvaises habitudes. Il y a tant de chefs-d’œuvre! Pourquoi pas l’Adélaïde de Beethoven? Vous la «disiez» si bien, quand nous étions jeunes! C’est loin, Fernande! Y a-t-il longtemps de cela! Vos boucles châtain se prenaient dans le bavolet de votre chapeau à épis de blé. Dès que Georges en saura plus long, donnez-lui donc des réductions de Gluck! Ah! cet Alceste! et Pauline Viardot! Pauvre voix, mais quel style! Gluck, Beethoven, les Saisons de Haydn! Ma chère, c’est chez mon père que Berlioz a fait exécuter pour la première fois le septuor des Troyens, avec Gounod et Mme Charton-Demeure. Ici, l’on ne fera que de la vraie musique. Je sais ce que vous en pensez, ma chère Fernande, vous en tenez pour le Bel Canto, les vocalises à l’italienne, la Cenerentola! Madame Alboni et la petite Patti! Vous êtes une cantatrice! – Ce n’est pas si mal, soupirait Fernande, et peu importe la nationalité du compositeur et de l’interprète, pourvu qu’on distraie le mioche. C’est des côtelettes toutes crues, que je lui ferais avaler, avant du Beethoven! Tonifiez-le, faites-lui des muscles… Dieu sait ce que sera demain, pour lui!.. Mon père ne me savait pas là, mais je l’ai bien entendu. Mon père s’émouvait alors et, plus bas, questionnait Mme d’Almandara: – Il est pâle, n’est-ce pas Fernande? Ah! si nous n’avions pas l’horrible souvenir de notre Marie et de notre Jacques! Il est vrai qu’au dire de mes parents, je n’avais que le souffle à l’âge de Georges. Et je suis encore là, sur mes deux pieds! Tout de même, Georges me navre…
Toute conversation dans ma famille prenait vite un tour mélancolique; on évoquait sans répit les jours de deuil. J’étais comme le fils d’un gardien de cimetière parmi les saules pleureurs; on entretenait les tombes autour de moi, on m’en creusait une, on m’enterrait vivant. Je ne comprenais rien aux silences, sans doute pleins d’un sens poignant, où se perdait mon imagination.
Suivait ceci:
Mes tantes déblatéraient à la cantonade. Elles parlaient en canon, l’une reprenant la phrase de l’autre, à un autre diapason: – Georges sera un mollusque, si Alice et Pierre ne le mêlent pas aux autres gamins de son âge, disait Caro à sa sœur. – Oui, Georges sera un mollusque, répondait tante Lili; mais si Alice avait pour deux sous de bon sens, c’est nous qui le prendrions en main, ce petit, et nous en ferions quelque chose. Pierre et Alice se débrouilleront, que veux-tu! Ceux-là, ce qu’ils ont peu le sens de l’éducation!..
Ma mère prétendait que mes tantes la souhaitaient morte, qu’elles n’aspiraient qu’à remplir sa place. Mon père prenait leur défense: – Du moins, elles sont discrètes, mes bonnes sœurs, on ne les voit plus… Te donnent-elles des conseils, à toi? Je t’en prie, Alice, de l’indulgence! Tâche de les comprendre. Leur haute intelligence n’a pas d’exutoire. La vie est dure dans notre classe, pour les femmes célibataires… Que veux-tu qu’elles fassent? Ce qui manque à Lili et à Caro, c’est la tendresse d’un mari; j’aurais dû les laisser libres d’en choisir un.
– Peut-être! Mais pourquoi ne donnent-elles pas des leçons comme maman? Elles me méprisent, elles nous jugent, et comment! Hier, je les écoutais, elles en avaient après nous: – Ah! cette nourrice, cette Miss Ellen! Des mercenaires, des exploiteuses. Alice et Pierre n’y voient que du feu. Un beau jour, ils sauront ce qu’ils ont fait! – Et elles ricanaient.. Oh! ce ricanement! Pourquoi en veulent-elles tant à Miss Ellen?
– Alice – implorait papa – ne sois pas si nerveuse! Elles ont leurs principes: nous n’avons que de la tendresse et des craintes pour notre tardillon. Miss Ellen est une fille parfaite, Georges l’aime bien, laissons parler mes braves sœurs…
Pauvre maman! J’avais, en pareil cas, envie de me jeter à son cou. Je ne concevais pas qu’elle pût se tromper.
Ailleurs:
Miss Ellen s’était assouplie et pliée à nos coutumes depuis son arrivée en France, deux ans auparavant; elle était descendue chez une parente à elle, Mrs Randall, ancienne gouvernante qui tenait un petit magasin de papeterie et de livres anglais, rue d’Aguesseau. Ellen avait traîné par le faubourg, dans des logements de cochers chics, avec des nurses. Mrs Randall, imbue des traditions de l’aristocratie où elle avait elle-même servi, tenait à ses principes et croyait au rang. Ellen était d’une autre extraction que ces serviteurs de la haute finance, elle dérogerait, selon Mrs Randall, en se liant avec eux. Par l’entremise d’un fournisseur, celle-ci avait pu caser Ellen plus loin du quartier des Champs-Elysées et de ses tentations; par hasard, c’est à Passy, chez nous, qu’Ellen s’était engagée.
Les fonctions d’Ellen Mac Farren auprès de Georges consistèrent à lui apprendre la langue anglaise par le jeu et la conversation. Paresseuse et sentant le faisceau des Aymeris trop compact pour qu’elle glissât, par le moindre interstice, un peu de son autorité auprès de l’enfant-tunique, elle avait accepté d’être en sous-ordre de la toute-puissante Nou-Miette, afin de jouir des avantages d’une maison confortable, d’une vie facile et cossue.
La veuve Randall envoyait à Georges des bibliothèques entières de toy-books2, des albums d’images en couleur, Little Bo-Peep, Jack and the Bean Stalk, des légendes de revenants, des contes fantastiques en quelques lignes, des histoires où les Anglais excellent à faire parler les animaux, pour les petits enfants. Les gravures en taille-douce, dans une édition abrégée de Dickens, eussent tenu Georges des semaines enfermé, hors d’atteinte, lui semblait-il, de ses tantes qui n’admettaient que l’Histoire de France. Il était heureux loin du mobilier d’acajou, des vases d’albâtre, du Tireur d’épine, de la Vénus de Milo et autres bronzes par quoi les clients témoignent à un avocat ou aux médecins, de leur reconnaissance et de leur manque de goût.
Georges aurait voulu les connaître, les héros de Dickens et ceux des légendes qu’il croyait vivre pour de bon dans un monde où le transportait son imagination. Combien il les préférait aux personnages de Mme de Ségur, de petits sots et des parents ennuyeux, qui parlent comme les tantes Aymeris!
– Miss Ellen, quand vous irez chez vous, emmenez-moi! Connaissez-vous Mr Pickwick? Et David Copperfield? Et la Belle et la Bête? Et le Prince Grenouille? Est-ce qu’on les rencontre? Sont-ils ressemblants, dans mes images?
Ellen fit encadrer des chromos, extraits des numéros de Noël du Graphic et de l’Illustrated London News; Georges contemplait, quand il se réfugiait chez elle, des paysages d’Ecosse, certain château moyenageux aux fenêtres flamboyantes, par un clair de lune qui bleuissait la neige d’un Christmas Eve3. Le pendant était une salle de bal; des chasseurs en habit rouge buvaient à une table de souper. Il y avait aussi des chevaliers en cotte de mailles, des châtelaines vêtues d’orfroi et d’hermine, des écuyers galants, des Indiens enturbannés, des convois d’éléphants et des voiles sur des flots d’azur; un paysage, l’Himalaya perçant de ses cimes le lapis d’un ciel oriental.
– Racontez, racontez, Miss Ellen! Comme c’est beau!
Et Miss Ellen enfilait des histoires jusqu’à ce que les tantes, s’avisant que Georges n’était point au salon, demandassent à Mme Aymeris: – Où est-il? Encore parti? Toujours avec l’Angliche? La place de Georges ne serait-elle pas plutôt auprès de nous?
Et Mme Aymeris songeait aux courants d’air, à la fenêtre toujours ouverte chez Miss Ellen. – La fureur des Angliches: l’air! Fresh air, fresh air! ricanaient ces demoiselles pour alarmer leur belle-sœur. – Nous, nous sommes des Françaises!
Georges allait s’enrhumer! Et il descendait à l’appel de sa mère, dans la pièce aux fauteuils symétriques, dont le velours était d’un vert pisseux. Il y retrouvait l’accablant ennui du Salon des Centenaires. – Où est ma boîte à modelage? Tantes, qu’est-ce que vous voulez que je fasse? J’ai assez de vos jeux d’oie, de vos dominos… Georges bâillait. Ces demoiselles grommelaient: – Alice! Hein? Avais-je raison? Il était encore avec la Miss! Mais, mon pauvre enfant, la Miss est ici pour te laver, te nouer ta cravate, rien de plus! Je parie qu’elle te parlait de ses chevaux, de ses grooms?
– Mais non, c’était des voyages.
– Allons, une partie de bataille, mon chou! Lili, Lili, fais donc une partie avec Georges!
L’enfant s’enfuyait déjà; on le rattrapait.
– Non! Rendez-moi ma boîte de modelage!
Il n’y avait que cela qui l’amusât, ou les gravures.
Lucile et Caroline, ensemble, explosaient:
– Permettre à Georges de pétrir de la pâte plastique! Ça sent bien mauvais et ça empoisonne les enfants. Le modelage? un métier de maçon! Aussi, faisons de lui un contremaître, un plâtrier, un mécanicien… Dieu sait quoi!..
Et, menaçant Georges: – Tu t’appelles Aymeris, mon cher, ton grand-père s’appelait Emmanuel-Victor Aymeris! Il était bâtonnier de l’Ordre des Avocats, noblesse oblige!..
Mme Aymeris embrassait Georges, l’emmenait dans le vestibule, après avoir regardé les belles-sœurs avec rage, et elle claquait la porte.
– Tu n’as pas pris froid, au moins, là-haut, chez Miss Ellen? La fenêtre était-elle ouverte, mon mignon?
Mrs Randall passait le dimanche à Passy, prenait le thé avec Miss Ellen. Mme Aymeris, bienveillamment, causait avec la libraire qui se crut autorisée à décrire la situation de ses autres neveux et nièces, orphelins dans la banlieue de Londres. L’un, Thomas, fréquentait une école qu’on ne pourrait bientôt plus payer; il y avait une chétive fillette de dix ans et demi, à peine plus vieille que Georges, Jessie, qu’il faudrait placer quelque part «sur le continent», à Paris, sans doute, puisqu’elle aurait là, du moins, en Mrs Randall, une correspondante. Celle-ci espérait que Mme Aymeris voudrait bien, en plus d’Ellen, patronner Jessie; mais la fillette n’était ni assez âgée ni assez instruite pour être gouvernante d’un enfant; sa tante l’occuperait d’abord dans son commerce, quoique la patronne suffît pour répondre à la clientèle, dans un magasin qu’eussent rempli trois personnes assez mal avisées pour y faire emplette à la fois. Et le logement en sous-sol! Alice Aymeris s’émut. M. Aymeris, après quelques hésitations, décida que Jessie viendrait auprès de sa sœur Ellen et serait la compagne de Georges. Les sœurs de l’avocat crièrent au scandale. Lili ferait une exception; cette fois, c’en était trop! Elle se promit qu’elle «secouerait» Alice, de la «belle façon». Elle lui dit:
– Eh quoi! Tu as détruit ta santé, tu te mines d’inquiétude pour tes enfants à toi, tu as perdu Jacques et Marie, et tu vas recueillir une vagabonde, une inconnue, on ne sait quoi! D’ici quelques années, ce seront des rapports très gênants pour les enfants et pour nous. Une étrangère de plus!.. Ça nous apportera la fièvre… Pierre a déteint sur toi, avec son besoin ridicule de faire le chien du Saint-Bernard! Comme si tu étais à court de responsabilités! Vous êtes fous, ton mari et toi, d’associer une fille à la fille manquée qu’est votre tardillon!.. Caro me le disait pas plus tard qu’hier: Vous ne vivez que dans les embrouilles! Est-ce que nous nous jetons à la tête des autres, nous? Nous avons toujours été discrètes, mais cette fois, c’est moi qui parle au nom de la famille, pour la mémoire d’Emmanuel-Victor, notre père! Il n’y a que nous qui ayons le culte de notre nom…
Les Aymeris songeaient parfois à adopter une fille, leur Marie leur manquait tant! Peut-être Dieu leur envoyait-il Jessie: ils laissèrent dire, et, vers la fin de l’automne, la petite Anglaise fit son apparition.
Lorsque Georges Aymeris me parlait de cette époque, il revoyait toujours avec mélancolie sa première rencontre avec l’enfant dont il me donna le daguerréotype.
(Du journal:)
Elle était descendue de l’antique berline du Bâtonnier, devant le perron du «château», dans une jupe de tartan rouge et noir, plus courte que ses pantalons; ses bas étaient couleur magenta; une toque de faux astrakan se tenait verticalement sur un front bombé; ses yeux hagards et à fleur de tête s’ouvraient jusqu’à ses oreilles, où des boucles de cheveux étaient collées par le sel marin, la tempête ayant fait rage entre Southampton et le Havre. Des mains osseuses, vertes et transparentes laissèrent choir sur le marchepied de la voiture une cantine mal ficelée, d’où s’échappèrent des rubans, d’innombrables chiffons, un peigne édenté, une brosse sans poils et un savon. Miss Ellen nous présenta Jessie. Jessie grimaça un sourire triste et niais, rougit et se moucha; elle avait un rhume de cerveau, qui devait, hélas! devenir chronique. Sa voix nasillarde et sourde semblait sortir de son front. N’eût-elle fait tant de peine, dès l’abord on l’aurait prise en grippe, comme certains malades d’hôpital, qui découragent par leur seule apparence les meilleures intentions. J’embrassai Jessie, cela nous gêna tous les deux. Jessie monta dans la chambre de Miss Ellen. J’entendis mes tantes ricaner:
– Magnifique, la découverte d’Alice et de Pierre!
Je pleurai d’énervement. Je la trouvais très gentille!
Ainsi Georges dépeint, sans l’embellir, l’objet de son premier amour.
Les premiers temps furent difficiles, mais l’intruse fit quelques progrès dans la langue française; appliquée et studieuse, on la cita comme exemple à Georges, l’isolé jusqu’ici sans émulation. Mme Aymeris fit de son mieux pour s’attacher à la gamine; trouverait-elle en Jessie Mac Farren «une sœur» pour son fils? En dépit de leur égal mutisme, Georges et Jessie formèrent une sorte de camaraderie; de sourds-muets. D’apparentes affinités agrafaient l’un à l’autre ces enfants qui se sentaient perdus dans l’univers.
Ellen les apprivoisa petit à petit. Au parc, Jessie fut partenaire dans des jeux paisibles. L’égyptologue enfouissait dans la terre des statuettes de cuivre, des bougeoirs, des médailles, des vases de verre, espérant les ternir et qu’il y fleurît de ces irisations de paillettes métalliques, si chatoyantes dans les vitrines du Louvre. Des jupes claires, des tabliers à «frills» au milieu des massifs de lilas, égayèrent les allées ombreuses et le gazon où les arcs d’un croquet étaient coiffés d’une fiche de couleur. Mme Aymeris chargeait Miss Ellen de répandre autour d’elle la gaîté de la jeunesse. Jessie essuya maintes fois la mauvaise humeur de Caroline et de Lili, qui l’appelaient «l’emplâtre», parce qu’aux leçons modérées de gymnastique et de danse, où elle se rendait comme à la guillotine, Jessie, semblant pétrifiée, aux ordres de la monitrice, n’avançait que si Georges en faisait autant.
