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LIVRE TROISIÈME

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Table des matières

Le soir tombait et les rues neigeuses s'emplissaient d'ombre, quand M. Chus, commerçant notable en vieux habits, ferrailles, boutons d'os et tels genres de curiosités, parvint, tout en haut du Hradschin de Prague, sur la place Sainte-Monique. Là, s'arrêtant avec hésitation, il interrogea un passant:

—Le Palais-Rouge? répondit l'homme... Si vous êtes loin du Palais-Rouge? Et, en riant, il le montra du doigt. Derrière une grille, dont les piliers supportaient des trophées et des aigles à deux têtes, la façade s'en déployait, avec ses rangées de fenêtres, son toit démesuré, ses mansardes à volutes et les statues de ses acrotères, immobiles dans le ciel clair.

Le fripier s'avança vivement au milieu de la cour solitaire. Elle était décorée, dans l'ancien goût français, de pièces de parterre plates, dont les arabesques de buis et les enroulements de gazon se détachaient, tout noirs, sur la neige. Comme M. Chus montait le perron, la vitre s'ouvrit au-dessus, à un œil-de-bœuf éclairé; et une grosse face rougeaude se pencha, hors du rond de pierre:

—Holà! par ici! par ici!

—Pien, monsieur, ch'arrife, dit le fripier, qui salua en ôtant son chapeau... Monseigneur se porte pien, ch'espère!

M. Chus, quand il eut poussé, sans bruit, les deux battants de cuir gaufré, se trouva sous un vaste portique de chêne et de tapisserie. On n'y voyait rien de vivant. Quatre ou cinq bougies de cire achevaient de se consumer, dans un grand chandelier de cuivre, en couronne. Mais des pas lourds résonnèrent; la porte s'ouvrit toute grande, et messer Pistolese, majordome-major de S. A. le grand-duc Fédor, entra dans la salle en chantonnant. Ce personnage, en qui M. Chus reconnut son homme de la fenêtre, était grand, fort rouge, moustachu, vêtu d'un frac bleu à boutons dorés, et tenait à la main un double mètre de bois.

—Eh bien! coquin, s'écria-t-il en mauvais allemand, m'apportes-tu enfin ces brocatelles?

Puis, quand M. Chus, interdit, eut expliqué la méprise:

—Ah! bien, fort bien! dit l'Italien... Ha! ha! ha! Le diable m'étrangle si je ne t'ai pris d'abord pour un garçon de chez maître Zlam, qui doit m'envoyer des étoffes... Vois-tu, continua-t-il en s'essuyant le front, qui semblait verni tant il reluisait, avec cette infernale salle Espagnole qu'il me faut décorer pour la noce, je ne sais plus quelquefois où j'en suis... Cent dix-huit pieds de long, mon cher, sur soixante-douze de large!... Messer Pistolese par-ci, messer Pistolese par-là... Je ne puis cependant pas tout faire!... Et tu viens de Paris, dis-tu?... Tu voudrais voir Mgr Floris?... Parfait! parfait!... Eh bien, allons!

Ils passèrent d'abord un réduit chinois orné de laques et de porcelaines; puis, montant cinq marches de jaspe, messer Pistolese et M. Chus enfilèrent une longue galerie boisée en vert clair, où se voyaient plusieurs tableaux de chasses indiennes et moscovites. Ils étaient dans ce que l'on appelle le «petit côté» du Palais-Rouge, bâti au temps de Marie-Thérèse, par Sibylle, margrave d'Anspach. Partout, des recoins, des vitrées ajustées de baguettes d'argent, des niches creusées dans la muraille, des ronds-points de porphyre hexagones, des cabinets de glaces de miroir, peints de cygnes et de déesses nues. Ce dédale d'appartements, éclairé par des torchères, était tiède, splendide, désert.

—Le mariage a lieu, reprit Pistolese, l'avant-veille du jour de Noël. Le festin, à deux heures précises... Il faudra six dressoirs pour les viandes: potages, bouillis, gelées, rôtis, pâtisseries et fruits. Et il les nombrait sur ses doigts... Chaque service de quarante-huit plats... C'est une grosse affaire, tu conçois! Ils ne sont pas mauvais ouvriers par ici, mais mous, flasques; ils manquent d'entrain... N'importe, poursuivit le majordome, ce sera vraiment... ce sera... Et, ne pouvant trouver de vocable assez pompeux et magnifique, il décrivit avec sa toise un entrelacs flamboyant dans l'air. Ce n'est pas pour rien, tu supposes, que l'on m'a fait venir de Dalmatie, et que, pendant plus de six ans, messer Joachimo Pistolese a été le suprême chef des costumes et des machines du théâtre de la Fenice, dans la cité célèbre de Venise!

