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II

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On pourrait supposer que j'avais cédé à la gloriole de tromper un homme supérieur.

Pour qui me prendrait-on?

Une considération de cette sorte pouvait, à la vérité, tenter un esprit vulgaire; je ne m'en suis point préoccupé. Félicien eût été le premier venu que je l'aurais trahi tout de même.

S'imaginer que la plupart des maris trompés sont des imbéciles, des idiots, des crétins, est le comble de l'erreur. On abuse beaucoup de ces mots: «imbéciles, idiots, crétins.» C'est un tort, les hommes plus bêtes que les autres sont excessivement rares. Puis il ne faut pas perdre de vue que la finesse des maris se heurte constamment à la finesse des femmes, bien autrement redoutable. Enfin les époux ne sont pas, ne seront jamais d'accord sur la nature même des faits qui engagent la responsabilité de celles-ci, tandis qu'ils justifient la sévérité, tout au moins l'inquiétude, de ceux-là.

Je m'explique.

Depuis plusieurs milliers d'années, l'homme, toujours en éveil, toujours en action, a créé, inventé, construit, imaginé, bâti, combiné, élevé, perfectionné une foule de choses parmi lesquelles plusieurs méritent la louange. La femme, indolente, extatique, trop frêle pour construire, trop nerveuse pour inventer, s'est donné comme tâche de perfectionner sa vertu. Cette oeuvre de perfectionnement n'est probablement pas encore achevée à l'heure actuelle. Supposons que, dans l'origine, cette vertu des femmes ait pu être représentée par un cercle assez vaste, capable de contenir un nombre honnête de devoirs. Les femmes ont d'abord fait la moue, mais, comme les législations anciennes leur opposaient une sévérité effective qu'elles n'ont point à redouter des codes modernes, elles ont patienté, rongé leur frein, attendu l'avènement d'un ordre de choses plus libéral, plus favorable à l'esprit de réforme. Cette heure, espérée de plusieurs générations, étant venue à sonner, elles n'ont pas perdu de temps. C'était si je ne me trompe—et autant que l'on peut assigner une date à ce grand événement historique,—dans la première partie du dix-huitième siècle. Les femmes ont alors examiné le cercle en question, l'ont jugé trop grand et, d'un commun accord, sans qu'une voix s'élevât parmi elles pour proposer un amendement—Jeanne d'Arc avait emporté son secret dans la tombe—elles en ont décrété le rétrécissement.

Le grand cercle devint en conséquence un cercle de dimension médiocre et qui, naturellement, ne contenait plus autant de devoirs que son aîné. C'était déjà fort audacieux pour l'époque. Les hommes, nos ancêtres, volontiers se seraient montrés réactionnaires en ce point, mais les femmes leur affirmèrent si tendrement que cette diminution ne serait suivie d'aucune autre, qu'elles s'en tiendraient là, que si elles négligeaient les devoirs placés maintenant en dehors du cercle elles ne failliraient à aucun de ceux y contenus, elles furent enfin si persuasives que la mesure passa.

On sait à quelles funestes conséquences peut mener le régime des concessions. Celle-ci coûta gros au sexe fort. Les femmes, mises en goût, laissèrent s'écouler quelques lustres et revinrent à l'assaut. Une deuxième fois, le cercle fut rétréci, puis une troisième, puis une quatrième, le nombre des devoirs imposés au sexe faible diminuant avec la circonférence. De telle sorte qu'aujourd'hui ce fameux cercle, constamment amoindri, n'est plus qu'un point et ne peut plus comporter qu'un devoir, un seul et unique devoir. Par exemple, arrivées à ce point, les femmes ont déclaré que là était leur vertu, et que rien désormais ne pourrait les amener à en démordre.

Depuis fort longtemps les hommes s'efforcent de réagir, de ramener le cercle à son volume primitif; mais ils ne sont pas les plus forts. D'ailleurs, remonte-t-on le courant du progrès?

Il résulte des perfectionnements apportés par l'espèce féminine dans les dimensions de sa vertu que de nos jours une femme se croit coupable seulement quand elle a manqué à l'unique devoir subsistant. Pour elle, l'adultère n'a point de commencements.

Les préliminaires d'une liaison criminelle—regards échangés, étreintes furtives, billets doux, rendez-vous mystérieux—tous les incidents précurseurs qu'un mari surprendra facilement puisqu'ils se produisent généralement sous ses yeux, échappent à sa juridiction. Il serait mal inspiré d'en prendre de l'inquiétude, d'y chercher un motif à récriminations et à reproches. La femme lui répondra toujours, de la meilleure foi du monde, qu'il n'y a rien en tout cela que de parfaitement innocent, et qu'elle n'a pas manqué à «ses» devoirs. Par habitude, par tradition, elle aura conservé ce pluriel. Or, le jour, le jour fatal où elle aura manqué à tous «ses» devoirs, rien ne viendra modifier son attitude, et la finesse du mari se sera endormie déjà devant la monotonie des susdits incidents précurseurs «où, je te jure, mon bon ami, qu'il n'y a rien que de très innocent».

Henriette, après notre faute, n'eut aucun besoin de recourir à la ruse. Jamais Félicien ne l'interrogea, ne soupçonna ses sorties, ne s'inquiéta de ses fréquentes absences. Ma maîtresse probablement en enragea davantage. Notre liaison glissa peu à peu dans nos habitudes et prit les fadeurs monocordes, les régularités écoeurantes du mariage. Cette considération est peut-être suffisante pour expliquer sa durée.