Pareille à toutes ses compatriotes, elle avait de «bonnes manières». Mrs Randall l’avait dit:
– Vous auriez pu croire, Madame, que ma nièce ferait tache dans votre intérieur, mais chez nous, il n’y a qu’un modèle, pour les sujettes de notre reine Victoria, une seule chose compte: les manières. La «school mistress», la mère, l’institutrice ou la nurse nous donnent les mêmes habitudes, aux riches et aux pauvres. Jessie est d’humble condition, mais she has the manners of a perfect lady4.
Elle se tenait bien à table, rangeait parallèlement sur l’assiette, quand elle avait fini d’un plat, sa fourchette et son couteau. Georges ne les posa plus sur la nappe, par peur de la salir; il ne «sauça» plus avec son pain; il ne s’appuya plus au dossier de la chaise; garda sa serviette pliée sur ses jambes; «affectations d’outre-Manche», auxquelles les tantes se seraient laissé prendre, si Jessie eût été «la fille d’une duchesse». Mme Aymeris s’en amusa, mais n’attachait pas au protocole de la nursery autant d’importance que son époux qui, par profession, avait fréquenté le monde élégant et la Cour Impériale. M. et Mme Aymeris se congratulèrent d’avoir recueilli l’orpheline. Si elle n’était pas «une aigle», en voici une qui ne ferait de mal à personne! – Il était agréable que les enfants eussent ces jolies façons que les Anglaises savent imposer aux bambins.
Mesdemoiselles Aymeris fulminaient.
– Rule Britannia! On change les couverts à chaque service, maintenant, chez les Pierre! C’est des bouffonneries du Bourgeois gentilhomme, les Pierre sont tout à fait fous! Est-ce que leur Ellen et leur Jessie, dans leur taudis londonien, avaient des cuillers et des fourchettes de rechange? oseraient-elles faire leurs giries dans l’office? Et ça veut donner des leçons à une famille Aymeris! Pour Pierre, j’admets que ça l’amuse… Mais Alice! L’Alice de la rue d’Ulm! Cela ne fera pas qu’elle n’appelle un Président: M. le Conseiller, et qu’elle ne coupe la parole à ses convives, pour lancer une opinion à briser la carrière de mon frère! Aussi Pierre recommence-t-il à dîner dehors, il n’est plus jamais chez lui le soir.
Nou-Miette, par exception, prenait le parti des tantes:
– Je n’ai plus qu’à m’rentourner chez moi, Monsieur et Madame n’ont plus besoin de mes services, puisqu’il y a des Angliches chez eusses…
Elle prépara ses malles. Mme Aymeris, toujours dupe des singeries de la Nivernaise, augmenta les gages, lui offrit une vache et un âne pour «le pays», lui fit jurer que jamais elle ne quitterait Passy, cette chère nounou, «de moitié dans le deuil des Aymeris», celle à qui Marie et Jacques avaient donné ce nom sacré de Nou-Miette!
La nourrice, entre deux sanglots, jura qu’elle fermerait les yeux à ses bons maîtres. Mais son mari la rappellerait un jour… – pleurnichait-elle – elle filerait au pays, quand Jojo serait au collège, Madame devait comprendre; elle avait sa maisonnette, son champ, que Monsieur et Madame lui avaient achetés. Et le frère de lait de ce pauvre chéri de Jacques, son Jacquot à elle?.. Elle reviendrait quand Madame aurait besoin d’elle… par exemple à son lit de mort.
Lili et Caro «s’éclipsèrent». Les Pierre étaient chambrés par leurs domestiques. Elles ne se mettraient certes pas entre l’arbre et l’écorce.
Les vacances de 1870 approchaient. M. Aymeris venait d’acquérir le domaine de Longreuil, près de Trouville; la restauration du manoir était en cours, quand des rumeurs de guerre firent suspendre des travaux entrepris en vue de longues saisons à la campagne, où Georges devait trouver la santé.
Longreuil étant inhabitable encore et les événements se compliquant, on pensa à Dieppe et aux cousins Voinchot dans la hâte de fuir Paris. En cas de guerre, de désordres civiques, l’enfant aurait en ces cousins des parents à qui l’on pourrait s’en remettre; ils ne demanderaient pas mieux que de recevoir «Georges et sa smala».
M. et Mme Voinchot louèrent, à côté de leur maison, des chambres pour la «suite» de Georges, selon la formule de la Gazette Rose. Mme Aymeris, vers le 10 juillet, fit partir son fils; plus nerveuse que de coutume, elle s’occupa des préparatifs, des provisions de vêtements et de médecines, rédigea une liste de livres, avec de minutieuses recommandations pour cette absence, de longue durée peut-être, puisque Alice pouvait se trouver retenue auprès de son époux qui avait ses devoirs à Paris. Les tantes admirèrent cette abnégation maternelle, mais n’offrirent point d’accompagner l’enfant:
– En temps de trouble, on reste chez soi, pour défendre sa porte.
Les Voinchot chercheraient des professeurs: il fallait que Georges travaillât un peu. Les amis dirent: – Les Aymeris ont des idées comme personne! La guerre ne se déroulera pas en France, mais en Prusse, la paix se fera à Berlin.
A Dieppe, c’était la pleine saison des bains, la fête. La chaleur avait chassé vers les plages et les montagnes une foule de Parisiens. Les drapeaux claquaient au vent, l’orchestre de Musard donnait des concerts trois fois le jour, des montgolfières étaient lâchées, des courses en sacs, des mâts de cocagne, des retraites aux flambeaux complétaient le programme. Les Français voulaient être gais pour cette guerre, triomphe facile des Aigles Impériales, fanfares de victoire à travers les plaines du Rhin. Et commença la promenade militaire au son du tambour et des clairons joyeux. A la grille du casino, à la sous-préfecture, les baigneurs faisaient la queue devant les télégrammes piqués sous le verre d’une boîte tricolore. Guerre, Roi de Prusse, Bismark, casques à pointe: ces mots nouveaux vibrèrent dans les oreilles des petits enfants qui faisaient des pâtés de sable et des forteresses de galets, tandis que le ciel de France s’assombrissait vers l’Est.
Les cousins lisaient les journaux. Georges était-il présent? on les repliait, on faisait chut! en se mettant un doigt sur la bouche, et l’on changeait de conversation. Un jour, sur la place Duquesne, une bande d’hommes cria: A Berlin! à bas Guillaume! Et ils avaient l’air fort méchant. Maman ne venait toujours pas. Pourquoi ne venait-elle plus à Dieppe? Georges lui envoyait des lettres à lui dictées par Miss Ellen. Enfin, Mme Aymeris fit une apparition de deux jours et, un soir, s’en retourna disant: – Mon adoré, nous sommes en guerre, je suis plus utile à Paris que je ne le serais ici; nos bons cousins me remplaceront.
Georges avait eu peur, mais, de même qu’à la mort de Jacques il n’avait pas demandé: – Qu’est-ce que c’est, la mort? – il ne demanda pas: – Qu’est-ce que c’est, la guerre?
En août, la fête continue, les hôtels regorgent de monde, jamais Dieppe n’a été aussi brillant. Des voitures couvertes de malles viennent de la gare et y vont. Georges apprend que papa est promu dans la Légion d’honneur, par M. Emile Ollivier, son ami. Georges voudrait voir la rosette rouge d’officier à la boutonnière de son père!
Les gardiennes éloignent du casino l’enfant-tunique, Jessie et Georges longent les talus de la route d’Arques, cueillant des scabieuses et des chandelles; on écarte Georges de la foule des crieurs et des marchands de journaux. Les dépêches sont mauvaises, et encore une fois les visages rembrunis des grandes personnes s’efforcent de sourire en parlant à Georges.
En face des Voinchot demeurait un négociant en charbons, Gerbois, dont Georges connaissait les fils, depuis une de ses premières visites à Dieppe. On lui défend de saluer et même de regarder ces Gerbois, la honte du quartier, – des galopins impossibles, «de la vermine». – Les Gerbois faisaient des pieds de nez à Georges, s’il s’appuyait au balcon en fer forgé des Voinchot. Le modeste hôtel des cousins, avec ses nobles proportions et son badigeon jaune et blanc, date de Vauban, comme la plupart des constructions dieppoises; un palais, aurait-on cru, pour les Gerbois dont le fils Auguste, ce voyou, insolemment campé sur le trottoir, faisait signe à Georges de descendre dans la rue.
– Viens donc naviguer ton vapeur dans l’ruisseau! T’as peur de t’salir les mains? Ohé! l’aristo!
Miss Ellen attire Georges vers elle:
– Don’t listen, dear, don’t look at those ruffians5.
Dans son premier sommeil, un soir, Georges est réveillé en sursaut; il y a grand vacarme, le marché aux Veaux est plus éclairé que de coutume. Nou-Miette ouvre la croisée, écoute. C’est une chanson effrayante et magnifique: Allons, enfants de la Patrie! Le jour de gloire est arrivé… Qu’un sang impur abreuve nos sillons!
– Qui est-ce qui crie si fort? Je ne veux pas entendre. Viens, Miette! – supplie Georges, à moitié endormi.
– Dors, ce n’est rien! Ces vilains Gerbois ne sont pas encore couchés. Ils font de la musique.
– C’est-il un feu d’artifice, comme au 15 août? la fête de l’Empereur, dis? Des feux de Bengale, dis? On va tirer le bouquet?
Il se bouche les oreilles, ayant horreur des détonations. Il veut voir Jessie. A-t-elle peur? Où est-elle? Les pavés résonnent sous les semelles à clous des enragés danseurs de ronde. – Vive la République! A bas les traîtres! – crient des voix avinées. On referme la fenêtre, les volets, les rideaux. Nou-Miette embrasse Georges et l’appelle «mon pauvre petit».
C’est la nuit du 4 au 5 septembre. Georges n’y pensera jamais plus sans un frisson.
Deux jours après, l’enfant et ses femmes sont à bord de l’Alexandra, paquebot à destination de Newhaven. Le pont n’est qu’une masse de voyageurs, de malles, de ballots d’émigrants, en un mélange des trois classes de passagers, un amoncellement de bagages retenus par des cordes. Sur le quai, des bras agitent des mouchoirs, et c’est encore la Marseillaise parmi les sifflets du départ, le clapotis des aubes, les adieux jetés du bateau à ceux qui restent.
L’Alexandra n’est pas à un mille en mer qu’il incline sur l’un de ses flancs, et des centaines de voyageurs, sacs et valises, roulent les uns sur les autres; les bagages avec Georges et Jessie, assis dessus, s’écroulent et sont précipités dans la cale aux marchandises, qui n’est pas encore close. Un tumulte se produit; puis le navire exécute une manœuvre; la plage de Dieppe, la ligne des falaises apparaissent à l’avant, comme si l’on retournait en France: l’Alexandra, trop chargé, rentre au port.
De nouveau, c’est la rue d’Ecosse et la boutique des Gerbois. La ville de Dieppe est remplie de familles en fuite, de voitures, de malles. Les cousins Voinchot préviennent M. et Mme Aymeris. Quel parti prendre?
«Faites-les échapper coûte que coûte» télégraphie-t-on, «prenez la patache pour Boulogne ou le Havre, impossible quitter Paris.»
Mais le Brighton fera un voyage supplémentaire ce soir et c’est la couchette d’une cabine où l’on borde Georges Aymeris à côté de Jessie.
Ellen et Nou-Miette sont étendues sur le plancher. Les scènes de la veille recommencent, plus émouvantes dans le mystère de la nuit. La machine gronde, le vaisseau tremble, la sirène gémit et, bientôt, ruisselle l’eau sur les vitres; un balancement vous berce, puis vous déchire les entrailles, la lampe oscille, des vaisselles se brisent, des commandements rauques s’entrecroisent sur le deck, le vent hurle: Georges s’engouffre dans la tempête. Est-ce cela encore la guerre? La fatigue, plus forte que l’orage, dompte l’enfant. Il rêve, il a un cauchemar, les petits Gerbois lui font chanter la Marseillaise tandis que le steamer poursuit sa course vers la rive amie, où il déposera, au matin, sa cargaison de fugitifs.
Comme dans les images de Mrs Randall, voici une campagne trop verte que Georges de son wagon regarde filer; il grignote des sandwiches. Quelques heures après, c’est une immense gare sans bruit ni mouvement, la rue aux boutiques fermées, des cloches d’église, un midi de dimanche à Londres. La haridelle d’un four wheeler6 à galerie trotte le long des avenues désertes, contourne des squares et s’arrête devant le jardinet d’une maisonnette, cube en briques, pareil aux autres cubes voisins, que trouent des fenêtres à guillotine, comme des joujoux anglais. Ce sera la résidence de Georges, sur la terre d’exil, en ce pays des surprises, si loin, si loin de Paris, des marronniers de Passy, du Bois de Boulogne et des tantes! Georges se sépare de tout ce qu’il n’aime pas, de sa cage, des centenaires, de la Marseillaise! C’est délicieux ici!
Le tapis cramoisi de l’escalier minuscule! La cheminée du salon, bourrée de papier rose, vert et argent, en papillotes! Et ces rideaux de dentelle blanche, qui traînent sur le plancher! Magnificence! Une glace avec un cadre aux épaisses volutes d’or reflète un berger et une bergère en biscuit de couleur, qui s’envoient des baisers; un guéridon noir, aux incrustations de nacre, est soutenu par un nègre, et des carrés de guipure ornent le dossier des sièges, si hauts qu’il ne pourrait s’agir pour Georges d’y grimper.
Serait-ce là, le Paradis? Derrière le grand salon, un autre plus obscur donne sur des cours de briques, couleur de l’aubergine. La propriétaire porte un bonnet de veuve et un châle rouge: une Mrs Vivian, avec son fils Tom, de même âge que Georges. Cette dame, ne dirait-on pas une seconde Mrs Randall? Elle fait visiter les appartements et sourit, engageante; master Tom lève les stores, indique à Georges la rue qui mène aux bons coins de la grande métropole où tantôt ils se dirigeront.
Quels plaisirs en perspective…
Nou-Miette se mettra au niveau des circonstances. C’est elle qui fera la cuisine. Il le faut bien! en attendant que Mrs Vivian lui trouve une «cook». – A la guerre comme à la guerre! Si elle juge ces travaux trop humbles, d’autre part n’est-elle pas la gardienne d’un trésor?
Miss Ellen, n’étant plus que l’interprète de Nou-Miette, devient Ellen tout court. Les rôles sont renversés. La nourrice maugrée et se rengorge, elle est «chez elle», sans patrons à ses trousses. La liberté! Georges est un prince qui se promène incognito.
Le matin, on va aux provisions chez les bouchers, les épiciers de Brompton Road; on regarde les omnibus, les hansoms7, les charrettes des maraîchers, qui portent à Covent Garden de quoi fleurir et alimenter l’immense métropole; nos Parisiens s’habituent vite à la circulation vertigineuse, qu’arrête, d’un signe bref, le policeman royal et paternel.
