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LES DEUX AVEUGLES

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Le vieux se tenait sur le pas de sa porte, à l'ombre que la maison opposait comme une seillée d'eau fraîche aux ardeurs du soleil de juillet. Il n'était plus bon qu'à être assis à l'ombre, l'été, au coin du foyer, l'hiver, sa vue s'étant complètement obscurcie vers la soixantaine. Et il ne s'en consolait pas, bien que son fils, un rude gars, fût en âge de faire aller la ferme, et, aidé des conseils du père aveugle, le remplaçât aujourd'hui, en somme, sans trop grand dommage.

Mais la mère Moreux ne cessait de grommeler; elle en voulait à tout et à tous, de la malédiction tombée sur les paupières de son mari. Sa besogne, à elle, en était plus que doublée en effet, car le vieux, chacun le savait, avait autrefois l'œil partout.

Heureusement, le soir venu, Eugène, le fils, apaisait sa famille, quand il revenait des champs, gaillard, sentant la terre retournée, la feuille humide, le raisin pressé ou l'odeur poussiéreuse des grains. Aux dernières lueurs du crépuscule, comme il avait la vue bonne, lui, et pour économiser la chandelle, il lisait à son vieux le journal.

Et en cette fin de juillet, tout à coup, la lecture du journal, au crépuscule, cessa d'être une cause de délassement; Eugène lisait, lisait, sur un ton monotone, sans comprendre grand'chose à la politique extérieure, lorsque le vieux prononça, en branlant la tête:

—Vous allez voir qu'ils vont nous jouer le même tour qu'en 70, ces salauds-là!… Oh! je m'en souviens fichtre bien!…

Et il se fit conduire par son fils chez le notaire, puis composa un paquet qu'il enferma dans une vieille boîte à biscuits, et, à l'aide de son fils et de sa femme, seuls témoins, déposa dans une cachette.

Deux jours après, Eugène rejoignait son dépôt. Le père et la mère Moreux restèrent mornes. Qui est-ce qui ferait la vendange? Et puis, Eugène, qu'allait-il advenir de lui?

* * * * *

La même question se posa tous les jours, pendant cet éternel mois d'août et pendant ce mois de septembre, si effroyable au début, si plein d'espérance à la fin. C'était la mère, à présent, qui lisait à la lumière, et très difficilement, car elle n'était pas savante, et puis elle était harassée par l'ouvrage.

Eugène avait fait des marches précipitées, de soixante kilomètres par jour, le pauvre fieu; tout de même il avait assisté à une fameuse affaire, celle de la Marne, et puis, après, c'étaient des batailles terribles, de tous les jours, et qui n'en finissaient pas.

Puis on resta quelque temps sans savoir ce que devenait Eugène; puis il écrivit, ou plutôt il fit écrire par son infirmière, qu'il était dans un hôpital, à Béziers; qu'on le soignait très bien et que sa santé se maintenait.

—Il a le bras droit ou la main emportés, dit le père: je vois ça d'ici. J'en ai vu d'autres «du temps de la guerre»; autrement il écrirait lui-même.

—Tu «vois», tu «vois!» Tu sais bien que tu ne vois rien, disait la mère, l'estomac tordu par l'angoisse. Il a une bonne santé, il en réchappera…

—Avec un seul bras pour remuer la terre, et tailler les jeunes plants!

Il en réchappera joli garçon!…

On fit écrire au soldat blessé, pour avoir des renseignements plus précis. Ce fut encore l'infirmière qui répondit en répétant que l'état général de Moreux était excellent et que «sa blessure était insignifiante».

—Et c'est pour une blessure insignifiante qu'on l'a envoyé à Béziers! disait le vieil aveugle. Béziers, sais-tu où que c'est? J'ai fait venir de c'patelin-là des plants de vignes du Midi, la grande année du phylloxéra: c'est comme ça que j'sais où ça se trouve…

On recevait de l'hôpital, régulièrement aussi, des cartes postales officielles avec les signature et timbre du médecin-chef, portant toujours: «État satisfaisant».

