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II
LA THÉORIE IMPRESSIONNISTE: LA DIVISION DU TON, LES COULEURS COMPLÉMENTAIRES. L’ÉTUDE DE L’ATMOSPHÈRE.–LES IDÉES DES IMPRESSIONNISTES SUR LA PEINTURE DE GENRE, LE CARACTÈRE ET LA BEAUTÉ, LE STYLE MODERNE.
ОглавлениеIl conviendra tout d’abord de faire remarquer que cet exposé des théories impressionnistes n’aura rien de dogmatique et ne saurait être l’effet d’un plan préconçu. On n’improvise pas, en art, un système. Une théorie se dégage lentement, et presque toujours à l’insu de l’auteur, des trouvailles de son sincère instinct, et cette théorie ne peut être faite qu’après des années par la critique envisageant les œuvres. Monet et Manet ont travaillé longtemps sans se douter qu’on déduirait des théories de leur peinture. Cependant, un certain nombre de considérations s’imposent en la regardant de près, et ce sont ces considérations que nous livrerons au public, après avoir bien rappelé que l’essentiel d’un art, c’est toujours la spontanéité et le sentiment.
Les idées impressionnistes peuvent se résumer de la manière suivante.
Dans la nature, aucune couleur n’existe par elle-même. La coloration des objets est une pure illusion: la seule source créatrice des couleurs est la lumière solaire qui enveloppe toutes choses, et les révèle, selon les heures, avec d’infinies modifications. Le mystère de la matière nous échappe, nous ignorons à quel moment exact la réalité se sépare de l’irréalité. Tout ce que nous savons, c’est que notre vision a pris l’habitude de discerner dans l’univers deux notions, la forme et la couleur, mais ces deux notions sont inséparables. Ce n’est qu’artificiellement que nous distinguons entre le dessin et la coloration: dans la nature ils ne se distinguent pas. La lumière révèle les formes et, se jouant sur les différents états de la matière, pulpe des feuilles, grain des pierres, fluidité de l’air en couches profondes, leur donne des colorations dissemblables. Si la lumière disparaît, formes et couleurs s’évanouissent ensemble. Nous ne voyons que des couleurs, tout a une couleur, et c’est par la perception des diverses surfaces de couleurs frappant nos yeux que nous concevons les formes, c’est-à-dire les limitations de ces couleurs.
L’idée de distance, de perspective, de volume, nous est donnée par des couleurs plus sombres ou plus claires: cette idée est ce qu’on appelle en peinture le sens des valeurs. Une valeur, c’est le degré d’intensité sombre ou claire qui permet à nos yeux de comprendre qu’un objet est plus éloigné ou plus proche qu’un, autre. Et comme la peinture n’est pas et ne peut pas être l’imitation de la nature, mais seulement son interprétation artificielle, puisqu’elle ne dispose que de deux dimensions sur trois, les valeurs sont le seul moyen qui lui reste de faire comprendre, sur une surface plane, la profondeur.
La couleur est donc génératrice du dessin. Or, la couleur étant simplement l’irradiation de la lumière, il s’ensuit que toute couleur est composée des éléments eux-mêmes de la lumière solaire, c’est-à-dire des sept tons du spectre. On sait que ces sept tons nous apparaissent différents à cause de l’inégalité de rapidité des ondes lumineuses. Les tons de la nature nous apparaîtront donc différents, comme ceux du spectre, pour la même raison. Avec l’intensité de la lumière varient les couleurs: il n’y a pas de couleur particulière à un objet, il y a la vibration plus ou moins rapide de la lumière sur sa surface, rapidité qui dépend, comme le démontre l’optique, de l’inclinaison plus ou moins grande des rayons qui, selon qu’ils sont verticaux ou obliques, éclairent et colorient différemment.