Des personnes inconnues qui, pourquoi? – se demande Georges – viennent à Walton Place déposer des cartes. Il se mit à faire des visites quotidiennes à des familles de la colonie française et à des Anglais. Il dut aller à l’ambassade, Nou-Miette ayant des lettres à communiquer au chancelier, le «correspondant» de Georges. La Nivernaise devenait une sorte de courrier de cabinet.
Par économie, ils marchaient des lieues et des lieues, parfois s’offraient le luxe du métropolitain; mais l’odeur du charbon donnait à Georges des crises d’asthme, et ils marchaient de nouveau à travers les parcs, les squares, s’égaraient, même avec un plan de Londres que Georges déchiffrait assez adroitement, malgré l’extrême complication de cette toile d’araignée teintée de noir, de bleu et de jaune. Du milieu des parcs, en hiver, on voyait le soleil rouge, dès trois heures, se cacher dans une brume qui se répandait alentour en nappes âcres et glaciales; Nou-Miette se hâtait vers un intérieur ami, où ils se réchaufferaient avec du bon thé et apprendraient des nouvelles de la guerre. Au retour on passait invariablement par l’ambassade de France.
Au coin d’Albert Gate8 et de Knights-bridge, des «placards» donnaient, en grosses lettres, des informations «sensationnelles»; la foule se battait pour obtenir les derniers journaux français parus, Georges manquait d’être écrasé, suppliait sa nourrice d’aller au Civet Cat contempler les poupées de cire et les boîtes de décalcomanie; mais Nou-Miette rencontrait des «payses» et elle n’eût renoncé à ces glorieuses fins de journée, ni pour le châle d’Ecosse qu’elle guignait depuis les froids, mais qui était trop cher, ni pour le chapeau de «lady» qu’on lui conseilla de substituer à son «too conspicuous»9 bonnet blanc de Nivernaise.
Pour Georges, il n’y eut plus ni heures, ni jours, puisqu’il se réveillait, le matin, dans une chambre où le gaz était allumé; on était oppressé par un brouillard si dense que, du lit, on ne distinguait pas la fenêtre. On déjeunait à la lumière, de même qu’on dînait; il ne travaillait plus, car les professeurs étaient en retard ou faisaient faux bond.
Des amis de papa venaient s’informer de Georges et l’emmenaient dans d’étranges endroits. Un certain W. Shard, Esquire, lui fit visiter le Crystal Palace. Ce gentleman avait enlevé Georges de Walton Place, sans «ses femmes»; un train était parti d’une gare où il y avait plus de wagons que l’enfant n’en avait jamais vu; on descendit, puis on remonta dans une autre gare, plus grande encore, une serre où vingt Palais de l’Industrie auraient pu tenir aisément. Tout y était en glace et en métal. On n’osait regarder les statues de plâtre, à droite et à gauche, le long des allées: ces corps de femmes et d’hommes étaient sans vêtements!
Mr. et Mrs Shard organisèrent, à leur villa de Sydenham, un arbre de Noël. Des enfants chantaient des Christmas Carolls sous les fenêtres que la neige ouatait de ses bourrelets, pendant qu’au salon les cadeaux étaient étalés sur une table autour du sapin symbolique. Le plum-pudding flambait, bleu et rouge; un jeu, Snap dragon, consistait à pêcher des prunes au fond d’un bol plein de rhum bouillant; les têtes blondes des garçons et des filles se choquaient l’une contre l’autre et se gonflaient de bosses dans l’excitation de la mêlée. Georges s’écartait, tout hypnotisé par les boules de verre qui, du haut en bas de l’arbre, pendaient comme des lunes au milieu d’étoiles en papier d’or, de chaînes aux anneaux polychromes et de menus bibelots clinquants auxquels on n’avait pas le droit de toucher, car ils servaient tous les ans pour la célébration du solstice d’hiver.
Ce fut, ensuite, l’époque des étrennes, à la française. Triste jour de l’an, ce premier janvier 1871!
– Qu’est-ce que je vais te donner? Choisis! avait dit un ami de M. Aymeris, le Dr Guéneau de Mussy, médecin des Princes d’Orléans, fixés à Richmond depuis l’Empire.
Georges réfléchit, estima qu’un exilé, même à l’âge de dix ans, doit être grave. Il répondit: – Une traduction de Virgile en français. Ce livre fut, apparemment, introuvable, car, au lieu de Virgile, Georges reçut un paroissien en latin; mais ce latin-là n’était pas scolaire, et son professeur se moqua de Georges, comme l’élève insistait pour faire des versions. Il avait promis à sa mère qu’il reviendrait sachant la grammaire latine. Allez donc travailler quand, transporté dans le pays des Mille et une Nuits, vous n’êtes plus un petit garçon et courez les théâtres comme une grande personne…
Etait-ce pour distraire la smala de Georges? Il se trouvait toujours quelqu’un pour proposer un billet de spectacle, une partie de plaisir, une excursion. Georges s’enthousiasma pour les Pantomimes de Drury Lane.
Des lettres, dont la pluie et l’eau de mer effaçaient l’écriture, parvenaient quelquefois de Paris assiégé, en Angleterre, par ballon, ou sous l’aile de pigeons voyageurs; elles contenaient de lamentables nouvelles: M. et Mme Aymeris étaient bien malheureux. Maman refusait de la viande de cheval, de rat, de chat; elle souffrait du froid et de la faim. Georges crut que c’était encore de la «pantomime» de Noël.
Il y eut à Londres, pendant cette guerre, des aurores boréales et de fréquents incendies, par quoi s’exprimait, disait Mrs Vivian, la colère de Dieu, pour tant de sang humain répandu par la malignité des hommes. Une sinistre réverbération de cuivre, sur les nuages bas, épouvantait Georges à qui Nou-Miette faisait admirer ce phénomène. Implacable dans sa confiance en elle-même, elle n’hésitait pas entre les plaisirs qui convenaient pour le petit nerveux; très curieuse, elle le menait voir la Chambre des horreurs au musée des figures de cire, chez sa compatriote Mme Tussaud. Dans cette Chambre des horreurs, un échafaud se dressait, où montait l’assassin Troppmann. Au Lycéum, à l’Adelphi, Georges assista à des drames sanglants, comme à des comédies légères; aux spectacles de l’Alhambra, Allemands et Français s’insultaient, tandis que des gens debout et tout excités entonnaient la Wacht am Rhein et la Marseillaise.
Le British Muséum, les Zoological Gardens, Kensington Museum étaient, aussi, d’affriandants buts de promenade. Georges s’y instruisait en histoire avec un professeur, pendant qu’Ellen et Jessie reprisaient le linge à la maison et que la nourrice allait faire l’importante chez de notables réfugiés, à qui elle lisait les lettres de Mme Aymeris.
Elle conquit par sa faconde certain avocat, normand d’origine, naturalisé anglais, un certain Mr Perrot de Tourville, duquel M. Aymeris avait acquis le domaine de Longreuil. Pourquoi ce Monsieur s’était-il expatrié? Il habitait une maison de Bayswater, quartier favori des Grecs et des Français, plus que ceux du Sud, et qui passe pour être épargné du brouillard.
Les dîners de Mr Perrot étaient succulents. Au centre de la table fulgurait un surtout d’or, avec des fontaines d’essence de rose et des lacs d’argent où s’immobilisaient des cygnes en émail. Des hommes poudrés, en livrée, à culotte courte, maniaient respectueusement des carafons ciselés, de la vaisselle plate, et se tenaient droits derrière chaque convive.
– Il y a d’quoi, là d’dans, déclara Nou-Miette, – ce sont des gens très bien, et ce Monsieur n’est pas plus fier pour ça!
Nou-Miette dînait à table; les convives ne dépassaient pas le nombre de quatre: Georges, la nourrice, M. et la pâle Mrs Perrot de Tourville qui «s’en allait d’une maladie de langueur». Immobile comme une cire du Musée Tussaud, elle parlait peu. Décolletée, des perles et des diamants dans les cheveux, si Georges faisait mine de l’embrasser, elle se levait, reculait pudiquement:
– Take him away. I don’t allow a boy to kiss me![10] exigeait-elle de son mari.
Georges rêva de cette dame qui ne voulait pas qu’un petit garçon d’à peine dix ans l’embrassât; il posa des questions auxquelles Nou-Miette répondit: – C’est une malade. – Ceci le ramenait à Passy. Une «centenaire», sans doute?
Après le dîner, l’avocat faisait avec ses commensaux le tour d’une pièce dont les armoires regorgeaient d’argenterie; des fruits et des fleurs s’y relevaient en bosse: plateaux, aiguières, ustensiles bizarres et gigantesques, comme à la vitrine de certain fameux orfèvre de Bond Street dont la devanture était sommée de l’écusson royal. Des tiroirs Mr P. de Tourville extrayait des miniatures, des gemmes, des colliers, des bagues, des joyaux indiens. Georges redoutait ce sapeur dont le visage était rose, comme peint, et dont la barbe lui rappelait un géant des Nursery Rhymes.
On apprit, bien des années après la guerre, que l’homme à la barbe bleue était alors en train d’empoisonner sa quatrième femme, après s’être allégé de la troisième en la noyant dans l’Adriatique lors d’une croisière en yacht, et avoir précipité la seconde au fond d’un gouffre, au cours d’un voyage de noces dans le Tyrol. La première, la pudique, qui ne voulait pas embrasser Georges, avait été «traitée» à l’arsenic. En attendant d’être pendu à Vienne, cet étrange criminel faisait largesse de bonbons et de loges d’opéra au petit «refugee», pendant que M., Mme Aymeris et les tantes vivaient dans des caves, à Paris.
La santé de Georges s’était améliorée, mais en janvier il eut une grippe. Le docteur prescrivit le bord de la mer: Brighton.
Une ancienne cliente de Me Aymeris, la marquise douairière de Hintley, apprit par l’ambassade de France que le fils de M. Aymeris était seul en Angleterre; elle invita l’enfant à Oxlip Hall où Georges ferait connaissance avec d’autres enfants de son âge. Les grandeurs donnant, au lieu d’un vertige, de l’aplomb à Nou-Miette, elle renonça à la mer, elle laissa Miss Ellen et Jessie à Londres et emmena «son garçon», habillé de neuf, chez la dowager11 Marchioness of Hintley.
Ils arrivèrent en gare de Peterborough où les attendaient une berline, un gros cocher rouge comme les citrouilles de Cendrillon, un valet de pied à lévite et poudré à frimas. Il était midi, il faisait un bon froid sec, quand la voiture entra dans le parc. Les arbres étaient comme en diamants. La féerie continuait à dérouler des transformation-scenes, comme aux «pantomimes» de Drury-Lane.
Lady Margaret, fille de l’hôtesse, et ses jeunes sœurs étaient sur le porche du château. Elles s’emparèrent de Georges, plus ébahi que sa nourrice… Ce séjour à Oxlip Hall fut un autre rêve…
Le «french boy» dut paraître un stupide: – Tu ne desserres pas les dents, – lui disait Nou-Miette. Il fut accaparé par ses nouvelles camarades dans la salle d’études. La gouvernante, Mlle Dubois, mit la Bourguignonne au courant des usages; ils n’étaient pas ceux de la maison Perrot de Tourville. Nou-Miette mangerait avec les upper-servants12.
Le château, du style Tudor, s’adossait à des ruines tapissées de lierre et de mousse. Jetés sur des douves, des ponts donnaient accès dans les jardins. Aux écuries, aux chenils, un peuple de palefreniers, de piqueurs et leurs femmes, rompaient de leurs voix le silence de la forêt; des faisans essoraient en poussant leur cri rauque, les chiens aboyaient, les corbeaux croassaient dans les sapins. Trois fois la semaine, c’était la chasse à courre, tout le pays était au rendez-vous, on se serait cru sur la pelouse de Lonchamp, n’eussent été les habits rouges. Le marquis, frère aîné des camarades de Georges, maître d’équipage, si parfois il honorait Oxlip Hall de sa présence, botté, le fouet en main et la pipe à la bouche, les enfants ne déjeunaient point à table. Georges se serait volontiers enfui quand on lui disait que le marquis souhaitait de le voir, qu’il y aurait un poney pour lui, qu’il pourrait suivre la chasse, et Georges préférait les jours ordinaires, l’école, les cottages de paysans, «tenants13» d’Oxlip Hall, le village, le fief de la douairière qui en faisait le tour chaque matin. Il aimait la galerie de tableaux, les portraits d’ancêtres, la bibliothèque, les vitrines et les mappemondes sur leurs trépieds d’ébène; il se régalait au lunch intime de deux heures, avec les quatre entremets classiques, les gelées translucides, l’«apple tart», la crème de Devonshire qu’on mange avec la rhubarbe ou des pruneaux. Les enfants avaient avec la douairière une liberté respectueuse; c’était charmant aussi d’aider la marquise à découper, puis à coller sur un paravent des vignettes dont on compose de savantes arabesques – travail alors à la mode en Angleterre – ou de dévider les laines de la tapisserie, de s’asseoir, crayon en main, devant quelque trésor de la collection.
Au début, Lady Ethel et lady Margaret l’avaient choyé comme un toutou, disait Nou-Miette; bientôt, l’apparence débile de Georges, cette timidité que les enfants d’Angleterre ignorent, sa maladresse aux jeux, éveillèrent leur ironie, puis leur mépris. Georges leur avait parlé de Jessie avec tendresse, sur quoi lady Ethel l’avait traité d’impertinent. – Quoi? la sœur de votre governess est comme une sœur à vous? Mais est-elle donc une lady?
En plein enivrement des splendeurs de ce château, Georges ainsi reçut un nouveau choc, lui qui, trop tôt rebuté par les réponses faites à ses questions sur la vie, s’évadait depuis peu dans des régions où rien ne ressemblait à ce qu’il avait connu en France.
Il existe donc partout des cloisons qui nous séparent les uns des autres? On ne pouvait donc pas aimer une Jessie? Papa et maman la lui avaient pourtant permise, cette affection fraternelle! Et lady Ethel et lady Margaret, dans ce domaine des Fées, parlaient comme tante Caro et tante Lili! Georges s’écarta de ses camarades d’Oxlip Hall, comme d’un cheval qui se cabre. Ce château à créneaux qu’il avait d’abord cru ne plus vouloir quitter, combien avait-il déjà l’envie de n’y plus être! Vues d’en bas et telles qu’il les découvrait, ces choses majestueuses dominaient trop sa taille; cet édifice social, cet appareil féodal, ces mœurs aristocratiques l’opprimaient à son insu, autant que le Passy des centenaires. Il se sentait trop loin de Nou-Miette et n’osait pas réclamer, parce qu’elle était à l’office, où il l’aurait voulu rejoindre à l’heure des repas. Il ne respira à son aise qu’en retrouvant Walton Place et sa Jessie, qui lui avait tant manqué à Oxlip Hall. Devant la grille noire de l’humble jardinet, un facteur tirait de son sac de toile des feuilles légères pliées, sans enveloppe, et à l’adresse illisible: des lettres venues de Paris, à travers les nuages.
