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Pourquoi le sire de Champlaurent
ne s’en allait pas guerroyer avec le bon
comte Vert.
En l’année de l’Incarnation de Notre-Seigneur 1365, sous le pontificat du pape Innocent VI, Louis V étant empereur, Jean le Bon, roi de France et prisonnier des Anglais, la comté de Savoie appartenait à Amédée VI, qui venait de recevoir les titres de prince et de vicaire perpétuel du Saint-Empire, et qu’on avait surnommé le comte Vert, depuis le célèbre tournoi du Vernay. Il avait alors quatorze ans. On le vit dans la lice «couvert d’armes vertes, le haut plumail sur le casque vert, le destrier orné d’un caparaçon vert à grosses campanes d’argent.»
Ce prince chevaleresque, bien qu’il prit part à toutes les guerres de ses voisins, aimait les fastueux divertissements de son époque. Il fut, après le sacre du roi Jean à Reims, de ce fameux voyage d’Avignon pour lequel on avait embauché tous les félibres, tous les troubadours de Provence et de Languedoc, et qui «ruina chaque chevalier pour dix ans, chaque vilain pour trente et plus.»
Quand l’empereur vint à Chambéry recevoir l’hommage féodal du comte de Savoie, il fut «conduict en la grande salle du chasteau, où on l’assit pour le repas. Amé le Verd et ses barons, disent les Grans Croniques de Savoie, le servoient chevauchant de grands et braves coursiers, et portoient les viandes, dont aucunes estoient dorées; y avoient jà ceste fontaine de vin blanc et cleret qui ne cessoit ny nuict ny jour de jeter vin.»
Durant ce règne, où la chevalerie fut en grand honneur, où les nobles couraient tous les champs de bataille, où la cour du prince le suivait partout, se déplaçant à grands frais, il ne restait dans les châteaux juchés à la cime des rocs que les seigneurs trop pauvres pour faire bonne figure parmi leurs pairs, ou trop sages pour se mettre sur les épaules les prés et les moulins de leurs pères, ainsi que le devait reprocher, deux siècles plus tard, à ses contemporains, le malicieux abbé de Brantôme.
Hauts barons et vavasseurs, escortés d’écuyers et de pages, à la tête de leur bande d’archers, d’arbalétriers et d’argoulets, allaient de tournoi en tournoi. Pour la guerre, ils convoquaient l’host de douze lances.
Or, parmi les nobles de Savoie qui vivaient dans leur manoir au lieu de suivre le glorieux étendard du comte Vert, se trouvait Guy Le Féal, seigneur de Champlaurent, dont l’absence avait été souvent remarquée, à ce point que les sires de Capré, de la Chambre et de Menthon, grands amis de son père défunt, dirent un jour devant le prince:
— Il faut que cette race des Le Féal soit éteinte, ou que la baronnie soit tombée en quenouille!
Hélas! la baronnie de Champlaurent n’était point tombée en quenouille: c’était pis!
Feu Gilbert, IIIe du nom, père de Guy, — car chez ces Le Féal les aînés de la maison portaient alternativement les prénoms de Gilbert et de Guy, — ayant naguère suivi à la croisade le dauphin abdicataire du Viennois, Humbert II, mourut à Rhodes, le même jour que la dauphine, non pas comme ses aïeux, la lance au poing, la cuirasse au dos et le heaume en tête, mais sur un grabat d’hôpital, entre deux cadavres de pestiférés.
Il ne laissait d’autre postérité qu’un tout petit enfant, né dans la nuit de la Toussaint au jour des Morts, à l’heure même où des mercenaires, conduits d’Italie en France par un condottiere, mettaient à sac et pillage le manoir de Champlaurent.
Ce pauvre petit Guy, venu au monde à la lueur de l’incendie et baigné dans le sang avant de recevoir l’eau sainte du baptême, garda l’impression physique de ces évènements sinistres. Et dame Godelive, sa mère, frappée, elle aussi, d’une impression ineffaçable, éleva l’enfant dans l’horreur de la guerre, du sang et des armes.
