Читать книгу La Becquée - Boylesve René - Страница 4
II
LES FIGURES
ОглавлениеLe jour suivant, on ouvrit la maison neuve, pour recevoir la famille.
Beaucoup ignoraient ces appartements, car on n'en usait que dans les circonstances solennelles, ou quand venait madame Leduc.
Je jouais devant le perron, à l'endroit même où se dissimulait le puits perdu, quand j'entendis secouer intérieurement les persiennes blanches. Le bois craqua comme si la porte se déchirait par le milieu; je vis un trou noir, étroit et haut, qui s'élargit: et Fridolin apparut, les bras en croix, repoussant de droite et de gauche les lames ajourées qui se pliaient en accordéon.
Il me salua, la casquette très bas, et dit: «Bonjour, Monsieur Henri», sur le ton d'un respect inusité, que j'attribuai à mes premiers vêtements de deuil. Je m'élançai pour voir le petit salon:
– Prenez garde! s'écria Fridolin, on glisse comme sur la pelure d'orange.
Il était en chaussettes de tricot bleu, et il relevait tous les doigts de pied en marchant sur le parquet froid. Je fus étonné de ne trouver au petit salon rien d'extraordinaire. Fridolin se baissait et tâtait les plinthes du revers de la main. Il aspira de l'air par sa brèche et prononça:
– Ne me parlez pas de l'humidité! la vermine est moins ravageuse.
Dans le grand salon, il dit, aussitôt l'irruption de la lumière:
– C'est princier.
Le meuble était de velours rouge. La pendule de la cheminée représentait une femme couchée; les candélabres de bronze étaient surmontés de cigognes qui faisaient leur possible pour se débarrasser d'un serpent enroulé à leur patte.
La salle à manger n'offrait de toutes parts qu'un miroir d'acajou; et partout où Fridolin, d'un coup de manche, enlevait la poussière, sur le buffet, sur la table, au dossier des chaises, je me dépêchais d'aller souffler de grands halos de buée, pour le plaisir de les voir se rétrécir et disparaître, comme sur les glaces, en laissant, au milieu, une petite goutte d'eau. Fridolin déclara:
– Ce n'est pas pour faire valoir celui-ci plutôt que celui-là; mais il y a davantage de «richesse» chez votre grand'tante Planté, que dans le château de monsieur le marquis de la Frelandière.
Il ajouta, en faisant tourner son bras droit comme une immense girouette:
– Il n'y a point de mal à dire ce que je vais vous dire… Le malheur qui est arrivé vous rendra maître de tout ça quarante ans plus tôt.
Malgré mon extrême jeunesse, j'étais déjà au courant de ces affaires d'héritage, tant les questions de fortune revenaient souvent dans les conversations de la famille. Combien de fois n'avais-je pas entendu Félicie dire à ma mère: «Quand je n'y serai plus, tu feras ici ce que tu voudras!» À propos de quoi la voix douce de celle qui venait de mourir insinuait régulièrement: «Et ce malheureux Philibert? – Oh! ton frère! ton frère!.. c'est un grand dadais.»
Je demandai à Fridolin:
– Alors, mon oncle Philibert, lui, il n'aura rien?
La lèvre de Fridolin se retroussa sur l'endroit des dents où l'air sifflait; il raidit sa main abaissée horizontalement, et faucha dans l'espace quelque chose comme une plante parasite, qu'il semblait voir, et qui, à ses yeux, dut tomber.
– Celui-là, dit-il, c'est un «dévoyé».
Il y avait sur le compte de Philibert une histoire que je ne démêlai que plus tard et fil à fil, parce qu'on m'envoyait toujours promener quand il s'agissait de lui. Sa vie était un mauvais exemple, et il habitait Paris. Je savais qu'il dessinait, peignait des tableaux, et ne «réussissait pas». Lorsqu'à son sujet quelqu'un risquait: «Et dire qu'il a tant d'esprit!» Félicie vous fermait la bouche d'un: «Ça lui fait un beau gras de jambe!»