Le siège allait prendre fin, des émissaires de M. Aymeris apparurent à Walton Place; l’organiste de l’église Saint-Roch, d’abord, puis l’abbé Gélines. Ces messieurs avaient pu, grâce à leur brassard d’ambulanciers, franchir la zone des armées, au delà des fortifications. Ils étaient chargés par les Aymeris du rapatriement des émigrés. M. Vervoitte, l’organiste, rapporterait des nouvelles de Georges; l’abbé se reposerait à Londres jusqu’à ce que le retour fût sans péril. L’abbé Gélines, qui s’était, pendant la guerre, conduit en héros, atténuait ses descriptions autant par modestie que pour ménager la sensibilité des enfants; mais ses récits étaient pathétiques, dans leur naturel, et faisaient pleurer les exilés.
Les chemins de fer redevenant praticables pour les civils, la smala allait rentrer dans Paris rouvert. On fit halte à Boulogne. Les rafales de mars balayaient les rues. Georges tomba malade, pour s’y être exposé en allant à la cathédrale où l’abbé disait la messe.
Après cette longue séparation du fils «bien forci», écrivait Nou-Miette, allait-on, si près du poteau, manquer le but? La famille en fut quitte pour la peur.
Georges Aymeris m’a raconté très souvent la guerre de 70. J’avais même fait copier des fragments de ses souvenirs.
Il note:
Mon père entreprit le voyage, encore long et difficile, de Paris à Boulogne, dans sa hâte de revoir son «boy» de Londres. J’avais grandi, j’étais moins pâle, malgré mon dernier accroc, et je m’étais métamorphosé en un petit homme vêtu à l’anglaise, un travelling cap 14 sur la tête, complètement méconnaissable, mais toujours grave et sans expansion.
– Pourquoi maman n’est pas avec vous? demandai-je avant d’embrasser mon père.
Ce «vous» était une nouveauté britannique.
Ce revoir fut d’autant plus douloureux pour mon père et pour moi que nous en avions davantage escompté le plaisir. Je n’étais ni enfant, ni adolescent, mais un être singulier «venu trop tard au monde», comme mes tantes le disaient à papa: «Alice et toi ne serez jamais un père et une mère pour le tardillon.»
– Pourquoi maman n’est pas avec vous? – J’essayai en vain de faire oublier cette malencontreuse phrase, maladroit et défiant, comme jadis vis-à-vis de mon père, à qui je devais reprocher quelque chose, mais quoi?.. peut-être de l’avoir si peu vu à Passy, ses occupations le retenant dehors, au Palais de Justice, ou enfermé dans son cabinet avec sa clientèle. Je crois qu’avec «mes femmes» ou avec maman, je devais être un autre!
Nou-Miette était fière de ses succès mondains en Angleterre. Monsieur pouvait la remercier comme un sauveteur, elle accepterait tous les éloges; il n’y en avait pas à la taille de ses mérites, de son zèle, de son dévouement. D’ailleurs, on avait dû, de là-bas, en écrire à Monsieur et à Madame. Miette avait été reçue et avait mieux réussi qu’un père et une mère, ayant en quelque sorte recréé l’enfant dont on devait à elle seule la belle mine, la chair ferme.
N’eût été la confiance des Aymeris en Nou-Miette, Jojo serait resté à Paris, et il serait mort pendant le siège.
Mais, au fond de son cœur, la Nivernaise se flattait de l’avoir détaché des Aymeris, autant que soustrait à l’influence d’Ellen et de Jessie. Le retour s’effectuait trop tôt, son œuvre inachevée. Nou-Miette faisait trop bon marché de ce qu’est une vraie mère. Si Georges parlait peu, son instinct l’avertissait de sa situation périlleuse entre ces deux femmes presque également chéries. Il n’eût voulu faire de la peine ni à l’une ni à l’autre: il avait besoin des deux… et d’une troisième personne encore. Il dissimula ses préférences, se tut.
Si l’on pouvait étudier la vie d’un homme à tous les âges, on s’apercevrait que ses mobiles sont toujours à peu près les mêmes et, quelle que soit son expérience acquise, ses actions.
Après quelques jours d’excursions autour de Boulogne-sur-Mer on se remit en route. Une file de Prussiens bordait la voie; les casques à pointe, des baïonnettes hérissaient l’abord des gares. On quitta le wagon pour traverser une rivière sur des planches, les ponts de l’Oise étant démolis vers Creil. En se rapprochant de Paris, la locomotive ralentit sa vitesse. Les passeports furent visés; des soldats barbus, une pipe de porcelaine à la bouche, baragouinaient un langage dur; ils sentaient le fauve. Dans la banlieue, à Saint-Denis, des murs étaient criblés de trous et Georges pensa: – Ne pourrait-on pas repartir avec maman pour Londres? – Il ne désirait plus aller à Passy, puisque les choses étaient ainsi depuis la guerre, et qu’il connaissait maintenant un ailleurs d’où les petits enfants reviennent sains et saufs, malgré tant d’aventures.
Mais maman?..
Passy n’avait pas trop souffert du siège; pourtant, dans la chambre de Georges, un obus s’était fiché entre le lit et le lavabo, la glace était fendue. Et Georges entendait, enfin, la voix, la chère bonne voix claire de Maman! Maman contait des choses vilaines, et elles devenaient belles dans sa bouche; il était si bon d’être sur ses genoux, de toucher sa chaîne de montre, ses bagues et son alliance devenue trop large pour son doigt.
Le précoce printemps fut très chaud, les bourgeons d’un vert-jaune pointaient aux branches des lilas; les allées où jadis il avait appris la mort de son frère Jacques, les plates-bandes du parc fleuraient la giroflée et la violette. Les véhicules roulaient avec leur bruit familier le long de la Seine. Georges regretta déjà moins son affranchissement d’outre-Manche. Lili et Caro, fières de sa bonne mine, étaient «aux petits soins» pour lui. A Paris, on ne parlait plus des leçons comme avant la guerre, peut-être n’en prendrait-on plus du tout.
Le troisième matin, Octave attelle la voiture à âne pour une promenade. Les chevaux du break ont été sacrifiés à la boucherie; le siège eût-il duré, que l’âne de Jacques aurait subi le même sort que les chevaux. Georges attend sur le perron. Mme Aymeris l’écarte comme dans les grandes occasions, elle cause avec Octave et la voiture reprend le chemin de la remise. De loin, on entend une canonnade. Mme Aymeris «revient de Paris», comme l’on disait alors. Ecoutons! Le canon à Montmartre? C’est la Garde Nationale. Encore du grabuge… la guerre qui recommence? Et l’on dit, tout bas encore, des choses qui ne sont pas pour les enfants. Georges est donc, malgré ses voyages instructifs, un petit garçon? Le jardinier plante sa bêche dans un parterre, écoute, la main en cornet à son oreille.
– C’est la révolution qui gronde, – dit-il. Ah! les mâtins! Pauvre pays! Comme s’il n’y avait pas eu assez des Prussiens! C’est donc les nôtres qui vont mettre tout à feu et à sang?
Comme à la mort de Jacques, un immense mystère plane sur Passy, il y a du noir sur la terre.
Tiens! Aujourd’hui 18 mars de cette année terrible, maman se costume? Vers le soir, voilà qu’elle endosse une des camisoles de la cuisinière, attache à sa ceinture un tablier bleu! Miss Ellen bourre de vêtements, de linge, d’objets disparates un carré de lustrine qu’elle noue par les quatre coins. Nou-Miette couche Georges de bonne heure. Son père le réveille après minuit: – Viens! tu retournes à Londres, ou peut-être à Dieppe, lève-toi, habille-toi. Vite! vite!
On part, et sans bagages, on s’en va comme des déguisés. Mme Aymeris semble toute drôle, avec sa fanchon et une camisole de couleur…
Un fiacre cahote, sonnant la ferraille; six personnes y sont coincées entre leurs baluchons; Miss Ellen, Jessie et Nou-Miette sont «en cheveux», et maman a l’air d’une pauvresse. A la gare Saint-Lazare, une foule de femmes avec des enfants se battent aux guichets, courent puis escaladent les marchepieds des wagons; dix voyageurs s’empilent dans un compartiment de troisième classe. Aux Batignolles, des hommes armés, des soldats en vareuses rouges fouillent sous les banquettes, crient, bousculent tout le monde. Georges entend: «Il y a des curés en jupes, qu’ils se déclarent, ou on vous met tout nus! On est sûr au moins d’un: s’il ne se livre pas, on fusille toute la bande avec les gosses! Au mur!»
Personne ne répond, maman cache son enfant sous son tablier de cuisinière. Ces minutes sont des heures… Les «fédérés», derechef, braquent une lanterne sur les coins obscurs du compartiment; le cœur de Georges bat, la poitrine de sa mère se soulève et retombe, elle suffoque.
Un coup de sifflet. Les chaînes grincent, le train s’ébranle sous un tunnel:
– Sauvés! – s’écrie Mme Aymeris.
A Rouen, c’est presque un soulagement que d’être reçu par des Prussiens; à Malaunay, à Clères, partout, des uniformes gris, orangés, verts, des officiers magnifiques, à moustache blonde. Deux voyageurs montent dans le compartiment. Ils se tiennent debout, faute de place, devant Mme Aymeris; un cavalier accroche ses éperons dans la jupe de Miss Ellen. Ces hommes fument de grosses pipes de porcelaine, où Georges remarque des sujets peints, ce qui l’amuse…
Ce soir-là, il retrouva l’alcôve des Voinchot dans la rue provinciale où, huit mois plus tôt, il avait entendu, pour la première fois, le chant de la Marseillaise. Chez les cousins loge aujourd’hui un colonel de cavalerie, dont l’ordonnance, un Bavarois, père de famille, s’extasie devant Georges.
A l’intention du petit Herrchen Georg il fait avec des boîtes à sardines un moulin à vent, pareil aux jouets qu’il fabriquait pour son petit Fritz, à Kirschenlosen. Quand Georges croise dans l’escalier ce grand roux, un balai sur l’épaule, ou l’aperçoit en bas, brossant, cirant des harnachements, Schafft sourit, esquisse le geste d’une poignée de main. Georges chérit son moulin à vent; mais Miss Ellen le dénichera dans un placard, Mme Aymeris fera reporter ce joujou au soldat paysan, et Georges pleurera en voyant Schafft essuyer, de son mouchoir à légendes patriotiques, un gros nez violet, tout bossué de verrues. Trop aimable avec les «miss», Schafft, ligoté à la roue d’une charrette dans la cour des Voinchot, est cravaché par «l’infâme colonel von Kramer», qui répond par des injures aux gémissements de l’ordonnance.
Ces Prussiens, était-ce donc les mêmes que ceux de la «parade» sur la place, paisibles auditeurs de la musique devant l’Hôtel des Bains? Voilà ce qu’ils font, quand ils se croient chez eux, ces officiers à sabretache et à galons dorés, eux qui, dans les pâtisseries, offrent des gâteaux à des dames anglaises! Oui, ces beaux seigneurs à casques, chamarrés de décorations, frappent les simples troupiers qui n’en ont pas sur leur poitrine. Il existe donc, partout, deux classes d’hommes: ceux qui commandent et ceux qui obéissent, ceux qui flanquent des coups et ceux qui les reçoivent? Georges confia à Jessie que le colonel ressemblait à tante Caro, et Jessie s’esclaffa en mettant sa main devant sa bouche, par convenance. —Yes, just as haughty the one as the other! dit-elle15.
Les deux enfants s’embrassèrent. Mme Aymeris les aperçut et les gronda.
Après la Commune, Mme Aymeris fit un court séjour à Paris, seule avec son fils. M. Aymeris ne s’était plus rasé depuis le 21 mars. Mme Aymeris, malgré son émotion du revoir, ne put se tenir de rire. – Mon bon Pierre, non! Tu aurais dû faire couper cela!.. Tu as l’air d’un fédéré!
A la guerre, dont on touchait encore les plaies, la révolution avait ajouté les siennes; et de l’incendie persistait l’odeur. Dans Auteuil le vide et la dévastation; des villas sans toit, sans fenêtres, les marronniers et les acacias sont abattus. La colonne de la place Vendôme gît brisée sur le sol; Napoléon, l’Empereur, près d’une bouche d’égout! Le château des Tuileries profile ses corniches calcinées sur l’azur de juin. Au lieu des parterres où Georges et Jacques avaient naguère vu jouer le Prince Impérial avec le jeune Conneau, bée un cloaque d’où les moineaux se sont enfuis.
Alors Mme Aymeris complète en hâte les travaux à Longreuil. On tâchera d’oublier, dans les herbages du Calvados, les ruines de la Commune, Paris, le jardin de Passy, lieux trop pleins de souvenirs détestables. On eût dit qu’un verre fumé s’interposait entre le soleil et la terre de France, comme en une éclipse totale, quand les animaux se pressent l’un contre l’autre, tels des moutons que harcèle le chien du berger.
Bien plus qu’avant la Commune, les dames Aymeris avaient un air de deuil. L’ouragan déchaîné sur la patrie avait déposé sur les gens et sur les choses comme une lave de volcan.
En août, le manoir fut habitable. Le pays alentour disposait de peu de ressources, sauf le marché du vendredi à Pont-l’Evêque: pauvres étalages de poteries, de faïences grossières, de cotonnades, avec les légumes et les fromages de la région, bien maigres attraits pour Georges auprès des bric-à-brac du Bazar du Casino et de la grande rue de Dieppe. Ses tantes lui enseignaient les devoirs d’un futur propriétaire, les bienfaits de l’agriculture, l’amour du sol; commençaient à jouer, avec leur neveu, au châtelain, à surveiller les ouvriers de la ferme; personne ne travaillait assez «la belle terre de France, qui suffirait à tout, si l’on s’y prenait bien!»
– Elles ont un génie pour faire trimer les autres, – disait Mme Aymeris. Nous ne conserverons jamais nos domestiques de ferme, à cause des exigences de Caro et Lili, aussi tatillonnes et sévères que si Longreuil leur appartenait.
Ces demoiselles eussent volontiers vécu toute l’année «en pleine nature», mais dans le Midi, ne fût-ce hélas! les moustiques, la menace d’une disette d’eau, la jalousie et le mauvais esprit des méridionaux.
– Tous démagogues, les paysans, même en Calvados! Ils en veulent au château! Et quel château! Les Pierre ont acheté le seul domaine de Normandie où il n’y ait ni rivière, ni source. Une bicoque plantée entre une gare et un tas de fumier!.. On brûlerait là dedans comme une boîte d’allumettes, il n’y a ni pompiers dans le bourg, ni eau dans la mare. La gendarmerie est à trois lieues d’ici!
«Tes sœurs ont trouvé a Longreuil leur affaire», écrivait cependant la bonne Mme Aymeris à son mari; «tant que cela durera, profitons-en. Au moins veilleront-elles à ce que le beurre soit proprement fait, et les blés rentrés à temps. Elles lisent des ouvrages sur l’agriculture, ce qui vaut mieux que le journal de guerre de la Générale. Je leur défends d’agiter notre chéri avec ces abominations.»
Mlles Aymeris dévoraient ces cahiers, à elles prêtés par la comtesse de Mongéroux, seule voisine de campagne qu’elles fréquentassent, à cause de ses opinions et de son patriotisme, mais qu’Alice avait prise en grippe, un soir qu’elle avait amené dans le salon de Longreuil ses nièces, une bossue, une bancale et la troisième obèse, quêteuses pour des œuvres d’entraînement militaire. Ces vierges avaient rongé leur frein, pendant le siège, au lieu d’être aux avant-postes avec leurs frères; elles qui avaient noté les moindres fautes des chefs, conseilleraient les membres de la Défense Nationale, feraient fusiller des traîtres, des misérables pour lesquels elles imaginaient des supplices, des raffinements de torture… Qu’il serait bon de les tenir entre deux fers rouges! Elles leur enfonceraient des épingles dans les prunelles, leur verseraient dans la gorge des bidons de pétrole bouillant; les assiéraient sur une plaque de tôle, avec un brasier en dessous!..
