Читать книгу Le Médecin des Dames de Néans - Boylesve René - Страница 13
VIII
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Grandier se voyait soufflant ces mots brûlants dans la petite figure racornie de M. de Prébendes. Il ne savait pourquoi ni comment il s'était retenu à ce moment d'exaltation, de prendre l'abbé sous les épaules et de le soulever, avec son parapluie de silésienne brune, en l'air et très haut, comme on fait aux enfants. Et il l'eût tenu, comme cela, à bras tendus, tout le temps qu'il eût fallu pour lui dire des choses qui eussent fait d'abord le digne homme se débattre là-haut, et puis qui l'eussent anéanti, c'est-à-dire tout ce qui avait germé dans sa cervelle e vieux païen et de guérisseur, durant cette soirée de torpeur et de sensualité, sous l'orme et le marronnier séculaires.
«L'horrible péché de chair, l'abbé! entendez-vous! le péché de cette chair que vous veillez comme un avare son trésor stérile; la chair! la chair! nous l'allons découvrir et livrer aux baisers du beau soleil et des belles lèvres fraîches! La chair vierge, qui n'a jamais tressailli, l'une à cause de caresses gauches, et l'autre, par ignorance des caresses; l'une qui se meurt de n'avoir pas vécu, et l'autre quasi naissante, où la vie surabonde, la chair que le bon Dieu a ornée pour l'Amour; la chair de vos agneaux, cher abbé du bon Dieu! nous l'allons mettre en fête et en pâmoison; nous l'allons couvrir de parfums et de fleurs et nous ferons retentir les cymbales et le tambourin, et danserons autour du clocher de Néans parmi l'emmêlement des guirlandes tressées pour Aphrodite! Monsieur l'abbé, au bout de mes bras, entendez-vous les chants d'allégresse qui approchent, et le murmure des bouches jointes? saviez-vous qu'il y avait à Néans des bouches qui ne s'étaient jointes jamais à aucune bouche? Vraiment, vous ne vous préoccupiez point de cela, monsieur l'abbé, et vous nous chantez du Paradis. Qu'en savez-vous donc? Il y a de fortes lacunes à votre paroisse. Moi, je vous dis qu'elle allait être engloutie bientôt par le reste du monde à cause du vide qui s'y produisait!... Et les cœurs qui s'étiolaient isolés! Ah! pouah! monsieur l'abbé, les cœurs solitaires!... Eh bien! les voilà tout brûlants, dans le moment que je vous regarde à travers vos besicles!... Le feu est à la mèche; je vous dis que je l'ai vu, de mes yeux vu... et nous n'y pouvons rien; non, non. On ne marche pas sur le feu qui court sur la mèche! Ha! ha! ha! ha!... Que je vous repose sur le sol de la paroisse, monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé, je vous souhaite le bonsoir!»
Le docteur ricanait encore en pénétrant dans sa bibliothèque, tandis que la pluie au dehors tombait à torrents et que le bruit du tonnerre faisait trembler les vitres. Le vacarme et le bruissement diluvien s'accommodaient à sa pensée tumultueuse. Il semblait que tout s'entendît pour sortir de la mièvrerie de Néans. Il eût aimé, pour le moment, voir des montagnes écrasantes ou la mer en furie. C'était un soir de belle vitalité.
Il s'assit à sa place accoutumée, où il passait une partie des nuits parmi ses livres, ayant peu de sommeil. Et il envisagea sa situation.
Elle était pourvue d'un côté romanesque qui pouvait faire sourire; mais par une autre face, elle se présentait comme un cas psycho-physiologique d'une grande simplicité. Voici une jeune femme qui meurt d'inanition. Toutes ses facultés, dans ce milieu inerte, vacillent comme de pauvres petites flammes dans un air raréfié. L'indolence est telle que le désir même d'un plaisir est devenu inespérable. Le mariage, il le sait, a été pour elle une existence côte à côte avec un brave homme lourd qui a laissé vierge toute sa féminité. Cependant elle est belle et, de toute apparence, destinée aux secousses de la passion. Jamais elle n'a tressailli. Une seule ressource extrême demeure: la possibilité d'éveiller un amour. L'occasion s'offre. Le médecin doit-il même se poser la question: «Que faire?»