Tous deux, ils se remirent en marche, sans parler. Ils traversaient des couloirs vernis, revêtus d'ancien cuir jaune et or et argent pâle sur violet, des chambres de chasseurs, de pêcheurs et de vignerons vendangeurs, en tapisserie d'or et d'argent, des retraits de velours fleur de pêche, brodés d'orfèvrerie d'argent, des voûtes profondes à dorures. Des meubles ventrus en écaille verte, des tables à housse d'argent étaient rangés au bas des murailles, avec des fauteuils à fond d'or. Les portes, les travées, le lambris ne présentaient de toutes parts, sur la lourde et épaisse dorure, que des pots à fleurs, des tritonnes, des satyres coiffés de feuillages, des enfants entre les dents d'une guivre, des masques, des couronnes, des luths. Çà et là, étincelait au mur quelque vieux miroir de Venise, à bordure de lames vertes et violettes, gravées d'Amours. Ser Pistolese y lissait sa moustache au passage.

—Et le festin fini, ajouta-t-il en poussant le coude à son compagnon, que te semblerait de deux Cupidons? Ils descendraient de la tribune, au moyen d'un engin, pour couronner la princesse Isabelle... Hein! ne serait-ce pas galant?... Mais doucement... Nous arrivons.

Ils se trouvaient sur un large palier, en face d'une arcade dorée et vitrée à petits carreaux, que drapait un rideau de velours rouge. Le majordome écarta ce rideau et colla son gros œil à la fente:

—Oh! oh! dit-il tout bas, je m'esquive: Monseigneur n'est pas encore rentré... Ils sont là, toute la séquelle, le joaillier, le marchand cirier, le confiturier, l'orfèvre, le fourreur... Tu peux entrer et l'attendre avec eux... Il est allé chez le comte Waldstein, pour lui faire part de son mariage... Ha! ha! ha!... Je me donne au diable si Monseigneur, quand il rentrera, ne vous commande pas à tous de revenir à un autre moment!

Chus, demeuré seul, pénétra dans une vaste salle, soutenue de colonnes blanchies. Le plafond, tout uni, était crépi à la chaux; des râteliers, le long des murs, supportaient des piques et des pertuisanes, et huit lustres, en bois de cerf, qui pendaient de distance en distance, portaient des ronds de cires allumées. Assez de monde était là rassemblé: les uns, par groupes de gens épars; d'autres, solitaires sur des bancs de bois, bariolés de couleurs vives. L'entrée de Chus fit un profond silence; puis, au bout de quelques instants, les conversations reprirent.

Mais la porte s'ouvrit de nouveau, et le fripier, en tournant la tête, aperçut à quelques pas de lui une figure singulière. C'était une femme extrêmement petite, une espèce de magot de Saxe, et que sa face jaune et plate, ses grimaces, ses mains de poupée, ses sourcils noirs dessinés comme au pinceau, et des fleurs de coquelicot sur un chapeau-cabas de satin vert, pouvaient faire prendre, à qui la voyait, pour une naine de la foire.

—Bonsoir, mes maîtres, dit la petite femme... Brr! brr! le vent est froid; mais c'est bien naturel, quand les pommes se vendent un kreutzer la pièce et qu'il y a le marché aux crèches devant le Teyn... Eh bien! exclama-t-elle, en fixant sur Chus des yeux courroucés, qu'a-t-il à rire, cet insolent?... Ma parole, il aurait besoin d'une potée d'eau froide sur la tête!... Voyez-vous ça! voyez-vous ça!... Je ne suis qu'une pauvre fille, mais quoi! des cavaliers, des gens de naissance sont civils envers Rézinka, et celui-ci se moquera!... Je suis bien connue au Hradschin, entendez-vous, vilain Honza? C'est moi qui brode en or les deux carreaux de mariage de Monseigneur et de sa colombe... Je tire souvent mon fil, ça se peut; mais touchez seulement à la queue d'un chat qui m'appartienne (et j'en ai trois), et vous verrez ce qu'il vous en cuira, sot petit homme!

Les marchands éclatèrent de rire, tandis que Chus, interdit, grommelait:

—Oh! pas t'inchures! pas t'inchures!... Fenant te tout autre que fous, ça nécessiterait l'emploi tes pistolets... Fous ne savez pas à qui fous parlez!

—Par les cinq plaies! repartit la naine, quand l'on aurait les yeux bouchés de deux meules de moulin aussi grosses que le dôme de Saint-Nicolas, rien qu'à votre baragouin allemand et à votre incivilité, il est bien clair que vous êtes de ceux qui nasillent à la synagogue et qui ne mangent pas de cochon!

—Pon! pon! dit Chus, ça m'apprentra! Qui se mêle au trèfle, les truies le foulent! Lorsque fous saurez qui che suis, fous regretterez fos paroles... Croyez-moi... Fous en serez fâchée.

Les bras croisés, il secouait la tête avec une grande majesté. Ensuite, il dit:

—Che suis monsieur Salomon Chus; ch'ai reconnu, moi le premier, Son Altesse le crand-tuc Floris... Ch'ai saufé Mgr Floris, sur les parricates, à Paris... Che l'ai emporté sur mon tos, à trafers une grêle te palles!... Et, si l'on me traitait comme che le mérite, Son Altesse tefrait, chaque chournée te ma fie, me tonner à mon técheuner un pillet te cinq cents florins sous ma serfiette, et quand che serai mort, me faire empaumer tans un cercueil t'or... oui, un cercueil en or, enrichi te tiamants!

