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Lucia

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LE misérable! Le coquin! s’écria maître Aymeris en menaçant du poing le soleil, son ennemi personnel. Ils vont tous avoir des méningites, ces pauvres candidats!

Georges, par 35° de chaleur, le 20 juillet 1879, sortait de la Sorbonne, bachelier mais malade; incapable de dire pourquoi ni comment il avait été «reçu». M. Cartel-Simon soutenait M. Aymeris dont le parapluie était ouvert, au lieu que, chancelant, il s’en servît comme d’une canne.

Il avait suffi que ce M. Cartel-Simon, helléniste et auteur d’un ouvrage sur la sculpture carthaginoise, traitât Georges non plus en élève ordinaire, mais en artiste et en lettré, pour que le jeune homme rattrapât le temps perdu à Fontanes.

Croyant peu aux pronostics du chirurgien et des médecins, convaincus, disaient-ils, que l’enflure de la jambe le dispenserait du volontariat, Georges avait «poussé jusqu’à la philosophie» à tout hasard, et «afin de ne perdre qu’un an dans les casernes». Il s’imaginait mal étrillant des chevaux, portant le fourrage aux écuries; mais son horreur de la marche lui faisait choisir la cavalerie. Il s’était imposé, le matin, quand son genou n’était pas trop gros, de faire un tour au bois sur le paisible cob Patrick, qu’avait jadis dressé Gabriel Gonnard. Cette bête lui rappelait des jours sentimentaux et romanesques avec Jessie, sa chétive compagne d’enfance, aujourd’hui vêtue en couventine, obéissante aux Révérendes Mères, «et d’une piété édifiante», écrivait la Supérieure.

Georges n’avait plus sa belle foi de premier communiant; à peine allait-il aux offices; et encore par pudeur. Comment avouer, soudain, que l’on ne croit plus, après s’être dit pape? Ses premiers doutes l’avaient saisi d’horreur, il éprouvait cette sorte de honte qu’un certain soir, sous les girandoles du cirque, je l’ai conté, il avait eue de lui-même.

Un homme! il était devenu un homme! Des poils faisaient une tache beige sur sa lèvre. Lili et Caro pensèrent: Diablesse de bête de chute! Le maladroit! Ce n’est pas nous qui aurions été aussi peu lestes! Sauter par-dessus les haies et barrières, nous en sommes-nous donné à son âge! Des garçons, voilà ce que nous étions!

Seules de la famille, elles déploreraient que Georges ne fût pas «bon pour le service». Elles 1’«affectionneraient» plus encore sous le casque de fantaisie dont la crinière bat au vent, s’emmêle aux poils d’une conquérante moustache. Caroline avait un faible pour les régiments en tenue de parade, ne manquait jamais l’occasion d’une cérémonie pour les applaudir. Si Georges pouvait être dans un de ces escadrons de dragons à plumet rouge, quel honneur, de lui toucher la main en se haussant sur la pointe des pieds!

Mme Aymeris priait ses belles-sœurs de se taire, quand elles disaient que, peut-être, contre l’avis des praticiens, Georges serait «pris».

Il ne le fut pas à la première visite médicale pour le volontariat; restait l’épreuve de la revision. D’ici là, déciderait-on d’une carrière? Or le choix de Georges était fait. Ses parents, qui le destinaient à la diplomatie, lui firent de molles oppositions. Il se mit à peindre des natures mortes et des visages; parents, amis posèrent tour à tour dans une chambre qui recevait le jour du nord.

Mme Aymeris avait manié le crayon noir et l’estompe, même le pinceau d’aquarelle. On épousseta des «bosses» en plâtre, reléguées dans un coin du grenier; il les copia: le trait d’abord, puis les ombres et la demi-teinte en hachures et «dégradés». Georges rêvait de peinture à l’huile; il étala bientôt de la couleur sur des toiles. Son père lui obtint une carte de copiste au Louvre, pour essayer de faire une étude d’après une Vierge de Murillo, laquelle Mme Aymeris admirait pour son expression. Deux messieurs, visitant la salle des Espagnols, s’arrêtèrent près de Georges, le félicitèrent; l’un des deux lui demanda s’il ne vendrait pas sa toile: glorieuse offre! Un gardien révéla à mon ami que ces amateurs n’étaient autres que MM. Gustave Moreau et Henner; bien différents de ces illustres professeurs, le portraitiste Vinton-Dufour, l’un des «centenaires» qui dînait à Passy, le dimanche, semblait prendre plaisir à décourager Georges.

L’institution de ces repas dominicaux remontait au temps du grand-père, Emmanuel Victor, le Bâtonnier. Des musiciens, des savants, les plus connus, se retrouvaient, jadis, sur la colline du Trocadéro, presque la campagne alors; les soirées de printemps y étaient exquises. Par un escalier tournant on descendait, de la plate-forme où s’ouvrait la porte-fenêtre du billard, à une grotte dont les parois étaient revêtues d’entrelacs et de coquillages à l’italienne. Le marbre d’une figure de Louis le bien-aimé au pied d’une Vénus qu’on croyait être la Du Barry, y avait été remplacé par un moulage, à peine reconnaissable sous la mousse et le lichen.

Deux étages de terrasses séparaient «le château» du parc, réduit alors aux proportions d’un grand jardin, mais qu’on appelait Le Parc. Les quais en longeaient le mur d’enceinte, puis c’étaient les berges de la Seine, le fleuve et ses chalands. On s’y croyait, quand les frondaisons étaient drues, à cent lieues de Paris. Pour les sédentaires bourgeois d’alors, un jardin, dans la belle saison, n’était-ce pas un peu «les champs»? S’il faisait chaud, le couvert était mis sur le perron; des messieurs en redingote d’alpaga et à chapeaux de paille de riz, des dames en crinoline, une blonde sur la tête, par crainte du serein, causaient en prenant le café, les liqueurs ou le tilleul, jusqu’à l’heure de la dernière «versaillaise» qui, les prenant à la barrière des Bons-Enfants, les ramenait chez eux.

