Читать книгу Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent - Bourges Elémir - Страница 10

Оглавление

Le vieillard mourut le 30, au soir. Floris, la tête appuyée sur sa main, le regarda longtemps agoniser. Au loin, un quinquet fumeux se balançait; les moribonds couchés faisaient des tas inégaux: et ce spectacle paraissait au jeune homme extraordinaire comme un songe. Une langueur funèbre l'accablait. Il pensa que le lendemain, pendant la promenade sur le pont, il se jetterait à la mer.

Vers dix heures, comme il dormait, il lui sembla entendre soudain qu'on appelait son nom, à haute voix. Il se réveilla en sursaut:

—Fusillé! exclama-t-il, en poursuivant son rêve... C'est bien!... Ne tirez pas au visage!... Ah! fit-il avec un soupir.

Un gendarme, la lanterne à la main, et enveloppé dans sa cape d'ordonnance, se tenait debout devant lui. Cet homme dit à Floris de le suivre.

Le prisonnier obéit en silence.

Ils débouchèrent sur le pont. De grands éclairs silencieux, à chaque instant, embrasaient l'horizon. Floris aperçut une barque montée de huit ou dix matelots, et postée à la hanche du vaisseau.

—Où me mène-t-on? demanda-t-il.

Mais le gendarme, sans répondre, le fit descendre dans le canot; les avirons frappèrent l'eau, et l'embarcation s'éloigna.

La mer massive remuait sous le ciel orageux. Les lames noires clapotaient, se gonflaient comme une poix bouillante, puis retombaient affaissées. Par moments, le flot frémissait, secouant plus rudement les bordages; des tourbillons de houle se creusaient, on entendait un rauque bruissement, des paquets d'eau furieuse sautaient, des écumes volaient dans le vent. Les deux fanaux de la Charente projetaient, sur les vagues, des traînées rougeâtres, et Floris y attachait les yeux.

—Où le conduisait-on ainsi? Au fort Pierre-Moine sans doute. Encore des cachots, des tortures, puis des juges questionneurs, auxquels il faudrait disputer sa vie. Floris songeait à son amour, à sa misère, au néant de tout. Les cris désespérés de la mer redoublaient; l'embrun lui mouillait le visage, comme des larmes; il était ivre de tristesse.—Allons, pourquoi n'en finirait-il pas?

Mais, dans l'instant, le canot aborda, et Floris et les matelots prirent terre devant une espèce de corps de garde, bâti en planches, au bord de la mer. Il y eut des allées et venues, des rires, des propos échangés; puis, tous commencèrent à gravir une rampe dallée, où s'espaçaient de larges degrés bas. Le vent de mer faisait pétiller la torche qu'un des matelots portait en avant; et, à sa lueur rouge, on apercevait des tours, des barreaux, d'énormes murailles.

Ils passèrent un porche surbaissé, gardé par deux canons gigantesques, sur de lourds affûts de granit. Alors, un homme en vedette sortit d'une poivrière maçonnée, et reconnut les survenants. Il ouvrit une étroite poterne, et le cortège s'engagea dans de longs corridors, coupés d'escaliers. Des lampes de fer y brûlaient, de distance en distance. Ils traversèrent une salle à piliers, où la lueur blafarde de la lune entrait par des verrières brisées, allant du plafond au plancher. Soudain, un air plus chaud enveloppa le prisonnier; et saisi d'une défaillance étrange, il sentit une clarté, à travers ses paupières entre-closes. Haletant, il tomba sur un banc. Les matelots avaient disparu.

Mais des pas furtifs s'approchèrent, du fond de la salle voisine. On entendit un sourd murmure de voix, et derrière le guichet grillé qui s'ouvrait dans la massive porte, Floris aperçut confusément un visage sombre et barbu, avec deux yeux brillants qui l'examinaient.