Il y eut un assez long silence. Tous les yeux étaient arrêtés sur le fripier, qui se passait aux doigts de vieux gants, d'un air important. Il reprit enfin, à demi-voix:

—Quand on a rentu te tels serfices, il est naturel, n'est-ce pas? qu'on fous en soit reconnaissant... Monseigneur m'a tonc écrit te fenir... Pon cheune homme! Il est impatient te me présenter comme son saufeur à sa nople fiancée, la princesse Isapelle. Che rouchirais te fous rapporter les éloches qu'il fait te moi... Che tois la fie à ce pon Chus... Sans ce prafe Chus, che serais mort!... Foilà ce qu'il tira, à son tîner, en s'entretenant avec la princesse; et la princesse lui répond: Mon Tieu! que je foutrais le foir!

Une huée de rires salua l'impudent mensonge du fripier. On entendait, au milieu du tapage, le fausset perçant de la naine:

—Oh! le juif menteur! criait-elle... Heureusement, le proverbe dit bien: «Les mensonges ont les jambes courtes.» Il ne sait pas que Monseigneur n'a pas encore vu la princesse Isabelle... Non, poursuivit-elle en regardant M. Chus et tous les assistants avec une expression de triomphe, le jeune seigneur ne l'a pas vue, et la princesse n'a pas vu non plus son fiancé. Ils ne connaîtront leurs visages que devant les saints autels du Seigneur, le jour où on les mariera.

—Êtes-fous folle? marmotta Chus... Que feut tire ce conte-là?

—Un conte! exclama la naine. Si c'est un conte, entends-tu, juif païen? alors tu n'iras pas en enfer avec tous les diables de l'usure!... Il n'y a rien de si certain... La princesse, aussitôt qu'elle a su que son fiancé arrivait, s'est retirée, par dévotion, dans le couvent des Filles de Sainte-Monique, et elle y fait maintenant sa retraite.

Maître Skreta, le cirier, ajouta:

—On voit même d'ici, monsieur, le lieu où elle s'est renfermée, et qui est bien maussade et bien noir, pour une princesse si jeune.

Sur quoi, menant M. Chus, étonné, au bas bout de la galerie, dans une profonde fenêtre, le bonhomme lui montra sur la place le couvent des Filles de Sainte-Monique. Son énorme façade grillée forme équerre avec le palais; et l'église Saint-Augustin, présentant ses trois portes de front, relevées de niches et de colonnes, joint l'un à l'autre, par un pan coupé, les deux antiques bâtiments et les couronne de son dôme.

—Oui, reprit le marchand cirier, c'est là, monsieur, que s'est retirée la princesse, le matin même du jour à jamais béni où Mgr Floris est arrivé... Ah! elle s'est privée par là, on peut l'affirmer, d'un spectacle tout à fait poignant, d'un spectacle qu'on ne saurait peindre!... Ils levaient les regards au ciel, ils tendaient les mains: leur visage était si changé, comme on dit dans la pièce, qu'on ne les reconnaissait plus à la face, mais au vêtement... Mme Maria-Pia, dès qu'elle aperçoit son fils, s'écrie: «Cher fils, je te bénis, je te bénis!» puis elle l'embrasse, puis elle sanglote, puis, de nouveau, elle étreint son enfant; enfin, elle remercie Dieu, et elle se met à genoux. Alors, le plus barbare aurait changé de couleur; plusieurs se sont pâmés, tous versaient des larmes! Si Prague entière avait pu voir cela, on eût fait brûler aux saintes images des centaines et des milliers de cierges!

—Mais, dit M. Chus, che n'y comprends rien. Pourquoi se marient-ils ainsi?... Se marier sans s'être fus!... Poufez-fous m'expliquer cela?

—On prétend, repartit le cirier, qui baissa mystiquement la voix, que la princesse a fait ce vœu jadis à la très sainte Vierge Marie... Sa bénédiction soit sur nous!

Le marchand fourreur haussa les épaules:

—Bah! vous voulez parler de ce que racontait l'autre jour le bonhomme Zlam. C'est une âme honnête, Dieu lui pardonne! mais son esprit n'est pas toujours aussi solide qu'on pourrait le désirer. Ainsi, il mêle dans son histoire une prétendue sœur aînée de la princesse Isabelle. Comme si nous ne savions pas tous qu'elle n'a jamais eu d'autre sœur que la petite princesse Josine, qui est sa cadette!

A ce moment, un grand laquais qui portait un chapeau à plumet, et, en travers de la poitrine, une écharpe verte et orange où brillait un écusson d'argent, ouvrit les deux battants de la porte.

—Holà! Ho!... Silence! cria-t-on.

—Silence! Son Altesse arrive.

Toutes les rumeurs s'éteignirent.

Des valets parurent au seuil, et se rangèrent sur deux lignes. Derrière eux, venait le grand-duc Floris.