Temps abolis! Le nombre des convives s’était beaucoup réduit quand, à dix-sept ans, on fit venir à cette table jadis fameuse, mon ami, notre héros. La compagnie distinguée de Pierre Aymeris, bien moins brillante que celle d’Emmanuel-Victor, s’était dissoute à la guerre de 1870; il ne restait que les intimes. Leurs anecdotes, les noms qu’ils citaient amusèrent d’abord Georges.

Vers sa vingtième année, les dîneurs n’étaient plus qu’une dizaine, dont, heureusement, M. Léon Maillac. Ils venaient par groupes, à pied, les moins valides frétant un locatis pour la longue expédition. M. Aymeris arrivait chez lui, comme un invité, après avoir, à six heures, pris chez elle, dans le coupé, la bonne et vénérable Mme Demaille, alors âgée de près de 75 ans.

Sous sa capote de malines, de rubans et de fleurs, avec un «shall» des Indes à la broche-camée sertie de fins émaux, Mme Demaille, droite, tirée à quatre épingles, était une élégante vieille qui n’avait jamais manqué un seul dîner du dimanche, et dont elle était la reine. On connaissait l’origine des relations de M. Aymeris avec cette irréductible coquette, et les nouveaux convives apprenaient des plus anciens que la veuve d’Aloïsius Demaille avait choisi l’avocat comme «conseil», lors d’un héritage épineux. Le père de Mme Demaille, gouverneur d’une de nos colonies asiatiques, venait de mourir; une seconde famille qu’il laissait en Extrême-Orient, éleva des prétentions contre lesquelles cette dame, seule enfant d’un premier mariage, avait eu à se défendre d’autant plus âprement qu’Aloïsius ne lui avait laissé que des dettes. Statuaire d’abord, administrateur pour un temps de la Comédie-Française, Aloïsius, en un romantique désir d’allier l’art au négoce, avait, avec Feuchère, le ciseleur de Balzac, fondé une imprimerie modèle dont les somptueuses éditions de Faust et de Macbeth s’adressaient à un public alors restreint. La chute avait été rapide.

Me Aymeris plaida. Ce fut un grand succès dans sa carrière et le commencement d’une amitié dont l’esprit curieux de sa femme s’amusa d’abord. Mme Demaille vivait, à cette époque lointaine, étendue, presque infirme depuis la naissance d’une fille rachitique et pauvrette d’intelligence; cette triste Zélie rendit son âme au soleil du midi, vers l’âge de trente ans. Mme Demaille reporta sa tendresse sur les enfants Aymeris. Alice ne l’avait jamais prise au sérieux, et l’appelait la «cliente à la bergamotte» ou le «pastel de Latour»; – mais elle consultait Mme Demaille sur des questions de «tenue de maison», d’ameublement et de cuisine, Mme Demaille ayant «de fines recettes et les bons fournisseurs».

Lorsque Georges était élève à Fontanes, Mme Aymeris avait su gré à Mme Demaille que Georges pût déjeuner chez elle, afin de scrupuleusement suivre le régime que le Dr Brun lui ordonnait. Dans l’appartement à lambris, net et tenu comme un yacht par le Breton Josselin, factotum quinteux et aphone, Georges reniflait l’odeur du vétiver, de l’encaustique et des compotes à la vanille. Oh! les confitures de «poires entières»! Il ne s’en rassasiait pas plus que des albums où étaient collés, entre quelques essais de jeunes filles, des sépias de Hugo, des croquis de Roqueplan, de Nanteuil et d’Eugène Delacroix. Georges palpait les biscuits céladons, les Ming, les émaux Kang-Shi, les Bouddhas de bronze, que l’éloquence de son père avait fait revenir dans la part de sa cliente favorite. Georges affina son goût au contact de ces objets rares.

– Qu’est-ce qui retient Maître Aymeris auprès de Mme Demaille? se demandait-on.

Certes, ni l’intelligence de cette bonne dame, ni les confitures, ni les bibelots. Alice Aymeris disait: – Le besoin d’être flatté – M. Aymeris avait besoin qu’on l’approuvât. Mme Demaille ne le contrariait point.

Mme Aymeris dénonçait-elle une «clique» de simulateurs et de douteux indigents trop habiles à abuser du naïf philanthrope qu’était son époux? Alors Me Aymeris se troublait. Sans elle, il se fût laissé «tondre», malgré trois vigilants secrétaires qui, à l’instigation de la patronne, défendaient le patron. Celui-ci aurait oublié sa progéniture, au profit de «la pauvre humanité», réduisant ses honoraires, parfois les refusant «par horreur de l’argent qu’on gagne», disait-il. – Nous mendierons un jour comme vos pauvres! – protestait Alice Aymeris.

Mme Demaille, au contraire, cédait aux «exquises faiblesses de Pierre», le meilleur des hommes; imprévoyante elle-même, elle applaudissait aux munificences les plus extravagantes: si, par exemple, Maître Aymeris, en souvenir de Jacques et de Marie, faisait de ses propres deniers revêtir de mosaïques une chapelle du Sacré-Cœur pour ses Religieuses gardes-malades, de la rue Bayen; ou fondait des prix de vertu; Mme Demaille approuvait. Elle approuvait de même d’innocentes manies, telles que l’eau filtrée pour la salade, l’eau de Vals (pourtant débilitante au long usage), les doubles fenêtres, les cloisons de liège qui tamisent le bruit des voitures, quoiqu’il n’y en eût plus, disait Alice Aymeris, qui roulassent dans le parc des Aymeris, depuis le temps des carrosses; Mme Demaille approuvait les gilets en peau de lapin «contre les rhumatismes» et autres menus soins par lesquels, avant de l’atteindre, l’avocat se préparait à la caducité.