—C'est lui, c'est pien lui! che le reconnais! exclama tout bas le survenant... Que sa chefelure est souillée et hérissée, ô malheureux!... Che témoigne que c'est pien lui!... Ah! maigri, chanché, le nople cheune homme!... O Tieu! ô Tieu! on croirait foir un mort!... Comme il ferme les yeux opstinément, sous ses paupières enflammées!... Ah çà! il n'est pas mort, ch'espère!... Ah! malheur! malheur!... S'il allait mourir afant que ch'aie reçu ma récompense!... Oui, oui, oui! che le reconnais, comme étant le fils du Crand-Tuc... Mettez que che le reconnais!... Monsieur Manès m'a fait fenir, afin que che le reconnaisse!

Pendant quelques instants encore, le colloque se poursuivit à voix basse, derrière la porte; puis, les pas s'éloignèrent, décrurent... Alors, Floris ouvrit les yeux.

Il se trouvait dans une salle nue à voûte ogive, petite et blanchie à la chaux. Une boule de verre, pleine d'huile jaune et posée sur un pied de faïence grossière, éclairait faiblement le réduit. L'île et le fort dormaient; tout était silence. De temps à autre, un choc profond et sourd retentissait jusque sous les pas du jeune homme. C'était la montée de la mer qui battait l'assise de la falaise.

—Mais je sais! dit Floris, se dressant soudainement... C'est lui! c'est lui! Je me rappelle. C'est l'homme de Mme Éloi, l'homme qui se trouvait avec nous sur la tour Victor!

Il courut à la porte et voulut l'ouvrir. Les matelots, sans doute, en se retirant, l'avaient fermée à clef, car elle résista. Il frappa quelques coups... Personne... Il entre-bâilla la fenêtre. Elle donnait de plain-pied sur une sorte de terrasse, où il ne vit rien que la lune, d'antiques boulets de pierre épars au milieu des orties, et, sous le parapet, la mer.

Il se mit à marcher par la chambre. Sa face était droite, immobile, et quelque chose d'égaré paraissait dans tous ses mouvements. Il eut l'idée qu'on l'épiait, et vint coller l'oreille à la porte; puis il reprit sa promenade, répétant tout bas entre ses dents: Le fils du grand-duc! le fils du grand-duc!... Oh! ricana-t-il, un crayon, pour me rappeler ces mots, puisque je viens de les entendre! Le fils d'un grand-duc sur les pontons!... Prodigieux, prodigieux!... Et le jeune homme rit amèrement.—Il est bien certain, exclama-t-il, que Van Oost n'était pas mon oncle... Il n'avait ni frère ni sœur... Il l'a avoué devant moi, à maintes reprises, sans y songer... Voyons! Il recevait quelquefois, je me rappelle, des lettres timbrées de Russie. Il avait habité Pétersbourg... Un trouble extrême saisit Floris; la possibilité de retrouver son père lui apparut dans un éclair: il vit, comme en avant de lui, une inconcevable félicité. Mais ses pensées tourbillonnaient; il ne pouvait les ressaisir.—Suis-je éveillé? dit-il tout à coup. Il se mordit le poing, puis, éclatant de rire: Voyons, voyons, du calme! reprit-il... Son œil tomba sur une croix sculptée dans la pierre du mur.—Oui! c'est bien l'abbaye! songea-t-il... Parbleu! ils en ont fait un fort!... Il allait, venait, s'arrêtait, repartait avec emportement, proférait des paroles à mi-voix. La violence de son espoir l'étourdissait, comme une liqueur fumeuse.

Il vint à la porte-fenêtre; il l'ouvrit et fit quelques pas sur l'esplanade. La mer, assoupie maintenant, gonflait son large dos sans un murmure. Le firmament, d'un azur profond, palpitait de milliers d'étoiles.

—Oh! les étoiles, les étoiles! dit Floris avec ravissement.

Elles étaient à ses yeux, las d'horreur, comme s'il les eût vues pour la première fois, et, tout haletant, il respirait l'air vif, l'immense paix nocturne.—Que le ciel, se prit-il à songer, me déclare ma destinée par un éclair... Aucun éclair ne brilla, car l'orage s'était, depuis longtemps, éloigné, mais une longue et pâle étoile glissa à l'horizon, dans la mer. Ce hasard enivra le jeune homme. Tout lui parut joie et triomphe. Il sentit cette facilité que l'on croit éprouver dans les songes. Son cri, lui semblait-il, eût traversé l'Océan jusqu'aux îles les plus lointaines; il eût baisé à la bouche une reine; il se serait jeté sur un canon chargé; il eût pris dans sa main le soleil: et son cœur, qu'il entendait battre à coups impétueux contre ses côtes, animait et vivifiait la machine entière de l'univers.

