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V

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Où aller?

J'avais fort peu voyagé, mais je ne me sentais aucun goût instinctif pour une contrée plutôt que pour une autre. J'eus d'abord l'idée d'aller m'oublier dans quelque pays désolé et vide, mais j'y renonçai aussitôt par cette raison que le voyage ne me servirait en rien si, en me tenant hors de chez moi, il ne me tirait pas hors de moi-même. Le but devait être plutôt d'occuper toutes les forces vives de mon esprit à des objets nouveaux, à des paysages qui renouvelleraient constamment l'émoi de la surprise. Sous ce rapport, j'avais le choix, mais il me manquait les éléments d'une préférence.

Je me rappelai fort heureusement un pays dont il avait été parlé fréquemment devant moi par Félicien: l'Italie.

Dans sa jeunesse, au sortir de l'École normale, Félicien attaché comme secrétaire à une commission du ministère de l'instruction publique envoyée dans les environs de Naples pour je ne sais quelles fouilles scientifiques, avait été si profondément épris de la grande patrie latine que, sa mission terminée, il avait sollicité et obtenu l'autorisation de prolonger son voyage. Pendant une année, il avait couru du nord au midi de la grande péninsule, émerveillé, ravi, frissonnant d'émotion…

Souvent, le soir, entre Henriette et moi, il revenait complaisamment sur les mille incidents de ce voyage dont il avait conservé une sorte d'éblouissement; il nous racontait ses interminables flâneries dans Rome, ses courses en Sicile, les trois mois qu'il était resté à Florence, ne pouvant s'en arracher, mangeant de la vache enragée, vivant avec deux lires par jour, couchant dans les mansardes des trattoria, pour allonger un peu son séjour. Et Pise, et Bologne, et Ferrare, et Venise, et Naples!

Au retour il avait publié ses deux premiers ouvrages: l'Ame de Rome et les Pères de Florence, livres superbes dont le succès est encore dans toutes les mémoires.

Que de fois Félicien ne m'avait-il pas dit:

—Un de ces jours, nous ferons ce voyage-là ensemble… Tu verras!

Je me décidai pour l'Italie, et, ayant disposé tous mes préparatifs, j'eus soin de serrer dans ma valise les deux livres de Félicien, tous deux enrichis d'une dédicace fraternelle.

Le lendemain, à huit heures du matin, je prenais le chemin de fer pour

Marseille dans l'intention d'entrer en Italie par Vintimille.

Comme bientôt je me félicitai d'avoir quitté Paris. C'était au point que je m'étonnais de n'avoir pas eu plutôt et plus souvent des idées de voyage. Depuis des années, j'étais demeuré confiné dans Paris, comme bloqué par la neige ou par une invincible armée assiégeante. Pendant tout le temps de ma liaison avec Henriette, je ne m'étais senti aucun goût, aucun désir plus vif qu'un furtif caprice; au point que je crois comprendre aujourd'hui que le charme singulier de cette femme était fait en quelque sorte d'une suspension de la vie, d'une interruption de la présence d'esprit, d'une absence rêveuse où se prélassaient mes instincts paresseux. Et il me vint alors cette conviction que, sans la déplorable aventure, je ne me serais peut-être jamais séparé d'Henriette, et qu'enfin, se fortifiant dans l'habitude, notre criminel attachement serait devenu un lien respectable grâce aux années. Dans les premiers temps de mon voyage, Henriette me manqua parfois, notamment les jours de pluie.

Insensiblement, les enchantements de la route suffirent à m'absorber. Je regardais et j'étudiais ardemment, avec un intérêt profond, patient, obstiné que jamais auparavant je n'avais apporté aux choses de l'art et de la nature. On eût dit véritablement que la crise récente venait de développer en moi une nervosité maladive, une susceptibilité farouche à toutes les manifestations extérieures, la faculté jusqu'alors insoupçonnée de sentir vite et profondément. J'éprouvais comme des goûts nouveaux, une inquiétude constante d'impressions, de tressaillements subits, inexplicables en présence d'une idée ou d'un objet jusqu'alors indifférents; à cette transformation de mon tempérament s'ajoutait une parfaite netteté d'esprit qui me faisait concevoir et exprimer, non sans élégance, des pensées inopinément écloses en moi. Je devenais plus irritable, mais je devenais aussi plus clairvoyant. Enfin, tout un monde de sensations s'éveillait et chantait, un monde nouveau plus peuplé, sinon plus intéressant que le premier. Faut-il croire que l'esprit est sujet à des transformations comme le corps qui renouvelle ses atomes de sept en sept années?