La vieillesse! Il l’appelait de ses vœux afin d’être semblable à la septuagénaire; elle lui en était reconnaissante, et regardant parfois le ciel au-dessus de la rue de la Ferme, soupirait: – Vous monterez tout droit là-haut, Monsieur Pierre! Comme vous êtes bon! Pour les êtres tels que vous, il n’y a point de purgatoire! – et riait, comme de toutes ses petites plaisanteries. M. Aymeris la priait gentiment d’être moins joviale.

Fascinée, et peu capable de juger les actes de l’avocat-philanthrope, elle s’égara avec lui dans les plus folles aventures charitables. Puisqu’en cachette M. Aymeris devait faire le bien, elle serait sa complice. Elle prêta son antichambre aux expulsés, ceux que les secrétaires avaient fait chasser de Passy par Antonin: «les clients de la salle d’attente». Mme Demaille jura: – Laissons-les chez vous faire des différences… Tous les pauvres seront reçus chez moi comme vos nobles clientes!

Me Aymeris et Mme Demaille avaient ce qu’on appellerait de nos jours la phobie des opinions indépendantes; il régnait entre eux un ton neutre, anodin. Alice qui d’abord avait raillé «leurs enfantillages» se prit à craindre que la haute intelligence de Pierre ne s’endormît dans ce bain d’approbation et de douceur. Etait-ce l’âge? Quant à elle, Alice n’en ressentait pas encore les effets. Elle voulut intervenir directement; mais quoi! n’était-il pas trop tard?

Les années passèrent, invétérant les habitudes.

Un jour, Léon Maillac que Mme Aymeris tenait pour le plus intelligent de ses amis, puisque le plus jeune, – elle aimait la jeunesse! – reçut d’elle cet aveu:

– Je ne puis tolérer que mon enfant soit la victime de nous tous! Que voulez-vous, ami, Pierre et moi sommes un vieux couple sans joie, Georges tourne autour de nous; pendant une de nos disputes avec Pierre, une porte reste entre-bâillée, j’aperçois Georges, il s’enfuit! Que pense-t-il donc? Je ne devrais pas dire: des disputes, non, mon cher! mais des chamailleries, des attrapades! Est-il possible qu’il y en ait encore entre nous! Oh! nous serons toujours des cousins germains, des camarades! et M. Aymeris file à la rue de la Ferme où sa Mme Demaille est toujours prête à le plaindre, à lui donner raison! Comme si elle était au courant de nos affaires! Enfin, vous la connaissez bien! Bien bonne, mais une guimauve, une panade! J’ai encouragé Pierre dans un commerce si légitime: cette amitié à la Saint-Vincent de Paul, elle m’a donné des loisirs; certes… aux époux il faut de la diversion. Chacun a son caractère, que diable! Je connais un monsieur qui est resté garçon par peur des après-dîner; un peu lâche… je vous l’accorde, mais les silences dans le tête-à-tête, les choses que la sagesse vous fait taire, mon ami!.. l’orage prêt à éclater! et la prudence, la prudence! ou bien, pis encore… les jours où l’on n’a rien à se dire! Quelle horreur, quel supplice, le silence de deux êtres qui s’aiment et ne sentent pas de même sur un certain sujet! Alors l’éloignement est un remède…

Maillac interrompt en souriant: – Sur quels sujets, Madame, ne sentez-vous pas de même, M. Aymeris et vous? Point sur Georges?

– Mais… sur Georges aussi, oui! Primo: M. Aymeris ne le connaît pas; il adore son fils, mais il ne comprend pas cet enfant! Ce n’était d’ailleurs pas à Georges que je faisais allusion – mais, je vous en reparlerai… A propos, puisque Georges se dégourdit avec vous, dites-moi donc un peu: Mme Demaille? qu’est-ce qu’elle lui représente, à Georges?

Maillac hésitait à deviner le sens de ce «qu’est-ce qu’elle lui représente?»

– Allons bon! c’est vous, Madame, qui allez faire travailler son esprit! Pour Georges, Mme Demaille est «une vieille innocente», une orpheline, comme dit Maître Aymeris.

– J’espère! Rien de plus, n’est-ce pas? s’était écriée Mme Aymeris. Ce qui me crucifie, ce sont nos explications devant Georges. M. Aymeris fait le saint Martin, il coupe son manteau en deux. J’aurais eu le droit à plus que la moitié. J’étais pourtant sa collaboratrice naturelle, intelligente, je crois, ou pas plus sotte qu’une autre… l’humble alliée de cet homme supérieur. Je n’ai pas été habile? Je lui fais peur! On dit que je suis frémissante. M’en a-t-on rebattu les oreilles, de ma sensibilité frémissante! Enfin, mettons que nos caractères dans l’âge mûr aient été trop formés. M. Aymeris ne pouvait pas plus se refaire que moi. Parfois j’ai la mort dans l’âme, mais céder? non! Alors, il s’en va, court ailleurs, à son apostolat! Je ne demanderais qu’à en être, de ses charités… pourvu que ce ne fût pas à la façon de l’autre. Vous me trouvez bien ridicule? Mon ami, il y a des êtres qui aiment jusqu’à la mort… comme à vingt ans! J’en suis!

