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PREMIÈRE ÉPOQUE.
ОглавлениеAncien état de la France. — Causes de la révolution — Violences militaires. — Convocation des états- généraux. — Leur résistance. — Menaces de les dissoudre. — Appel à la farce armée. — Craintes des habitants de Paris. — Demandes de l’établissement des gardes bourgeoises. — Insurrection. — Organisation civile et militaire. — Prise de la Bastille. — Nomination populaire d’un commandant-général de la garde bourgeoise.
Les grandes révolutions qui se manifestent parmi les peuples ne sont pas les produits de quelques volontés particulières; elles sont des résultats d’une multitude de causes qui ont agi pendant des siècles. Les hommes qui apparaissent à ces époques, et qui semblent exercer une influence immense par leurs vertus ou par leurs vices, ne sont eux-mêmes que les produits des circonstances au milieu desquelles ils se sont formés. S’en prendre exclusivement à eux des événements qui arrivent, et s’irriter contre la puissance qu’ils exercent, est aussi vain que puérile. Quand une révolution est devenue inévitable, il faut l’accepter et s’y soumettre, si l’on ne veut pas être brisé par elle; les obstacles qu’on lui oppose ne servent guère qu’à en accroître la violence.
En traçant l’histoire d’une de nos plus grandes institutions, je ne veux donc ni en exposer les causes premières, ni en faire l’apologie ou la critique; je me propose simplement de faire connaître les circonstances au milieu desquelles elle est née, la manière dont elle s’est développée, les divers effets qu’elle a produits, les dégradations qu’elle a subies et les causes immédiates qui ont amené ces dégradations. On a dit du pouvoir despotique, qu’il se prend et ne se donne pas; c’est une observation qu’on peut faire sur tous les pouvoirs, même surceux qui servent de fondement à la liberté.
En 1788, il n’existait d’autorité populaire dans presqu’aucune des parties de la France. La population était divisée en plusieurs castes, qui étaient elles-mêmes subdivisées en fractions. La noblesse se divisait en nobles de cour et en nobles de province; mais les uns ni les autres n’avaient d’autre influence dans les affairés publiques, que celle qui pouvait résulter des talents personnels, et surtout de l’intrigue. S’ils avaient le monopole de la plupart des emplois publics, c’était moins par un effet de la puissance de leur caste, que par suite d’un vieil usage et des goûts du maître auquel ils étaient soumis.
Le cierge, puissant par les craintes et par les espérances qu’il faisait naître, par les richesses immenses que ces deux mobiles lui avaient acquises, par l’effet de vieilles habitudes, et par la protection qu’il recevait du pouvoir en retour de l’appui qu’il lui prêtait par ses doctrines, n’avait lui-même aucune organisation. Il était divisé en deux grandes classes: l’une, composée d’hommes appartenant à la noblesse, jouissait des premières dignités de l’Église, de la plus grande partie des richesses et des faveurs de la cour; l’autre, composée d’hommes sortis des classes moyennes, vivait dans la médiocrité et remplissait presque exclusivement les fonctions du sacerdoce. Les moeurs d’un grand nombre de membres du haut clergé, et la diffusion des écrits philosophiques, avaient beaucoup affaibli l’influence des croyances religieuses dans la partie éclairée de la population, et particulièrement dans les hautes classes de la société. Il était alors de bon ton, parmi la grande noblesse, de paraître incrédule, comme aujourd’hui de se montrer dévot.
La classe moyenne, assez éclairée pour voir les vices de l’état social qui existait, et pour sentir le besoin de quelques garanties, était disposée à recevoir les institutions qui lui seraient présentées par des amis de la liberté ; mais elle n’avait pas assez de lumières pour savoir l’organisation qui convenait le mieux à ses intérêts ou à ses besoins. En renonçant à certains dogmes théologiques, elle avait adopté quelques dogmes philosophiques ou politiques, qui n’étaient pas beaucoup plus intelligibles pour elle; elle avait surtout une admiration aveugle pour les peuples de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome. Les hommes de cette classe étaient exclus de presque tous les emplois publics, et s’il arrivait à quelqu’un d’y parvenir, il était flétri du nom de parvenu ou d’officier de fortune. C’était à eux qu’étaient dévolues les professions privées que la noblesse dédaignait, et que les classes inférieures ne pouvaient que difficilement atteindre. Les individus par lesquels ces professions étaient exercées étaient divisés en corporations ou confréries, et soumis à des chefs au moyen desquels le gouvernement les dominait tous.