Forme et couleur sont donc deux illusions qui coexistent l’une par l’autre, deux mots signifiant les deux procédés sommaires dont dispose notre esprit pour percevoir le mystère infini de la vie. Pas de forme sans couleur, pas de couleur sans forme. La couleur seule se réduirait au spectre solaire, la forme seule est une géométrie abstraite: dans le dessin, qui délimite les surfaces colorées, notre œil, à l’aide du souvenir, replace des couleurs, et c’est même ainsi que le dessin seul peut nous être compréhensible.
Les colorations du spectre se recomposent donc dans tout ce que nous voyons: c’est leur dosage qui fait, avec les sept tons primitifs, d’autres tons. Nous arrivons immédiatement à quelques conséquences pratiques. La première, c’est que ce qu’on appelait jadis le ton local est une erreur: une feuille n’est pas verte, un tronc d’arbre n’est pas brun, et selon les heures, c’est-à-dire selon l’inclinaison plus ou moins grande des rayons (ce qu’on appelle scientifiquement l’angle d’incidence), le vert de la feuille et le brun de l’arbre se modifient. Ce qu’il faut donc étudier sur ces objets, si l’on veut rappeler leur couleur à qui regarde un tableau, c’est la composition de l’atmosphère qui s’interpose entre eux et le regard. L’atmosphère est le sujet réel du tableau, tout ce qui y est représenté n’existe qu’à travers elle.
Une seconde conséquence de cette analyse de la lumière, c’est que l’ombre n’est pas une absence de lumière, mais une lumière d’une autre qualité et d’une autre valeur. L’ombre n’est pas un endroit du paysage où la lumière cesse, mais où elle est subordonnée à une lumière qui nous paraît plus intense. Dans l’ombre vibrent à une vitesse différente les rayons du spectre. La peinture donc, au lieu de représenter l’ombre avec des tons tout faits, dérivés du bitume et du noir, devra rechercher là, comme dans les parties claires, le jeu des atomes de la lumière solaire.
Troisième conséquence découlant de celle-ci: les couleurs dans l’ombre se modifient par la réfraction. C’est-à-dire que, par exemple, dans un tableau représentant un intérieur, la source de lumière (fenêtre) peut n’être pas indiquée: la lumière circulant dans le tableau sera donc composée des reflets des rayons dont on ne voit pas la source, et tous les objets, étant des miroirs où ces reflets viennent se heurter, s’influenceront mutuellement de ces chocs. Leurs couleurs influeront les unes sur les autres, même si leurs surfaces sont ternes. Un grès rouge posé sur un tapis bleu prétextera un échange très subtil, mais absolument mathématique, entre ce bleu et ce rouge, et cet échange d’ondes lumineuses créera entre les deux couleurs une zone de reflets composés de l’une et l’autre. Ces reflets composites constitueront une gamme de tonalités complémentaires des deux principales. Ces couleurs complémentaires sont possibles à évaluer mathématiquement en optique. Si, par exemple, une tête se présente éclairée d’un côté par le jour orangé et de l’autre par la lumière bleuâtre d’un intérieur, sur le nez et la région médiane de la figure apparaîtront nécessairement des reflets verts. Le peintre Besnard, qui s’est spécialement attaché à cette minutieuse étude des complémentaires, en a donné de célèbres exemples.
Enfin, la dernière conséquence de ces propositions est que le dosage des tons du spectre s’accomplit par une projection parallèle et distincte des couleurs. C’est artificiellement que notre œil les réunit sur le cristallin: une lentille interposée entre la lumière et l’œil, s’opposant au cristallin qui est une lentille vivante, dissocie ce qu’il avait réuni et nous montre les sept couleurs distinctes de l’atmosphère. C’est non moins artificiellement que sur la palette un peintre mêle diverses couleurs pour composer un ton: c’est artificiellement encore que l’on a inventé des pâtes colorées qui représentent quelques-unes des combinaisons du spectre pour éviter à l’artiste la peine de mêler constamment les sept tons solaires. De tels mélanges sont faux, et ils ont le désavantage de créer des tonalités lourdes: car ce que la lumière, en ramenant au blanc intense la réunion des ondes lumineuses, sait faire en restant transparente, le grossier mélange des poudres et des huiles ne saurait l’accomplir. Les couleurs mêlées sur une palette composent un gris sale. Que devra donc faire le peintre soucieux de s’approcher autant que possible, avec les pauvres moyens humains, de cette divine. féerie de la nature? Ici nous touchons au fond même de l’impressionnisme. Le peintre devra ne peindre qu’avec les sept couleurs du spectre et bannir toutes les autres: c’est ce qu’a fait audacieusement Claude Monet en n’y joignant que le blanc et le noir. Il devra, de plus, au lieu de composer sur sa palette des mélanges, ne poser sur sa toile que des touches de sept couleurs juxtaposées, et laisser les rayonnements individuels de chacune de ces couleurs se mélanger à distance sur l’œil du spectateur, c’est-à-dire agir comme la lumière elle-même.