Hypothèse probable. Combien d'hommes meurent dans un homme avant sa mort!

Je serais assez embarrassé de dire ce qui me plut davantage dans mon voyage…

Rome, peut-être.

J'y arrivais avec une curiosité impatiente surexcitée par une étude laborieuse du livre de Félicien: l'Ame de Rome, oeuvre surhumaine dont j'avais imprégné ma mémoire. Ainsi se vérifiait—bien que dans des conditions étranges—le projet que nous avions formé, Félicien et moi, de visiter l'Italie ensemble. A la vérité, il ne me quittait pas. J'entendais mentalement des pensées qui lui auraient été personnelles répondre à certaines questions que je m'adressais; je me découvrais une manière de voir plus heureuse et plus haute, comme si l'écho de sa parole eût résonné constamment sous mon front. Je reconnaissais, sans que personne fût là pour me les nommer, certains monuments, certains sites dont son livre contenait la magique description. Je revoyais l'Italie pour ainsi dire et j'éprouvais la douce joie que donnent les êtres, les lieux retrouvés après un long éloignement.

A de certains moments, cette illusion m'emportait au point que je me retournais brusquement, dans la certitude que Félicien se trouvait là, à ma droite, cheminant près de moi en fidèle compagnon, me soufflant mes plus judicieuses réflexions. Et—particularité frappante—je ne m'imaginais point un Félicien ordinaire en costume de voyage, mais je me le représentais tel que je l'avais vu le soir suprême, en habit noir, cravate blanche, gants blancs, la plaque de grand-officier au côté droit, des ordres au cou, une petite brochette de petites croix épinglées sur le revers de l'habit. La sincère amitié que j'avais vouée à Félicien et que je continuais à sa mémoire, empêchait que la préoccupation de sa présence me devînt désagréable. Loin de proscrire son souvenir, j'y revenais constamment; et il m'arriva d'y faire appel. Ma situation d'ancien intime ami de l'illustre écrivain m'ouvrit bien des portes; dans les plus nobles salons de la société romaine, j'étais entouré, questionné, accablé d'égards, et plus d'une soirée fut consacrée à l'apothéose du défunt, moi parlant d'abondance, plein de mon sujet, et l'entourage, attentif à mes paroles, suspendu à mes lèvres.

Ce fut ainsi pendant un an… je ne sais pas au juste.

Enfin, las de mes déplacements continuels et de ma vie d'auberges, je me retirai dans un village des Alpes françaises, à Sospel—un petit chef-lieu de canton à mi-chemin sur la route de montagnes qui relie Nice à Coni. J'y louai une petite villa sur le domaine de la Commande, non loin du torrent de la Bévéra; j'y fis venir quelques meubles de Paris, mon valet de chambre, ma cuisinière et, installé, me mis au travail.

Une idée m'était venue en route. Pourquoi n'écrirai-je pas une biographie de Félicien?

De bonne foi, sans parti pris, je m'étais demandé auquel de ses fidèles revenait cette mission pieuse, cette tâche difficile. Un à un, j'avais jugé tous ceux qui pouvaient sembler capables d'un pareil travail, et j'en avais conclu que moi seul pourrais y réussir.

En effet, je remplissais absolument les conditions désirables pour cet objet.

Quoi de plus rare qu'un bon travail biographique, vraiment complet, vraiment exact? Dans le plus grand nombre des cas, le biographe s'adresse directement à l'homme qui doit faire le sujet de son étude—ou, si l'homme est mort, à ses descendants—reçoit des notes naturellement suspectes de partialité ou des confidences qui lui imposent le double devoir de la discrétion et de la reconnaissance. Il apporte un si bas attachement au service de l'homme qu'il raconte qu'on le prendrait volontiers pour une sorte de laquais de l'immortalité. Dans d'autres cas, plus rares, le biographe est un ennemi acharné, un adversaire emporté par la passion ou égaré par la jalousie. Eugène Jacquot, dit de Méricourt, a publié beaucoup de ces biographies inspirées par le plus détestable esprit et auxquelles on pourrait reprocher encore un nombre effrayant d'erreurs capitales. Le juste milieu, la biographie vraie, n'existe pour ainsi dire pas.