– «Ne laisse jamais une place vide, tôt ou tard quelqu’un s’y glisse» – dit Léon Maillac, qui comme Mme Demaille citait volontiers des dictons.

– S’y glisser, ce n’est pas la manière de Marianne Demaille, la pauvre bonne. Si son genre de bonté répond aux besoins de Pierre, tant mieux pour elle! moi, je juge, je tiens à décider, j’ordonne même, dit-on. Alors M. Aymeris dissimule pour n’en faire qu’à sa guise, et le tour est joué! Il n’y aurait pas de quoi fouetter un chat, si l’avenir de Georges… Enfin, je tiens les cordons de la bourse… Pourquoi complotent-ils? Pourquoi retire-t-on les clefs du classeur, où ils rangent les lettres de quête? Ils complotent comme des gamins…

On ne complotait pas rue de la Ferme et Mme Aymeris le savait mieux que quiconque.

L’avocat s’y rendait avant le dîner. Mme Demaille allait ouvrir la porte, dès que les roues de la voiture grinçaient contre le trottoir, et elle riait dans l’escalier: – C’est vous, Monsieur? Vite! Vous m’abandonnez donc? Je croyais que vous ne viendriez plus! Hier, dix minutes en retard; aujourd’hui un quart d’heure! D’où venez-vous, si je ne suis pas indiscrète? Encore de chez vos serruriers aux quatorze enfants, ou de chez quelqu’autre de vos indigents… Et moi, ne suis-je pas une indigente aussi?

M. Aymeris une fois dans le salon déboutonnait sa pelisse, déposait son chapeau sur la table, mettait une calotte de soie, il était chauve et craignait les refroidissements.

– Ah! ma bonne, des reproches? Vous aussi?

Et Mme Demaille le faisant asseoir près du feu, déficelait devant lui deux paquets noués de faveurs bleues ou roses, qu’elle enroulait à ses doigts.

Mme Demaille rendait compte de sa journée:

– J’ai fait un tour de visites à mes contemporaines, puisqu’elles ne sortent plus. A notre âge, on ne doit pas se laisser engourdir. Nous ne sommes plus que trois de chez Mlle Sauvant! Donc, j’ai été chez Mélanie, et puis, en revenant, j’ai pris un petit fiacre, oui monsieur, pour faire vos emplettes: un brave homme de cocher, un cheval boiteux – ils n’allaient pas trop vite, rassurez-vous! Voici vos commissions, monsieur: des gants du Tyrol, la spécialité de la rue Chauveau-Lagarde, la petite boutique près du marché…

– Oui, je sais, ma bonne!..

– Ils sont un peu plus clairs que les derniers, monsieur; et puis il n’y a plus de bretelles souples en tricot rouge: il a fallu les faire faire chez Aucoc. Enfin les voici. Vous plaisent-elles? Ça a pris du temps! Chauffez-vous les pieds, mon ami, vous devez les avoir froids, il n’y a rien de mauvais comme le froid-(t) aux pieds…

– Ma chère, on ne lie pas le d de froid!

– …Thonérieux ne fabrique plus de ces grosses semelles doubles, cousues comme jadis. Ces fournisseurs sont tout à la moderne! Quelle farce! Enfin! mais, dites-moi, vos gens de Vaugirard, comment que ça va, monsieur?

– Ah! ma bonne! Je vous en prie, qu’est-ce que cela vous coûterait de dire ça va-t-il? Vous faites encore le bébé!

Me Aymeris ramène sa calotte de soie sur son nez. Mme Demaille minaude.

– J’en r’deviens peut-être un, de bébé! C’est pour ça que j’ai besoin de vous, mon jeune papa!

– Ah! ma bonne! non!.. de bébé!.. pourquoi de?

M. Aymeris coupe court à ces badineries par des questions qui comportent des réponses nettes:

– Josselin a-t-il porté les caleçons de laine aux pauvres petits diables de tuberculeux de la femme Cauches? J’ai préféré faire faire la chose par vous, ma bonne, par vous qui avez des jambes de quinze ans!

– Elles me sont revenues en rajeunissant, alors, Monsieur?

– Ah! cette fois, non, ma bonne, assez du genre bébé!

Mme Demaille prend peur.

– C’est bon: tout ce que vous voulez! je suis à votre disposition, toujours et chaque fois qu’Alice ronchonne. En ce moment Alice en a après les Cauches, ça passera comme c’est venu mais… on ne sait jamais, avec ses bizarreries!.. elle fait du «chichi»!

M. Aymeris implore du geste; encore un mot qui ne figure pas dans le dictionnaire!

– Ah! non, ne parlez pas ainsi, ma bonne! Alice est aussi charitable qu’on peut l’être, mais avec ses indigents; elle a les siens, elle a ses œuvres, elle dit que je ne compte pas assez. C’est peut-être vrai…

Mme Demaille se trouble.

– Eh quoi, monsieur le richard? quand vous serez à sec je vous passerai ma bourse, elle est plate… mais tout de même!

M. Aymeris n’aime point non plus cette plaisanterie.

Josselin salue et prononce, comme un maître des cérémonies qui invite la famille d’un mort à partir pour l’église:

– Madame est servie!

Mme Demaille courbe son bras en anse de panier:

– La main aux dames, Monsieur!

M. Aymeris profère un long «ma chè…ère!», obsédé par le retour quotidien de cette formule et de la révérence qui la souligne. On mange le potage à la crème de riz; la maîtresse de maison astique, à l’indignation de Josselin, une cuiller où l’on se mirerait; le convive la retire du poing de Mme Demaille, et repose la cuiller sur la nappe, s’excuse: – Vous connaissez votre maîtresse, mon brave! – Et l’on mange en silence.

