Читать книгу Guy Main-Rouge - Charles Buet - Страница 4
ОглавлениеPRÉAMBULE
D’une cloche fêlée qui sonnait
en la neuvaine de Noël sans que personne
tirât la corde ou fit mouvoir le battant.
Si vous aimez ces belles chroniques du moyen âge, toutes pleines de chevaliers bardés de fer, de gentes châtelaines en surcot d’hermine, de pages aux blonds cheveux bouclés, d’écuyers et de nains, de palefrois et de haquenées...
Si vous aimez les donjons à oubliettes, les manoirs branlants à mâchicoulis et à barbacanes, les douves tapissées d’herbes folles, les préaux gazonnés, les tours trapues, les créneaux et les meurtrières...
Si le moyen âge de convention, composé de toutes pièces par les romanciers et les poètes, a séduit votre imagination...
Si enfin vous croyez aux sorciers, aux stryges, aux goules, aux revenants, — allez dans mon beau pays de Savoie, tout parsemé de ruines féodales, de châteaux construits comme des nids d’aigles au sommet des rocs, de forteresses démantelées où de splendides écussons, frustes, élimés, timbrent l’ogive des porches profonds.
Allez en Savoie! Dans ces vallées alpestres, aussi poétiquement belles que les glens d’Ecosse, plantées de forêts ombreuses, arrosées de torrents blancs d’écume, on vous contera comment saint Jacques enchaîna et mit sous le joug un ours, qu’il força à labourer sa terre, — lequel ours n’était autre que Satan...
On vous contera la légende de la dame blanche de Salins, qui institua le pain de mai; celle du mille et unième pont bâti par le diable; celles du farfadet des Urtières, des verpillons de Saint-Julien, des cloches du lac de Sainte-Hélène, et cent autres aussi véridiques, desquelles, au surplus, la morale est facile à déduire.
Le soir à la veillée, dans l’étable où les ménagères filent au rouet, où les vieilles tricotent, où les hommes travaillent le bois de fayard en sabots, en écuelles, en pauches, en mortiers à sel, tandis que les vaches rousses et les grands bœufs blancs ruminent sur la litière, on narre ces légendes jolies que recueillent force archéologues et menus savants, pour les alourdir de textes, citations, chartes, documents, parchemins, exhumés à grand tapage de la vénérable poussière où dorment les fastes du temps jadis.
Est-ce donc en Savoie que j’ai trouvé cette chronique de Main-Rouge? Peut-être. Je n’ose affirmer, par crainte et respect de messieurs les archéologues et antiquaires, lesquels me sommeraient de fournir preuves, manuscrits, originaux et palimpsestes; de quoi je serais fort empêché.
Il est certain que je n’en ai vu trace dans aucun livre, pas même dans le très judicieux, très complet et très amusant recueil publié par mon ami Antony Dessaix, sous le titre de Traditions populaires de la Savoie.
Mais l’histoire vaut une préface.
Pendant le funeste hiver de 1870, en plein mois de décembre, je passais quelques jours chez un ami d’ancienne date, qui habite dans un repli des Alpes, au sommet d’un escarpement de rochers, un ancien prieuré, bâti tout auprès d’un joli village.
On ne s’amusait guère en ce moment-là. Tous les hommes valides étaient à l’armée, et nous attendions nous-mêmes qu’on nous appelât sous les drapeaux. Chaque jour, le valet de ville, au petit chef-lieu de la province, venait languissamment afficher de lamentables dépêches, autour desquelles s’amassait la foule: mères éplorées, veuves en deuil, tristes jeunes filles, vieillards assombris et moroses.
On apprenait alors que quatre uhlans avaient emporté sans coup férir une ville de cinquante mille âmes, que trois artilleurs avaient écharpé un mulet prussien, que dans un engagement trois ennemis avaient été blessés; et toujours, pour conclure, cette phrase fatale:
«Les troupes, dont le moral est excellent, se replient en bon ordre!»