—Voyez donc, murmura l'orfèvre à l'oreille de maître Skreta. Monseigneur semble en colère, et M. Manès qui le suit, ainsi que ser Pistolese et les autres, ont l'air de gens grondés.

Cependant, deux ou trois garçons rouges s'empressaient autour du Grand-Duc, pour lui ôter ses lourdes fourrures. Maître Pospichil s'avança:

—Monseigneur, commença-t-il, ces parures...

—M'importunent... dit Floris. Soyez bref.

Le joaillier balbutia:

—J'aurais voulu montrer à Votre Altesse...

—Allez trouver mon intendant! s'écria Floris. Faut-il que l'on vienne m'obséder!... Ah! vous voilà, maître Marcus... Avez-vous achevé, seulement?

—A peu près, Monseigneur, répondit l'orfèvre. Mes ouvriers sont sur les dents...

—Bien. Au reste, il n'y aura pas d'exposition d'habits ni de bijoux. C'est la coutume, je le sais, mais une vile et sotte coutume... Monsieur Salomon Chus, je crois?

—Le très humple serfiteur te Fotre Altesse!

—Messieurs, reprit Floris, je vous le répète, adressez-vous à messer Pistolese... Ah! que l'on voie si ma mère est chez elle... Demeurez ici, monsieur Chus. M. Manès m'a prévenu que vous aviez à me parler.

—Mes maîtres, fit tout haut Pistolese, veuillez passer à côté, avec moi.

La galerie demeura déserte. Les laquais avaient disparu. Floris se promenait à grands tours rapides: il mordait sa lèvre, il parlait tout bas, il se passait la main sur le front. Chaque fois que son pas machinal le ramenait auprès des fenêtres qui terminaient le long portique, il s'y tenait immobile un instant. Le vitrage doré en donnait, de plain-pied, sur une terrasse en arcades, pavée de marquetage vert, gris et noir, et fermée de colonnes de marbre. Au dehors, un ciel froid d'hiver éclairait un spacieux jardin, tout blanchi d'une neige épaisse.

Soudain, Floris s'arrêta devant M. Manès:

—Vous m'avez imposé, dit-il, un rôle que je ne puis jouer. Je ne sais pas sourire, saluer, bavarder, visiter les gens... Je voulais des noces obscures, mais vous avez prié la moitié de Prague et fait plus de préparatifs que pour un roi.

—Votre rang l'exigeait, Monseigneur.

—Qu'il soit maudit alors! Je le renie. Ces biens, ces titres sont de la boue... La vraie noblesse de la vie, c'est de n'obéir qu'à soi-même!

—Monseigneur... dit Manès.

Floris l'interrompit:

—Ne m'appelez pas votre seigneur. Je ne suis le seigneur de personne... Avec mon père pour tyran, je ne suis pas même mon maître!... Le Grand-Duc m'a brisé le cœur, et comme un bon fils, je dois protester que je lui en suis obligé... C'est bien, j'ai fini, je me tais... Vous venez de Paris, monsieur Chus?

Puis, sans attendre la réponse:

—Je voudrais que ce fût mon père qui, lui-même, m'eût proposé ce mariage. Je l'aurais traité de façon qu'il eût été bien surpris!... Allons! je crois que je deviens fou... Bah! qu'est-ce que le malheur d'un fils (quant à la dot, grand bien en vienne à Son Altesse!), qu'est-ce que le malheur d'un fils, sinon quelques plaintes et quelques grimaces?... Le nom d'enfant soumis est un beau nom... Malédiction!... Vous disiez, monsieur Chus?

Le fripier balbutia:

—Fotre Altesse est trop ponne!

—Je vous ai de la reconnaissance, reprit Floris; oui! je vous dois de la reconnaissance!... Et cependant, fit-il amèrement, quelles joies m'a-t-il données jusqu'ici, cet état que l'on croit si superbe?... On m'envie; je suis le Grand-Duc. Mais mon propre cœur me dévore... Est-ce ce nom seul qui m'enchante?... Alors, il y a des oiseaux de ce nom... J'ai des valets,—et il marchait dans la salle d'un pas agité,—mais puis-je leur commander de sentir, de souffrir, de vivre à ma place?

M. Manès, d'un air railleur, pinça les lèvres:

—Oui, oui, il est bien certain, dit-il, que la nature n'a qu'un moule, et que nous sortons tous à travers la poche des eaux. Mais pourtant, Monseigneur, vous donnez du sucre à votre cheval, lorsque vous êtes content de lui. M. Chus s'est mis en frais de poste pour écrire à Mme la Grande-Duchesse. Quelque irrévérence qu'il y ait à peser votre dignité dans la balance des poids vulgaires, et à évaluer en argent un grand-duc, je crois que c'est dans ce seul but que M. Chus a fait le voyage. Ainsi donc, veuillez l'écouter.

—Ne pourriez-vous, demanda Floris, terminer tout seul cette affaire? Est-il nécessaire que je sois là?