Philibert arriva, précisément, le soir de ce même jour, en compagnie de son père, c'est-à-dire mon grand-père Fantin, qu'on appelait Casimir. Ils avaient dû se contenter de la carriole de Pidoux, sous prétexte que la calèche et le break attendaient au train suivant Madame Leduc et ses bagages. Philibert était très maigre et avait beaucoup de chagrin. Le grand-père Fantin descendit du véhicule avec une larme à chaque oeil, mais il en versait pour n'importe quoi. On s'embrassa sous le marronnier de la cour. Personne n'osait parler le premier. On disait seulement: «Ma pauvre Félicie!..» «Mon pauvre Casimir!..» «Ma pauvre tante Adélaïde!..» «Votre pauvre femme a tenu à passer la nuit là-bas…» Grand-père demanda:
– Et le «pauvre» enfant, est-ce qu'il sait?
Je me détournai en rougissant. Les deux nouveaux venus m'embrassèrent.
Casimir n'était pas plus en odeur de sainteté que Philibert. Il avait «mangé» la fortune de sa femme, et Félicie se souvenait d'avoir payé ses dettes. Elle le disait capable d'engloutir la mer et ses poissons; elle le redoutait comme un fléau, et elle avait fait des pieds et des mains, après ses désastres, pour obtenir qu'il fût hébergé chez l'oncle Goislard, à Langeais, loin d'elle.
À la tombée de la nuit, on distingua le bruit des deux voitures, et tout le monde s'agita pour recevoir Madame Leduc.
Elle était la soeur de Casimir, mais personne ne lui donnait de titre de parenté, si ce n'était en sa présence et l'on disait «Madame Leduc», à cause de son grand air. L'oncle Planté était seul à se permettre, à son endroit, une facétie qui manquait rarement de succès: en parlant d'elle il disait «la duchesse». Mais, tout en souriant alors, on regardait du côté des portes qui ont plus d'oreilles que les murs, tant on craignait que Madame Leduc n'eût vent de cette petite liberté.
Fridolin ne la faisait point descendre, comme le commun des mortels, sous le marronnier de la cour; il la menait, au trot depuis la grille, par un détour élégant, sur l'esplanade sablée, devant la maison neuve; et il n'arrêtait la calèche que juste au pied du perron. Là, on se trouvait réunis à l'avance, et le coeur battant un peu, ainsi que pour la réception d'un prince.
– Mon Dieu! soupira Félicie, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé en route!.. Ordinairement nous allons au-devant d'elle, mais aujourd'hui, en vérité, on ne sait où donner de la tête…
Madame Leduc montra le nez hors de la portière, et dit:
– Est-ce que je couche à l'auberge?
Un souffle glacé passa sur les épaules. Madame Leduc devait avoir été froissée.
– À l'auberge! s'écria Félicie, que voulez-vous dire?
– Mais, reprit madame Leduc, votre dépêche est un peu laconique:
«Trouverez voiture gare», un point, c'est tout. Vous concevez…
Heureusement, grand-père, qui était très démonstratif, l'avait déjà embrassée en poussant de petits gloussements de tendresse. Elle passa ainsi de l'un à l'autre: «Mon pauvre Casimir!.. Ma pauvre Félicie, etc.». Et l'acrimonie du premier moment se trouva noyée dans les larmes.