Voilà donc la théorie de la dissociation des tonalités, qui est le point capital de la technique impressionniste. Elle a l’immense avantage de supprimer tous les mélanges, de laisser à chaque couleur sa puissance propre, et par conséquent sa fraîcheur et son éclat. On en conçoit aussi la difficulté extrême. Il faut que l’œil du peintre soit d’une subtilité admirable. La lumière devient l’unique sujet du tableau: l’intérêt des objets sur lesquels elle s’exerce est secondaire. La peinture ainsi comprise devient un art absolument optique, une recherche d’harmonies, une sorte de poème naturel tout à fait distinct de l’expression, du style, du dessin qui ont été les buts capitaux de la peinture précédente, et il faut presque inventer un autre nom pour cet art spécial, qui, tout en étant pleinement pictural, se rapproche autant de la musique qu’il s’éloigne de la littérature ou de la psychologie. On comprend que, passionnés par cette étude, les impressionnistes aient été presque étrangers à la peinture d’expression, et tout à fait hostiles à la peinture d’histoire ou au symbolisme. C’est, d’ailleurs, dans le paysage qu’ils ont été le plus grands, et c’est à lui, plus qu’à la figure, que convient avant tout cette technique.
C’est par l’application de ces principes, que j’ai très-sommairement exposés, que Claude Monet est arrivé à peindre par la juxtaposition infiniment variée d’une foule de taches de couleurs dissociant les tons du spectre, et dessinant les formes des objets par l’arabesque de leurs vibrations. Un paysage ainsi compris devient une sorte de symphonie partant d’un thème (le point le plus lumineux par exemple) et développant sur toute la toile les variations de ce thème. Cette recherche se superpose d’ailleurs aux préoccupations habituelles des paysagistes, étude du caractère propre des sites, du style des arbres ou des maisons, accentuation du côté décoratif, et aux préoccupations habituelles des peintres de figures, dans le portrait. Les toiles de Monet, de Renoir, de Pissarro, ont, de par cette recherche, un aspect absolument original: les ombres y sont zébrées de bleu, de rose, de vert, rien n’y est opaque ou noirâtre, une vibration claire s’impose aux yeux. Enfin, le bleu et l’orangé y dominent, tout simplement parce que, dans ces études qui sont le plus communément des effets de plein soleil, le bleu est la couleur complémentaire de la lumière orangée du soleil, et se distribue forcément dans les ombres.
MANET.–TORERO MORT
(Collection de M. P. A. B. Widener, Philadelphie).