Ma situation dans le passé et dans le présent me permettait d'agir non seulement en toute liberté, mais avec une complète assurance. J'avais été le plus ancien ami du mort, son ami d'enfance, son condisciple à Bonaparte; j'avais connu son père, sa mère, vécu longtemps dans son intimité, reçu ses confidences, assisté à ses luttes, connu son jugement sur les hommes et sur les choses de son temps, sondé sa conscience, lu comme à livre ouvert dans sa pensée; je connaissais l'homme, l'écrivain, le poète, le citoyen, toutes les faces du personnage; je possédais les éléments d'une correspondance puissamment intéressante; mille anecdotes qui ne m'avaient point paru dignes d'être notées jadis me revenaient aussi précises que si elles eussent été d'hier.

J'étais le biographe parfait, désigné, fatal.

Aucun des devoirs du biographe ne pouvait m'échapper. En plus de mon témoignage, n'avais-je pas celui d'Henriette? Et ne me serait-il pas permis d'en faire usage?—Oh! discrètement! On a dit souvent qu'il n'existait point de grand homme pour son valet de chambre. Cela est indiscutable. A plus forte raison, l'épouse est-elle plus directement, plus immédiatement renseignée, car on se cache d'un domestique.

Or, Henriette possédait une grande qualité: elle était fausse, mais elle n'était pas menteuse. Elle ne disait pas toujours toute la vérité, mais elle ne disait que la vérité. Par religion du vrai? Non, par orgueil. L'orgueil est un défaut qui nous évite de commettre des actions basses. Elle m'apportait journellement le reflet photographique de son mari, le récit des petites scènes d'intérieur provoquées par ses manies plutôt que par son humeur; elle me mettait au courant de ses habitudes intimes, se plaisant à me raconter souvent—sur l'oreiller—aux instants d'accalmie,—les ridicules, les puériles tracasseries dont les plus grands esprits ne sont pas exempts. De sorte que je possédais Félicien des pieds à la tête, comme personne n'eût pu le connaître.

Et puis, n'y avait-il pas là pour moi un devoir? Je devais m'en préoccuper, n'ayant jamais transigé avec le devoir. Oui, c'était mon devoir d'écrire la biographie de Félicien: sa vie et ses oeuvres. La postérité avait intérêt à connaître l'homme dont elle recevrait les plus précieux enseignements. Étant donné qu'aucune excuse ne me dispenserait de rendre à l'avenir ce sincère témoignage, je ne pouvais me dérober. Assurément, ce serait une tâche pénible, longue, laborieuse; un travail auquel il me faudrait appliquer toutes mes facultés, la puissance du souvenir, la religion du passé; j'en avais pour longtemps à me recueillir avant d'écrire une ligne, pour longtemps à écrire après avoir médité.

Peu importait.

Sur mes instructions, mon valet de chambre m'apporta à Sospel toutes les lettres que m'avait adressées Félicien. Je pris plaisir à les relire, lentement, les relisant et les relisant encore, songeant, non sans trouble, à l'honneur qui rejaillirait sur moi de leur publication—car les protestations d'amitié, les hommages ne m'y étaient point marchandés.

Je m'absorbai dans cette étude pendant plusieurs mois.

Sospel est une très vieille ville, traversée par le torrent de la Bévéra, entourée comme en un cirque de très hautes montagnes: le mont Braus, le Barbonnet, le Mangiabo, la Testa di Cane, la colline de Santa-Lucia. C'est un coin pittoresque, mais depuis longtemps mort. On s'y trouve à cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, entre des bois d'olivier—la seule ressource du pays—et quelques vignes. Les étrangers n'y viennent pas, les passants y sont rares, les habitants parlent un langage aussi différent de l'italien que du français, une sorte de patois difforme et violent où se retrouvent les traces de la naïveté paysanne et de cette âpreté que les grandes solitudes donnent à la voix humaine comme au chant des oiseaux et aux accents des bêtes. La vie qu'on y peut mener, c'est la vie bestiale ou la vie contemplative,—regarder le sol dont on tire sa pâture ou admirer les sommets neigeux que hante le rêve. Aucune autre alternative. Soyez poète ou ruminez. Les gens du pays ruminent, quelques passants vont et viennent qui songent. Ceux-là, l'habitant les exploite.