Comme il se tenait debout, près du parapet, Floris aperçut une chaloupe qui abordait le long des rochers. Deux ou trois matelots débarquèrent. On voyait leurs torches errer çà et là; on entendait leurs voix dans l'air tranquille. Puis un vieil homme prit terre à son tour, et Floris eût juré que cet homme venait pour lui à Pierre-Moine.

Il rentra dans la salle et ferma la fenêtre.

Quelque chose de dévorant le consumait; ses mains tremblaient, la sueur lui couvrait le visage.

La porte s'ouvrit soudainement, et l'homme aux cheveux gris parut. Il était grand, sec, l'air cruel, une longue face décharnée; une goutte de sang extravasé lui chargeait la paupière gauche. Floris ne l'avait jamais vu.

—C'est lui!... murmura l'inconnu... Oui, oui, oui! pas le plus léger doute!... Le teint, le geste, le port de tête... La transmission héréditaire est surprenante.

Tous deux, ils restaient à se considérer, et leurs yeux fixes se disaient mille pensées, confuses et profondes. Le vieillard demanda:

—Votre nom est Floris?

—Oui! c'est ainsi, dit le jeune homme, que me nommait Jacob Van Oost.

—Votre oncle et tuteur, n'est-ce pas?

—Plus que mon tuteur, repartit Floris, mais Van Oost n'était pas mon oncle...

L'inconnu secoua la tête. Il poursuivit après une pause:

—Nous savons tout de votre vie. Il y a eu plus d'yeux que vous ne pensez, ouverts sur vous, dans ces derniers temps. Vous avez vécu, à Paris, du petit héritage que Van Oost vous avait laissé; puis, dès les premiers jours du siège, fait prisonnier dans un engagement, vous avez été envoyé au fond de la Prusse à Stralsund, d'où vous vous êtes évadé; enfin l'on vous retrouve en mai, dans les rangs des fédérés parisiens.

—J'étais désespéré comme eux, répondit Floris. Au reste, j'avais mes amis parmi les chefs de la Commune.

—Vous aviez d'autres amis encore et de meilleurs, répliqua le vieillard. Ce sont eux qui m'envoient vers vous. Mon nom est Vassili Manès. Après avoir été pendant longtemps le médecin du grand-duc Fédor de Russie, je le suis, à présent, de la grande-duchesse, sa femme, Mme Maria-Pia.

Les cheveux de Floris se dressèrent, comme à une vision terrible. Un souffle courut dans ses os, et il se taisait éperdu. Le savant, enfin, rompit le silence:

—Je suis pour vous le messager des plus étonnantes nouvelles. Ce n'est pas contre la douleur qu'il faut vous armer en ce moment, mais contre une joie excessive. Quoi que vous ayez pu souffrir durant vos cruelles épreuves, ce que je vais vous révéler vous payera de toutes ces tortures. Oubliez, ainsi qu'un mauvais rêve, ce qui précède cette nuit-ci. A mesure que je vous parle, votre passé s'évanouit. Chaque mot prononcé dore votre avenir, le tire des ténèbres, et le rend plus resplendissant, plus magnifique, plus glorieux, que vos jours écoulés n'ont été pauvres, obscurs, abaissés.

—Êtes-vous si puissant? murmura Floris comme en ricanant; et il tremblait de tous ses membres.