Les cours judiciaires, qu’on désignait sous le nom de parlements, se composaient d’hommes qui avaient acheté leurs fonctions à prix d’argent, et qui les considéraient en conséquence comme leur propriété. Cette circonstance et la transmission qui se fesait souvent de père en fils des fonctions judiciaires, donnaient aux magistrats une certaine indépendance. Ils se considéraient comme formant une noblesse particulière; l’habitude de se réunir et de délibérer en commun, jointe à l’influence que donne partout le pouvoir de disposer de la fortune et de la vie des citoyens, les rendaient quelquefois redoutables au gouvernement. Chargés de faire l’application des lois et des ordonnances, ils s’étaient attribué l’autorité de décider quels étaient les actes du gouvernement qui devaient avoir force de loi. Ils ne reconnaissaient la puissance légale aux actes émanés de l’autorité royale que lorsqu’ils les avaient enregistrés: il est vrai, que quelquefois le roi allait lui-même les faire enregistrer de force dans ce qu’on appelait un lu de justice.
Les hommes des classes inférieures de la société n’étaient guère considérés que comme des instruments de travail, dont l’emploi était de nourrir tous les autres, ou de les défendre en qualité de soldats, s’ils étaient attaqués.
Le gouvernement, c’est-à-dire la cour et les ministres, soutenus par une armée composée, en grande partie, de Suisses et d’Allemands, planaient au-dessus de toutes les autres classes: faire percevoir les impôts, se les partager et les consommer, étaient leurs principaux emplois. Les agents subalternes ne rendaient compte de l’exercice de leurs fonctions qu’aux ministres; les ministres ne rendaient compte qu’au roi ou à ses favoris, lesquels, prétendant n’avoir de compte à rendre qu’à Dieu, ne rendaient réellement compte à personne. Les hommes dès classes laborieuses, ceux qui formaient la masse de la population, travaillaient et payaient; mais, les courtisans et les ministres étaient plus habiles à consommer que le peuple à produire. Il arriva donc que le gouvernement éprouva un déficit, c’est-à-dire qu’après avoir consommé tout ce que la population avait le moyen payer, la cour éprouva le besoin de consommer davantage. La classe laborieuse étant épuisée, la cour exposa ses besoins aux notables, c’est-à dire à des princes, à dés grands seigneurs, à des dignitaires ecclésiastiques et à quelques autres personnages, plus habiles, pour la plupart, à vider le trésor qu’à le remplir; cette assemblée donna des conseils et garda ses richesses; on eut recours alors aux parlements pour leur faire enregistrer de nouveaux édits; ils refusèrent. On les exila, puis on les rappela pour les exiler et les rappeler encore. Enfin, fatigué de résistance et d’exils, le parlement de Paris se déclara incompétent; il proclama qu’aux états-généraux seuls appartenait l’autorité d’établir des impôts. Les états-généraux furent donc convoqués. Ils ne l’avaient pas été depuis 1614.
La ville de Paris n’était pas plus favorisée que les autres villes de France. Son premier magistrat était le prévôt des marchands, nommé par la cour; les échevins qui partageaient avec lui l’autorité municipale, étaient aussi nommés par la cour ou se recrutaient eux-mêmes. La police et la force armée chargées de veiller à l’ordre public recevaient leurs pouvoirs de la même source. Enfin, la population n’avait aucun moyen de se protéger ni contre des malfaiteurs en cas de trouble, ni contre le despotisme militaire en cas d’oppression. Non-seulement elle était dépouillée de toute autorité pour veiller à sa propre sûreté, mais elle était entièrement dépourvue d’armes.
La retraite d’un ministre qui avait dilapidé les finances et qui avait été comblé de faveurs en se retirant, venait de prouver l’impuissance dans laquelle se trouvaient les habitants de Paris, soit de veiller au maintien de la tranquillité publique, soit de s’opposer aux cruautés du pouvoir militaire. Des jeunes gens du barreau avaient brûlé l’effigie de ce ministre auprès de la statue de Henri IV. Le lendemain, la même cérémonie ayant été continuée, un officier à la tête de vingt cavaliers et de cinquante fantassins avait chargé le public: plusieurs personnes avaient été blessées et quelques-unes tuées. La foule, dans un mouvement d’indignation, s’était précipitée sur la troupe, l’avait mise en fuite et s’était emparée des armes de quelques corps-de-garde. Le soir, un rassemblement s’étant formé sur la place de Grève, la troupe avait tiré sur lui dans l’obscurité, et les hommes blessés mortellement avaient été jetés dans la Seine.