Grâce à la présence de madame Leduc, on dîna dans la salle à manger d'acajou et l'on passa la soirée dans le salon de velours rouge. L'oncle Planté était de mauvaise humeur parce qu'à cause de la «duchesse» on employait Valentine à la cuisine, et parce qu'il n'osait ni jurer ni bourrer sa pipe. Chacun se surveillait de peur de laisser échapper une expression qui pût être mal interprétée, non Casimir, toutefois, qui allait toujours de l'avant. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde bâillaient à qui mieux mieux; Philibert crayonnait; Félicie allait et venait, en invoquant, à chaque entrée ou sortie, le prétexte d'ordres à donner. Madame Leduc parlait des calamités publiques et de son fils qui était «dans la magistrature». Au grossissement qu'elle donnait à ces mots, je compris que les Prussiens avaient mis fin à la guerre pour permettre à ce fils de recouvrer «ses fonctions de substitut». Le «Sacré Coeur de Jésus», les «zouaves pontificaux», les «communards», et le «comte de Chambord», étaient les termes qu'elle employait le plus souvent. Et toutes les fois qu'on risquait une allusion à la cérémonie du lendemain ou au malheur qui nous réunissait là, on me regardait comme si ce malheur eût été sur moi.
Valentine me fit raconter, en me couchant, ce qui s'était passé au grand salon:
– D'abord, ce n'est pas la peine de faire ma prière, parce que madame Leduc l'a récitée, tout haut, pour tout le monde, et en latin, tu sais, comme ça: «Bo, bo, bo, bo, bo… bo, bo, bo, bo, bo…», et puis, à un moment, c'est le grand-père Fantin qui lui répondait comme ça: «Bou, bou, bou, bou, bou… bou, bou, bou, bou, bou…»
– Et votre tante Félicie, qu'est-ce qu'elle a dit de ça?
– Tante Félicie, elle n'a rien dit, parce qu'elle a peur de madame Leduc; mais l'oncle Planté est sorti en bougonnant: «Sacrés faiseurs de simagrées!»
Valentine était au lit qu'elle répétait encore, en contrefaisant la voix de madame Leduc et de son frère: «Bo, bo, bo, bo, bo… bou, bou, bou, bou, bou…»
Elle ne m'éveilla, le lendemain, que très tard. Et quand je descendis, il n'y avait plus personne à la maison, que la cuisinière Clarisse et madame François, la gouvernante du curé de la Ville-aux-Dames, qu'on employait dans tout le pays, pour les grands repas.
Valentine me dit confidentiellement:
– On ne vous a pas emmené, parce que vous êtes trop impressionnable.
Madame François racontait des histoires à perte d'haleine en tournant ses sauces, et elle était très comique de sa personne, ayant une petite voix flûtée, un bout de nez pointu et luisant, et des lunettes bleues larges comme des pièces de cinq francs; en outre, on savait qu'elle portait une perruque et une crinoline. Monsieur le curé Fombonne, son maître actuel, était mêlé à toutes ses aventures, ainsi que plusieurs de ses confrères. Du même ton qu'elle m'eût confié: «Il y aura de la crème», elle m'annonça que Monsieur le curé serait du déjeuner.
La grille était restée ouverte après le départ des voitures, et des chiens étrangers erraient dans le jardin, la queue basse, le museau reniflant le sol. Je fis observer ce désordre à Valentine:
– Si tante Félicie voyait ça!..
Elle me répondit:
– Ce n'est pas aujourd'hui un jour comme un autre.
On arriva par paquets noirs vers midi. La calèche était pleine. Le break était plein. Je reconnus mon père dans son tilbury avec Casimir. Après, venait le cabriolet de Monsieur Laballue, le bon ami de Félicie, qui avait pris à côté de lui Monsieur le curé de la Ville-aux-Dames. Et on attendit encore Philibert, vingt minutes, avant de se mettre à table, car il n'avait pu trouver de place dans tout cela. Il revint seul et à pied.
Mon père pleura beaucoup lorsqu'il m'embrassa. Félicie, témoin de sa douleur, lui dit en me montrant du doigt:
– Maintenant, c'est pour cet enfant-là que nous devons défendre notre bien.
Il comprit, à travers ses larmes, le sens avantageux de ces paroles, et saisit la main de la tante.
Le temps était magnifique, et même un peu chaud. On avait fermé les persiennes de la salle à manger pour éviter le soleil qui, par une longue fente, réduisait ses rayons en une sorte de cloison lumineuse, où une poussière dorée dansait la sarabande.