—Drôle d'état satisfaisant! répétait le père, qui vous prive un homme de l'usage d'écrire!…

—Il est coquet, disait la mère! p't'-être bien que sa main tremble tant soit peu; y avait pas pareil à lui pour une belle écriture!…

Une bonne nouvelle arriva, après des mois: Eugène était décoré de la Médaille militaire. La Médaille militaire, ça n'est pas une plaisanterie! Ça ne tombe pas du ciel comme la grêle!… Qu'est-ce qu'il avait bien pu faire, pour décrocher ça? Et dire qu'il ne s'en vantait point!

* * * * *

Un beau jour du mois d'avril, en plein midi, tandis que la mère Moreux était en train de biner elle-même dans son champ, en haut de la côte, un grand gars parut sur la route, conduit à la main par un gamin du village. Des chiens aboyaient; le temps était superbe; les cerisiers, les amandiers en fleurs; il sortait de toute la terre, sous les cieux tranquilles, un parfum de jeunesse, un air de bonheur.

—Mon fil'! cria la mère Moreux.

Le «fil'» se retourna du côté d'où venait la voix. C'était lui. Et ce n'était pas lui. Il ne lâchait pas la main du petit qui le conduisait; il avait un bâton de l'autre main; il était affublé de vêtements bourgeois un peu étriqués; il portait la médaille au ruban jaune sur le revers du veston. Mais comment n'enjambait-il pas le fossé? Comment ne criait-il pas: «M'man, c'est moué!…»

Ce fut elle qui courut, elle qui enjamba le fossé. Et, dans le temps d'un éclair, elle comprit tout. Mais, en paysanne dure au mal, elle ne broncha pas, ne proféra pas une plainte, ne dit même pas un mot. Elle congédia le gamin qui avait amené son fieu; elle prit celui-ci par la main et eut le courage de lui parler seulement des semailles, qui avaient été faites si maladroitement que le blé noir et l'avoine levaient par paquets: des touffes d'herbe dans un champ nu. Elle lui expliquait, lui décrivait les choses de la culture, comme si, de tout temps, elle savait qu'il ne pouvait rien découvrir par lui-même. Et, en parlant, elle pensait: «C'est le p'pa!… Qu'est-ce que va dire le p'pa?…»

Elle arriva avec le malheureux mutilé jusqu'à la ferme; et, à l'idée de présenter son fils aveugle au vieux père aveugle, ses forces la trahirent. Elle n'ignorait pas que le vieux, bien que privé de lumière, se rendait compte de tout; que l'état de son garçon, quoi qu'on fît, ne lui échapperait pas. Elle dit à Eugène:

—Il est là, assis devant la porte; t'as qu'à marcher tout dret et étendre la main, tu toucheras la sienne.

Elle s'enfuit vers l'étable, en criant au vieux:

—Crois-tu c'te chance! V'là not'gars avec sa médaille!…

Le vieux redressa sa tête lente, fermée au jour; sa bouche, pareille à un cuir fendu, mais desséché, qu'une eau soudaine amollit, s'entr'ouvrit pour donner passage à un bégaiement. Pendant ce temps, Eugène, mal éduqué encore, au lieu d'avancer droit à son père, allait s'aplatir contre le mur. Il se fit mal, fut vexé et jura.

—Qu'è q'tu fais donc? dit le père. Tu m'vois donc point?…

Eugène se retourna vers l'endroit d'où venait la voix de son père, mais il le manqua encore et passa tout à côté de lui. Le vieil aveugle, dont les sens étaient très habiles et à qui presque rien ne pouvait être dissimulé, le rattrapa. Il lui palpa rapidement les quatre membres, et dit:

—C'est les yeux qu'ils t'ont ôtés, mon pauv'fil'… Malheu'd'malheu!…

Eugène ne répondit pas. Et, entre les paupières aux trois quarts baissées du vieil aveugle, les larmes coulèrent tout à coup.

La mère Moreux, près de l'étable, portait, comme l'eût fait un homme, une lourde botte de foin, piquée aux cornes d'une fourche.

La fille de ferme, témoin de la scène, lui désigna les deux hommes:

—L'ont manqué, le père et le fil', de n'pas arriver à s'toucher la main!… L'monde est damné: en v'la la preuve…

Le bonheur à cinq sous

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