Georges, qui «modelait» silencieusement dans la salle à manger, avait écouté avec stupeur ces paroles valeureuses, comme les allégros du vieil Octave, musique inédite et si différente des anciens refrains des centenaires de Passy avant la guerre!
Il entendait ses tantes parler politique; elles lui expliquèrent le sens révolutionnaire de la Marseillaise des petits Gerbois. Quoiqu’elles niassent que l’Empire fût responsable du désastre, elles se ralliaient à Henri V, souhaitaient de mettre bientôt des gants blancs pour applaudir le Roi sur le parvis de Notre-Dame.
Etait-ce un cauchemar, cette République, ou la réalité? M. Thiers, en tant que Président, verrait-il donc son nom dans le Gotha, imprimé comme celui d’un monarque? Elles riaient, plaisantaient, en reconnaissant que le petit Monsieur à toupet et à lunettes avait été un ami des Princes, «quelqu’un de la Société»! La devise: Liberté, Egalité, Fraternité, leur semblait une provocation «aux classes dirigeantes» et «tout à fait comique».
– Lili, tu sais que nous devenons tous frères! Frères du serrurier, du jardinier, de la fermière, de la cuisinière! Si la Jessie est l’égale de Georges… pourquoi ne l’épouserait-il pas, plus tard? Tiens! Georges, un parti pour toi, mon chou! C’est à mourir de rire! – déclara Caroline, pendant un déjeuner où n’assistaient pas les Anglaises.
Georges plia sa serviette, chercha Jessie à travers le jardin, l’appela: —Come on, Jessie, come! Let us go and sit out in the garden? I want you so badly! do come at once16… – et passa son bras autour de la ceinture de son amie, en un irrésistible besoin de lui dire des choses qui, sans doute, lui resteraient dans la gorge; mais il lui ferait cadeau de sa montre, de son mouchoir, d’une plume avec laquelle il écrivait mieux qu’avec les autres; il lui donnerait des cahiers, sa statuette de la reine Victoria, ou même le fameux magot chinois que Nou-Miette lui avait permis d’acheter à l’exposition universelle de 1867: sa première extravagance de collectionneur!
La nuit suivante il rêva du Sacre du Roi et de la Marseillaise, de Troppmann, des demoiselles quêteuses et du train où les communards chassaient les prêtres vêtus en femme; ses notions en histoire de France, en histoire sainte, qu’il s’était remis à étudier, se confondirent, dans le jour, avec la politique, la guerre, les «classes dirigeantes». Il retenait un seul fait de ce fouillis: Jessie irritait ses tantes, comme la devise: Liberté, Egalité, Fraternité – celle de la République.
Ce fut à l’époque de sa première communion que Georges doubla le cap des tempêtes. Cette période développa en lui une exaltation mystique, du genre de celles que les prêtres combattent comme un ennemi aussi perfide que Satan.
Ce n’était pas les scrupules, autant qu’une sorte de volupté dans la prière, qui devaient le troubler.
M. et Mme Aymeris, d’abord surpris et heureux de sa docilité, se préoccupèrent bientôt d’une ferveur morbide; M. l’abbé Gélines «dont l’intelligence était au niveau de sa piété» partageait leurs sentiments, mais se déclarait démuni de remèdes. Georges se barricada, des heures durant, dans une espèce d’oratoire en planches, plutôt un hangar, dédié par sa mère à saint Jacques et à la Vierge Marie, en mémoire des défunts enfants. On distinguait à peine, dans la pénombre de leurs niches, deux statues, l’une d’un pèlerin, avec son bâton, sa gourde et les coquilles; l’autre statue, la madone, faisait une «pointe», comme une danseuse, sur un croissant argenté, et semblait s’élancer de ce tremplin vers le Père-Eternel. Un prie-dieu de bois noir et or, avec tapisserie à semis de fleur de lis, remplissait presque cette chapelle où Mme Aymeris demandait des forces à Dieu, quand elle se sentait faiblir, au souvenir de Marie et de Jacques, toujours présents à sa pensée. Georges respirait dans la chapelle une atmosphère idoine à ses rêveries. Il y entraîna sa compagne; mais, sans imagination, Jessie ne savait plus qu’y faire, après avoir balayé le tapis, mis les vases et les candélabres en ordre. Georges, à genoux sur le prie-dieu, ou immobile par terre, comme endormi, mettait Jess en fuite. Certain jour, elle le crut mort. – Où est Georges? lui demanda-t-on. On la pressa de questions, mais elle avait promis à Georges de ne jamais révéler la cachette. – Je ne l’ai pas vu. – Il sera sorti.
Puis se troublant, elle avoua tout. On sonnait la cloche pour un repas, et Georges regagna la maison, plus muet encore, mais irradiant la foi du martyr, les prunelles étincelantes, quand sa mère lui dit: – Regarde-moi en face, dis-moi la vérité: tu étais à l’oratoire?
– Je causais avec le Bon Dieu.
Nous verrons plus tard que Mme Aymeris considérait le Bon Dieu comme un interlocuteur avec lequel un enfant, et même un adulte, ne peuvent pas se permettre des familiarités; sa religion était toute de crainte et elle n’en parlait jamais.
Si les tantes fréquentaient l’église par décence et tradition, elles aimaient peu les enfants qui causent avec le Bon Dieu, «dans une ferveur morbide». Pierre avait, selon elles, de bons sentiments mais, comme les hommes très occupés, ne pratiquait cependant guère… De qui tenait donc Georges? Quel étrange petit être! Passe encore pour ses jeux d’artiste en herbe et sa manie de s’habiller en enfant de chœur! Mais on lui posait trois questions pour qu’il vous balbutiât une réponse… Il hésitait, ou feignait de ne point entendre. Fallait-il que le dernier des Aymeris fût si dégénéré, qu’il tombât en catalepsie, se vautrât dans un oratoire, au pied d’une «Anglaise idiote»? Ah! ces mariages tardifs entre cousins germains!
Comme cadeau du jour de l’an, Georges choisit une chasuble d’or; il annonce qu’il se fera prêtre, qu’il sera pape peut-être; pour le moins évêque ou cardinal. Ce goût des grades et des pompes catholiques atténuait le déplaisir que prenaient ses tantes de ses trop longues prières à l’oratoire. Néanmoins, sa piété avait «quelque chose de théâtral et de mondain» pour des respectables demoiselles qui se croyaient si modérées en tout. Georges voulut acheter des vêtements sacerdotaux, des ornements d’église, des chromolithographies de Sa Sainteté Pie IX, et une vue du Vatican sur un certain abat-jour, où des trous d’épingle étaient percés à l’endroit des fenêtres et des fontaines jaillissantes de la place Saint-Pierre. Un jour, il apparut dans une robe de soie violette, de la garde-robe de sa mère, tendit sa main pour faire baiser une bague d’améthyste.
Donc il serait pape! Et Jessie?.. Ah! Jessie! Elle serait supérieure d’un couvent, comme la tante de la rue d’Ulm. Sur ces entrefaites, l’abbé Gélines sollicita des Aymeris un «entretien sérieux». Tant au catéchisme qu’au confessionnal (on approchait du 12 mai, date de la communion), la tête de Georges semblait trop travailler, – dit l’abbé Gélines. L’abbé Gélines avait reçu les confidences de Georges, des aveux de songes bizarres, peut-être dus à la fièvre; hélas! d’un genre que l’ecclésiastique qualifia d’immodeste. Il se permettait ce mot en vieil ami de la maison.
L’abbé fut sur le point d’interdire à Georges de faire sa première communion. Le curé de la paroisse «en personne» vint voir M. Aymeris, rapporta confidentiellement les scrupules du vicaire; ces messieurs inclinaient pour un collège de Jésuites, dont la discipline sévère rendrait la santé à Georges, en l’arrachant à des influences féminines. M. le curé laissait «à la sagacité de M. Aymeris de les découvrir».
Le père se rebiffa. Les prêtres allaient-ils lui parler comme les médecins qu’il consultait à l’insu de Mme Aymeris? Georges était déjà en retard dans ses études, à cause de la guerre: il fallait d’urgence qu’il communiât cette année… Et que pas un mot, surtout, ne fût dit à la mère.
La Journée d’un Chrétien, l’Ange Gardien du Premier Communiant, les ouvrages de la comtesse de Flavigny, le livre de Cantiques, entretenaient Georges dans un état de surexcitation qui se traduisait par un besoin de parler et de chanter. Sa voix dominait celle de ses camarades, quand on entonnait: Esprit-Saint, descendez en nous. Se prosternait-il? Georges ne se relevait que si l’abbé Gélines lui touchait l’épaule, longtemps après que les autres enfants s’étaient rassis. Aux sermons de la retraite, Georges eut des crises de nerfs et, le dernier soir, une syncope. Le lendemain, jour de la Suprême Joie, le suisse dut soutenir Georges, le ramena jusqu’à sa chaise, lui ayant arraché des mains la sainte nappe dans laquelle il sanglotait. Après l’office, Miss Ellen et Nou-Miette voulurent faire rentrer Georges à la maison. Il les repoussa: – Laissez-moi! Je porte en moi le Sang et la Chair de Notre-Seigneur Jésus-Christ – dit-il. – Je resterai à l’église; qu’on déjeune sans moi! Et ce furent M. l’abbé Gélines, le suisse, le bedeau et la chaisière, qui le mirent de force dans la rue.
Sur la terrasse du parc, la famille Aymeris, rassemblée, attendit Georges; il n’apparaissait point. Où donc était passé le communiant, en l’honneur duquel un repas solennel était donné? Jessie courut jusqu’à l’oratoire, peut-être Georges serait-il encore blotti derrière son prie-dieu, tout près de l’autel?
L’oratoire était vide.
M. le curé devait présider au repas. A une heure, on se mit à table, car les vêpres étaient pour deux heures et demie. Des serviteurs se répandirent dans le quartier – à cette époque, Passy était un village. Du haut de l’impériale de 1’«américaine de Versailles», un voisin croyait avoir vu Georges se dirigeant vers la Seine.
Une nouvelle catastrophe menaçait-elle la maison?
Non, à deux heures, Georges était agenouillé, à la paroisse, avant le retour de ses camarades… et l’on ne sut rien du mystérieux emploi qu’il avait fait de son temps, entre la messe et les vêpres: il prétendit qu’il était allé en bateau-mouche à Notre-Dame, baiser les reliques, le morceau de la Très Sainte Couronne d’épines que l’on conserve dans une châsse. Au vrai, comment eût-il eu le temps d’y aller? Il s’embrouilla dans des mensonges peu dignes d’un petit saint.
Mon ami avoue, dans ses cahiers rétrospectifs, qu’il était resté tout bêtement étendu sous son lit, pris de court pour inventer quelque chose d’admirable et qui lui valût des louanges. En rentrant de la messe, il avait volé, dans l’office d’Antonin, un des gros babas à la crème, en réserve pour le goûter, et des sandwiches qu’il dévora avant de s’offrir un court somme dans l’obscurité. Son seul dessein avait été de faire croire aux «centenaires» que «le petit saint» s’était envolé pour le Paradis.
Paradis ou Notre-Dame, ses parents comprirent alors qu’ils n’étaient point au bout de leurs tourments. Mme Aymeris eut recours au fameux remède de Miss Ellen: la campagne. Dès la fin de mai, on expédia Georges à Longreuil. Le docteur Brun lui ordonna de longues vacances, un repos total, pour combattre l’anémie, fortifier son corps et «l’armer contre les assauts de son imagination».
On suspendit les leçons, on cacha les livres et la musique. Georges tomba en mélancolie et, une fois encore, Mme Aymeris se demanda comment on le distrairait, puisque la marche lui était contraire et qu’il devrait, des semaines, rester au jardin sans rien faire. Le bébé et l’adolescent, la fillette et le garçon qu’il était à la fois, parlaient chacun sa langue; et les femmes de son entourage, si habituées qu’elles fussent à leur tâche, durent s’avouer vaincues. Elles «donnaient leur langue au chat». Quand il fut mieux, Georges se promena seul, la compagnie de Jessie étant défendue. Parfois, il ne rentrait pas, à la nuit. Son père songea à prendre un précepteur. Mme Aymeris inclinait à garder Georges tout à elle, tel qu’il était.
Les tantes vinrent au manoir en septembre. Georges paraissait en état de reprendre sérieusement le cours de ses études; mais qui serait son maître? Caroline et Lili, par discrétion, affectèrent du détachement, quand M. Aymeris demanda leur avis à ses sœurs: – Nous croyions que nous étions oubliées, depuis ton mariage. Et tant mieux! firent-elles. A chacun ses soucis; mais si nous avions des enfants, il est probable qu’ils ne seraient pas comme ceux d’Alice. Notre avis? Peut-être que nous n’en avons pas… D’ailleurs nous ne sommes bonnes à rien!
Lili rassembla son courage. Elle parlerait «net», quelque sort que ses paroles dussent avoir. Et elle exposa à nouveau ses anciennes théories que l’année terrible n’avait rendues que plus irréfutables.
Primo: il fallait dégourdir l’enfant. Pour cela, le fourrer au collège comme tous les petits Français; les précepteurs sont des pique-assiette, des sans-façons, de gros paysans amateurs de bonne chère; ou des sujets trop distingués, qui font la cour aux femmes. Connût-on un prêtre comme celui de Charles des Martins, à la bonne heure! Mais ces merveilles-là ne se rencontrent pas au coin des rues. Et puis son Georges, après l’exaltation de la première communion, ne devait pas avoir un ecclésiastique à ses trousses. Non, non, ce n’est pas cela qu’il lui fallait… Georges fleurait le séminariste et, que diable! il serait militaire, les tantes l’espéraient du moins. Il s’agirait maintenant de venger la Patrie, de préparer la revanche! Ç’avait été une belle escorte, pour Georges, qu’une miss, une nourrice en bonnet et une petite Angliche chlorotique! Alice volontiers redonnerait des jupes à son fils. Elle ne voyait donc pas le duvet pousser déjà sur la lèvre de Georges? Pourquoi ne le mettrait-on pas tout bonnement à Fontanes, où il y avait des demi-pensionnaires?..
En octobre 1873, il entra au lycée. On le conduisait le matin en voiture. Il déjeunait rue de la Ferme-des-Mathurins, chez Mme Demaille, l’amie intime de ses parents, une des «centenaires». Pour les répétitions, il eut le secrétaire du proviseur, un M. Reverdy qui avait débuté dans un four à bachot où il «chauffait les cancres». Le proviseur, qui terrifiait les lycéens quand il apparaissait dans les classes, n’entra jamais dans le bureau de M. Reverdy sans se pencher sur les devoirs de Georges. Médiocre élève, mais docile et appliqué, il fit sa sixième tant bien que mal, et bourré de répétitions, remorqué par un très expert chauffeur pour examens.