Il y eut aussi l’aventure des cercueils de drap d’or, et le voyage bizarre de cet homme, inconnu la veille, qui s’en allait en ballon à la recherche du gouvernement, et qui, chargé de fourrures, ayant bon feu, bon gîte et le reste, faisait héroïquement, tout seul, des pactes avec la victoire ou avec la mort.
Et dans les campagnes presque désertes, les femmes se désolaient, les vieux soupiraient en songeant aux victoires de l’ancien temps, les enfants pleuraient leurs pères envoyés à l’ennemi, sans pain, sans feu, sans vêtements, et qui se battaient sans espoir.
On avait donc désappris le rire; on vivait dans les angoisses de l’incertitude, les regrets amers de l’impuissance, la colère indignée et la douleur inconsolée. On oubliait le jour écoulé, on ne rêvait plus au jour à venir. Attendre, attendre encore, et savourer l’âpre jouissance de la déception: telle était l’existence pesante de ceux qui restaient au foyer.
Ce soir-là, nous étions cinq ou six autour de la table hospitalière d’Alphonse.
Un grand feu pétillait dans l’âtre. La lampe éclairait la nappe bise, les faïences à fleurs vertes, les gobelets de verre moulé ; et le vin clairet, dans les carafes, avait des reflets ambrés.
Mais aucun des convives n’était gai: ni Alphonse, dont le fils aîné gisait sur un grabat d’ambulance; ni le curé, dont les neveux se désespéraient au fond d’une forteresse de la Silésie; ni le professeur Danne, en deuil de son frère le chirurgien; ni le maire du village et son adjoint qui venaient d’obérer la commune d’une grosse dette.
On causait des récentes dépêches; on commentait les journaux.
La guerre! la guerre! et toujours la guerre!...
Qu’importait le reste?
Et nous avions honte d’être là, au chaud, les coudes sur la table, avec cette odorante soupe aux choux qui fumait dans la soupière d’étain, avec ce vin léger, frais et piquant, — tandis que là-bas, nos soldats, les pieds dans la neige, l’onglée aux doigts, guettaient sous les grands bois dépouillés quelque horde d’envahisseurs.
Le repas touchait à sa fin, lorsqu’un pas pesant retentit sur le plancher du corridor. Et de la cuisine vinrent de grandes exclamations, des voix étonnées, des rires sonores. Puis la porte de la salle s’ouvrit, et mon père parut sur le seuil, en habit de chasse, botté, et harassé de fatigue.
— Tiens! s’écria notre hôte, heureux de la diversion que cette visite imprévue apportait dans notre causerie; tiens! par quel hasard?... à cette heure? par ces chemins? Qu’arrive-t-il donc?
— Il arrive, mon cher ami, que le conseil de révision se réunit demain, dès le matin, et qu’un gendarme est venu porter l’ordre à mon fils de s’y rendre; on lève la garde nationale mobilisée...
— Diable! ça va mal...
— Très mal. Aussi n’ai-je pas hésité : j’ai pris le train et je suis venu à pied de la station.
— Deux lieues?
— Deux pour venir, et deux pour m’en retourner: car, si nous voulons prendre le train d’onze heures, il faudra partir dès que j’aurai soupé. Les chemins sont impraticables aux voitures, et je ne me soucie pas d’arpenter à pied les vingt kilomètres qui nous séparent de la ville.
On se récria. Il y avait des lits au prieuré. Je pouvais bien partir seul. En somme, le conseil de révision n’attendait que moi... Et quels que fussent les raisonnements et les objections de mon père, il fut décidé qu’il coucherait chez Alphonse et reviendrait à la maison le lendemain.
Il y consentit, lorsque le curé et le maire eurent déclaré qu’ils m’accompagneraient à la station. La route était couverte de neige. Je connaissais mal le pays, et je pouvais m’égarer dans les marais.
— Vous n’auriez, dit le curé en riant, qu’à rencontrer un loup.... ou deux!
— Voire un ours, ajouta l’adjoint.
Le maire, d’un ton mystérieux:
— C’est aux approches de la Noël qu’on entend la cloche fêlée de Main-Rouge, et que le chevalier à la main sanglante erre dans la campagne.