A vingt ans, Guy Le Féal était donc un grand jeune homme pâle, émacié, frêle et délicat. Jamais un frais coloris de rose n’avait adouci la pâleur mate de ses joues. Ses yeux, d’un bleu sombre, brillaient au fond d’une orbite cave, couronnée du trait subtil et arqué de sourcils dont le noir de jais contrastait étrangement avec le ton morbide de la peau et l’éclat doré des cheveux blonds, se déroulant en longues boucles.
Inhabile aux exercices du corps, faible, sujet à des accès d’une maladie bizarre, qui le plongeait dans un marasme affreux, Guy Le Féal n’était qu’un doux et tendre rêveur, mieux fait pour frôler de ses doigts effilés les cordes d’un luth, pour chanter d’une voix tendre des tensons et des virelais, pour feuilleter distraitement le parchemin des volumes enluminés, que pour parader sur un coursier enharnaché de velours et de plumes, ou se battre à la tête d’un escadron, l’acier miroitant du plastron sur la poitrine et les lambrequins d’azur et d’argent voltigeant sur le casque damasquiné.
Il n’aimait point les déduits de la chasse. Jamais on ne le voyait, le faucon chaperonné sur le poing, voler aux hérons des marais, ni courre, en justaucorps de buffle, sur un noble palefroi à chanfrein de fer, le cerf et le daim.
Il vivait solitaire dans sa tour, entouré d’instruments de musique et de livres, au grand désespoir de son écuyer, Leufroy Le Féal, vieillard octogénaire, qui restait seul vivant et sans postérité d’un rameau éloigné de la maison de Champlaurent.
Même il eût fait un mauvais moine: car il fallait alors de ces apôtres à la parole ardente qui prêchaient au coin des bornes, et qui, ne redoutant pas le fracas des batailles, couraient le monde à la suite des armées.
Ce Guy n’avait ni force, ni volonté, ni puissance, et ne subissait d’autre influence que celle d’êtres aussi faibles que lui.
La veuve de Champlaurent, dame Godelive, n’était point, en effet, une de ces robustes et fières châtelaines de l’âge de fer, qui gouvernaient leur maison comme une bastille, et leur seigneurie comme un royaume.
On ne la voyait jamais chevaucher sur les routes, en habit de chasse, escortée d’une troupe nombreuse de cavaliers; ses mains délicates ne maniaient que l’aiguille, et non le couteau à poignée de corne de cerf: elle ne ressemblait enfin ni à la vaillante Clorinde ni à l’intrépide Bradamante, ces héroïnes dignes de porter les éperons d’or des chevaliers.
Dame Godelive vivait obscurément en son logis, filant au rouet, ou brodant sur le fin canevas, en fils d’or, d’argent et de soie, les croix, fasces, pairies, quintefeuilles, trescheurs, badelaires et animaux héraldiques des cent vingt écussons de son pennon généalogique.
Hormis filer et broder, ou conter les alliances de son parage avec des lignées illustres, la bonne dame ne savait rien, si ce n’est prier Dieu et le servir.
Elle ne perdait mie son temps en joyeusetés profanes, récitait ses oraisons quand d’aventure elle restait seule, ou se faisait lire par Jacquelin Gaucher quelque savant Epitome de moine, conservé en sa librairie avec deux ou trois riches manuscrits sur vélin, depuis la mort du chapelain damp Ildefonse, endormi en la paix du Seigneur le jour de la Saint-Michel 1359.
Les pauvres qui venaient, chaque matinée, quérir la soupe au grand portail du donjon, et que la noble baronne se glorifiait de servir de ses propres mains, sachant aussi dire à chacun cette parole douce qui double le prix de l’aumône, la voyaient toujours en deuil de son époux et maître: une robe de serge noire, un surcot de drap composaient tous ses atours, avec le long voile d’étamine posé sur la cornette blanche des veuves. Et sur les plis de la jupe se détachait en émaux brillants le blason des Champlaurent: de sinople au gril d’or, à la bande de gueules brochant sur le tout.
Ce Jacquelin Gaucher qui lisait parfois à la châtelaine une page ou deux des livres sacrés, n’appartenait pas au sang des Le Féal.
