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I
DU SNOBISME

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Table des matières

Un soir que l’entretien languissait un peu, l’un de nous prononça tout à coup ces mots saugrenus:

–Mais pensez-vous donc que l’élégance des habits, chez un homme, ait beaucoup d’importance, mon cher?

Hélas! que sir Richard Hawcett parut souffrir à cette question étourdie!

–Vous ne sauriez croire, répondit-il tristement, à quel point les lieux communs me fatiguent. J’ai jadis songé à faire écrire par mon secrétaire une sorte de recueil des «clichés» les plus répandus dans la conversation. Je n’aurais pas manqué d’y placer, notamment, cette sentence-ci, qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour prononcer avec gravité sur mes compatriotes: «Les Anglaises sont généralement laides, mais quand elles se mettent à être jolies... Ah!...»–Ah! ce «Ah!», monsieur...–Et j’aurais également fait inscrire dans mon recueil cette autre sottise dont on nous a si souvent rebattu les oreilles: «Le physique d’un homme n’a aucune importance»...

Heureusement, le barman s’était empressé de verser à sir Richard un grog half and half. Lorsqu’il en eut bu une gorgée, notre ami, un peu remis en apparence, reprit:

–Pas d’importance!... Quelle niaiserie! Comme si l’on ne jugeait pas toujours les gens sur la mine!... Et sur quoi les jugerait-on, je vous prie? Sur ce qu’ils font? Mais il faudrait s’en informer, et ce serait bien long; d’ailleurs, par quel moyen?... Sur ce qu’ils disent? J’avoue qu ’on juge souvent les gens sur leur conversation. Rien de plus injuste. C’est un métier, que de faire la conversation, comme de faire un livre: un sport, si vous voulez, où un esprit peu «entraîné» n’est pas bon; on peut bien être un homme éminent et le plus fade des causeurs. D’ailleurs, il y faut encore des qualités corporelles: combien passent pour gens d’esprit, qui n’ont au juste qu’un sourire fin!... Non, monsieur, on ne dira jamais assez quels avantages procure un physique heureux: une bonne réputation d’abord, sans compter plusieurs autres agréments...

Et c’est pourquoi les hommes attachent à leur propre aspect une importance si grande qu’ils se groupent selon leurs caractères extérieurs et non selon leurs caractères intellectuels. Chacun de nous appartient plus au monde dont il a les façons et le costume qu’à celui dont il a les opinions, et il est plus rare encore de rencontrer une amitié entre un très élégant et un très mal vêtu qu’entre un intellectuel et un boursier, par exemple. Joignez que ceux qui s’habillent sans recherche ne sont pas moins fiers de n’accorder point d’attention à leur mise que les snobs le sont du raffinement de la leur: même, il est difficile de savoir si les seconds méprisent davantage les premiers que les premiers les seconds... Enfin, les hommes se préoccupent prodigieusement de leur figure. Je sais: ils ne l’avouent pas. Quand vous demandez à un barbu pourquoi il porte du poil au menton: «Parce que c’est plus commode!», vous répond-il invariablement. Quelle blague! Il se raserait deux fois par jour s’il estimait que la barbe lui sied mal. Et il en est ainsi à tous les degrés de la société. Le plus négligé des charbonniers sacrifierait sa vie plutôt que sa moustache. C’est qu’il ne veut pas se déclasser, il veut être à la mode des gens de son monde; bref, il est snob. Le snobisme est universel. Et sans lui, que deviendrions-nous, je vous le demande!»

Les questions de sir Richard Hawcett sont ordinairement de fausses questions; j’entends des questions auxquelles il préfère de répondre lui-même. Aussi faut-il se garder de répliquer, et c’est d’ailleurs ce que nous faisons volontiers. Notre ami continua en ces termes:

–On méprise le snobisme. On le méprise parce qu’on suppose que, s’ils n’étaient point snobs, les hommes et les femmes auraient des opinions personnelles et des sentiments sincères... Quelle erreur! Il faut une certaine qualité d’esprit pour éprouver, je ne dis point même des passions, mais seulement des goûts; la plupart des hommes et des femmes n’aiment ni ne détestent réellement rien. Sans le snobisme, comment sauraient-ils ce qu’il convient de sentir, penser et dire? C’est grâce à lui seulement qu’ils font les gestes de ceux qui vivent et qu’on peut les regarder comme des êtres humains.