Il fut une sorte de «demi-pensionnaire sans la nourriture» puisqu’il put jouir de la faveur de remplacer la salle d’études et le pion par l’un des salons du Chef Suprême, dont un simple répétiteur était le secrétaire. Mais ainsi M. et Mme Aymeris créaient à leur fils une position ambiguë et ridicule auprès de ses camarades, que Georges ne voyait qu’aux classes et qui l’appelèrent le «chien du proviseur». Il ne se fit point d’amis. Avant la classe de l’après-midi, le précepteur de deux camarades, «triés sur le volet» et bien sages, promena Georges aux Champs-Elysées avec «ces jeunes seigneurs du faubourg Saint-Germain».
Jessie, externe dans une pension, rentrait à Passy en même temps que Georges. Ils passaient ensemble la soirée: nouvelle imprudence, selon Mlles Aymeris:
– Alice tente le Diable! dirent-elles.
Georges allait, jeudis et dimanches, au manège Pellier, rue de Suresne. Sur la jument Eglantine ou le cob irlandais Patrick, il galopait autour de la piste, sans étriers: épreuve au-dessus de ses forces. Plus d’une fois, de la tribune d’où l’encourageaient ses tantes et Miss Ellen, au lieu de descendre dans le manège, il fila dans la rue, courut jusqu’à la Madeleine, dans l’espoir d’entendre les orgues. On lui donnait cinq francs à chaque séance d’équitation, comme récompense, car ces leçons l’ennuyaient extrêmement. Un écuyer, ancien sous-officier de dragons, Normand aux fines moustaches rousses, lia connaissance avec Miss Ellen, toujours sensible à la cavalerie. Après une longue résistance, et de peur d’un scandale, M. et Mme Aymeris consentirent à ce qu’Ellen se fiançât au bellâtre, dont la famille, honorablement connue en Calvados, avait fourni de bonnes références. N’eût-il pas été blessé, Gonnard Gabriel serait aujourd’hui chef d’escadron: – Il n’y a pas de sot métier pour ces héros! – pensa-t-on.
Ellen et Jess s’établirent ainsi plus solidement chez les Aymeris; ceux-ci ne demandant qu’à contracter des devoirs, à rendre service aux malheureux, les Gonnard feraient partie de la famille. N’étaient-ce pas Caroline et Lili, si peu suspectes de faiblesses pour les humbles, qui avaient protégé l’ancien dragon, avec son tabac, son odeur d’écurie et son odieuse vulgarité? Le beau Gabriel était «un brave»!
Le soir, après quelques instants accordés à Mme Aymeris, et avant qu’elle ne lût le journal la Patrie, en attendant le retour de son mari, les enfants remontaient dans la salle d’études; le maître d’équitation y faisait sa cour à Miss Ellen. Ensuite, légitimement uni par M. le Maire et M. le Curé, le nouveau couple logea au fond du jardin dans le pavillon fatidique, qui s’était ouvert pour Georges à la mort de son frère Jacques.
Si la pipe et le fade relent de purin qu’apportait Gabriel «dans son costume de travail» délectaient Mme Gonnard, Georges en avait mal au cœur; mais, à cause de sa compagne, il passa dans cette société, deux ans de suite, des soirées pendant lesquelles il assista, innocemment encore, à certaines scènes bien intimes d’un ménage amoureux…
Pour ne pas faire de peine à sa chérie, mon ami tâchait d’être aimable avec les Gabriel Gonnard. Mme d’Almandara coupa heureusement ces veillées par des leçons de piano, quand ce n’était pas un professeur de mathématiques, ou M. Reverdy lui-même, venus à l’heure du sommeil infliger à Georges des répétitions supplémentaires et parfaitement inutiles: la tendre Mme Aymeris devenait inexorable dès qu’il s’agissait de leçons.
«Je passais pour un enfant gâté. Mes parents m’adoraient et il me reste le souvenir de n’avoir jamais fait mes volontés», écrit Georges dans son journal.
Cet hiver-là, Jessie prit un mauvais rhume. Mme Aymeris la confina au troisième étage, au-dessus de la chambre de Georges. Sans qu’on le lui défendît, Georges n’osait pas s’y rendre. L’absence de sa camarade lui fut atrocement douloureuse, mais personne ne sut rien de ses souffrances… il ne prononçait pas le nom de Jessie, même pour s’enquérir d’elle. On lui reprocha de l’oublier. Il rougit; ses professeurs le «tuaient de travail»: avait-il le temps de songer à Jessie, avec ces répétitions nocturnes, comme nul autre élève n’en prenait?
– Mon cher enfant, si tu travaillais mieux au lycée, tu serais libre de jouer ton Schumann avec ou sans Mme d’Almandara! Les leçons avant le plaisir!
Ceux qui les observaient eussent cru Jessie et Georges indifférents l’un à l’autre. Le temps avait peu changé leurs manières; leurs rapports semblaient même un peu guindés, ce dont les Aymeris se félicitaient, s’ils regrettaient que Georges n’eût pas plus d’occasions de se distraire avec une enfant dont on avait espéré lui faire «une sœur». Mme Aymeris regrettait maintenant que Jessie ne fût pas plus brillante, plus ingénieuse dans ses jeux; faudrait-il reconnaître, comme Lili et Caro, que Jess était une sotte? Si Mme Aymeris l’avait tenue plus près d’elle, peut-être eût-elle développé cette intelligence lourde. Les tantes s’embusquaient derrière les verres, l’une de son binocle, l’autre de son face à main, pour mieux épier la sainte Nitouche qui méditait quelque sournoiserie. M. Aymeris, dans le dessein de répondre à leurs critiques, effaçait de son mieux la figure déjà si fruste de Jessie. Les silences des vieilles demoiselles étaient des reproches. Chacun, à la maison, pensait à Jessie, et personne n’en parlait, hormis les tantes qui parfois, entre elles, après une promenade ou un dîner, exprimaient le désir de «casser cette poupée pour voir ce qu’il y avait dedans». Y aurait-il une anguille sous roche?
Jess vivait de plus en plus avec les Gonnard. Ellen lui releva les cheveux en chignon; Jess porta une robe presque longue, était même sortie, un jour d’été, «en taille», et elle avait une bague dont un cœur formait le chaton, cadeau de bijoutiers établis dans la rue du Temple, les cousins de Gabriel. Ensuite Jessie exhiba des boucles d’oreille, un collier de corail, des gants de chevreau glacé, pour se rendre le dimanche dans la famille de Gonnard, «des gens très bien établis dans le commerce de luxe».
Georges ne la vit presque plus. Il notait l’heure de son départ, et ne s’endormait pas avant d’avoir entendu, parfois après minuit, des pas sur le gravier du jardin. Où étaient-ils allés, les Gonnard?
Malgré la présence de Georges et de Jessie, ce n’avait jamais été, chez les Aymeris, les importunes mais si joyeuses galopades, les querelles et les rires, le tapage enfantin, tant regrettés depuis la mort de Marie et de Jacques. Cette maison semblait devoir pour toujours être la maison du deuil, de la vieillesse et du mystère.
Dans les cahiers, qu’il commença d’écrire vers sa dix-huitième année, et qui étaient comme des films de cinéma, Georges Aymeris note qu’il imaginait, à l’époque où nous parvenons ici, que Jessie lui avait été soustraite, parce qu’il avançait en âge: La sœur d’Ellen Gonnard, ma gouvernante, est appelée à prendre une autre route que moi.
Son affection aurait alors pu paraître surtout faite de compassion, car, depuis sa visite à Oxlip Hall, il avait vu chaque jour s’élever des barrières entre Jessie Mac Farren et lui. La pitié est un sentiment rare chez les enfants; mais Georges, comparant son sort à celui de Jessie, se reprochait d’être un «vilain petit riche».
La pleurésie, dont Jessie faillit mourir, rappela les jours détestables après celui où Jacques, au retour du Bois, était devenu invisible, puis était parti pour toujours. Georges revit les mêmes médecins, les mêmes sœurs gardes-malades de la rue Bayen, les protégées de son père. Il n’osa point encore s’informer, mais on causait devant lui. Il cassa sa tirelire, une grenouille en terre verte, contenant ses épargnes, «son trésor», acheta une bouteille d’huile de foie de morue chez un pharmacien de la rue du Havre, et au lieu d’aller chez Bourbonneux à la sortie des classes s’offrir des éclairs au chocolat, des puits d’amour ou des pâtés au macaroni, triomphe de ce pâtissier, se mit en recherche de prospectus, de médicaments pour les bronches.
Il découvrit un philtre merveilleux, qui colore les joues pâles des malades; mais comment le ferait-il porter en secret à Jessie? Tout un mois, il cacha la fiole dans son pupitre. Ellen Gonnard la découvrit.
– What’s that stuff meant for? You’re not going to have it; you’re all right, you, sir!17. – Elle l’appelait «sir», au lieu de master Georges! Quelle punition!
Ellen reprit:
– Let me have it for my sister. She’s very ill18. – Oh! bonheur! Ellen voulait que cette bouteille allât chez Jessie, et déclarait sa sœur très malade.
C’était la perche tendue au baigneur qui se noie.
Il supplia Ellen de ne pas dire d’où venait la bouteille… il aurait l’air trop bête!
Ce présent devait être anonyme et l’on convint qu’il n’en serait pas question chez les Aymeris. Mais Ellen Gonnard qui avait méconnu Georges, s’accusa publiquement et fit part à tous les domestiques de cette délicieuse attention.
Georges n’en devint que plus muet et plus gauche.
Ses études étaient déplorables. Les professeurs l’aimaient pour sa gentillesse et son application (hélas! stérile), mais le tenaient pour un pauvre élève sans moyens. Ses places étaient «honteuses», dans les compositions hebdomadaires, sans que personne songeât à l’excuser pour son manque de mémoire. De ses vains efforts, autant que ses parents, l’enfant s’alarma. Sa mère, «sûre qu’il n’était pas une bête», irritée par sa lenteur et ses insuccès, lui dépeignit un soir le sort des «cancres». C’était un samedi, Georges revenait de Fontanes dans la voiture, avec Mme Aymeris. Comme il avait été le dernier en composition de «math», sa mère le grondait; il se cramponnait à son bras, comme elle feignait un chagrin profond, lui disant: – Je suis obligée de le croire enfin, tu n’es qu’un incorrigible paresseux! Si tu continues ainsi, tu mourras sur la paille humide des cachots, tu seras la honte de la famille!..
Et Georges vit s’ouvrir une sombre prison; il sentit la paille humide, comme s’il y était déjà, au milieu des puces et des punaises, avec une cruche d’eau et du pain sec. Il sanglota, eut une attaque d’indigestion et de la fièvre, comme de coutume quand il était trop ému. On le garda jusqu’au midi suivant au lit. Cette fois, il n’avait plus envie d’être, comme Jacques, «un malade».
– Ne songeons plus au succès! pensa la mère; tant pis s’il affronte le baccalauréat à vingt ans; on ne peut plus le laisser pousser comme une plante dans les champs. Il redoublera ses classes, mais il arrivera!
Or c’était le moment où d’autres parents l’eussent envoyé seul à la campagne…
A cette époque, Georges semble être devenu conscient de quelque chose de doux et de pénible à la fois, qui était sa première inquiétude sentimentale. Personne n’y prit garde, et à quels indices aurait-on deviné la cause des émois qui demeuraient encore si mal définis par lui-même? A la première crise ou à la dernière, les symptômes de l’amour sont les mêmes; nous portons longtemps ce mal en nous avant qu’il n’éclate; mais il est une différence entre les passions puériles et celles des adultes: l’enfant qui n’a pas encore souffert, s’y adonne, et ne s’alarme pas là où l’homme, qui s’en croyait guéri pour toujours, s’effare comme un blessé qu’on renvoie au feu. L’isolement moral où il avait jusqu’alors vécu, malgré qu’il ne fût jamais seul, Georges cessa d’en souffrir. Il avait trouvé, pour le culte de son cœur trop fervent, une idole, et elle était vivante.
Toutes les heures du jour se remplirent, s’enrichirent. Il sut pourquoi il ouvrait une porte, sortait du salon et remontait à sa chambre sans qu’un professeur l’y attendît pour une leçon ou quelque autre exercice commandé. Le corps lumineux de sa compagne fit pâlir les vagues figurants de l’entourage. Et de l’ennui d’un jeune prince importuné par les soins de sa cour, l’empressement de ses ministres et de ses serviteurs, il passa soudain à l’état de révolte d’un gamin qui va briser des vitres ou voler des clefs. Il garde les pièces de cinq francs qu’il reçoit en récompense d’être allé au manège et à la gymnastique ou comme cadeaux d’étrennes; il compte son argent dont il n’avait pas encore compris l’emploi, il thésaurise en vue de quelque accident ou pour répondre à quelque besoin de Jessie. Ils ne se quitteront plus jamais! Si elle partait, il la suivrait jusqu’au bout du monde, n’est-ce pas? Et, cependant, que deviendra sa Jessie plus tard? Quels sont les projets de papa et de maman? Il ne conçoit pas l’actuel état de choses sans la durée, se disant tout bas: – Toujours! toujours! toujours! – Mais laisserait-on indéfiniment Jessie auprès de lui? Et si cette maigreur, cette toux persistaient où enverrait-on la malade, et alors, comment vivrait-il sans elle?
Jessie l’aimait-elle un peu, du moins? Jessie savait-elle que Georges, dans sa chambre, retenait sa respiration, la nuit, pour écouter mieux et s’assurer si son amie ne toussait plus? Il porta sur lui un chronomètre, un souvenir de première communion, et compta, comme les médecins, par les sauts de la petite aiguille, les secondes entre chaque quinte, quand Jessie avait un gros rhume; il chercha dans un dictionnaire de médecine les termes techniques dont se hérissaient les ordonnances du docteur; se procura un thermomètre et, sous prétexte que l’étage de la maison où couchait Jessie était plus froid que le sien, Georges dit à sa mère: – Maman, faites-nous changer de chambre: la chaleur du calorifère me donne des maux de tête, je ne suis jamais si bien qu’au frais.
Mme Aymeris n’y vit point malice et fit maçonner la bouche de chaleur; Georges resta au «piano nobile», à côté de la chambre de sa mère; il prit une bronchite, dont il se réjouit… il aurait, du moins, quelque chose en commun avec l’objet de toutes ses pensées! Dans la rue, il criait le nom de sa compagne, ces deux syllabes qu’il avait peur d’entendre prononcer par les centenaires, quand il était à Passy.
Ses tiroirs s’emplirent de boules de gomme, de bâtons de réglisse et de jujube, qu’il faisait remettre par Miss Ellen à Jessie.
Caroline et Lili gardaient jalousement un album de photographies, vues de Passy et de Longeuil, qu’elles ne prêtaient à qui que ce fût.
Georges convoitait cette collection, pour deux cartes album, où Jessie et lui-même étaient représentés, côte à côte, au bord de la mer. Il n’eut de cesse que ses tantes ne les lui donnassent. Il attendait avec impatience les vacances prochaines et acheta un dispendieux appareil, de grande dimension, pour faire poser Jessie dans des attitudes agréables. Peut-être serait-elle mieux portante alors!
Un jour qu’il se promenait avec toute la famille, suivie de Miss Ellen et de Jessie, une amie interrogea Mme Aymeris:
– Qui est cette jeune fille?
– C’est la sœur de la bonne anglaise de Georges. Nous l’élevons chez nous; elle est maladive.