Des bonnes gens du village, un matin, quinze années en çà, le trouvaient sous le baptistère. Et comme dame Godelive voulait à son cher petit Guy, encore enfantelet, un compagnon aimé, elle adoptait l’orphelin abandonné et l’élevait auprès de son fils, croyant qu’ainsi elle lui donnait un frère.
Mais quel frère mauvais et pervers!
Jacquelin Gaucher, frêle et pâle comme Guy, déguisait sous une hypocrisie précoce une âme profondément corrompue.
Il réchauffait dans son cœur tous les serpents de l’envie, jalousait l’ami des primes heures de sa vie, enviait ses biens, son nom, son titre féodal, détestait sa mère pour tous les bienfaits qu’il en avait reçus.
Avare et cupide, il thésaurisait les angelots d’argent que dame Godelive, aux jours de fête, lui donnait; et tandis que Champlaurent vidait son escarcelle entre les mains des pauvres, chercheurs de pain, mendiants et loqueteux, lui feignait de se dépouiller pour cette populace, et mettait sa monnaie en lieu sûr.
Souventefois il descendait au village, en la male compagnie de soudards, vagabonds de passage, palefreniers d’écurie et autres gens de franches lippées, avec lesquels, humant le piot dans les tavernes, il s’enivrait de façon honteuse, passant des nuits à jouer aux dés, voire aux tarots égyptiaques, tout ainsi que brelandier de Bohême, ou bien à entendre chansons et devis deshonnêtes, qu’il retenait mieux que prêches et sermons.
Or dame Godelive, qui chérissait cet ingrat, ignorait, pour son malheur, ces vices que le galant dissimulait avec habileté.
Elle le grondait parfois pour des étourderies de garçonnet espiègle; mais elle souriait tout aussitôt, et calmait le jeune homme par un tendre propos, dit avec la bonté maternelle.
Elle ne voyait pas que, peu à peu, son Guy se plaisait à discourir avec Gaucher seul à seul, et sortait souvent du manoir à la nuit tombée, malgré les ordres sévères du cousin Leufroy.
Celui-ci, tout vieux bonhomme qu’il était, savait commander et se faire obéir. Malgré les cheveux blancs et les rides, il avait encore la figure martiale.
A ses épaules voûtées, la casaque de buffle et le haubergeon d’acier ne pesaient pas plus qu’un tabart de velours; et, bien qu’il eût mis l’épée au clou en atteignant la septantaine, il maniait encore d’une main ferme l’estoc et l’épieu, daguant un cerf d’un seul coup, et brisant force lances sur la quintaine, sans jamais faire virer le mannequin sur son pivot.
Leufroy Le Féal avait charge de tutelle sur le jeune seigneur Guy.
Dame Godelive s’en remettait à lui d’exercer les droits seigneuriaux: il percevait dîmes et redevances, péages, lods, cens, aubaines et le reste. Il rendait la justice et jugeait les procès: à la fois sénéchal, majordome et mestral.
On l’aimait beaucoup, on le craignait un peu. C’était un homme juste, franc, bon aux faibles et aux petits, mais rude aux forts et de difficile composition.
Depuis longtemps il se méfiait de Jacquelin Gaucher, et n’attendait que la belle occasion de le prendre au piège, comme on y prend le renard en maraude.
Quand enfin nous aurons pourtraicturé la Josephte, chambrière de madame, vieille corpulente, accorte, d’humeur gaie, dont la langue n’avait pas une seconde de repos du lever au coucher du soleil, été comme hiver, d’une Pâque à l’autre; — et Tiennet, page de monseigneur, petit brunet aux yeux de braise, malin autant qu’un singe, leste comme un écureuil, rieur à égayer une cour de parlement, nous aurons fait ample connaissance avec toute la famille Le Féal.
Car, pour le menu fretin, écuyers, varlets, valetons, couteliers, archers, queux, pastours, lavandières, fileuses, galopins de cuisine et buandières, encombrant les salles basses, il convient d’avouer que nons n’en avons cure.