Ainsi le snobisme est utile. Ajoutons, si vous voulez, qu’il est indispensable: si chacun prétendait à se faire des opinions particulières, où irions-nous, mon Dieu! Il est bon que le vulgaire s’en remette à quelques-uns du soin de déterminer ce qu’il faut qu’il aime ou qu’il haïsse. A vrai dire, ces «quelques-uns», on ne les connaît pas et eux-mêmes ne se rendent pas bien compte de leur influence: en sorte que le catéchisme des snobs, la mode, qui naît de leur collaboration inconsciente, est ordinairement absurde; mais il suffit qu’il produise parfois de bons effets. Il est ridicule, direz-vous, que tous les ans, à l’ époque du Salon d’automne, les Parisiens se découvrent soudain des âmes délicieusement artistes: snobisme que cet amour soudain de la peinture! Mais c’est lui qui fait vivre les peintres et les expositions. Et nos charmants snobs rendent mille services de ce genre: naguère, au temps des conférences de Jules Lemaître, ceux de la littérature aidaient au triomphe de Racine, comme, lors des premiers succès de Carpentier, ceux du sport favorisaient celui de la boxe; enfin, sans les snobinettes littéraires, où donc dîneraient les gens de lettres, je vous prie?

Notez, au reste, qu’il y a dans l’exercice du snobisme une certaine difficulté, propre à occuper très congrûment une intelligence moyenne. Les fausses modes, si l’on peut dire, sont en nombre incalculable, et il faut beaucoup d’application et même quelque finesse pour discerner parmi elles la Mode, celle qui est à l’usage des gens du meilleur ton; aussi n’est-ce pas du premier coup qu’on devient vraiment un snob d’élite.

En matière de toilette surtout, qui nous intéresse principalement, rien ne remplace l’effort personnel. Certes, ce n’est pas à dire qu’il soit suffisant, et vous ne sauriez être vêtu avec charme que si votre tailleur a du talent, En effet, ne croyez pas même que ce qu’on appelle la «distinction» soit une qualité qu’on a de nature, une qualité innée, indépendante de la coupe des habits; tout au plus peut-on dire qu’elle n’en dépend pas entièrement. Certes, on voit dans les romans populaires et dans les feuilletons les «gentilshommes» garder sous les vêtements les plus communs un «je ne sais quoi» qui révèle sur-le-champ leur naissance. Mais–vous l’avouerai-je?–ce sont les romantiques qui ont inventé ce «je ne sais quoi», et il n’y faut pas plus croire qu’à la «voix du sang» des orphelines de mélodrames. Je pense qu’un véritable gentleman, habillé par un marchand de nouveautés, peut n’avoir pas tout à fait l’air d’un calicot, mais vous ne le prendrez pas pour un dandy. En revanche, un calicot, vêtu par le meilleur coupeur ne sera pas encore un élégant, car aucun tailleur, aucun chapelier, aucun bottier n’est capable de faire d’un ignorant un homme parfaitement «bien»: ils n’en feraient jamais qu’un monsieur vêtu correctement. «Ce qui se fait sans les Athéniens est perdu pour la gloire», comme dit ce M. Renan: pour réussir un élégant, il faut sa collaboration.

Toute la difficulté vient de ce qu’il ne saurait y avoir pour la toilette de modèle qu ’on puisse copier rigoureusement. Lord Byron disait que sans une certaine originalité il n’est point d élégance véritable: originalité, bien entendu, et non excentricité. Ainsi, ne copiez pas servilement la Mode: interprétez-la, toutefois, en la respectant encore.

Et, d’abord, sachez vous vêtir selon votre hauteur, selon votre corpulence et selon l’air de votre personne. Un grand tailleur prononçait un jour ces paroles riches de sens, que je vous prie de méditer: «Habillons, disait-il, les maigres avec des vêtements larges pour les étoffer, mais habillons les gras avec de larges vêtements pour les amincir.» Tout l’art somptuaire est là. Ne tombons point dans le défaut des Italiens: ils imitent si exactement les Anglais qu’ils semblent toujours un peu déguisés. Encore un coup, il n’est pas de parfait élégant sans esprit créateur: ne sentez-vous pas que c’est un défaut que d’être trop «gravure de modes»? Bref, il faut qu’un dandy invente sans cesse–et avec quel tact!... On a beaucoup abusé de ce mot de Brummell qu’«un homme bien mis ne doit pas «être remarqué». J’entends .qu’il est malséant d’arrêter par sa toilette les badauds dans la rue, et qu’où manque ce que Byron encore appelait «une convenance exquise en matière d’habillement», là fait défaut le bon ton; mais un gentleman trop cruellement dépourvu d’imagination ne s’élèvera jamais à l’élégance: il s’arrêtera à la correction. Soyons donc singuliers, mais avec tact, et montrons-nous inventifs et créateurs, mais avec mesure, car toute la difficulté est d’innover dans la bonne direction. Qu’est-ce, en effet, qu’un excentrique, sinon un original qui a mal tourné? Sans doute, il est charmant de porter ce que les autres porteront la semaine prochaine, mais il est fâcheux de porter ce que personne ne portera jamais ou ce que tout le monde portera dans deux ans (c’est tout un), et déplorable, enfin, de porter ce qu’on portait l’année dernière. La Mode, déesse agile qu’un provincial poursuit sans l’atteindre, un snob d’élite sait la suivre pas à pas; mais il faut qu’un dandy l’escorte, voire la précède en tournant un peu la tête pour ne la point perdre de vue, ce qui l’expose fort, si j’ose parler par figure, à casser la sienne en se flanquant par terre: et voilà le péril du dandysme... Mais, depuis un moment, nous avons quitté le snobisme, qui n’est qu’une science, pour atteindre au dandysme, qui est un art, et je crains fort que ce ne soit un peu haut pour vous.