Il se la posa, pour netteté de conscience, en face de l'inévitable buste d'Hippocrate qui trônait au-dessus de la collection de la Gazette des Hôpitaux, et d'une belle reproduction photographique de la Victoire de Samothrace. Le petit abat-jour de la lampe à quinquet, par hasard posé de travers, rejetait la lumière sur l'œuvre incomparable, où l'allégresse de tout un peuple enivré semblait avoir retenu son geste et son tapage pour une attitude de pure beauté. Il laissait ses yeux errer complaisamment sur la draperie souple et légère qui caressait en l'exaltant la forme du torse ému et des jambes élancées. Quelque chose d'enthousiasmant et de sage, de grandement viril et de contenu, de discrètement joyeux, lui vint de cette noble forme qui, parmi l'ombre de la pièce, lui semblait s'avancer. Sa première exubérance se calma: non, non! plus d'abbé à bout de bras; pas d'éclat; pas de vain bruit. Mais le désir ardent d'une belle œuvre silencieuse lui tendit tous les muscles, et l'orgueil lui en échauffa tout à coup les tempes. Au milieu d'une grande platitude des gens et des choses, des petitesses sociales, des mesquineries bourgeoises, accomplir une œuvre selon la nature, joyeuse, embaumée, lumineuse, tragique peut-être aussi, pourquoi pas? Tout est fait de lumière et d'ombre. Voir cela s'épanouir comme la fleur d'un églantier qu'on aime et qu'on arrose et émonde chaque matin. Oh! voir quelque chose de souriant et de vivant grandir et tenir de vous un peu de la sève qui gonfle! De la vie et des sourires de soi, hors de soi! Il recevait de la Samothrace le contact qui féconde. Il n'aurait pas pu désormais s'arrêter dans l'ascension de son idée: l'étrange force de beauté et de vie du chef-d'œuvre couvait, réalisait, animait déjà sa conception.
Il ne s'aperçut qu'en enlevant ses yeux de l'image, de la poussée extraordinaire et ordonnée qu'il en avait reçue, durant qu'il caressait son projet, et il lui rejeta un coup d'œil comme on fait à quelqu'un dont un mot qu'on n'a pas remarqué tout d'abord, vous a déposé subrepticement la raison d'agir.
«Beauté! fit-il, unique raison de Dieu!»
Fort de l'excellence de son œuvre au point de vue naturel ou philosophique, il la replaçait et en essayait l'effet, cependant, en un cadre plus petit.
Donner un amant à cette jeune femme dont la pensée eût bondi à cette seule idée! Car il ne s'agissait pas seulement de garder un rôle neutre, de laisser aller les choses qui pourraient aller de travers. Septime était un enfant et madame Durosay la femme la plus inexpérimentée du monde. L'idylle pouvait se traîner en sentimentalités languissantes qui n'atteindraient point le but voulu: la résurrection de la chair. Il fallait que cette femme fût fouettée, remuée, bouleversée en tout son être. «Pauvres petits médecins avec leurs douches et leurs pauvres petits remèdes! se disait le docteur Grandier; quel traitement valut jamais la caresse amoureuse?» Il s'agissait donc de s'emparer de ces rudiments de tendresse encore informes qu'il avait surpris; et contre les convenances et les lois, de les cultiver, de les diriger, de les hâter vers la sorte d'épanouissement qu'il jugeait nécessaire. Des multiples inconvénients moraux qui en pourraient résulter pour la jeune femme, il fallait faire fi comme on écrase le fœtus au ventre de la mère pour que celle-ci soit sauve. Dans beaucoup d'alternatives, un des termes doit être supprimé sans considération. On coupe un membre pour garder la vie. Ainsi qu'il le disait quelquefois à l'abbé qui en pâlissait d'indignation: «Mon cher abbé, un certain ordre moral vous intéresse; moi, la vie; ma raison d'être est de sauver des corps, de maintenir toutes les fonctions des corps et d'en dégager une belle harmonie. Un ordre qui se satisfait de l'étiolement physique ne saurait avoir de beauté, car il n'est ordre qu'en apparence: il méprise l'ordre du monde qui est l'équilibre des deux éléments dont vous supprimez l'un. Vous marchez à cloche-pied.—Mais vous, mon cher docteur, lui eût dit l'abbé, avec votre goût physique, ne me semblez pas, pour le moment, plus d'aplomb, un pied vaut l'autre...—Pardon! je vais au plus pressé; le cas est urgent; il s'agit de vie ou de mort. Je détruis votre petit ordre moral, qui était mortel; c'est un sacrifice provisoire; de la vitalité que je veux, un autre sortira, quelque autre, je ne sais... nous verrons bien: mais vivons, saprebleu! vivons d'abord!»