—Indispensable, Monseigneur. Il y a eu déjà, en effet, des espèces de négociations entamées entre M. Chus et le baron Mamula, qui veut bien gérer les affaires de Madame la Grande-Duchesse. Le baron offre à M. Chus cent mille florins pour ses peines, et M. Chus demande cinq cent mille francs. On en est là, buté de part et d'autre. Il faut lever cette difficulté.

—Un demi-million! dit Floris. M. Chus m'estime un demi-million!... Par mon âme, vous prisez ma vie plus haut que je ne fais moi-même, car je la donnerais pour un fétu de paille!

—Allons, allons, allons, allons! murmura M. Chus douloureusement. Che croyais que nous étions t'accord, que c'était arranché, fini, afec cette plaisanterie!... Cent mille florins! Térision!... Toucher à la tot te ma fille, lui retirer le pain te la pouche, l'enfoyer aux Enfants troufés! cela se peut-il, Monseigneur? C'est une question que che soumets à fotre propre conscience!... Non, non, non! ne faites pas cela! Contamnez-moi plutôt à ramer aux galères, à mancher tu pain noir tous les chours! Frappez le paufre Chus, le miséraple Chus, l'infortuné Chus, le fieux Chus. Mais non pas l'innocente Esther!

—Que Monseigneur décide! dit Manès.

—Ne técitez pas! exclama Chus, ne técitez pas t'un seul mot une affaire tellement importante!... Réfléchissez, au nom tu ciel!... M. Manès ne m'a chamais aimé... Che le safais, che le safais! fit-il, d'un air de douloureux triomphe... On tit: Retranchez sur le chuif! Rognez la portion tu chuif afite!... C'est un conseil agréaple à tonner, mais ce conseil est-il tigne tu crand-tuc Floris?... Ch'ai, foyez-fous, une nature confiante. Che n'ai pas foulu faire mes contitions! Che me suis fié à la chénérosité te Matame la Crante-Tuchesse... Monseigneur sait pien, poursuivit-il, en essuyant ses tempes baignées de sueur, que s'il était en mon poufoir te rentre, tès temain, à leur mère tous les enfants pertus te l'unifers, sans temanter un sou pour ma peine, che serais heureux te le faire!... Oui, ch'en serais fier et heureux!... Par malheur, cela ne se peut pas! Che n'ai pas le troit te mettre ma fille à l'hospice tes Enfants troufés! Che suis homme, mais che suis aussi père!... Après les peines que ch'ai eues! ajouta-t-il d'un accent larmoyant, tant te tanchers que ch'ai courus, la mort que ch'ai connue te si près!... Et ce foyache à Pierre-Moine... Et mes lettres... Et ma fenue ici!...

M. Manès se prit à rire. Il répliqua:

—La générosité, Monseigneur, est, à coup sûr, une noble vertu... Mais pourquoi récompenser un homme si au delà de ses mérites?

—Vais-je assister, s'écria Floris, au marchandage de moi-même! Dois-je me voir pesé dans la balance, contre un misérable tas de métal?... Qu'est-ce qu'un demi-million, morbleu? Ce qu'un marchand gagne à faire faux poids, durant quelques années, ce qu'un coulissier rafle en un clin d'œil, dans un coup de Bourse. Un grand-duc sera-t-il taxé si bas?... Monsieur Chus, vous aurez tout ce que vous demandez.

L'heureux juif se précipita sur la main du Grand-Duc. Il riait, pleurait, balbutiait, attestait le Dieu d'Abraham.

—C'est bien, c'est bien! finissez! reprit Floris. Rien ne me déplaît tant que ces bassesses, ces prosternements de laquais... Je souhaite que cet argent vous rende plus heureux, monsieur Chus, que je ne l'ai été moi-même dans ma nouvelle fortune.

—Mon pienfaiteur!... bégaya l'ex-fripier. Partonnez à ma reconnaissance... Son Altesse saura... Monseigneur connaît Fienne... C'est là que che fais m'étaplir. Che ferai là un peu te panque... Oh! che n'aurai pour commencer qu'une pien humple maison, Monseigneur!

—Bah! dit Manès, elle prospérera entre vos mains, honnête Chus.

Des flambeaux brillèrent sur la terrasse; une voix appela: Floris! Floris! et Chus stupéfait vit entrer et gambader, autour du Grand-Duc, un masque fort extraordinaire. Tout enveloppé de fourrures, on ne devinait rien de ses habits; ses cheveux châtain brun, coupés courts et naturellement bouclés, s'échappaient d'un bizarre chapeau de perles, de feuilles, de violettes et de coquilles d'or émaillé;—et sous son faux visage de velours, le masque riait aux éclats:

—Mon cher Floris... mon cher petit Floris!... Je suis si contente ce soir!... Je vais m'amuser, m'amuser... Bonsoir, monsieur Vassili, me reconnaissez-vous?

—Un tout petit peu, je suppose, répondit le savant, se prêtant au jeu.

—Eh bien, alors, qu'est-ce que je suis?