Nous pouvions nous voir chaque jour à des heures parfaitement choisies pour ne nous gêner ni l'un ni l'autre. Félicien habitait un superbe appartement voisin de l'église de la Madeleine; je m'étais fait construire un petit hôtel à l'extrémité de l'avenue de Villiers, où de superbes habitations commençaient à remplacer les solitudes de la plaine Monceau. Chaque jour après déjeuner Henriette montait bourgeoisement dans la voiture du tramway arrêtée au bas du boulevard Malesherbes, et venait passer près de moi plusieurs heures. Elle occupait ma vie oisive, peuplait ma maison, s'intéressait à l'ameublement et aux tapisseries. Le soir, trois fois par semaine, je prenais une tasse de thé chez Félicien. D'autres fois nous nous retrouvions au théâtre, dans sa loge, par un heureux hasard.

On causait de nos amours dans le monde, mais avec indulgence. Le monde se gouverne à peu près selon les règles de l'Église, qui s'accommode avec les pécheurs et n'excommunie que les hérésiarques. Ce qui lui fait honte dans les liaisons irrégulières, c'est moins le vice que le scandale. Les vices convenables, corrects, gantés de frais et nantis de valeurs cotées en Bourse ne lui sont pas déplaisants. Or, Henriette, autant que moi-même, se faisait une loi de ne jamais froisser chez personne le sentiment des convenances. Je lui rends cette justice que, dans les circonstances critiques que nous avons traversées, elle fut toujours parfaite sous ce rapport.

Henriette était ma maîtresse depuis un an lorsque Dieu prit la peine de bénir nos criminelles amours. Après une grossesse pénible, suivie de couches laborieuses, elle donna le jour à un enfant du sexe féminin qui fut déclaré à la mairie sous les noms de Henriette Camille-Pauline. Ce fut une grosse émotion pour Félicien. Il me désigna comme parrain de la petite, naturellement, fit célébrer un baptême superbe, se prit d'un regain de tendresse pour sa femme, mais de façon à laisser voir que cette tendresse était faite surtout de reconnaissance et d'une sorte de pitié attendrie pour les épreuves de l'accouchée. J'offris les cadeaux de rigueur, largement, sans lésiner. La note des dragées s'éleva à plus de six cents francs.

Henriette ne partagea point l'allégresse de son mari. La maternité l'avait contrariée brusquement dans ses habitudes, dans la régularité de sa vie coupable. Elle s'en désola dès le premier jour et ne s'en consola jamais tout à fait. Une crainte la préoccupait surtout, c'était que ses grâces seraient encore amoindries, ruinées totalement peut-être; que sa taille resterait épaissie, déformée. Elle se releva pâlie, fatiguée, la face morte, et fut assez longtemps sans pouvoir reprendre le tramway du boulevard Malesherbes. Mais dès que les forces lui revinrent elle retomba dans la monotonie de notre adultère sans que rien subsistât chez elle de la crise suprême d'où elle sortait. Cette épreuve qui transfigure jusqu'aux filles et met on ne sait quoi de céleste dans l'âme des pires, n'eut point prise sur cette créature inquiétante. Elle ne parla pas plus de l'enfant que si elle fût demeurée stérile, et ne lui témoigna d'intérêt, ne lui fit visite en nourrice qu'autant qu'elle s'y sentit astreinte par la règle des convenances.

C'était une petite femme très correcte.

Félicien était heureux maintenant. De cette enfant qu'il croyait sa fille selon le sang, il comptait faire sa fille selon l'esprit. Il s'attachait au frêle petit être avec cet amour qu'il eût si volontiers voué à Henriette si celle-ci eut été capable de le mériter ou seulement de le comprendre. Il adorait l'enfant, s'en occupait sans cesse, rêvait pour elle fortune et bonheur.

Intérieurement je m'amusais de cette erreur d'un grand caractère. Qu'on vienne après cela me parler de la voix du sang, des entrailles de père, de tout ce qu'inventèrent les poètes pour diviniser la plus humble, la plus animale des fonctions humaines! Pitié, grande pitié que tout cela! L'enfant était de moi, je n'en doutais pas; et cependant à ma certitude ne se mêlait aucune émotion. Peut-être était-ce parce qu'il ne m'était point permis d'en laisser voir. Montrer de la tendresse à l'enfant de Félicien eût été d'un manque de tact déplorable, d'un défaut de goût scandaleux. Or, l'émotion ne vaut rien par elle-même, mais seulement en raison de son expression. En outre, comme j'ai eu déjà occasion de le dire, je ne suis guère impressionnable. J'estime que l'égoïsme est de droit naturel et social. La sensibilité est une monnaie qui n'a pas cours dans le monde; la dépenser, c'est se ruiner sans enrichir personne.

Je m'habituais à penser que rien ne viendrait troubler cette existence honteuse mais confortable. Nous étions en droit, Henriette et moi, de compter sur une longue sécurité et, au cas où nous viendrions à nous dégoûter l'un de l'autre, sur l'impunité éternelle.

Pouvions-nous prévoir qu'une circonstance futile, absurde, un rien, déciderait notre perte?

Si les choses ont mal tourné, ce n'est pas ma faute. Tout au plus aurais-je à me reprocher de m'être abstenu une fois dans ma vie entière de lire les journaux du soir. Mais les émotions de la journée rendent cet oubli pardonnable, au moins elles l'expliquent.

On va pouvoir en juger.

Les fantômes, étude cruelle

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