Les mouches salissaient les desserts, et il venait parfois une abeille se poser lourdement au bord des compotiers.
Madame Leduc, ainsi qu'il fallait s'y attendre, avait pris le haut de la conversation. Elle abondait en idées nobles et généreuses, et on la savait capable de les mettre en pratique. Elle prêchait la dignité de l'institution familiale, la solidarité nécessaire de ses membres; et elle traversait la France de part en part pour assister au baptême, au mariage, aux obsèques d'un arrière-cousin. Pour un anniversaire, pour une rougeole, pour l'espoir d'une grossesse, elle vous écrivait des lettres à la manière d'une Sévigné. Elle prodiguait les conseils, elle ouvrait sa bourse; à tout le moins, on était assuré qu'elle priait pour vous. On trouvait sa vie édifiante. «Non! prétendait monsieur Laballue, en allumant ses petits yeux gris, car elle fait douter de la justice de Dieu… – Comment cela? – Parce qu'en récompense il aurait dû lui donner pour deux liards de bonne grâce!» C'était cela, en effet, qui lui manquait. Si flatté que l'on fût d'approuver ses théories, le coeur ne s'y prenait point.
Au fond, elle n'amusait personne, mais chacun sentait que c'était ce qui convenait aujourd'hui.
Cependant, lorsque, après avoir parlé de notre «perte cruelle», avec une éloquence trop aisée, elle nous invita à remercier la Providence pour «avoir distingué notre famille par une épreuve particulière», on fut gêné.
Monsieur le curé Fombonne sauva la situation:
– Remercions la Providence, dit-il, de nous accorder notre pain quotidien… et d'inspirer à la cuisinière de madame Planté des matelotes aussi réussies.
– Mais ce n'est pas ma cuisinière qui mérite des éloges, dit Félicie, Monsieur le curé, c'est la vôtre!
– Jamais de la vie! Je n'ai pas mangé, depuis quinze ans, de matelote pareille, au presbytère.
– Nous en aurons le coeur net; Valentine, appelez donc madame François.
On vit entrer, tout étourdie par la pénombre, la célèbre cuisinière du curé de la Ville-aux-Dames. Elle relevait son tablier d'un bras serré jusqu'au poignet par une fausse manche de lustrine, et étalait une main avec modestie contre la bavette blanche épinglée méticuleusement sur son sein. Son petit nez fureteur, au-dessous des conserves bleues, allait de droite et de gauche, et elle ressemblait assez à la tête d'une belette ou d'un rat sortis de l'ombre et surpris de voir de la compagnie.
– Eh bien! madame François, voilà monsieur le curé qui ne veut pas croire que c'est vous qui avez fait la matelote?..
Sa voix menue sembla venir d'un petit trou de flûte:
– Eh! mon Dieu! madame Planté, comme disait défunt monsieur le curé de Chaumussay, ne faut-il point toujours confesser la vérité? C'est bien moi qui ai fait la matelote.
– Saperlipopette! s'écria le curé Fombonne, comment se fait-il que vous ne m'en ayez jamais mis une au point comme celle-là?
Madame François agita sa figure futée; elle semblait sourire par le bout du nez, car on ne lui voyait pas les yeux sous ses disques d'azur, et sa bouche était close respectueusement. Elle avait l'air de ne point vouloir parler, et cependant elle parla:
– Monsieur le curé, dit-elle, en comprendra facilement la raison…
C'est que le vin de madame Planté est bien meilleur que le sien.
Elle jouit de son succès et se retira, tandis que Félicie disait à l'oreille du curé:
– Je vous en enverrai quelques bouteilles.
Le bon curé prêtait volontiers sa servante, en se laissant inviter dans les maisons où elle était rémunérée à souhait, et l'un et l'autre y trouvaient avantage.