—Juste, dit-il, ce qu'est la fraise verte, la rose en bouton et la pomme acide. Votre vue agace les dents. Vous n'êtes ni assez âgée pour qu'on vous appelle une jeune fille, ni assez jeune pour une fillette. Et, de plus, vous êtes, je crois, la petite princesse Josine, sœur de la princesse Isabelle, et qui se rend, en ce moment, au bal d'enfants de la comtesse Kaunitz.

—Mon incognito est trahi! s'écria le masque, plaisamment. Je suis fâchée, fâchée, encore plus fâchée que Mumbo, quand le clown lui cache la bouteille... Ha, ha, ha! L'as-tu vu, Floris? C'est l'éléphant du cirque... Clac, clac! rr, rrr, rrrr, rrrrr. Ho, Mumbo! rr, rrr!

Elle sautait, poussait des cris aigus, puis, jetant son touret de nez, Josine montra aux yeux surpris de Chus le plus admirable visage: des traits étincelants d'esprit, une bouche incarnate, et sous des paupières doucement bombées, des yeux profonds, couleur de violette. Toute sa svelte personne avait on ne sait quelle grâce, hardie, charmante, provocante.

Enfin, elle s'arrêta devant Chus, et l'interpellant:

—Signor, je croirais pour moins d'un florin que je ne suis pas le géant tartare Afritaboumras au nez de bronze; mais je ne parierais pas seulement deux millions de lacs de roupies que tu n'es pas le juif qui a écrit à ma tante Maria-Pia.

—Et que reprochez-fous aux paufres chuifs? demanda Chus.

Josine frappa dans ses mains:

—Comment, comment, comment! Vous ne me tromperez pas, monsieur. Les Meininger ont joué l'autre soir le Marchand de Venise, et je sais ce qu'était Shylock... Dis-moi, signor, est-il exact que vous grandissez si rapidement, qu'à l'âge de vingt-cinq minutes, vous savez déjà faire une addition et prêter à usure à votre nourrice?

—Espiègle! murmura Chus, espiègle papillon!

—Bah! s'il m'en souvient bien, reprit-elle, je n'ai plus été papillon, depuis le temps où florissait le suave Monsieur Pythagore!

Un garçon rouge se présenta, et avertit la petite princesse que miss Ira Joyce, sa gouvernante, était prête à monter en carrosse.

—Hou, hou, hou, hou! s'exclama Josine, la méchante infante d'Espagne qui faisait attendre sa dame d'honneur, et que le loup mangea pour ça!... Au moins, cousin Floris, donne-moi ton avis sur le costume que j'ai choisi.

Et laissant glisser sa fourrure, qu'un des laquais porteurs de torches ramassa, l'enfant parut dans son habit de masque. Elle était accoutrée en atours de pèlerine de Saint-Jacques. Une gourde d'argent lui pendait de la ceinture; son corps de jupe, d'un damas rose, était brodé, plus plein que vide, de flambeaux et de papillons de soie et d'or, signifiant la fuite de la vie; et elle avait, sur les épaules, une cape à reflets changeants, roses et verts, cousue par places de coquilles d'argent.

—O Dieu d'amour! s'écria-t-elle, croirais-tu qu'elle m'a défendu de me mettre un petit peu de fard... rien qu'une touche, là, sur la pommette!

Elle fit une pirouette, gagna la terrasse en deux bonds légers; et se fredonnant un czardas, Josine commença fantasquement de tourner, dans ses larges paniers. Son ombre aussi dansait au loin, sur le jardin tout éclairé de lune. On apercevait des portiques, des vases, des bassins, des pagodes, des statues de myrtes taillés représentant des Satyres et des Indiens coiffés de plumes, des rochers en glaçons simulés, avec des bouillons d'eau gelés, qui sortaient de pots de fleurs de bronze. Les vagues craquements du givre troublaient seuls le silence glacé. Rien ne bougeait. Au bas de la Malà Strana, la coupole de Saint-Nicolas projetait une ombre démesurée. Par delà, derrière les ponts, la ville de neige resplendissait, offrant ses innombrables toits, ses flèches, ses tourelles, ses dômes, sous l'argent des nuées immobiles.

—Comme il fait clair! murmura Josine, et elle s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Le ciel est étrange et charmant... Vois donc, Floris, on jurerait que tous ces palais sont enchantés.

Adossé contre une colonne, il avait tiré ses tablettes, et écrivait debout, dans sa main. Puis, les présentant à M. Chus:

—Revenez demain, dit le Grand-Duc; ma mère désire vous voir. Ceci, pour ser Pistolese... Vous regardez la signature, ajouta-t-il, elle est bonne. J'ai gardé mon nom de Floris. Après l'avoir porté tant d'hivers, je ne me serais pas reconnu sous un autre. Je le conserve aussi, en mémoire de celui qui m'a recueilli, lorsque mon père me rejetait... Tu pars, Josine?

Elle se tenait devant lui, et haussait le front pour qu'il le baisât:

—Oh! beau cousin, mon cher, cher Floris, fais-moi cadeau de cette bague!