Du temps du lycée, on composait le menu de Georges, pour le lendemain. Me Aymeris se tournait vers Josselin: – Monsieur Georges a-t-il un peu déjeuné aujourd’hui? Il n’a pas d’appétit le pauvre enfant? Il est si nerveux! Je ne sais pas ce qu’il a! Il ne cause qu’avec sa mère.

Josselin fait: hum! hum! tousse, et son larynx étant dégagé: – M. Georges a eu de la salade qu’on avait pour nous à la cuisine, i’n’mange que des cochonneries, sauf vot’respect, monsieur…

– Josselin, vieux nigaud, dites pas ça à M. Aymeris, on ne peut pas faire mourir de faim cet enfant, quand il refuse des nouilles et de la laitue cuite. Aviez-vous lavé la salade à l’eau filtrée, Josselin?

– On tuera mon fils, conclut papa.

Tels étaient les propos de l’avocat chez sa vieille amie, comme nous les rapporte Georges, dans ses cahiers d’enfance.

Mme Demaille aurait en ce temps-là – c’était hier encore – voulu posséder Georges, du matin au soir, et le faire marcher, manger engraisser, «forcir». Georges (une autre des remarques quotidiennes de la bonne dame) était «tout du côté d’Alice»; ce n’était pas le bon cher Jacques! Celui-là avait votre cœur, votre bonne humeur de jadis, enfin vos perfections, monsieur! D’ailleurs, les nerfs de Georges et ceux de sa mère, une mauvaise combinaison!

Quand Mme Demaille blâmait Alice, M. Aymeris lui rappelait les égards dus à sa femme; le professeur Blondel appuyait sur ce point: Alice était malade; aussi M. Aymeris se taisait-il, ou s’abstenait-il, plutôt que de contredire son amie.

Maintenant qu’il n’était plus à Fontanes, Mme Demaille recourait aux réserves de sa collection pour affriander le jeune artiste. Elle fouillerait à l’intention de Georges des cartons à estampes; elle lui donnerait un jour ses Delacroix; si ce n’est qu’Aloïsius y tenait… elle s’en fût, il y a beau temps, défaite. – Ça vaudrait de l’argent qui irait aux pauvres. Le papier se piquait dans l’armoire.

– Je les garde encore, monsieur, les vieilles comme moi ne sont pas ragoûtantes; mes trésors attirent Georges et l’occupent, le dimanche, en vous attendant, le soir, pour aller dîner à Passy… car vous n’êtes pas toujours exact, vilain! Mais on vous pardonne ça aussi!

Dès le lendemain du dîner dominical à Passy, elle pensait au dimanche prochain. Georges ayant pris l’habitude d’aller au Conservatoire chaque quinzaine, et les autres dimanches au concert Pasdeloup, il se rencontrait rue de la Ferme avec M. Aymeris, qui venait prendre Mme Demaille dans un coupé aussi vieux que le cheval et que le brave Octave.

Ç’avait été au temps du lycée, c’était encore et ce serait toujours, le même rite hebdomadaire avant de quitter l’appartement: éteindre le gaz, allumer une bougie, fermer les compteurs. M. Aymeris fermait le compteur à gaz, flairait dans les coins, s’assurant qu’il n’y eût pas de fuite, Mme Demaille tirait les verrous sur l’escalier de service, Josselin et la cuisinière devant être dehors jusqu’à neuf heures. Georges remettait les clefs au concierge, que Mme Demaille priait de regarder de temps en temps, par la cour, si l’appartement n’était pas en flammes:

– Madame Jules, je dîne à Passy, vous savez l’adresse en cas de sinistre!

Dans le coupé aux vitres toujours closes, le vétiver du shall des Indes, la bouillotte sous les pieds, la pelisse encombrante de M. Aymeris, les paquets de «douceurs» (Tanrade et Gouache étaient les voisins de Mme Demaille), c’en était trop! Georges, très craintif pour son genou, ses longues jambes repliées sous lui, étouffait, priait qu’on le laissât monter sur le siège avec Octave: à quoi l’on répondait par un refus, hebdomadaire comme la demande, comme les mots de Mme Demaille et comme la fonction. Georges devait sourire, et, vite, il répétait la plaisanterie de peur qu’on ne la recommençât; M. Aymeris imposait sa main sur celle de «l’espiègle»:

– Chère bonne! soupirait-il, et cela signifiait: – Encore cette éternelle phrase! nous la connaissons!

Sur le quai Debilly: – Tiens! disait Mme Demaille, la pompe à feu est donc à côté de la manutention? Plus loin: – Tiens! le Trocadéro n’a donc plus ses bois épais? De mon temps c’était un repaire de voleurs… Georges n’a pas connu ça, lui?

Et Georges affirmait: – Mais oui, Madame, j’ai connu ces sombres forêts où vous faillîtes être assassinée…

– Vraiment, tu te rappelles?.. Tu te vieillis déjà, Georges? comme Antonin! L’exposition universelle de 1867, moins belle que celle de 1855, aura tout de même servi à l’hygiène. M. le baron Haussmann nous aère – mais on ne s’y retrouve plus, dans son Paris. L’exposition de 1867 était trop vaste, je n’y suis allée qu’une fois pour voir les Algériens, on m’avait dit qu’ils vendaient de la vraie essence de rose, mais comme ça sentait la friture là dedans… je cours encore!

Octave mettait le cheval au pas pour la côte, et c’était Passy. Ouf! Georges respirait.