—Ma voix n'est que la voix d'un homme, reprit Manès, mais le destin parle par elle. Le sort vous fait marcher dans la vie, Monseigneur, à coups de foudre, et par des surprises violentes. Tombé du sein de la grandeur jusqu'au plus bas de l'abîme, ce n'est pas là le terme où vous aboutissez, mais celui d'où vous vous relevez. Vous allez quitter les pontons: vous serez riche, heureux, puissant, adulé; et quoi que ce soit qui arrive, vous avez touché désormais l'extrémité, le dernier fond de la détresse. Cette pensée, je l'avoue, Monseigneur, me décharge l'esprit d'un grand poids. Sans cela, j'eusse redouté de me faire le messager d'un autre état auprès de vous, car qui peut s'assurer, quand il change de fortune, si c'est pour sa félicité ou pour son malheur?

Il s'avança, et lentement, d'une inflexion de voix solennelle:

—Je vous le déclare, fit-il, vous êtes, Monseigneur, le fils légitime du grand-duc Fédor de Russie et de la grande-duchesse Maria-Pia de Portugal... J'étais jadis un serf de votre père... Le premier, je vous rends hommage comme à mon seigneur longtemps méconnu.

Et le vieillard, courbant sa haute taille, saisit et baisa la main de Floris.

Il parut au jeune homme qu'un immense tonnerre croulait sur lui, l'enveloppait: puis, il n'y eut plus qu'un silence étouffant, et qui semblait l'arrêt du cœur du monde. Floris s'était levé en pied, et roide, les yeux tout grands ouverts, pareil à un somnambule, il s'avança d'un pas automate jusqu'à la fenêtre de l'esplanade. Il dit:

—Voilà bien la mer et le ciel plein d'astres nocturnes...

Ensuite, il se tint à la vitre. Comment ce secret révélé ne faisait-il pas bondir et éclater la terre? Pas une étoile ne bougeait... Quelquefois, d'un brusque mouvement, il passait la main sur son front. Le crâne lui battait avec un bruit de cloche; ses gestes étaient convulsifs, égarés. Il avait l'idée vaguement qu'un cataclysme avait bouleversé l'univers, et qu'il dominait au-dessus des hommes, roi, tout-puissant, presque immortel!

Il fatiguait ses yeux à regarder la lampe, puis reportait ses regards sur Manès, sur la croix entaillée au mur, sur la cellule.—Cela est! cela est! disait-il; mais la réalité était si subite et si surprenante qu'elle ne le pénétrait pas plus que les imaginations d'un songe. Il revoyait sa vie écoulée, il tâchait de s'imaginer les choses qu'il allait faire dans l'avenir; il se disait avec orgueil qu'il recouvrait son nom, ses biens, sa naissance illustre. Ses pensées tumultueuses s'entre-choquaient; son cœur était un grand abîme dans lequel il ne connaissait rien.

Et cela dura très longtemps, des heures, à ce qu'il lui semblait.

Il revint à Manès tout à coup et lui dit:

—Ma mère vit-elle?

Le vieillard retira d'un écrin une large et ronde boîte d'or, et il la tendit à Floris:

—Voici, dit-il, le portrait de votre mère. Elle l'avait confié à mon frère pour que celui-ci vous le remît, sitôt qu'il vous aurait retrouvé... Faudra-t-il croire aux talismans? C'est grâce à ce portrait, Monseigneur, à votre étrange ressemblance avec Mme Maria-Pia, que le juif Chus vous a reconnu.

—Ma mère! dit Floris... ma mère!...

—Dès demain nous serons en route, reprit Manès. Vous la saluerez dans trois jours.

Floris interrogea:

—Verrai-je aussi mon père?

—Le Grand-Duc, répondit Vassili, habite Sabioneira, sur la côte de Dalmatie. Il est, vous ne l'ignorez pas, le frère de l'empereur Nicolas; et de plus, vous avez un frère et une sœur. Vous saurez, en un meilleur temps, tout ce qui concerne votre naissance... Il y a deux heures, j'ai reçu des dépêches de votre père. J'étais allé à Rochefort pour les chercher. Il consent volontiers à vous reconnaître; il écrira lui-même au Tsar, et un rescrit impérial vous rétablira incontinent dans votre titre et dans vos droits... Mais ce n'est là qu'une partie de ses desseins. Le Grand-Duc a pensé plus loin, afin d'assurer votre bonheur, qu'il entend combler d'un seul coup. Il vous dote d'un apanage, en vue de votre prochain mariage. Votre père a fait choix pour vous, Monseigneur, d'une fiancée presque royale.