Ces mots me donnèrent un frisson de terreur, car je ne suis pas de ceux qui croient que les hommes sont soustraits à l’action du monde surnaturel.
Nous partîmes donc, après de copieuses libations d’un punch aromatique, destinées à combattre le froid.
C’était une de ces nuits d’hiver, très noires, où le ciel ressemble à un immense drap mortuaire, çà et là piqué d’une paillette d’argent. La terre, avec son linceul de neige immaculée, soulevé de boursouflures molles, rayé d’une ombre grise dans les creux, offrait une vaste étendue blanche et blafarde; les arbres chargés de flocons, les buissons ensevelis, avaient l’aspect de fantômes.
Le torrent coulait à pleins bords dans son lit hérissé de roches, et ses eaux fangeuses, bouillonnant en flots d’écume, rayaient d’un ruban noir la plaine toute blanche, entourée de montagnes bizarrement déchiquetées en arêtes et en pics.
Un silence morne régnait, parfois interrompu par le huement strident d’une chouette à demi gelée, ou l’aboi rauque d’un chien endormi dans une étable, et subitement éveillé par nos voix.
Car nous causions, tout en marchant d’un pas allègre. Le paysan portait un falot allumé, qui traçait devant nous un orbe de lumière. Le curé, la soutane retroussée, allait rapidement, sans plus se soucier de la neige, où il enfonçait jusqu’aux genoux.
Le val que nous traversions est sauvage, bordé de petits bois de sapins, d’un côté, et, de l’autre, descendant par une pente rapide, obstruée de broussailles et de ronces, jusqu’à la rive caillouteuse de la rivière.
A la cime d’un escarpement dénudé, auquel on n’accède que par un étroit sentier taillé dans le granit, je vis tout à coup se dresser un amas de ruines: des pans de murs tailladés, une tour largement éventrée, un monceau de décombres couronné d’un arceau en ogive. Ces pierres luisaient dans la nuit; la neige en dessinait les lignes étranges.
Le maire dit ce seul mot:
— Main-Rouge!
A ce moment nous nous taisions tous les trois, impressionnés par la tristesse morne des choses extérieures.
Et soudain je me sentis pâlir, parce que j’entendis, déchirant l’air, un son lamentable, sec, sinistre, le tintement d’une cloche fêlée, — d’abord étouffé, puis prolongé, puis éclatant.
Et le maire, faisant le signe de la croix, murmura:
— La cloche fêlée de Main-Rouge!
Le curé, sans manifester le moindre étonnement, psalmodia d’une voix haute, un peu altérée:
«De profundis clamavi ad te, Domine: Domine, exaudi vocem meam!...»
Et il récita tout le psaume.
J’avais peur. Je n’osais lever les yeux vers les ruines du manoir, et je sentais la bise âpre glacer sur mon front la sueur qui l’inondait. Mais je voulus, comme il convient, prendre la chose en plaisanterie; et, surmontant mon émotion, je demandai:
— Il y a donc une cloche dans ce nid de hiboux?
— Oui, dit le curé, une cloche fendue et sans battant.
— Et qui frappe sur le bronze?
— Qui?...
L’accent du vieillard me parut assez ironique.
Il poursuivit:
— Ne raillez pas les choses que vous ne pouvez ni comprendre ni expliquer. Vous autres gens de Paris...
Et ces mots furent prononcés avec une inexprimable moquerie.
—... vous ne croyez à rien, ou plutôt vous feignez de ne pas croire. Il y a quinze ans que je suis dans cette paroisse. Tous les ans, pendant la neuvaine de Noël, j’ai entendu la cloche fêlée de Main-Rouge tinter le glas...
— Mais enfin, qu’est-ce que la cloche fêlée de Main-Rouge? et qu’est-ce que le chevalier à la main sanglante?
Nous sortions du val. Il nous restait une lieue à faire avant d’atteindre la gare; et le curé, au long de cette lieue, me conta la légende à laquelle ces quelques lignes ont servi de préambule.