Georges surprit ces paroles, s’arrêta, humilié, inquiet, furieux; il aurait voulu se jeter au cou de sa mère et proclamer:
– Jessie est ma reine, ma chérie, Jessie est une Mac Farren d’une noble famille écossaise tombée dans la misère, et nous avons l’honneur de la posséder sous notre toit. Elle est frêle comme toutes les princesses; elle est blanche comme un lis, elle est en argent et en verre filé; ne dites plus ce que vous avez dit, je vous en supplie! Ou bien je meurs comme Jacques, comme Marie, comme tous vos enfants!
Il construisait mille histoires pour rabaisser les siens et soi-même, exaltant ces Mac Farren déchus, mais dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, glorieuse, plus que noble: royale! Et Georges se faisait «l’humble page de la Dame aux Mains d’ivoire», la sœur de la bonne anglaise– avait-on dit…
Il était, hélas! l’enfant devant lequel certains mariages avaient été discutés et désapprouvés. Jessie ne serait pas un «parti» pour le petit-fils d’Emmanuel-Victor. Si, repris l’un et l’autre d’une mauvaise bronchite, s’ils pouvaient, «dans une nuée radieuse, quitter ensemble cette terre pour s’envoler vers le Paradis où les ailes des anges palpitent au son des trompettes d’argent et des cistres!»
Un des chapitres du journal portait ce titre: De l’inégalité des conditions sociales. Ce «problème» y était d’ailleurs peu traité.
J’étais séparé de l’objet aimé, comme l’est une novice de Celui qui habite le radieux tabernacle des autels. Mes sens allaient s’éveiller, mais encore pur dans mon corps et mon esprit, les hommes et les femmes ne différaient à mes yeux que par la voix et l’habit.
Un soir, en récompense d’une «bonne place» dans une composition de narration française, on le régala d’une représentation au cirque des Champs-Elysées. Il suivit émerveillé les sauts, les exercices prodigieux d’une écuyère en maillot rose et jupe de tulle à paillettes. Des clowns au visage enfariné tendaient des cerceaux en jetant leurs lazzis au travers de la piste. Le cheval tournait, le fouet de «Môssieu Loyal» claquait, les cymbales, les cornets à piston, une musique infernale vous perçait, comme une vrille, le tympan. Georges fut secoué d’un étrange frémissement, douloureux comme si sa chair se vidait, puis se détendait dans un bain chaud; il mit son mouchoir sur son visage, s’essuya le front et, confondu par ce phénomène incompréhensible, il se dit incommodé; on n’attendit pas la fin du spectacle pour l’emmener.
Mme Aymeris s’empressa d’appeler le docteur; Georges ne sut quoi lui dire, assura que ce n’était rien… Il avait eu un éblouissement, une mauvaise digestion. On le purgea, on le mit au régime, il n’osa pas protester et se demanda s’il n’avait pas été tout de même malade.
Alors il se rappela les descriptions que lui donnaient en classe certains mauvais gars, de jouissances encore inconnues de lui. Aujourd’hui, était-il comme ses vantards de camarades? Il en conçut une certaine fierté, et dissociant la scène du cirque d’avec le sentiment tendre dont il était envahi, s’efforça de chasser les images trop réalistes qui repassaient devant ses yeux dès que sa pensée le ramenait à son idole.
Il est minuit. La lumière d’une tour en porcelaine blanche à trous, la veilleuse classique, repose derrière les rideaux sur un guéridon au pied du lit. La flamme vacille, fait danser les meubles; les fleurettes jaunes du papier de tenture bleu s’éclairent, puis s’effacent. La chemise et les vêtements de l’écolier prennent sur les chaises une forme humaine, ou se noient dans l’ombre. Le réveille-matin hache de son tic-tac le silence de la maison, marque le temps qui unit l’hier au lendemain. Georges grelotte sous ses couvertures, compte, écoute, retient son souffle, attend un autre bruit. C’est une obsession!
– Toussera-t-elle? A-t-elle toussé?
Une voix sèche, là-haut, le fait tressaillir. Il n’a pas pu se rendormir depuis qu’une forte quinte l’a dans son premier sommeil réveillé, et il pense: – Le docteur Brun assure qu’on réduirait cette maudite toux avec de l’huile de foie de morue, si Jessie pouvait s’y accoutumer. Elle est si pâle et si maigre! Peut-être que si je priais beaucoup, là, dans le coin, devant la statue de Notre-Dame de Lorette, peut-être obtiendrais-je que Jessie fût plus rose et plus grasse! Que ne puis-je lui donner un peu de mes joues! Mon gilet de flanelle? Tout ce que je possède! Mais sait-elle que je ne pourrai plus vivre ainsi? Si cela continue, je m’enfuirai. – Il réfléchit: – Mais non, impossible de la laisser seule ici, sans moi! Est-ce que cela la peinerait d’être sans moi? Elle est si drôle! On ne sait jamais si elle vous voit. Si elle savait que je reçois un coup dans la poitrine, à chacune de ses quintes! Les autres n’ont pas l’air de s’en apercevoir, pas même sa sœur Ellen. Gabriel Gonnard la regarde de travers, il la hait. Pourquoi? Mais moi, je suis là, je sais, moi, je sais! Si j’osais du moins lui jeter un châle sur les épaules, quand elle traverse les corridors! Et ce séjour à Cannes, projeté pour nous, après ma dernière bronchite? Emmenait-on Jessie là-bas? C’est elle qui devrait y être, dans le Midi!.. Si je pouvais pincer une autre bronchite!.. Je vais me remettre à tousser, comme Jessie, ce n’est pas malin de faire semblant!..
Georges se lève, ouvre la fenêtre, s’expose à l’air d’une nuit humide de décembre. Il met sa poitrine à nu, il lui faut une mauvaise bronchite, il l’aura! Il frissonne, se recouche, s’étend, puis se dresse sur son séant pour écouter, car le crin de son oreiller grince et offusque les autres sons. De nouveau, Jessie tousse. Georges tressaute, il pose sa main sur son cœur: boum! boum! boum! La sueur perle à ses tempes. Il passe sa manche sur son front. Trois heures sonnent. Patience! trois autres heures et une demie, et le réveil-matin lui enjoindra de s’habiller, de préparer ses leçons avant la classe, puisqu’hier soir il a lu Pickwick avec Jessie au lieu d’apprendre sa géographie et son algèbre; et il sera collé.
Enfin Georges perd connaissance.
Le supplice devait se prolonger. Les études ne donnaient toujours pas satisfaction à la famille Aymeris, quoiqu’un professeur, devinant les goûts de Georges, l’eût «poussé dans le latin et dans les lettres». Les sciences étaient toujours faibles, mais le baccalauréat apparaissant loin encore, Georges «redoubla» sa seconde. Les communications entre Georges et Jessie s’espacèrent. Le Dr Brun avait envoyé la convalescente en Suisse dans un sanatorium. A son retour, les époux Gonnard «la réclamèrent»; elle habiterait avec eux dans le pavillon au fond du jardin; Jessie aiderait Ellen dans les menus soins du ménage.
C’était encore la séparation! Georges, tirant profit de ses lectures romanesques et sentimentales, conclut que le sort des amants, toujours contrariés par la vie, est triste, mais noble. S’il pouvait rencontrer dans le jardin Jessie, les yeux cernés par la fièvre! Puisqu’on l’avait dite sauvée, elle devait maintenant brûler d’amour et attendre, comme lui-même, quelque jour prochain d’ivresse. Dès ses examens passés, Georges, solennellement, devant sa famille réunie, proclamerait une passion qu’il avait jusqu’ici tue; et sa mère ayant formé le dessein d’adopter Jessie, ne serait-il pas naturel, après tout, qu’une Miss Mac Farren devînt la bru des vieux Aymeris?
Mais elle avait avec Georges des façons nouvelles.
Jessie se retirait, rougissait à mon approche. Etait-ce un de ces mouvements involontaires par quoi l’amour se divulgue, dit-on?
Quoiqu’en retard et plus âgé que ses camarades de lycée, Georges restait candide au milieu de gamins qui ne l’étaient guère. Néanmoins il apprenait des dessous de la vie, plus que d’algèbre, de physique et d’histoire.
Quel rôle auront joué, dans l’enfance des petits Parisiens d’alors, le Passage du Havre et les entours de la gare Saint-Lazare!
Nous savons que Georges se promenait avec le précepteur et les deux frères de La Roche-Michelon, ces parfaits produits du faubourg Saint-Germain. Mme de La Roche-Michelon invitait Georges à des goûters assez ennuyeux, avec quelques garçons «extrêmement comme il faut», et dont on savait «qui sont les parents». Georges admira les tableaux anciens qui décoraient l’hôtel La Roche-Aymard, un des plus vastes de la rue de Grenelle, et le plafond, par Boucher, d’un escalier en marbre rose. Georges était «extrêmement comme il faut» aussi. Mais Mlle Adélaïde, la sœur d’Alain et de Gontran de La Roche-Michelon, ne parlait point à Georges Aymeris comme aux autres convives, ses cousins pour la plupart. Mlle Adélaïde lui faisait penser aux Ladies Margaret et Ethel, aux derniers jours à Oxlip Hall.
Mlle Adelaïde n’eût pas approuvé le mariage avec Jessie!
Les La Roche-Michelon s’abonnèrent aux matinées classiques de Ballande; Georges y alla avec eux pour entendre du Corneille, du Racine, du Molière; ces représentations comportaient une conférence par des professeurs de rhétorique.
Il y en eut deux par M. Legouvé, sur Lamartine; mais le même texte appris par cœur, semblait-il, puisqu’à huit jours de distance j’entendis l’académicien faire les mêmes «lapsus linguæ» d’un effet irrésistible à une première audition; a la seconde, je me crus volé.
Les La Roche-Michelon n’avaient pas redoublé. Georges ne fut donc plus dans leur classe, et il se trouva que ses cadets étaient d’une catégorie autre que les camarades de la classe précédente, en majeure partie des étrangers.
Il était déjà moins question de la guerre de 70. Paris devenait cosmopolite et, au lycée, des Roumains, des Sud-Américains moustachus fumaient des cigares à anneau d’or, piquaient des épingles de perles en des cravates mirobolantes, autour de cols cassés, et se coiffaient à la Capoul. Ceux-ci n’allaient pas aux matinées classiques, mais patinaient au Skating-ring avec des «dames». Ils y entraînèrent Georges, ainsi qu’au café-concert, qu’on n’appelait pas encore Music-Hall, mais le beuglant; ils voulaient le conduire dans bien d’autres lieux de plaisir, les jours de semaine, entre les cours, et après…
Dans la maison même de Mme Demaille, mais du côté de la rue Tronchet, en face de l’hôtel Pourtalès, il y avait une boutique chinoise où Mme Aymeris s’approvisionnait de thé; Georges entrant un jour pour y faire une commande, un de ses camarades, le Brésilien Carlos del Merol, courut après lui, le saisit par l’épaule: – Dis donc, mon vieux, après moi, si tu veux! C’est mon heure!
Georges ne comprenant pas, del Merol le poussa, tomba sur l’innocent à bras raccourcis. Georges se défendit mal, déclara devant l’énorme dame fardée, qu’il achetait deux livres de thé pour Mme Aymeris, et rien de plus…
L’histoire fit le tour des classes. Poursuivi dans les préaux et dans la rue du Havre par des plaisanteries dont il rougissait, Georges subit l’opprobre en martyr chrétien, convaincu de la noblesse de son rôle, quand il gravit son Calvaire, de la rue de Provence aux confins de Montmartre, ligoté par de mauvais drôles résolus à compléter son expérience de jeune mâle.
Giuseppe da Viterbo, un Napolitain qu’on eût pris pour un grand de philosophie ou de «spéciales», au développement de son système pileux, à ses pantalons évasés en «pattes d’éléphant» et à son fume-cigarettes d’ambre, était le roi de la division B, trop souvent voisin de Georges, d’après «sa place» dans les compositions.
Viterbo, quand il ne roulait pas dans les rues, «séchant la classe», dormait, «claqué par la noce». Des femmes! il n’y a que za! zézayait-il. De l’autre côté, un grand pâle, Souchon, les yeux battus, les narines ouvertes, avait des conciliabules avec Viterbo, projetait des «bordées» sur la butte, avec Noémi et Zaza. Georges se creusait la tête pour se représenter les scènes de débauche, décrites avec des mots qu’il n’avait point entendus ailleurs; et ayant un jour demandé naïvement une explication, Viterbo, le toisant, grogna: – Veux-tu bien nè pas nous mouzarder, gozze! L’amourr, est-ze quèza te rrégarde? Ces çozes-là, za nè serra zamais pourr toi!
Les plus intelligents, les gloires du lycée, portaient des noms qui sonnaient à l’allemande; surtout des noms de villes. C’étaient des israélites. Viterbo était, disait-on, israélite, et son père, un négociant en perles; les parents des autres étaient aussi «dans les affaires». Georges aimait ce mot israélite, si joli quand il vient dans les vers de Racine. Les La Roche-Michelon disaient: juifs, Georges rétablissait: israélites.
Dans la plupart des milieux bourgeois, on n’en connaissait pas, hormis de rares israélites établis à Paris; l’on ne faisait point de différence entre eux et d’autres «gens riches». Pour Georges, la juive, c’était l’étalagiste du marché de Passy, chez qui Ellen Gonnard trouvait «des occasions en étoffes et lingeries».
Mme Aymeris fit mille gentillesses et avances à trois jeunes Engelschloss qui emmenaient Georges au théâtre et allaient au concert Pasdeloup. Avec un Georges Cassel, bon pianiste, Georges déchiffra la partition à quatre mains de Lohengrin, dont le libretto, autant que la musique, lui donnait un plaisir indéfinissable.
Pourquoi Mme d’Almandara avait-elle «chuté» le prélude et la marche nuptiale de cet ouvrage, quand Pasdeloup s’était permis de les exécuter? Mon père avait, sous l’Empire, applaudi à la représentation de Tannhauser; il fit venir les partitions du Vaisseau fantôme, de Tristan et Isolde, des fragments de la Tétralogie, que Wagner montait pour l’ouverture de son temple de Bayreuth, et dont papa s’entretenait souvent aux dîners du dimanche à Passy, avec Léon Maillac.
Celui-ci, le plus jeune des centenaires, allait être bientôt l’initiateur, le confident de Georges Aymeris, une sorte de Messie sortant des nues.
M. Léon Maillac, le seul des centenaires qui ne me parût pas assommant, regardait mes barbouillages. Il avait beaucoup de livres, des tableaux. On ne me permettait pas d’aller chez lui; j’avais entendu dire par mes parents qu’on n’allait pas chez les vieux célibataires. Il riait de tous mes mots. Je l’aimais, il m’a mieux compris que qui que ce soit.
Mais nous retrouverons Léon Maillac plus tard.
Les trois israélites vinrent chez M. et Mme Aymeris; bientôt, on s’aperçut qu’ils étaient républicains! Leurs parents firent des tentatives «dépourvues de tact», offrirent des cadeaux, tels que pâtés de foies gras, dindes truffées, aux parents de Georges. Le bon M. Aymeris dîna, contre son gré, chez eux, avec des personnages politiques du nouveau régime, excusa Mme Aymeris, qui, elle, n’allait point dans le monde. On ne se tint pas encore pour battu… Avec sa brusque franchise, à la vingtième invitation, Mme Aymeris répondit à l’une des dames: – Ni mon fils, ni moi, jamais, jamais n’irons chez vous! Mme Engelschloss se vexa, ses fils ne retournèrent plus à Passy. Les tantes pensèrent: – Enfin, Alice aura eu du nez, une fois dans sa vie. Pierre est en train de se compromettre dans ce monde d’intrus interlopes, par lesquels se dégrade la République qu’ils veulent consolider; nous étions, quant à nous deux, sur le point de nous y rallier, comme à une forme provisoire de gouvernement… jusqu’au retour du Roi. Le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, en attendant, est «représentatif». Si M. le Comte de Chambord reconnaissait le Comte de Paris, la Monarchie constitutionnelle aurait plus de chances que la légitimité.