On trouve dans Manet, même dans sa seconde manière, un usage constant du noir, qu’il aimait et dont il se servait pour éprouver la vibration des autres tonalités. Mais il est complètement absent des œuvres de Monet qui sont presque toujours des effets de clair sur clair, et Renoir en éprouve une telle aversion qu’il n’emploie que le bleu de Prusse pour signifier les valeurs les plus sombres, un vêtement noir par exemple. Toute sa gamme est ainsi montée d’un ton. On a raillé le goût excessif des impressionnistes pour le violet. Or, ce violet est une invention: on veut dire sans doute, et ce qui est tout autre chose, une combinaison variable d’orangé, de rouge et de bleu. Mais l’étude sommaire du spectre démontre que ces couleurs s’accumulent en vibrations très denses dans la composition de toute ombre à contre-jour. Il ne s’agit pas de violet, mais d’un faisceau radiant dont le dosage va du mauve le plus pâle au rouge le plus ardent. Le violet est précisément un ton tout fait et les impressionnistes ne s’en servent pas. Enfin, s’il faut répondre sans plaisanterie à une allégation souvent apportée, nous ne le ferons qu’en ajoutant que ni elle ni la réponse n’ont rien à voir dans l’art. J’entends parler de la «facilité» d’un tel procédé. On a jugé facile cette juxtaposition de taches, parce qu’elle semblait plus vague qu’un bon dessin bien soigné, comme l’école l’enseigne. En réalité, la technique impressionniste est terriblement difficile. En des mains inhabiles, elle ne donne qu’un à peu près confus et disloqué: ceux des lecteurs qui se sont essayés à peindre le comprendront dès la première tentative. Peindre avec des tons divisés, garder les valeurs et éviter le papillottement et le désordre dans une technique semblable, exige une sûreté absolue de l’œil et de la main, et il a fallu la force prestigieuse de Monet et de Renoir pour qu’on s’imaginât que leur art était aisé! Il y faut une sensibilité raffinée et une science chromatique complète. Une œuvre ainsi peinte ne peut être retouchée.
On trouve en ces œuvres une foule de nuances exactes qui semblent avoir été totalement ignorées par les peintres antérieurs. Indifférents à ces analyses subtiles, les grands paysagistes du romantisme se sont montrés préoccupés avant tout du dessin et du style, réduisant un paysage à trois ou quatre grandes tonalités, et cherchant seulement à préciser le sentiment qu’il inspirait.
Il faut maintenant en venir aux idées des impressionnistes sur le style même de la peinture, sur le réalisme.
Et tout d’abord il ne faut pas oublier que l’impressionnisme a été propagé par des hommes ayant tous débuté dans le réalisme, c’est-à-dire dans un mouvement de réaction contre la peinture classique et romantique. Ce mouvement, dont Courbet restera le plus célèbre représentant, a été anti-intellectuel. Il a protesté contre l’intrusion de tout élément littéraire, psychologique ou symbolique dans la peinture. Il a réagi à la fois contre la peinture d’histoire de Delaroche et contre la peinture mythologique de l’École de Rome, avec une violence extrême, qui nous paraît excessive aujourd’hui, mais qui s’explique par l’intolérable abus de la fadeur ou de l’emphase où en étaient arrivés les peintres officiels. Courbet fut un magnifique ouvrier, avec des idées rudimentaires, et il s’appliqua à exclure même celles qu’il avait. Cette exagération, qui diminuera notre admiration pour son œuvre, qui nous empêchera d’y trouver une émotion autre que celle qui résulte de la maîtrise technique, fut salutaire pour le développement de l’art de ses successeurs. Elle détermina les jeunes peintres à se tourner résolument vers les spectacles de la vie contemporaine, à ne demander qu’à leur époque le style et l’émotion, et cette intention était juste; ce n’est pas en s’attardant à imiter les styles du passé qu’on continue une tradition d’art, mais en dégageant l’expression immédiate de chaque époque. C’est ce qu’ont fait les véritables grands maîtres, et c’est la succession de leurs contemplations sincères et profondes qui constitue le style des races.
Manet et ses amis puisèrent toute leur force en cette idée: beaucoup plus fins et plus lettrés qu’un homme comme Courbet, ils eurent de la modernité une vision plus complexe et moins limitée au réalisme immédiat. Il ne faut pas oublier non plus qu’ils furent contemporains du mouvement littéraire réaliste, opposé au romantisme, mouvement où ils ne comptèrent que des amis, et où Flaubert et les Goncourt prouvèrent que le réalisme n’est pas l’ennemi d’une forme raffinée et d’une psychologie délicate. L’influence de ces idées créa d’abord Manet et ses amis: l’évolution technique dont nous avons retracé les principaux traits ne vint que plus tard se juxtaposer à leurs conceptions. On peut donc définir l’impressionnisme comme une révolution de la technique picturale, parallèle à un essai d’expression de la modernité. La réaction contre le symbolisme et le romantisme se trouva coïncider avec la réaction contre la peinture sombre.