Dans le salon, trois lampes Carcel de cuivre, des fauteuils, une demi-obscurité. On aperçoit les cheveux d’argent, le profil à la Houdon de M. le président Lachertier; sa sœur Sybille – une nonne de Philippe de Champaigne – coiffée d’un bonnet à fleurs que, d’un dimanche à l’autre, elle laisse chez les Aymeris, dans une boîte de carton bleu. Près du feu, M. Diogène-Christophe Fioupousse, de Toulon, lit les Débats en ramenant sur une tache de vin frontale une longue mèche en baguette de tambour; certains dimanches, on aperçoit les deux grosses moustaches cirées, «l’impériale» du général et du colonel Du Molé, cousins des Aymeris, ex-polytechniciens; parfois le professeur Blondel, neurologue et philosophe, et toujours à son poste, courbé, l’air de souffrir, l’omniscient Léon Maillac vient d’amener le terrible Vinton-Dufour et sa femme, un couple d’artistes reclus dans le faubourg Saint-Germain, qui se sont fait une règle de ne pas sortir à moins que le baromètre ne soit au beau fixe. On se demande pourquoi ce ménage, plus timide que les tantes Lili et Caro, quitte sa retraite en faveur de Passy. Peut-être M. Vinton est-il attiré par le souvenir de Berlioz, de Delacroix, les anciens amis d’Emmanuel-Victor, l’illustre bâtonnier; les ombres de ces génies doivent rôder encore la nuit sous les hautes corniches du «Château»…

Georges supplie sa mère en l’embrassant:

– Vous me placerez entre M. Fioupousse et M. Maillac, ou je me couche!

Ces deux messieurs semblent s’intéresser à Georges. Ils favorisent ses goûts de peintre, montent dans la chambre-atelier pour voir ses dernières études; ils lui donnent des livres rares et le conduisent au Salon des Champs-Elysées. A la vérité, l’intelligence de Georges les enchante.

Le président Lachertier prie Mme Aymeris de lui faire connaître le menu du jour, il fait claquer sa langue quand elle lui dit: Le potage Crécy, les ris de veau financière, des truffes magnifiques, un cadeau de Fioupousse, mon cher, et des vraies, du Périgord! le turbot sauce crevettes – avec le persil frisé pour vous, mon Président; un rôti… et je ne sais plus quoi!

– Et l’entremets?

– Les profiterolles au chocolat.

A-t-elle «mis» un caneton?

– Animal immonde! proteste M. Aymeris, car Mme Demaille en redoute pour Georges l’indigestibilité; cet animal se nourrit d’excréments, et un usage haïssable l’associa aux petits pois, légume de plomb, ou bien aux navets qui empestent, ou encore à une farce d’intérieurs hachés. Coquin de palmipède lamellirostre!.. Et M. Aymeris menace cette volaille amphibie comme cet autre misérable: le soleil.

Alors Mme Aymeris fait la moue: – Aujourd’hui – dit-elle – le repas va s’éterniser, puisque c’est l’avocat qui officie…

Mais la cloche a sonné. Antonin a ouvert les deux battants de la porte; bras dessus, bras dessous, les premiers couples procèdent à la salle à manger. Mme Demaille fait observer, hebdomadairement, qu’il y aura «des messieurs sans dames; les dames étant trois et les messieurs plus nombreux, chaque dame devrait donc prendre au moins deux cavaliers». M. Aymeris couvre cet ana d’un: – Antonin ne baissez pas trop les carcels, vos lampes vont sentir. – Mme Demaille s’écrie: – Monsieur! Avez-vous mis le pare-étincelles? je retourne voir au salon… la grosse bûche dégringolera… Ah! nous ne faisons pas le feu de même, Alice et moi!

– Allons, madame! Vous savez bien qu’Antonin l’a couvert, dit Mme Aymeris, et elle hausse les épaules.

On s’assied devant douze compotiers de fruits, quatre assiettes de «fours» et une jardinière de plantes vertes. M. Aymeris écarte les revers de son habit, remonte sa serviette à mi-plastron (plastron mol et qui bouffe), et sert le potage, comme d’ailleurs tous les plats; mesure la part de chacun, selon les préférences et l’importance du convive. Mme Aymeris fait des recommandations à Antonin, se penche pour voir, au travers des branches de yucca, si M. Aymeris a fini de palper le petit pain-riche de Mme Demaille, réchauffé dans le four, et s’il épinglera encore la serviette de son amie, ce qui est si ridicule!

C’est, aujourd’hui, «soir de caneton». Il y en a trois sur le réchaud. Avant les canetons, ce furent les paupiettes de veau, les merlans pochés au riz; une poularde au blanc et des pâtes, pour le «patron» et la chère Mme Demaille. Antonin découpe cette volaille de valétudinaires sur un dressoir, tandis que son maître cisèle «au bout de la fourchette», es immondes palmipèdes pour les gourmets: prodigieux tour d’adresse et de force, interrompu par une anecdote de Palais, qui impatiente Mme Aymeris, car ces histoires ne sont point courtes.

– … Et ce misérable confrère dont j’ai honte de prononcer le nom, dégrade l’ordre des avocats! c’est vous, M. le Président, c’est vous mes chers amis, qui l’excusez? cette femme… ce collier de perles… Mme de Païva que j’ai connue me racontait…

– Servez-nous donc, Maître Aymeris, au lieu de balancer cette aiguillette comme un baladin à l’hippodrome! le jus fige dessus! ordonne Mme Aymeris agitée, et elle fait enlever le yucca, qui l’empêche de voir les canetons.

– Vous n’avez encore effilé que quatre morceaux, monsieur Aymeris? C’est comme cela qu’on mange froid. Pierre s’est habitué à la patience de Mme Demaille! Pour moi, un repas n’est jamais assez court.

Les femmes de chambre pouffent de rire.

– Poli pour nous, merci! dit le président Lachertier.