En une heure, si l'on suit la Bévéra par une route à mulets, on descend en Italie entre deux villages liguriens, la Piena et Olivetta, le premier perché sur une haute roche comme une aire d'aigles, le second caché dans la verdure comme un refuge de tourterelles. Par la grande route on gravit le col de Brouis pour dégringoler ensuite vers une succession de localités singulières: Breil, les pieds dans le torrent de la Roya; la Giondola, qu'entourent des glaciers à pic; Saorge, accroché aux flancs de la montagne sur un précipice de cinq cents pieds; Fontan, la frontière italienne, avec sa population de déserteurs, de douaniers et de contrebandiers.

Il faut quatre heures environ pour gagner le chemin de fer, qui s'allonge sous la route de la Corniche entre Nice et Gênes. Les sentiers sont mauvais, ce qui arrête les touristes. En hiver, ils disparaissent sous trois pieds de neige, ce qui arrête jusqu'au service de la poste.

Je suis resté là… Combien de temps?…

Je ne me le rappelle plus exactement.

Le certain, c'est que j'y arrivai dans les premiers jours de novembre et que je n'y fus convenablement installé que vers la fin de janvier.

Mes premières semaines furent consacrées à des promenades. Chaque jour, après déjeuner, je montais au sommet de Santa-Lucia où subsistait le mur ruiné d'une antique forteresse sarrazine. Assis dans l'herbe, le dos tourné au soleil, j'y traçai les premières notes de mon travail, m'attachant à les classer avec ordre, car le plus souvent les souvenirs affluaient à mon cerveau dans un tumulte d'inspiration orageuse. Les faits se représentaient en foule, avec le tohu-bohu et le mouvement compliqué des foules. Il y avait lutte entre ma mémoire sensibilisée par le travail et mon énergie violentée.

Je classais, je classais…

Une chose curieuse, c'est qu'au retour de ces promenades j'éprouvais une gêne, un alourdissement de tous mes membres, une fatigue cérébrale accablante, l'absorption de toutes mes forces vives par l'unique préoccupation de mon oeuvre. Le portrait de Félicien, accroché dans mon cabinet de travail improvisé, me paraissait remplir toute la chambre et faire pâlir les objets dont il était entouré. Ma trop persistante application à relire la correspondance du mort amenait que maintenant des phrases toutes faites me venaient aux lèvres dès que j'ouvrais la bouche et que je prononçais ces phrases malgré moi, sans motif, dans la solitude. Mon esprit évidemment était tendu vers les diverses faces d'une même image, d'une seule idée, et s'accoutumait à cette tension préméditée. Il y a une gymnastique du cerveau comme il y a une gymnastique des muscles. L'esprit se plie volontiers à la discipline qu'il a lui-même imaginée. C'est affaire de volonté, tout simplement. J'avais voulu penser à Félicien, je pensais à Félicien. Si je n'avais pas voulu penser à Félicien, je l'aurais oublié bientôt.

Ceci n'est pas douteux.

La preuve en est qu'Henriette n'ayant aucune part, sinon minime, dans mon oeuvre, ne se rappelait que faiblement et de loin en loin à mon souvenir. Je l'évoquais mollement, sans regret et sans désir, comme j'aurais évoqué une camaraderie vague. Aucune nouvelle ne m'en était parvenue depuis mon départ de Paris, et je ne m'étais ni affligé ni froissé de cet obstiné silence.

Décidément, de ce côté tout était bien fini. Le temps écoulé avait émoussé jusqu'à la précision de sa mémoire. Je ne la voyais plus que flottante, indécise, sans forme personnelle, sans couleur propre, sans caractère intime, pêle-mêle avec les autres femmes que j'avais possédées.

Il faut arriver à un certain âge pour connaître combien facilement le passé s'évapore. Un jour vient où l'homme résume ses impressions mortes par un chiffre d'une humilité navrante; et, comme dans les exhumations, il pourrait faire tenir tous ses souvenirs—amours, amitiés, ambitions, misères—dans un tout petit cercueil.

Oublier! Ce doit être bon! J'ai eu à Sospel des soirs bienfaisants. C'était à l'heure mixte où le soleil, près de disparaître derrière les neiges éternelles de Turini, laissait tomber dans la vallée l'or rouge de ses dernières clartés, tandis qu'au loin, par-delà les rochers alpestres, montait le frissonnement des rayons lunaires. Quelle paix! Quelle sérénité! Quel doux bercement de l'heure!

Les fantômes, étude cruelle

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