Les impressionnistes, en même temps qu’ils se préoccupaient de bannir de la palette les bitumes dont l’Académie faisait un usage exagéré, en même temps aussi qu’ils tentaient d’observer la nature avec un amour plus grand de la lumière, se préoccupèrent d’échapper, dans la représentation du personnage, aux lois de la beauté telles que les enseignait l’École. Et sur ce point on peut leur appliquer tout ce qu’on sait des idées des Goncourt et de Flaubert, puis de Zola, dans le domaine du roman: ils furent émus par les mêmes idées, parler des uns c’est parler des autres. Le désir du vrai, l’horreur de l’emphase et du faux idéalisme qui paralysaient le roman aussi bien que la peinture, conduisirent les impressionnistes à substituer à la beauté une nouvelle notion, celle du caractère. Rechercher et exprimer le caractère propre d’un être ou d’un site leur parut être plus significatif, plus émouvant que la recherche d’une beauté unitaire, basée sur des canons, et inspirée de l’idéal gréco-latin. Comme les Flamands, les Allemands, les Espagnols, en opposition aux Italiens dont l’influence avait gagné toutes les académies européennes, les réalistes-impressionnistes français, se référant aux qualités de clarté, de sincérité, de netteté expressive, qui sont les véritables mérites de leur race, se détachèrent de l’obsédante et étroite préoccupation du beau et de tout ce qu’il comporte de métaphysique et d’abstraction.
Ce fait de la substitution du caractère à la beauté, c’est l’essentiel de leur mouvement. Ce qu’on devrait appeler l’impressionnisme, c’est, ne l’oublions pas, une technique qui peut s’appliquer à n’importe quel sujet. Qu’on peigne une Vierge ou un ouvrier, on peut les peindre avec des tonalités divisées, et certains peintres actuels, par exemple le symboliste Henri Martin, qui a presque les idées d’un préraphaélite, l’ont prouvé en usant de cette technique pour exprimer des sujets religieux ou philosophiques; mais on ne peut comprendre l’effort et les défauts des peintres groupés autour de Manet qu’en se rappelant constamment leur amour du caractère. Avant Manet, on distinguait entre les sujets nobles et les autres, qu’on reléguait dans la peinture de genre et où l’École n’admettait pas qu’il y eût de grands artistes, parce que la familiarité de leurs sujets leur interdisait ce rang. La suppression de la noblesse inhérente aux sujets traités devait avoir pour conséquence de replacer au premier rang le mérite technique du peintre pour l’évaluation de sa gloire. Les réalistes-impressionnistes peignirent des scènes de bal, de canotage, de rues, de champs, d’usines, d’intérieurs modernes, et trouvèrent dans la vie des humbles un immense sujet d’étude des gestes, des costumes, des expressions du XIXe siècle,
Leur effort porta sur la façon de présenter les personnages, sur ce qu’on appelle la «mise en cadre» en langage d’atelier. Là aussi ils bouleversèrent les principes admis par l’École. Manet, et surtout Degas, ont à ce point de vue créé un style nouveau dont toute l’illustration réaliste contemporaine est née, et qu’on ignorait totalement, ou qu’on n’osait appliquer, avant eux, style qui se réclame directement d’ailleurs des petits peintres du XVIIIe siècle, de Saint-Aubin, de Debucourt, des Moreau, puis, plus lointainement, des Hollandais. Mais cette fois, au lieu de borner ce style à la vignette, aux dimensions minimes, les impressionnistes lui ont donné hardiment les dimensions et l’importance des grandes toiles. Ils ont fondé les lois de la composition, et par conséquent du style, non plus sur les idées inhérentes au sujet, mais sur les valeurs et les harmonies. Pour prendre un exemple sommaire, si l’École composait un tableau représentant la mort d’Agamemnon, elle ne manquait pas de subordonner toute la composition à Agamemnon, puis à Clytemnestre, puis aux témoins du meurtre, en s’occupant de graduer l’intérêt moral, littéraire, selon ces divers personnages, et en sacrifiant à cet intérêt le coloris et les qualités réalistes de la scène. Les réalistes composèrent en distinguant d’abord la valeur la plus forte du tableau, par exemple une robe rouge, et en distribuant les autres valeurs selon une progression harmonique de leurs tonalités. «Le personnage principal d’un tableau, c’est la lumière» disait Manet. C’est donc une préoccupation purement picturale et décorative qui, chez lui et ses amis, primait toujours le souci de l’expression et des sentiments éveillés par le sujet. Cela a conduit les impressionnistes, parfois, à de graves erreurs; mais la plupart du temps ils les ont évitées en se bornant à des sujets très simples dont la vie quotidienne leur présentait le groupement tout fait.