Grand-père Fantin, qui était plus gourmand que le curé Fombonne, profita de la circonstance pour raconter l'histoire d'une certaine dinde à la chipolata, qu'il avait mangée pendant l'Exposition universelle de 1867. Elle avait pour but d'amener ceci: «Lord Bolingbroke, en me gratifiant d'un vigoureux shake hand, me dit: «Fantin, vous croyez connaître la chipolata? La première fois que vous viendrez à Londres, faites-moi donc l'amitié… etc.»
Quand grand-père Fantin entamait cette histoire, chacun s'évertuait à la couper net et le plus tôt possible, d'abord parce qu'on la savait comme son pater, ensuite parce qu'il était pénible de le voir étaler les fastueuses relations qu'il s'enorgueillissait d'avoir eues dans le temps même où il faisait les affaires les plus déplorables. Après lord Bolingbroke, venait immanquablement Napoléon III. Sa Majesté s'était fort intéressée à un projet de charrue à vapeur, et en serrant la main de l'ingénieux inventeur, aussi violemment que le noble anglais, elle lui avait affirmé d'une voix émue: «Fantin, Nous avons l'oeil sur vous.»
Il parlait de ces choses avec une inconscience absolue, tandis qu'autour de lui les mémoires retraçaient la terrible aventure: la faillite à la fermeture de l'Exposition, la ruine, la prison pour dettes; ma grand'mère, ici présente, mendiant un emploi à Paris; la jeune fille, la morte d'hier, un mariage manqué, accourant, toute seule, implorer la charité des parents de province!.. Lord Bolingbroke, Sa Majesté, la dinde à la chipolata: la nature heureuse de Casimir n'avait retenu que ces mots sonores et ces mirages.
Les jours où l'on négligeait les cérémonies, Félicie l'interrompait en disant: «Casimir, passons à la période contemporaine.»
Car on divisait la vie de grand-père Fantin en quatre périodes, comme un règne. Chacune débutait comme un âge d'or, et se terminait par une catastrophe. La première était la période africaine: il y était question de chênes-lièges, d'Arabes en révolte, de campements sous la tente et de cris de chacals; une série d'éblouissements suivis d'un brusque retour, de la vente du mobilier, des livres et de la dernière chemise. La seconde période était celle de Londres en 1855. On y entendait tinter des «Palais de Cristal», des «jeune reine pleine de fraîcheur…» et des «prince consort», etc. La troisième était baptisée période de la chipolata. Enfin la quatrième, qui durait encore, était celle du vieil oncle Goislard, ou «l'oncle à la mode de Bretagne», dont Casimir convoitait l'héritage, et, en attendant, usait les redingotes «malheureusement un peu étroites». Et comme on ne connaissait guère l'oncle Goislard que par les narrations de grand-père Fantin, c'était encore des féeries que ce nom évoquait. Chez l'oncle Goislard, les dîners étaient de trente couverts, les dames nombreuses, jeunes, belles et toujours «en peau», à moins que ce ne fût «outrageusement décolletées»; elles portaient des noms magnifiques et demeuraient dans des châteaux.
Trois ou quatre personnes, pour passer à un sujet anodin, s'écrièrent ensemble:
– Et avec tout cela qu'est-ce que devient donc mademoiselle Gillot?
– Demandez-le à M. le curé de la Ville-aux-Dames, dit Félicie; il la voit plus souvent que nous, car elle se fait de plus en plus sauvage et ne vient même plus à la maison… à moins qu'il ne fasse de l'orage, du grand vent…
– Ou qu'il n'y ait une éclipse?
– Oui, elle vient aussi quand elle a lu dans ses almanachs l'annonce d'une éclipse de lune ou de soleil. Sa terreur est de mourir au milieu d'un cataclysme. Elle se monte la tête dans la solitude. J'ai essayé d'introduire chez elle une petite bonne. Ah! bien, oui! Pas un être humain n'a pénétré depuis trois ans dans la pièce qu'elle occupe chez Pidoux!
– Le dimanche, dit le curé Fombonne, mademoiselle Gillot, qui est aimée des animaux comme un saint François d'Assise, est suivie jusqu'à la Ville-aux-Dames par une douzaine de perdreaux apprivoisés. Ils se tiennent sous ses jupons pendant la grand'messe, et leur conduite est exemplaire. Ce sont mes plus fidèles paroissiens.