Un sentiment de délicatesse l'empêchait presque d'envisager le cas de M. Durosay. Il vit deux ou trois fois repasser sa figure rasée de gros homme apoplectique; il l'aperçut dégustant ses vins et ses liqueurs, le pied fin du verre à bordeaux entre le pouce et l'index, gras, obèses entre les phalanges, ou le petit verre enfoui dans le creux de la main énorme et rougeaude, la langue claquant sur le palais. Il avait les cheveux plats et luisants, séparés par une raie: telles deux pièces de satinette posées et collées sur le crâne. Il avait deux soucis: sa cave et ses melons. Pour le reste, il était bonhomme. Il trouvait sa femme fort jolie; il aimait qu'on lui fît entendre que tout le monde était de son avis. Quand il surprenait, en passant à son bras: «La belle madame Durosay!» il pensait avoir fait assez pour le nom de ses pères en l'accolant à la gloriole de cet ornement féminin, et assez fait pour sa femme en lui donnant son nom. Il ne soupçonnait pas qu'elle eût pu être belle, ni complète si elle s'était appelée autrement que Durosay. Quant à l'amour, il le concevait une facétie libertine, un petit dévergondage malpropre, quelque chose qui s'exécute avec les bonnes quand on est tout jeunet, et avec des personnes ad hoc quand on est un débauché; qui conduit au désordre et qui ruine la santé. Le mot seul lui mettait à l'œil une pointe d'égrillardise, et prononcé devant sa femme, le gênait comme une inconvenance. Il traduisait ainsi le respect qu'il avait pour elle. De respect, il la comblait véritablement.
«Délicatesse? se dit Grandier qui n'avait pu s'empêcher de considérer cette physionomie, qu'il allait falloir blesser par les exigences du traitement. Délicatesse? Mais je suis puéril comme un enfant morveux; je raisonne comme mademoiselle Hubertine la Hotte et j'ai l'esprit du sacristain Lespingrelet! Ah! Samothrace! ô beauté! Je reculerais à entamer la suffisance et la paix de cet être ignorant de son rôle d'homme et qui commet chaque jour impunément, sous la protection des lois et de l'assentiment de ses concitoyens, un crime immonde: l'assassinat à petits coups de la femme, en sa femme.
»Oui! Oui! s'affirma le docteur en frappant du poing sur la table; ils sont tous des criminels avec leurs façons de s'arroger la propriété d'une femme et de ne pas lui donner l'amour; elle y a droit comme à l'air respirable, comme à la lumière, comme au soutien de la force mâle! Et c'est par égard pour cette petite convention répugnante que je me laisserais arrêter dans ma besogne de vie! Mais je m'associais, nous sommes tous associés à cette vilenie! Pouah!
»L'amitié: c'est un mot gonflé et c'est pourquoi, si aisément, il crève. Amis par habitude, par un verre de cognac pris en commun, par le mélange coutumier de la fumée des pipes! Et l'on s'étonne que pour un mot qui exprime une idée, quelquefois tout cela se détraque; mais c'est que le mot est plus fort que tout cela. Je ne trahis rien de respectable: j'accomplis une œuvre plus importante que la culture de cette plante commune. Je vais à l'essentiel. Même, je ne trahis rien, car il n'entre pas dans les conventions tacites d'un pacte amical, si médiocres qu'en soient les bases, de se faire le serviteur dévoué des bassesses réciproques. Puisque ami il y a, je rétablis l'ordre dans la maison de mon ami qui ne sait pas le faire lui-même.