—Pour moi! exclama le jeune homme.

Vassili Manès continua:

—Le Grand-Duc vous a fiancé à la jeune princesse Isabelle de Bourbon et Bragance, sa pupille et votre cousine. Il me charge de vous l'apprendre aujourd'hui même. Des deux nouvelles dont je suis le messager, Monseigneur, c'est la deuxième, assurément, qui est pour vous la plus heureuse.

—Me marier! s'écria Floris. Ah! je vous en conjure, monsieur, que l'on me permette, dans cette affaire, de ne consulter que mon propre cœur!

—Votre mère l'a élevée, dit le savant. Elle est aussi bonne que belle.

—Je ne veux pas me marier!

—Le Grand-Duc, poursuivit Vassili, est le tuteur de la princesse. Il y a longtemps que cette union est destinée entre les deux maisons. Par malheur, votre frère est entré dans les ordres. La princesse a des biens immenses: les profusions du Grand-Duc ont attaqué les fondements de ce que, dans les particuliers, on appelle leur fortune. Votre père veut ce mariage; il n'y souffrira aucune objection.

—Je ne l'aime pas! dit Floris.

—Vous l'aimerez, quand vous l'aurez vue...

—Non, non! je ne puis pas l'aimer et je ne le veux point.

—Elle a été, dit le savant, la joie et la consolation de votre mère, depuis plus de quatorze années.

—Faut-il pour cela, répliqua Floris, qu'elle devienne mon tourment?

Il parlait avec feu, tournant vers Manès des yeux irrités. Celui-ci reprit posément, après un silence:

—Considérez, je vous prie, Monseigneur, que je ne suis rien, en tout ceci, que l'instrument de votre père... Or, mes dépêches sont formelles. Si vous épousez la princesse, le Grand-Duc vous reconnaît pour fils, de bonne réciprocité. Mais, par contre, si vous refusez de le satisfaire là-dessus, votre père se considère comme dégagé de sa promesse... Pesez bien cette alternative!

—Donc, repartit Floris amèrement, il faut que je dise à mon père: Mon obéissance vous répond que je suis vraiment votre fils... J'épouserai qui vous voudrez: la chambrière, la buandière, ou bien la fille de l'intendant; moyennant quoi, accordez-moi, daignez m'accorder, je vous supplie, la faveur de votre paternité!... Non, monsieur! Non, non! je ne puis croire que mon père veuille agir ainsi!

—Je ne fais, dit Vassili, qu'exécuter ses ordres.

—Soit! dit Floris avec violence, je refuse!... Mieux vaut mourir, mieux vaut rester misérable, que d'avoir à implorer humblement ce qui vous est dû... Morbleu! continua-t-il, d'un ton véhément, que m'importe de déplaire à un homme qui me traite avec tant de rigueur, que je n'ai jamais vu, qui ne me connaît pas, et qui, sans doute, puisque vous vous taisez là-dessus, m'a tenu éloigné de lui, par quelque motif lâche ou criminel!

—Il vous fait grand-duc, dit Vassili.

—Que me donne-t-il, s'écria Floris, si ce n'est ce qui m'appartient? Il est mon père et grand-duc de Russie. Donc, sa puissance, ses biens, ses titres, tout cela me revient de droit. Loin que je sois son obligé, c'est moi qui pourrais, au contraire, lui demander compte de mon rang, dont il m'a privé si longtemps.

—Un grand-duc ne rend pas de comptes! répliqua Manès.

—Si! lorsqu'il a trahi son sang, sa propre famille, son pays!... Par le ciel! poursuivit le jeune homme, dans une explosion de fureur, je saurai bien contraindre mon père...

—En Russie, dit froidement Manès, il n'y a de lois et de tribunaux que lorsque le Tsar le veut bien. Le grand-duc Fédor est son oncle.

—Je suis son cousin, dit Floris.