Nous protestâmes, et sir Richard reprit:

–Le dandy est un artiste en chic. C’est là un bon petit mot français. Que signifie-t-il au juste? Vous ne savez pas. Moi non plus; mais, un jour, j’ai honnêtement tenté de me renseigner. J’ai cherché dans un ouvrage assez connu des rats de bibliothèque, paraît-il, le Dictionnaire de Littré et j’y ai trouvé que chic, c’est «un terme d’atelier»: «on dit d’un peintre qu’il a ou qu’il entend le chic quand il produit rapidement et avec facilité des tableaux à «effet»; à quoi ce dictionnaire ajoute: «En un autre sens, il a du chic se dit d’un élégant ou d’une chose élégante et bien tournée.» Evidemment... évidemment!

Et j’ai cherché aussi dans le Dictionnaire de l’Académie. Et je n’y ai rien trouvé.

Et enfin je me suis rappelé que j’avais lu jadis dans les Confidences d une aïeule... C’est un livre de ce Français, le plus classique des hommes, qui a parlé de l’Angleterre comme Stendhal de l’Italie: il l’aurait inventée, plutôt que de s’en passer... vous savez bien?... Sir Abel Hermant. Il conte comment l’aimable Emilie, ci-devant marquise, rencontre au «bal des Victimes», un certain soir de l’année1796, un jeune homme, pour qui elle sent tout aussitôt un goût irrésistible, ce qui ne laisse pas de la tourmenter, non qu ’elle se propose de résister, mais parce qu’elle a l’esprit clair et qu’elle n’arrive pas à comprendre pourquoi elle cédera. Car ce muscadin, à le considérer de sang-froid, est d’un ridicule inexorable: il parle en grasseyant comme un petit nègre, lorgne à travers son binocle comme s’il n’y voyait goutte, s’engonce dans une grosse perruque de chanvre à la Cassandre, porte un collet d’habit disposé avec art pour le rendre bossu, et se fait gloire d’une culotte taillée soigneusement de manière à lui rendre les jambes cagneuses, bref il est incroyablement «incroyable»... Fait de la sorte, qu’a donc ce galant saugrenu pour plaire à une marquise spirituelle? C’est ce que l’aimable Emilie se demande avec étonnement, et finit par trouver, mais cela est bien malaisé à exprimer...

Non, ce n’est pas ce que vous croyez: notre muscadin a la figure la plus commune. Son charme tient plutôt à son ridicule même, au souci qu’il fait paraître de suivre exactement les modes les plus absurdes et aussi à une certaine façon brave, voire provoquante qu’il a de les porter. Sans doute, se dit la marquise, «cela ne saurait remplacer ces grandes allures que nous autres, nous héritons de nos pères, ni notre aisance, ni notre impertinence naturelle. Et quand même, ce... comment dire! ce... je ne sais quoi... Je souhaiterais un mot nouveau pour cette façon d’être nouvelle; nos fils l’inventeront sans doute, car il n’y aura bientôt plus de gens vraiment nés, et ceux qui voudront se distinguer encore de la crapule ne le pourront plus que par ce... Ah! je souhaiterais, dis-je, un mot qui fût âpre, qui fût enlevé, qui fût bref, une syllabe; un mot bien, mais un peu canaille; un mot gouailleur, un mot qui claque aux oreilles comme une onomatopée... un mot qui n’eût aucun sens définissable, et qui exprime pourtant tout l’inexprimable de ce que je veux dire...»

Eh bien! c’est le chic. Et de cela il résulte avec clarté que le chic est un je ne sais quoi dont on ne sait rien, sinon qu’il est moderne. Mais les définitions n’ont jamais qu’une importance secondaire.

Ayant dit, sir Richard but posément la dernière gorgée de son grog; puis il mit son manteau, passa ses gants, plaça sous son bras gauche sa canne à pomme de lapis-lazuli, et, après avoir assuré son chapeau à un centimètre de son oreille droite, il nous fit un petit signe de la main et sortit avec grâce.

Le professeur de snobisme

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