– Mais aussi, monsieur le curé, faut-il avouer que votre servante les gâte!
– Madame François se contente de déposer sous la chaise de mademoiselle Gillot quelques oeufs de fourmis, qu'apprécient les petites bêtes… Il est vrai que votre respectable tante ne s'est jamais doutée du subterfuge. À voir ses perdreaux si sages, elle les croit bons chrétiens.
Madame Leduc pinçait les lèvres, parce qu'elle était très choquée des innocentes plaisanteries du curé. Elle ne concevait pas non plus qu'une personne de la famille vécût à la façon de la vieille mademoiselle Gillot. Mais mademoiselle Gillot, presque centenaire, gardait les habitudes de simplicité reçues dans sa jeunesse, et ce qu'elle nommait «le luxe» de Courance l'incommodait. Elle portait un bonnet blanc, comme les ancêtres, et quand elle venait, il fallait la croix et la bannière pour l'attirer plus loin que la cuisine.
Ce fut, pour chacun, une occasion de proclamer ses principes sur la famille. Enfin, on quitta la table, d'accord sur ce point que, si la France était appelée à se relever de ses désastres, elle le devrait à l'union, sanctifiée par l'amour et le désintéressement, de tous les citoyens autour du foyer.
Mon père offrit son bras à Félicie et, aussitôt à part, lui souffla:
– Il y avait un testament…
Philibert m'entraînait; il fut rejoint, au petit salon, par son père, dont le teint flambait:
– Un mot, mon garçon.
Grand-père Fantin lui prit la main, la lui serra, la lui tapota de caresses maternelles.
– Qu'est-ce qu'il y a? demanda Philibert.
– Je te le donne en cent!
– Finis, je t'en prie.
La voix de Casimir s'émietta tout à coup en trémolo, comme s'il eût tiré un registre à l'harmonium:
– Ta pauvre soeur, mon ami… ta pauvre soeur!..
– Eh bien?
– Elle nous a laissé, à chacun…
– Ah! elle nous a laissé quelque chose?
– Vingt mille francs!
Ses lèvres se retroussèrent aux deux coins, en toit de pagode.
Je sentis trembler la grande main de Philibert, qui tenait la mienne. Il me lâcha, porta son mouchoir à ses yeux, et s'en alla dans le corridor.
Grand-père Fantin haussa les épaules. Les vingt mille francs lui causaient, à lui, un tout autre effet. Il allait, dandinant et hanchant de droite et de gauche; il encensait tout venant des basques trop longues de l'étroite redingote. La nouvelle se répandait. Monsieur Laballue lui dit:
– Ça va mettre du beurre dans vos épinards.
Madame Leduc lui demanda:
– Qu'est-ce que tu vas faire de ça?
Puis elle s'acharna après lui. Elle lui tortillait un bouton de gilet; elle époussetait ses revers à coup de mignonnes chiquenaudes; elle finit par l'entraîner dehors.
Monsieur le curé Fombonne, étalé sur un siège, fumait comme un propriétaire. Je m'empressai d'aller le dire à Félicie, au grand salon.
Elle avait d'autres chats à fouetter.
Elle était tellement en colère qu'elle baissa à peine le ton quand j'entrai:
– Vingt mille francs à ton mari! Mais, malheureuse, tu ne comprends donc pas que c'est de l'argent jeté à la rivière! À la rivière! qu'est-ce que je dis? Mais il n'a jamais eu liard en poche sans le risquer dans une aventure! Veux-tu que je t'apprenne ce que ça nous coûtera, les vingt mille francs de Casimir? Ça nous en coûtera cent mille!..
– Il m'a juré de les placer, disait grand'mère.
– Et tu crois ça, toi? Tu le crois encore, après trente-cinq ans qu'il te nourrit de balivernes!