—Vous êtes, riposta Manès, un insurgé, monsieur, un combattant de la Commune. Vous étiez, il n'y a pas quatre heures, sur la Charente, un des pontons de Pierre-Moine. Il suffit que je me retire, pour qu'on vous y ramène aussitôt. Vous passerez en jugement sous votre nom de Floris, sans plus; et s'il vous prend envie d'affirmer que vous êtes le cousin du Tsar, les gendarmes vous croiront fou, et l'on vous mettra aux fers, dans la cale. Voilà ce que vous êtes, monsieur.

Un grand silence succéda à ces paroles.—Ce salpêtre, songeait Manès, cette fureur, c'est ce que l'on nomme chez les princes la générosité du sang. Celui-ci est déjà ingrat. Les atomes roulent en lui du même cours que chez ses ancêtres hautains, et lui forment ce qu'on appelle les sentiments, le caractère... A peine a-t-il un peu de foudre entre les doigts, qu'il voudrait en brûler le monde! Il haussa les épaules, et venant vers Floris, qui tenait les yeux fixés en terre, Manès se prit à dire doucement:

—Allons, allons, vous avez été vif, un peu trop vif peut-être, Monseigneur.

Sans répondre, Floris s'assit après quelques tours dans la chambre, et les coudes sur la table, la tête fort basse entre les deux mains, il poussait de longs soupirs.

—Je verrai mon père, dit-il enfin, je me jetterai à ses pieds, je le conjurerai, par tout ce qu'il aime, de ne pas faire mon malheur. Je le supplierai, je m'humilierai, quoi qu'il m'en coûte, et mon père m'exaucera.

—Un autre que moi, répondit Manès, vous contenterait en paroles, et vous décevrait, Monseigneur. Moi, je dirai la vérité. Vous ne connaissez pas le Grand-Duc. Il traite avec un empire absolu les personnes de sa dépendance; votre père est accoutumé à ne se gêner sur rien... Apprenez, puisqu'il faut vous le dire, que le grand-duc Fédor n'aime que lui, compte les autres, quels qu'ils soient, uniquement par rapport à lui, et que ni tendresse ni pitié n'ont de pouvoir sur ses résolutions... Je vous le répète, Monseigneur. Je viens de recevoir tantôt, les ordres les plus exprès. Avant que de vous avouer pour fils, et comme s'il avait prévu cette résistance qui me surprend, le Grand-Duc exige de moi que je reçoive votre parole d'épouser la princesse Isabelle... Il n'est pas d'autre alternative. Ou consentez à ce qu'il demande, et soyez le grand-duc Floris: ou bien, demeurez pauvre, méconnu, misérable et abandonné. Aut Cæsar aut nihil, Monseigneur... C'est à vous de qui les mains touchent à ces deux états si différents, d'en choisir un, et à l'instant.

—Que faire donc? reprit Floris, comme se parlant à lui-même.

—Il n'y a qu'une chose à faire: obéissez à votre père!

—Obéir! s'écria le jeune homme. Quand j'étais pauvre et méprisé, je n'ai jamais obéi à personne. Commencerai-je d'obéir, alors qu'on me dit riche et puissant?

—Il le faut cependant, Monseigneur.

—Non! non! jamais!... je ne saurais!

—Vous briserez le cœur de votre mère, dit Manès.

Trois heures sonnèrent à quelque horloge, au milieu du désert silencieux de la nuit. La lune se couchait à l'ouest; les étoiles perdaient leurs feux. Une somnolence saisit Floris. Il se tourmentait comme dans un songe, quand, voulant parler, la voix ne suit pas; voulant fuir, on sent ses membres engourdis. Un nuage, à ce qu'il lui semblait, couvrait son âme.

—Bien, bien, Monseigneur, dit Manès, prenez votre temps, réfléchissez!