– Pardon, mes amis! je vous aime beaucoup, mais dans le salon! Les histoires du Palais n’en finissent plus!.. M. Aymeris va encore nous attendrir sur quelqu’un… Nous connaissons les chéris de Pierre, n’est-ce pas, mon Président? Tous des saints du Paradis… allons! allons! faites vite, monsieur Aymeris! le caneton, s’il vous plaît! si l’on ne nous sert pas, je retourne à mon fauteuil. Elle trépigne d’impatience.

M. Aymeris s’interrompt encore.

Sa femme décide:

– Allons tous nous asseoir confortablement, mes amis! Notre avocat est comme Deldevez, le chef d’orchestre qui ralentit tous les mouvements. Servons chaud!

Mme Aymeris, d’un trait juste et pittoresque, condamnait et louait implacablement, provoquant des rires approbatifs, des réticences de la part des timides, ou une grimace de Mme Demaille qui glissait au maître de la maison un regard d’entente et de pitié.

– Alice est infernale! murmurait-elle, entre ses dents.

– Ce soir, disait parfois le patron, nous nous passerons du concours d’Antonin: il a sa crise!

Antonin prétendait souffrir de la goutte comme son maître; et Mme Aymeris ajoutait: – Rhumatisme sympathique, goutte par dévouement! Antonin a peur de passer pour le fils de sa dondon de femme, puisqu’il a été assez sot pour épouser Domenica, son Italienne qui a vingt ans de plus que lui… Et ils sont amoureux! c’est ridicule! Elle devrait se calmer, cette goule.

Mme Demaille regardait Mme Aymeris de travers, et lui jetait:

– Ces mots! Antonin est las, ma chère! on ne conserve pas toujours l’aspect des tendrons!

– Parlez pour vous, ma belle, avec vos cheveux noirs! La vie ne creuse pas de sillons dans vos joues. En effet, j’envie votre sérénité!

Mme Demaille s’apprêtait à répondre. Un coup de coude de M. Aymeris voulait dire: – Ma bonne amie, chère bonne… vous écoutez encore Alice?..

Alice levait les yeux au ciel, ou prenait à témoin le Président, tandis que Mlle Sybille toussait, buvait pour feindre de pousser quelque chose qui ne passait pas; nerveuse elle n’avait plus goûté à un poisson, depuis une fameuse arête difficilement extraite de sa gorge par Nélaton, avec des pinces que la vieille demoiselle portait dans un étui, en cas de récidive…

– C’est que nous n’avons plus de chirurgien! disait-elle pendant que les colères grondaient au loin.

– Bataille de dames! Hé là, Môssieur Berryer! Où sont vos confrères? Il y a bien quelque repas de corps, ce soir, à la Galerie Montpensier! On vous y attend… au moins vous ne vous disputeriez pas, là-bas…

C’était le Président, et ses cruelles plaisanteries.

– On m’insulte à ma propre table! grommelait Me Aymeris, en resserrant sa cravate de satin noir qui, en trois tours, pressait un col-carcan dont les coins entraient dans ses bajoues encore grasses.

Lors des «piques» trop vives, le général louait le moelleux sans pareil des sauces, les carpes à la Chambord, les escalopes Vatel, les charlottes russes, mais ne rassérénait point l’atmosphère:

– Vous faites toujours venir de chez Petit, le pâtissier de la place de Passy, ma cousine.

Mme Aymeris s’écriait:

– Mais non! Domenica pinxit! mon cousin, vous n’êtes donc plus connaisseur?

Georges s’ennuyait à mourir, même à côté de M. Maillac et de M. Fioupousse.

Il y avait des dîners réussis; des dîners ternes; il y en avait où des discussions s’élevaient entre Fioupousse et le Président; il y avait les repas où l’irritation silencieuse du maître faisait perdre à Mme Aymeris tout contrôle sur elle-même. Le plus souvent, routines, redites; le Président proposait alors:

– M. Aymeris, rajeunissons les cadres! Qu’en pensez-vous, mon général? et vous mon colonel? Nous avons la jambe cotonneuse!

Ceux-ci amèneraient des sous-lieutenants; on ferait venir les tantes Lili et Caro. Ceci, d’un effet comique toujours sûr.

Après le dîner, le Président jouait avec le Colonel au tric-trac dans le salon rouge; deux bougies à abat-jour verts vacillaient sur la table. Dans le cabinet de l’avocat, infusait la camomille. Mme Demaille et Mlle Lachertier s’endormaient. M. Aymeris faisait une partie de cartes avec les autres. Mme Aymeris regardait la pendule. Georges appelait M. Maillac au piano; c’était une partition à quatre mains, de Wagner; un oratorio de Schumann; ou quelque œuvre nouvelle à déchiffrer. Diogène-Christophe Fioupousse racontait Delacroix, Théophile Gautier, Baudelaire, une visite à son ami Manet, ou les curieux tableaux de théâtre d’un certain Degas. Georges, d’après des descriptions de «peinture au pétrole», à la façon des décors, avait fini par se représenter l’artiste comme un ouvrier, quoique Fioupousse eût dit:

– M. Degas, comme Edouard Manet, un fils de famille.

Vinton-Dufour, du Salon des Refusés, aimait Manet comme un frère, mais, sur sa nouvelle manière, se réservait. Il reconnaissait qu’Edouard avait fait de la bonne peinture jadis, avant que Claude Monet ne le dévoyât. Georges craignait Vinton et l’admirait tout de même, car Léon Maillac l’avait élevé dans le culte de cet «ours», mais Vinton dédaignait trop les études de Georges, ses essais de gamin. On demandait à Vinton: – Avez-vous vu ce que Georges a peint cette semaine, là-haut? Qu’en pensez-vous? Il me semble en progrès.