– Je t'assure qu'il a toujours été sincère. Ce n'est pas sa faute s'il n'a pas eu de chance…
– C'est comme cela que vous raisonnez, vous autres: «Il n'a pas eu de chance!» Et il en aura peut-être davantage demain, n'est-ce pas? La chance, c'est d'avoir quelque chose dans la caboche; et quand on n'a pas encore senti sa cervelle à l'âge qu'il a, il est permis de supposer que ce qu'on porte entre les deux épaules, c'est un grelot!.. Ah! il va toucher vingt mille francs! eh bien, écoute-moi, Célina: avant six mois, je parie ma tête que tu seras là, à te traîner à mes pieds pour me prier de boucher les nouveaux trous que ton benêt de mari aura creusés…
Elle marchait à grands pas dans la pièce demi-obscure, elle faisait rouler les chaises et les fauteuils sur le parquet, pour les aligner; puis elle en bouleversait l'ordonnance, et en imaginait une nouvelle. Cela produisait un bruit sourd, presque continu, pareil à des orages lointains. Grand'mère n'osait souffler. Félicie se répondit à elle-même:
– La famille!.. la famille!.. ils s'imaginent avoir tout dit, dès qu'ils ont eu de ce mot-là plein la bouche. Mais, quand la fortune a sombré, qu'est-ce qu'elle devient, la famille? Je vous le demande un peu! C'est très joli, ma parole, d'être tous réunis autour d'une même table et de s'y frotter les coudes les uns contre les autres; mais à la condition qu'il y ait quelqu'un qui paie le dîner!
Et elle alla vers la fenêtre; elle l'ouvrit. Il vint, au travers des volets, une bouffée d'air chaud qui sentait la verveine.
– C'est comme Philibert! poursuivit-elle; il ne sait seulement pas ce que c'est que l'argent, il ne va faire de cela qu'une bouchée!
– Pauvre garçon! avec toutes ses charges!..
On me regarda. Comme toutes les fois qu'il s'agissait de Philibert, on n'insista pas.
J'étais venu m'asseoir sur le rebord de la fenêtre. On entendait, avec le grand bourdonnement de tout ce qui vole dans le soleil, le murmure des voix de Casimir et de sa soeur assis non loin de là, sous les noisetiers. Je poussai la persienne pour les voir, et une phrase de grand'père Fantin nous arriva toute chaude:
– Notre coeur nous interdit de te laisser dans le pétrin…
Félicie bondit, et elle s'approcha de la fenêtre.
Madame Leduc, à grands gestes de la main, abattait la voix de Casimir, et l'on ne distingua plus rien que des mots de loin en loin: «Ce n'est pas que nous soyons gênés… malheureuse guerre… pèlerinage votif à Sainte-Anne d'Auray… pension… ma petite-fille au Sacré-Coeur…» Mais grand'père semblait faire exprès de prononcer très haut: «Mon argent… te tirer d'embarras… moi aussi, j'ai connu la misère… que diable! patientons jusqu'à la mort de l'oncle Goislard… mon argent… quant à ta détresse… mon argent…» Et on voyait le bras de Madame Leduc agité comme si elle chassait de la fumée: «Mais tais-toi donc! mais tais-toi donc!»
Félicie tomba dans un fauteuil.
– Ah bien! dit-elle, il ne manquait plus que cela!
– Qu'est-ce qu'il y a?
– Il y a que Madame Leduc demande de l'argent à ton mari!
– Ce n'est pas possible!
– Là, là, sous les noisetiers; j'ai entendu, de mes oreilles entendu… Avec le train qu'elle mène, elle devait en arriver là. La malheureuse est au bout de son rouleau.
– Demander de l'argent à Casimir! répétait grand'mère, pour la première fois qu'il en a!
Je fus très heureux de trouver à placer mon mot:
– Tante, Valentine m'a dit que quand Madame Leduc est venue à Courance, l'année dernière, elle avait des trous à ses bas.
On me mit à la porte.