Alors, Floris se promena sept à huit tours dans la cellule. Il sentait bien où penchait son cœur et ce qu'il allait décider, et sa tristesse s'en augmentait. La petite lampe brûlait bleu. La mer plombée était déserte. Pas une voile, pas un oiseau. Quelques rides y frissonnaient, dans le silence universel.—Et pourtant, dit-il, en frappant du pied, je ne puis me dépouiller moi-même! Qui voudrait renoncer à être ce qu'il est, ce que la nature l'a fait?... Je me vengerai de mon père... Il se remit contre la vitre, et il contemplait le ciel en silence.—O misérable cœur humain! soupira Floris. Nul ne songe aux étoiles éternelles, et le regard d'une femme éblouit... Un découragement infini l'accabla: il se sentait comme rouler au milieu de gouffres de ténèbres. Ses idées lasses se mêlaient; par moments, il ne savait plus où il était. Il se croyait rue de Buci, dans la morose chambre d'hôtel qu'il habitait, depuis la mort de Van Oost. Subitement, il se ressouvint d'une estampe d'après Watteau, pendue au mur, dans un vieux cadre dédoré. Il revoyait l'étang lointain, la fontaine de féerie sous les grands arbres, les couples d'amants entrelacés. Il répétait, d'une façon stupéfiée et machinale, le titre inscrit au bas de la marge:

«Les plaisirs de l'île enchantée.»

Ces mots lui revenaient sans cesse à l'esprit.

—Eh bien, Monseigneur? dit Manès.

Et comprenant aussitôt, à l'abattement du jeune homme, que c'était le moment favorable, il redoubla en demandant:

—Monseigneur, que résolvez-vous?

Floris releva un peu la tête; et Manès lui lisant aux yeux, y vit sa réponse:

—Vous consentez! s'écria-t-il.

—Ah! monsieur, monsieur, murmura Floris, qu'avez-vous fait! qu'a fait mon père!

—Monseigneur, dit Vassili, en se jetant à lui, je vais combler de joie Mme Maria-Pia, par cette nouvelle.

—Oui! j'ai promis, reprit le jeune homme... On m'a forcé, contraint, asservi. Mais que mon père le sache aussi! Elle ne me sera jamais de rien!

Des pleurs brûlants et rares lui jaillirent: et défait, blême à s'évanouir, il se laissa tomber sur un escabeau. On voyait dans ses sourcils froncés, dans ses yeux mornes et irrités, dans tout son visage farouche, comme une rage de douleur prête à s'exhaler.

—Ma mission auprès de vous est terminée, reprit le savant. Il ne me reste qu'à vous communiquer les instructions de votre père. Voici la lettre où Son Altesse règle ce que vous devez faire, à présent. Veuillez l'entendre, Monseigneur.

—Soit! vite! vite! dit Floris.

Vassili déploya la dépêche:

Je le recevrai dans quelque temps, lut-il. C'est de vous qu'il s'agit, Monseigneur. Qu'il parte tout de suite pour Prague, où est Madame la Grande-Duchesse. Qu'il s'attache à bien faire sa cour et à plaire à sa fiancée. Je compte avoir sur ce point-là des nouvelles satisfaisantes.

—Eh! dit Floris se dressant debout et lâchant enfin sa fureur, quand le diable viendrait me dire de lui plaire, morbleu! je ne veux pas lui plaire!... Que mon père n'est-il ici!

—Monseigneur...

Floris poursuivit:

—Parce que mon père est le Grand-Duc... Il dispose aujourd'hui de moi, ainsi que d'une bête privée, et me donne à qui lui convient! Mais, par Dieu! je le jure, monsieur, je la renverrai chez elle, aussitôt que le prêtre nous aura unis!

—Vous faites injure à votre père, dit Manès.

—Soupirer, envoyer des fleurs, rouler les prunelles, c'est là, sans doute, ce qu'il appelle des nouvelles satisfaisantes... Vous parlez d'injure, je crois. L'injure n'est-elle pas pour moi, que l'on marie la corde au cou?... Mais, si le monde est assez vaste, je saurai mettre entre elle et moi de la distance... Le temps de la cérémonie! Puis, bonsoir... Elle ira au nord, et moi au midi!

Alors Manès reprit doucement:

—Daignez m'entendre, Monseigneur.

—Parlez, monsieur, parlez, parlez, parlez!

—Votre fiancée, dit Manès, la princesse Isabelle de Bragance...

—Je ne lui plairai point, interrompit Floris. Pardieu! je vous dis... Il n'aura pas de nouvelles satisfaisantes.