Vinton-Dufour rechignait à répondre. Une fois il dit au Président: – On devrait décourager Georges; il réussirait mieux dans la carrière diplomatique.

Mlle Sybille Lachertier rapporta le propos à Lili et à Caroline, en prenant une tasse de chocolat, ou «le doigt de Marsala» de ces demoiselles. Elles se réjouirent, souhaitant que Georges servît la France, sinon par les armes, du moins dans la diplomatie qui dispose de leur emploi. Elles attendaient le verdict du prochain conseil de revision: une hantise pour les Aymeris!

Georges fut exempté du service, son genou ayant encore gonflé; le mal s’aggravait à chaque promenade à cheval qu’il s’offrait, en cachette du chirurgien et pour le plaisir d’être seul avec le cher Patrik de Jessie. Un épanchement chronique de synovie le faisait boiter assez bas. Définitivement libre, qu’allait-il faire? Il le savait mieux que jamais, malgré les avis de Vinton-Dufour.

Lili et Caroline ambitionnaient que Georges, s’obstinant à peindre, étudiât avec Detaille ou Alphonse de Neuville – «presque des soldats, ma chère!» Elles s’avisèrent qu’une dame de Versailles, amie du général Du Molé, était la sœur du peintre virtuose, l’Alsacien Beaudemont-Degetz. Elles obtinrent une introduction auprès de lui et se rendirent à son hôtel de la rue Jouffroy.

Un valet de pied, à boutons d’or, introduisit ces demoiselles dans une salle ennoblie d’armures, de drapeaux et d’uniformes, où un canon historique menaçait de sa gueule le traîneau de l’impératrice Joséphine; une esquisse du baron Gros remplissait le fond de la pièce; c’était un musée de souvenirs napoléoniens réunis par le peintre militaire.

Une portière de velours, à aigles d’argent, soulevée par le serviteur, donna passage à un homme, jeune encore, en dolman de peluche noire, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière; ces demoiselles furent du coup conquises, le maître avait l’air d’un capitaine de chasseurs à cheval! Il n’y aurait pas, chez M. Beaudemont, de ces modèles féminins dont elles appréhendaient pour Georges le commerce; mais d’anciens turcos, peut-être un ex-Cent-Garde, des cuirassiers, de vieux braves. Il parut qu’on trouverait un terrain d’entente, ce Beaudemont voulait être agréable au grand avocat et ferait une exception, puisqu’il ne professait pas. Georges objecta qu’un tel arrangement offrait à un élève peu de chances d’étudier le nu. Mme Aymeris, de même avis, inclina pour la classe de Jullian. Georges s’y fit inscrire, mais le lundi où il s’y rendit, il fut intimidé par les cris que poussaient les rapins. Les brimades étaient terribles; la moindre consistait à vider un baquet sur le «nouveau» quand il dépassait le vestiaire; le cœur manquant à Georges, il s’enfuit.

M. Beaudemont avait plusieurs ateliers dans son hôtel; il en céderait un à mon ami, avec toute licence de prendre des modèles «d’ensemble», que Mme Aymeris paierait. Beaudemont dessinait anatomiquement, ses conseils seraient précieux: avant d’être «peintre militaire», il avait gravi tous les échelons à l’Ecole des Beaux-Arts, jusqu’au prix de Rome; «il connaissait donc son métier et la structure des corps, hommes et animaux».

Restait à choisir: M. Beaudemont, ou rien du tout! Georges accepta Beaudemont; et ce fut un an de «fêtardise» dans l’hôtel, pour le futur peintre, mais une expérience qui tira l’abeille de son alvéole. Beaudemont, comme un chroniqueur parisien, déjeunait au restaurant avec des femmes galantes et des journalistes, – pourquoi n’en était-il pas un? – bavardait au café, puis se rendait dans les salles de rédaction. Georges, attendu par un modèle, rentrait seul, tandis que le patron faisait des visites à des ministres et des conseillers municipaux. Quand est-ce que Beaudemont travaillait?

L’ambitieuse et naïve Mme Aymeris trouva de saison que Georges, à qui l’on aurait défendu un mastroquet du quartier latin, devînt, à vingt et un ans, l’habitué de la Maison d’Or et de «l’Américain»; rien «de chic» n’était indigne de son fils. Et M. Beaudemont était si bien habillé! Il n’avait pas l’air d’un peintre.

Léon Maillac fit de suprêmes efforts pour que Vinton-Dufour autorisât Georges à lui porter les mieux venues d’entre ses études; il ne fallait pas abandonner un «fils de famille» dans les petits hôtels de l’avenue de Villiers. Maillac savait ce que pouvait être l’influence des peintres à la mode, des succès de coterie et des récompenses. Sa petite collection ne comprenait que des morceaux de choix offerts à lui par Vinton-Dufour, Renoir, Claude Monet, Cézanne. Les colorations aigres, les verts saumâtres, les roses et les rouges mats de Cézanne, la gaucherie savoureuse d’une exécution qui parut alors sauvage, Georges les préférait aussi aux mignardises des Beaudemont-Degetz, des Jacquet, des Duez, des Heilbuth et autres propriétaires de la plaine Monceau. Chez Maillac les multiples perspectives de l’art moderne s’ouvraient en même temps à lui; il fut à même de choisir «entre le vice et la vertu» qui se dressaient devant lui comme pour le jeune Hercule. Il comprit que son père et sa mère, cependant plus avertis que tant d’autres bourgeois, avaient confié leur fils à Beaudemont, pour les raisons qui leur eussent fait préférer une banque à une autre: respectabilité, réputation irréprochable, bel immeuble.

Aymeris

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