Une des réformes dues à leur conception a été la suppression du modèle professionnel, et son remplacement par le modèle naturel, vu dans l’exercice de son métier: c’est là une des plus utiles conquêtes qu’ils aient assurées à la peinture contemporaine. Ils ont ainsi fait un juste retour au naturel, à la simplicité. Presque toutes leurs figures sont de véritables portraits, et dans tout ce qui concerne l’ouvrier et le paysan, ils ont trouvé le style et le caractère propres, parce qu’ils ont observé ces êtres dans la vérité de leurs occupations au lieu de les ankyloser dans une pose factice, et de peindre des déguisés. La base de tous leurs tableaux a été d’abord une série d’études du paysage et des personnages faites en pleine nature, loin de l’atelier, et coordonnées ensuite. On peut souhaiter que l’art pictural ait de plus hautes ambitions, et trouve dans les primitifs l’exemple d’une mysticité d’une expression de l’abstrait et du rêve. Mais il ne faut pas méconnaître la puissance d’observation naïve et réaliste que les primitifs apportèrent dans l’exécution de leurs œuvres tout en la subordonnant à l’expression religieuse, et il faut aussi convenir que les réalistes-impressionnistes servirent du moins leur conception de l’art avec logique, avec homogénéité. Les critiques qu’on peut leur adresser sont celles que comporte le réalisme lui-même, et nous observerons que jamais l’esthétique n’a su créer des classifications capables de définir et de contenir les infinies nuances que comportent des tempéraments créateurs. En art, les classifications sont rarement valables, et plutôt nuisibles. Réalisme, idéalisme, sont des termes abstraits qui ne sauraient suffire à caractériser des êtres obéissant à leur sensibilité. Il faudrait alors inventer autant de mots qu’il y a d’hommes remarquables. Si Vinci fut un grand peintre, Turner ou Monet ne sont-ils point des peintres? Il n’y a entre eux aucun rapport, leurs modes de pensée et d’expression sont des antipodes; le plus simple est peut-être de les admirer tous, en renonçant à définir le peintre et en adoptant ce nom pour désigner l’homme qui use de la palette pour s’exprimer.
Ainsi, préoccupation de l’émotion contemporaine, substitution du caractère au beau classique (ou encore du beau émotionnel au beau formel), admission de l’ancienne «peinture de genre» au premier rang pictural, composition fondée sur les réactions réciproques des valeurs, effacement des sujets devant l’intérêt de l’exécution, effort pour isoler la peinture des idées inhérentes au domaine littéraire, et pourtant rapprochement instinctif vers la symphonisation des couleurs et par conséquent vers la musique, voilà les principaux caractères de l’esthétique des réalistes impressionnistes, si du moins on peut prêter ce terme à un groupement d’adversaires de l’esthétique telle qu’on l’enseigne en général.