—Permettez-moi de parler, Monseigneur. Votre fiancée, quand vous l'aurez vue...

—La voir! s'écria Floris... Je ne veux pas la voir. Pourquoi la verrais-je? Non, non, non... Il a dit qu'il fallait lui plaire, il me prescrit de lui faire la cour; mais je ne la verrai seulement pas: et que ses flatteurs l'écrivent à mon père!... Non, pardieu! je ne la verrai pas!... Et pour faire ma cour, comme il dit, je louerai un buste de cire, un de ces mannequins tournants qui ont la bouche toujours en cœur... Le temps de la cérémonie, pas davantage! Ni avant, ni après, pas un seul instant!

—Bien, bien, dit le savant d'un ton froid, on peut passer beaucoup de choses à un homme qui est en colère.

—Moi, en colère! dit Floris. Par le diable! je suis calme... Et je serais plus calme encore dix mille fois, que je tiendrais le même langage.

—Fi! Monseigneur, vous ne pouvez parler sérieusement.

—Je ne la verrai pas! dit Floris, et croyez, monsieur, s'il vous plaît, que je parle sérieusement... Je ne la verrai pas, si ce n'est à l'autel, aux pieds du prêtre... non! pas avant!... Que mon père enrage de cela, qu'il me maudisse, qu'il me haïsse, je ne la verrai pas, je vous dis!... Ni son portrait, ni rien d'elle; je ne veux pas!... Et mon père l'endurera! Je fais bien assez sa volonté, pour qu'il fasse un peu la mienne aussi!

—Monseigneur, dit Vassili, ne vous obstinez point... Allons, allons! Ce n'est qu'une folie... Vous serez, j'en suis sûr, raisonnable.

—Non, non, non, non! cria Floris, quand même, jour et nuit, vous vous pendriez, comme une sangsue, à mon oreille, quand la vie de mon père dépendrait de ma résolution, quand mon frère et ma sœur—ai-je une sœur aussi?—se jetteraient à mes pieds, quand ma mère me supplierait, entendez-vous? tout cela ne m'ébranlerait pas!... Mon dessein est irrévocable. Je ne verrai ma fiancée que le jour de notre mariage, à l'autel nuptial, pas avant!

—C'est impossible, dit Vassili. Le Grand-Duc ne le souffrira pas.

—Cela sera, repartit Floris, et le Grand-Duc le souffrira.

—Vous réfléchirez, Monseigneur.

Mais le jeune homme s'écria dans une sorte de transport:

—Ah! mon père exige ma parole!... Eh bien! je vous la donne ici... Oui, dit-il, en étendant la main vers la croix de pierre sculptée au mur, je jure de ne voir le visage de celle à qui l'on me marie, qu'à l'autel, au moment d'échanger nos bagues... Donnez-lui-en avis, monsieur, ainsi qu'à mon père et à ma mère. Imaginez un vœu, un caprice, tel expédient que vous voudrez... Au pied de l'autel, pas avant!... Ni son portrait... Rien, rien, rien d'elle!... Vendu, vendu! Et il grinçait des dents... Ah! ah! ah!... râla Floris... J'étouffe.

Ses yeux tournaient dans leur orbite, et sa tête se renversait en arrière. Manès tira la chaîne d'une cloche. M. Chus et des matelots entrèrent précipitamment. Ils entourèrent Floris évanoui, puis, d'après l'ordre de Manès, le portèrent à l'air, sur la terrasse.

Il arrivait du large un bruit joyeux, et l'eau calme frissonnait, bleue et mollement transparente, tandis qu'aux places traversées par des remous, roulaient, dans tous les sens, de claires rivières d'argent. L'air, plein d'aurore, était démesuré, et de grands rais marquaient l'endroit où le soleil allait apparaître. Il surgit tout d'un coup, et ses rayons étincelaient sur la cime des vagues. Puis, le globe de l'astre monta dans le profond ciel du matin; et Floris, encore tout haletant, voyait en ce soleil l'image de son destin vainqueur, qui sortait enfin de la nuit.

Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent

Подняться наверх