—Avec plaisir, petite sœur.

—Non, tiens! dit-elle, je te la rends... Je suis trop grande maintenant, pour demander les choses de la sorte... Monsieur Manès, mettez-moi en carrosse. Voulez-vous bien?... Bonsoir, bonsoir!

Le Grand-Duc, resté seul, traversa une enfilade de salons, jusqu'à une salle très vaste, lambrissée et meublée à l'antique. Là, ayant poussé une grille qui découvrit, derrière ses barreaux, un escalier entre deux murailles, Floris descendit lentement cette roide échelle de pierre, d'une cinquantaine de degrés, au bas de laquelle on pénétrait dans l'église Saint-Augustin. Des cires fumeuses l'éclairaient, plantées sur des fiches de fer.

Il ouvrit la porte de l'église, qui cria sur ses gonds rouillés, et se trouva au fond d'une des nefs, à la hauteur du sanctuaire. Il voyait, vis-à-vis de lui, une autre porte, laquelle rendait, par de longs couloirs, chez les Filles de Sainte-Monique, car le palais et le couvent ont, tous deux, le même privilège, et communiquent au lieu sacré. C'était par cette porte que sa fiancée devait venir à lui, le jour des noces.

Floris, à pas lents et muets, s'avança vers la nef principale. Un flambeau brûlait au milieu du chœur, et l'église, étant pleine d'ombre, paraissait, sous ses voûtes ténébreuses, comme une sorte de caverne tout étincelante d'or. On avait commencé de la décorer pour le mariage du Grand-Duc. Des lambrequins de toile d'or pendaient; quelques piliers étaient déjà revêtus de damas ou de tapisserie. Les six lampes rouges du vœu voué par Maria-Pia, à la naissance de sa fille Tatiana, vacillaient au-dessus de la grille qui entourait le baptistère. Çà et là, on entrevoyait, dans les profondeurs des chapelles, sur quelque autel, où ils alternaient avec des chandeliers d'argent, d'antiques bouquets de paillon noirci, un bras recouvert de lames d'or et qui était un reliquaire, des mains de cire pendues au mur.

Floris aperçut la Grande-Duchesse agenouillée, près des marches du chœur. Elle tourna la tête à son approche:

—Est-ce toi, mon cher enfant? dit-elle.

Il répondit:

—Je vous cherchais, ma mère. Mais venez, remontez au palais... Ces longues prières vous brisent. Cet air glacé peut vous être funeste.

Maria-Pia se leva. Toute droite dans sa robe violette, fourrée d'agneau blanc, elle tenait ses mains croisées, selon la coutume portugaise, sur une pomme de vermeil renfermant des cendres tièdes, et ses yeux noirs et comme polis par les larmes s'attachaient sur Floris, passionnément.

—Que tu es beau! exclama cette mère, qui saisit la main de son fils et la baisa avec emportement... Mon Floris... mon cher retrouvé!... Hélas! je t'aime sans mesure, et j'ai peur, quelquefois, que le Dieu jaloux ne m'en punisse!... Mais la très sainte Vierge est mère, et elle daignera m'excuser auprès de son glorieux fils!

Des sons mystérieux, des musiques d'orgue flottèrent. Puis, un chant lointain s'éleva, un chant suave qui montait dans la nuit, tel qu'un filet d'encens fumant sur une terrasse solitaire. Ce chant perçait les murs épais; des voix de femmes, en chœur, le reprirent: et l'hymne arrivait, pacifique et plein de terreur cependant, comme doit être l'Hosanna des anges, derrière les portes de diamant du paradis.

—Les saintes filles du couvent chantent l'office du soir, dit Maria-Pia, en se signant. Ta fiancée est avec elles et prie pour toi... Je te bénis, mon cher enfant. Puisse le Seigneur verser sur toi toutes ses grâces! Tu m'as donné, avant ma mort, la joie ineffable de t'unir à celle que j'ai élevée, l'âme la plus angélique, la créature la plus rare que la nature ait jamais formée.

Il soupira:

—Hélas! hélas! hélas!

—Qu'as-tu? Pourquoi détournes-tu les yeux?

—Ah! reprit-il, j'aurais dû pleurer toute mon âme, avant de conclure un pareil marché!

Alors, joignant les mains vers lui, la Grande-Duchesse s'écria:

—Oublie ton déplaisir, cher enfant. Pardonne à ce vœu qu'elle fit de consacrer entièrement à Dieu les derniers jours d'avant ses noces. Je te conjure de n'y voir que le transport d'un zèle indiscret. C'est le premier, l'unique chagrin qu'elle te causera jamais!

—Ah! mère, répondit Floris, avec une sorte de fureur sombre, elle vous a menti, elle s'est accusée pour tromper la fureur de mon père... Son vœu est feint et simulé: elle s'est dévouée pour moi.

—Dévouée!... Comment? Que veux-tu dire?

Il poursuivit:

—Non, non, je ne puis plus me taire! Mon secret me monte jusqu'aux lèvres... Elle n'a rien juré, rien, ma mère... C'est moi qui ai fait ce serment de ne la voir qu'au pied de l'autel!