Le meilleur camarade de Georges était le fils d’un emballeur, Jean Michel. Georges le «cueillait», le matin, sur la route, prêt à grimper dans la voiture des Aymeris. Octave n’en disait rien, à la maison, car Georges ne se vantait pas de cette amitié, Mlles Caroline et Lucile ayant maintes fois dit: – Georges, énumère le nom de tes condisciples, allons vite! nous voulons savoir comment s’appellent tes amis. Sous la République, les collèges sont encore plus mélangés que sous l’Empire, il faut choisir ses relations, elles vous suivent toute la vie: imite ton père! Avant de se lier, un jeune homme demande à ses parents conseils et permission. En dehors des études, ne cause qu’avec ceux dont nous pourrions recevoir les parents; gare aux rastaquouères de ton lycée! tu sais, Georges, choisis des Français, avant tout!
Jean Michel était bien Français, mais les La Roche-Michelon traversaient la rue s’ils rencontraient Georges avec ce plébéien. Les manches de Michel étaient couvertes de lustrine. Il était dans les premiers, très trapu en discours latin, écrivait un français classique, mais, comme Octave, lâchait aussi des phrases très communes, «On a été se ballader à Suresne, on a mangé du saucisson avec une piquette épatante»… Ses mouchoirs avaient la taille d’une serviette et des carreaux blancs et bleus comme la toile à matelas. Georges jouissait mieux qu’ailleurs de Michel, quand ils étaient en tête à tête chez l’emballeur; Michel aurait voulu aller à Passy, mais Georges n’osait pas risquer une avanie: quelle confusion, si les tantes, ou même maman, avaient demandé à Michel: Qu’est-ce que fait Monsieur votre père? – et qu’il dût répondre: – Il est emballeur!
Georges et Michel poussaient, après la classe du samedi, jusqu’au boulevard Haussmann, pour admirer les vitrines d’un éditeur de gravures. Jean s’intéressait aux eaux-fortes symboliques de Chifflart, aux guerriers gaulois de Luminais. Quant à Georges, il était conquis par les colorations vibrantes de toiles originales devant lesquelles les passant s’esclaffaient de rire: un pont d’Argenteuil, des vues des environs de Paris, signées Sisley, Pissarro, Renoir, Claude Monet, nom qui lui semblait être une contrefaçon, car il entendait parler d’Edouard par Mme Demaille, la parente du magistrat M. Manet, père du «barbouilleur» dont elle déplorait l’excentricité. M. Léon Maillac, qui possédait des toiles de Renoir, connaissait la plupart de ces artistes.
Au retour de ses visites au magasin de Cadart, Georges rentrait chez Jean. Dans un cabinet pris sur l’espace d’une remise servant d’atelier à l’emballeur, Jean lut à Georges Manon Lescaut, des pièces de théâtre d’Octave Feuillet, du Musset, des drames de Victor Hugo; il récita des poèmes «à la gloire de l’amour». Jean s’était épris d’une cousine, choriste à l’Opéra-Comique; il composait pour elle et lui adressait des vers tendres et idylliques, d’une passion éthérée et cérébrale. Georges, pour paraître instruit, répétait des phrases de Viterbo et de Souchon, engageait son Jean à être plus audacieux et moins cérébral dans ses invocations; mais le poète planait et ne comprenait pas mieux que Georges par quels mystérieux maléfices, d’un sentiment tendre pour une belle demoiselle, le même garçon passait à un autre, cet amour dont les effets sont épouvantables, puisque les héros de la classe, avec leur teint de plomb, avaient l’air de pochards ou de chlorotiques.
Les tièdes et molles journées d’avril qui égarent la raison des vierges, inspirent à ces ardentes colombes des désirs moins clandestins, des inventions moins perfides que l’éveil des sens chez un jeune mâle tapi entre les murs d’une classe de collégiens. Jean et moi reculions de dégoût au bord de ce cloaque, nous refusant à laisser choir la fleur précieuse que nous serrions encore dans notre main.
Chaque lundi, selon le résultat d’une composition, pour la semaine les élèves changeaient de place sur des amphithéâtres à la mode de 1830, mal aérés, obscurs, empuantis par la respiration de cinquante poitrines. Le professeur ne s’adressait qu’aux meilleurs sujets, ses «chouchoux». Les autres causaient entre eux – et de quoi, mon Dieu! – les moins corrompus étant tout de même très avertis. Un Arménien, Zacharies, trop souvent assis auprès de Georges, c’est-à-dire au dernier rang, lui prêtait des livres, la République des Lettres, périodique publié à Lyon et où parurent les premiers poèmes de Maupassant, «d’un réalisme brutal»; de Zola, l’Assommoir; de Monsieur Mallarmé, des poèmes en prose et en vers. Georges avait eu comme maître d’anglais, en cinquième, ce Monsieur Mallarmé. A cause de sa bonne prononciation, mon ami s’était attiré la sympathie du professeur qui gardait les devoirs d’Aymeris, corrigés à l’encre rouge et d’une écriture ravissante de demoiselle.
Un sonnet Vere novo, paru dans le Parnasse contemporain de 1876, et que lui signala Zacharies, plut tant à Georges, qu’il supplia Monsieur Stéphane Mallarmé de bien vouloir lui en donner une copie manuscrite. Ces vers, les seuls qu’il pût retenir, il les récitait devant le pavillon des Gonnard, dans le parfum des glycines et des seringas.
Le printemps maladif a chassé tristement
L’hiver, saison de l’art serein, l’hiver lucide,
Et dans mon être à qui le sang morne préside
L’impuissance s’étire en un long bâillement.
Des crépuscules blancs tiédissent sous mon crâne
Qu’un cercle de fer serre ainsi qu’un vieux tombeau,
Et, triste, j’erre après un rêve vague et beau
Par les champs où la sève immense se pavane.
Ce sonnet fut un de mes appâts à la littérature. M. Léon Maillac approuva Mallarmé: comme Claude Monet, Renoir, et, d’une façon générale, mon goût. (Cahiers de 1883.)
Jessie demeurait invisible. Georges lui écrivait, puisque, le soir, elle n’était jamais plus à table chez Mme Aymeris. L’infidèle ne répondait point à des lettres désespérées.
Mme Aymeris était seule, à son ordinaire, lisant la Patrie, ou tricotant avec Nou-Miette qui, au lieu de s’en être allée vivre au pays, demeurait, plus que jadis influente, comme femme de charge ou dame de compagnie de sa patronne; elle mangeait avec Mme Aymeris.
– Ramène donc tes camarades à dîner avec nous, disait maman. Amuse-toi! Vois-tu, mon chéri, je suis trop vieille! Jessie est loin d’être ce que j’eusse espéré, et je la crois d’ailleurs perdue. Elle est comme une feuille de papier blanc, elle ne se traîne plus, elle a peur de se montrer. J’appelle le docteur Brun; Ellen le renvoie, car elle a soi-disant son médecin à elle, et le consulte pour sa sœur. Je ne m’en mêlerai plus, comme diraient tes tantes, jusqu’à ce qu’on vienne me prier de faire quelque chose.
Nou-Miette se rengorgeait. Georges laissait tomber la conversation, et s’asseyait au bureau de son père où il rédigeait fièvreusement une épître de plus, qu’à la nuit il jetait dans la boîte aux lettres, l’adresse écrite en caractères d’imprimerie pour que la concierge ne reconnût pas sa main; puis il remontait dans sa chambre en se tamponnant les yeux avec ses poings.
– Georges, ne piétine pas des heures dans ta chambre, tu m’empêches de dormir, mon enfant! Je suis sûre que tu vas encore réciter des vers, au lieu de préparer ta composition de demain!.. – disait maman.
Il ne pouvait pas répondre, partait en sanglotant.
Un vendredi treize – Georges en devint superstitieux par la suite – sous une pluie tiède de mai, la voiture l’attendait à six heures et demie, rue du Havre, à la porte du lycée. Dans la calèche, au lieu de Mme Aymeris, était assise la tante Lili. Elle désigna à Georges une petite malle qu’il fallut enjamber pour s’asseoir sur la banquette.
– A qui cela, tante?
– Nous passerons par la gare de l’Est avant de rentrer, mon chou. Octave a porté le bagage de la Jessie au chemin de fer et ce colis a été oublié. Il faut que nous le fassions enregistrer pour Cologne.
Georges presse sa tante Lili de questions; il n’obtient que cette réponse:
– Nul à la maison ne t’en dira rien, c’est plus convenable, mais la maison est nettoyée! Les intrus ont été flanqués dehors et ce n’est pas trop tôt! Ta chère compagne est partie. Elle sera demain matin dans un couvent sur les bords du Rhin. Ne demande pas d’explications! Tout est pour le mieux. Papa et maman ont été bien inconséquents. Vois-tu, mon petit chéri, on a assez de ses propres parents. A un certain point, bonté et bêtise ne font qu’un. Ta mère est trop généreuse. Ton père a ses occupations; sans cela, c’est lui qui aurait depuis beau temps fait la lessive de ce linge sale…
Georges, dégoûté par ce ton vulgaire, fait arrêter la voiture, crie à sa tante: – Menteuse! – et rentre à pied.
Le récit de Mlle Aymeris n’était point exact… Ellen Gonnard était encore dans son pavillon. Le lendemain matin, un pot de faïence à la main, elle se rendait à la loge de la concierge où l’on déposait le lait pour son ménage. Gonnard ne l’accompagnait pas jusqu’à la grille, comme d’ordinaire, quand il s’en allait au manège, la taille pincée, les jambes arquées et faisant sonner ses éperons; aujourd’hui, Ellen était seule, les yeux rougis par les larmes. L’atmosphère de la maison était plus lourde encore que de coutume. Avant de se remettre en route pour Fontanes, muet, Georges prit son thé dans la chambre de sa mère. Mme Aymeris, enfin, jugea nécessaire de rompre le silence:
– Tu sais, Jessie est dans un couvent… Il fallait compléter son éducation; une occasion s’est offerte, elle est partie hier. Elle sera heureuse là-bas. La pauvre enfant m’a donné un témoignage de confiance et d’affection que j’eusse à peine attendu de sa part. Elle m’a chargée de te demander pardon.
Georges détourna la tête. Mme Aymeris reprit:
– Sache seulement que M. Gonnard est un misérable; il était cruel pour sa femme et sa belle-sœur. Si je te disais tout, tu ne comprendrais pas… Ton père a séparé le couple, et délivré Jessie qui était sous la domination de son coquin de beau-frère. Nous ne verrons plus ce bellâtre. J’espère qu’Ellen tiendra ferme; je vais l’expédier en Angleterre, je ne sais encore où… Mon chéri, ne me pose pas de questions! Peut-être plus tard… Mais pourquoi pleures-tu? Tu aimais donc Jessie comme une sœur? Elle ne le méritait guère, dis-toi bien cela!..
Georges ne se contient plus; il est secoué de hoquets, puis, retrouvant l’usage de la parole, se détache des bras de sa mère:
– Maman, ne m’interroge pas non plus! Je ne pourrai plus vivre sans la compagne que vous m’aviez donnée; c’est vous qui l’aviez choisie, et j’avais cru que c’était pour toujours! Laisse-moi, ne me plains pas. Allons, adieu, Maman! Je retourne à mon travail, n’en parlons plus…
Deux heures plus tard, des agents de police sautaient hors d’un fiacre, sonnaient à la porte. Ils accompagnaient Georges qu’ils venaient de relever sur la ligne du tramway. La jambe gauche était brisée, à la hauteur du genou; le visage avait porté, le sang coulait.
Les portes claquèrent, maîtres et serviteurs furent, en un instant, autour de Georges, qui eut encore la force de gémir:
– Pas de mal! je ne suis pas mort! Je ne sais pas encore sauter de la plate-forme de ces nouveaux omnibus à rails! J’ai été traîné, cinquante mètres!
Le chirurgien lava le genou, inspecta la plaie, prit une mine sérieuse, ne se prononça pas. L’accident était inexplicable. Désespoir? Tentative de… Pourquoi?
Des mois, Georges resta étendu; il ne devait plus jamais marcher sans une légère claudication. Pendant des jours et des nuits, gardé par la vieille nourrice, dégoûté de lire, toujours songeant à Jessie, il tâcha de reconstruire le drame qui avait précédé la fuite de sa compagne et de Gonnard. Avec Nou-Miette, il s’enhardissait parfois, comptant sur l’indiscrétion de cette bavarde.
Elle se fit beaucoup prier.
– Enfin, Miette, dis-moi donc ce qui s’est passé! Il faut que je le sache! Je ne suis plus un enfant; raconte, je te jure que personne d’ici n’en saura rien! Je devrais bien être mort, au lieu de Jacques!..
– Laisse-moi donc tranquille! mon petit doigt me disait que ces gens-là ne valaient pas la corde pour les pendre; pas la pauvre idiote, mais ces Gonnard!.. Il y a des choses qu’une femme de mon âge aurait honte de te raconter, mon pauvre chéri! Ah! c’est un animal, une bête brute, ce Gonnard. Ellen l’aimait trop; elle se serait «endêvée» pour lui. Il voulait la quitter, elle a voulu le retenir; avec ce cochon-là, elles avaient fait un marché… Mais non, je ne veux pas!.. Enfin Jessie est venue implorer ta maman de la faire partir au loin.
Et Georges, tout d’un coup, se rappela un rêve atroce, de plusieurs mois auparavant. Il avait vu Jessie exsangue, gémissante, fouettée par sa sœur dans une chambre d’hôtel, sur un lit aux draps défaits, maintenue par Gonnard qui avait, comme Viterbo, des pantalons à patte d’éléphant et une raie au milieu du front.
– Etait-ce un cauchemar, ou la réalité? Lui-même n’était-il pas, en ce moment, la proie d’une hallucination?
La vie des hommes est si drôle et si triste! Jacques et Marie devaient être bien mieux, là-bas, au Paradis…
1
Viandes rôties.
2
Livres récréatifs.
3
Veille de Noël.
4
Elle a les manières d’une femme du monde.
5
N’imitez pas, cher, ne regardez pas ces gens grossiers.
6
Fiacre à quatre roues.
7
Cab à deux roues.
8
L’ambassade de France.
9
Trop voyant.
10
Emmenez-le! Je ne permets pas à un garçon de m’embrasser.
11
Douairière.
12
Domestiques supérieurs.
13
Les locataires des maisons dépendant du château.
14
Casquette de voyage.
15
Oui, tout aussi fiers l’un que l’autre.
16
Venez, Jessie! venez! allons nous asseoir au jardin: j’ai tant besoin de vous! Venez tout de suite!
17
A quoi destinez-vous cette drogue? Vous n’allez pas la prendre: vous êtes bien portant, vous, monsieur.
18
Laissez-moi la donner à ma sœur: elle est très malade, elle.