—Toi, Floris! et pourquoi, grand Dieu?

—C'était assez que mon cœur fût brisé; c'était assez que mes oreilles dussent entendre ses louanges. Je n'ai pas voulu que mes yeux fussent tourmentés chaque jour par l'aspect d'un visage odieux!

—Oh! quel est ce nouveau malheur! N'aimes-tu pas ta fiancée?

—Moi, l'aimer! s'écria le Grand-Duc. L'aimer!... Et comment le pourrais-je, lorsque mon âme est due à une autre?

Il s'affaissa sur les marches du chœur. Maria-Pia, en face de lui, se taisait, glacée d'épouvante.

—Cela n'est pas, reprit-elle enfin... Tu en aimes une autre, dis-tu... Ton âme est donnée à une autre... Ah! cher fils, cher fils, ne m'alarme pas, car je suis vieille et malade, et j'ai été sans cesse accablée de maux. Ton frère a renoncé aux affections humaines, quand il s'est consacré au Seigneur; ta sœur Tatiana est aveugle. En toi seul, j'espérais un peu de joie, mon Floris... Ton âme donnée à une autre... Cela n'est pas. Tu as mal dit... Réponds-moi, j'ai mal entendu... Oh! dis que j'ai mal entendu.

Il demeurait muet, la tête basse.

—O fils, ô fils! Hélas! hélas!

Tous deux pleuraient: leurs sanglots, par moments, éveillaient l'écho de la froide église. L'orgue et les chœurs avaient cessé. La Grande-Duchesse dit, à voix basse:

—Hélas! pourquoi n'as-tu point parlé?... Moi qui vivais heureuse, qui riais, qui m'efforçais de te faire sourire!... Mauvaise mère que je suis! fit-elle en se frappant la poitrine. Je n'ai rien vu, rien deviné de ton chagrin...

—Mon malheur, dit-il, est irréparable. Je me suis moi-même vendu. J'ai donné ma parole à mon père.

Elle s'agenouilla et le prit dans ses bras:

—Ah! que faire? Que te dirai-je? Hélas! qui nous conseillera?... Mon vieil oncle qui m'aimait est mort... Ma sœur est morte... Tu as donné ta parole, dis-tu... Est-ce une chose sans remède?... Non! ce n'est pas cela qu'il faut te dire. Je ne sais pas, vois-tu... hélas! hélas!... Ah! si du moins j'approchais demain de la sainte table... Ne ris pas, ne doute pas, cher enfant, il n'y a rien de si sûr au monde. Quand j'ai Notre-Seigneur au dedans de moi, je me jette à ses pieds, comme Marie-Madeleine, et toujours il est touché de mes larmes... Mais dis-moi, cher fils, qui aimes-tu?... le nom de celle que tu aimes?

Le Grand-Duc répondit doucement:

—Il faut vous résigner, ma mère.

—Me résigner! Me résigner à ton malheur! s'écria-t-elle... Si je t'avais nourri de mon lait, si tu avais joué sur ma poitrine, si je t'avais choyé, caressé, comme j'ai choyé ta sœur et ton frère, alors, peut-être, il me serait possible de n'avoir pour toi que la part de tendresse et de sollicitude que Dieu a mise dans toute mère. Mais tu étais au loin, pauvre, orphelin, abandonné aux étrangers, et je ne pouvais rien te donner que mes prières et mes larmes... Cher, si cher, ô si cher enfant!... Mon Floris, tu n'es pas comme un autre. J'ai été en travail de toi pendant vingt-cinq ans, sais-tu bien! Et lorsque, enfin, je t'ai retrouvé, après de si longues douleurs, quand la sainte Vierge m'a fait cette suprême bénédiction, ce serait pour te voir malheureux... Toi malheureux, grand Dieu!... Si cela était, mon cadavre saignerait du sang dans son cercueil, et je ne goûterais jamais la paix, fussé-je au ciel!... Mais parle, cher enfant, réponds-moi. Oh! dis-moi celle que tu aimes! Parle!... Qui donc est-elle? Son nom?

—Folie! folie! exclama le Grand-Duc. Comment te dirai-je ma démence?... Ah! ma mère, pourquoi me forcer à me rappeler mes malheurs?

—Je t'en supplie, dit Maria-Pia. Cher enfant, confie-toi à moi.

—Eh bien, écoute, reprit Floris. Tu sais déjà comment je fus blessé, fait prisonnier, puis envoyé au bord de la Baltique, à Stralsund. Là, nous manquions de toute chose, d'eau, de vivres et de vêtements; nous couchions sur la terre glacée. Mais je tairai ceci, ma mère. Qu'est-il besoin de raconter ce qui est en dehors de mon angoisse présente? Je jurai donc que je m'évaderais, et j'y réussis, en effet. De manière qu'un soir de décembre, je me trouvai libre et joyeux, seul dans un frêle canot, à quelque distance de la ville.

Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent

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