Ces violences avaient irrité la population plus qu’elles ne l’avaient effrayée. Des jeunes gens s’étant portés en foule dans la rue Saint-Dominique, où demeurait le ministre de Brienne, et dans la rue Meslée, où demeurait le commandant du guet, ils avaient été investis par des troupes qui arrivaient par les deux bouts des rues en même temps. Les soldats avaient chargé à coups de baïonnettes, et sans distinction, une multitude désarmée qui ne pouvait fuir, et qui, loin d’attaquer ou de se défendre, levait les, mains au ciel et demandait grâce avec des cris déchirants. La population parisienne avait été aussi impuissante pour prévenir que pour arrêter cette boucherie; et le succès de ces violences avait inspiré aux ministres et à la cour une entière sécurité. Ayant fait l’expérience que les soldats tiraient sur un peuple désarmé ou le chargeaient à la baïonnette, on ne mettait pas en doute qu’on ne fût toujours maître de lui.
Il n’existait en France aucune loi qui déterminât ni le nombre des députés dont les états généraux devaient se composer, ni les qualités requises pour être électeur, ni la manière dont on devait procéder aux élections: tout fut donc réglé par des ordonnances. On admit la division de la population en trois ordres: celui du clergé, celui de la noblesse et celui du tiers-état. On n’établit pour la noblesse qu’un seul degré d’élection; mais pour le tiers-état on en admit deux. Pour être électeur au premier degré, on n’exigea que d’être Français ou naturalisé , d’être âgé de vingt-cinq ans au moins, d’être domicilié et porté sur le rôle des impositions. Les corporations d’arts et métiers, celles d’arts libéraux, de négociants, armateurs et autres, furent autorisées à nommer un nombre d’électeurs proportionné à leur importance. Le nombre des électeurs de chaque bailliage, chargés de choisir les députés aux états généraux, devait être composé en raison de la population et des richesses. Il ne pouvait cependant excéder deux cents, sauf à Paris, où il pouvait être porté à trois cents.
La ville de Paris fut divisée en soixante arrondissements ou districts, dans chacun desquels les habitants devaient choisir leurs électeurs. Ils furent convoqués pour le 21 avril 1789, et présidés par un des officiers du corps municipal délégué à cet effet par le prévôt des marchands. Le président fut obligé de s’adjoindre quatre bourgeois notables, domiciliés depuis plusieurs années dans l’arrondissement. Les salles destinées aux élections devaient être ouvertes de sept heures du matin jusqu’à neuf: passé neuf heures nul individu ne pouvait plus être admis, et les opérations devaient commencer. Elles eurent lieu en effet au jour indiqué, et quoique la population presque tout entière y fût appelée, elles ne furent troublées par aucun désordre.
Les électeurs ayant été nommés par les assemblées que plus tard on désigna sous le nom d’assemblées primaires, ils se réunirent pour procéder à la vérification de leurs pouvoirs, et à la nomination des députés. Leur premier acte fut de nommer un président, et le lieutenant civil fut désigné par acclamation: mais aussitôt il s’éleva une question: ce fut de savoir si ce magistrat était président en vertu du choix des électeurs, ou en vertu de son titre et de la nomination qu’il tenait du roi. L’assemblée décida, à une grande majorité, qu’elle ne pouvait avoir d’autres officiers que ceux qu’elle aurait élus librement. Le lieutenant civil et d’autres officiers du Châtelet furent en conséquence invités à se retirer, et ils obéirent. Les électeurs choisirent donc leur président et leurs secrétaires, et cela fut dans la suite une cause d’attaque contre l’élection des députés. Lorsque plus tard la question fut soulevée, l’assemblée nationale jugea qu’une décision qui n’avait eu pour objet et pour résultat que d’assurer la liberté des élections, n’était pas une raison pour les annuler. Target fut d’abord nommé président et Bailly secrétaire.
Les électeurs parisiens avaient deux opérations à exécuter; ils devaient procéder à la nomination de vingt députés, et rédiger les instructions qu’ils avaient à leur remettre. Ils se divisèrent d’abord en divers comités, selon les matières dont ils prévoyaient que l’assemblée nationale aurait à s’occuper. Ils résolurent de continuer leurs réunions jusqu’à ce que cette assemblée aurait terminé ses travaux, afin d’ajouter à leurs instructions ou de les modifier selon les besoins des circonstances. Cette résolution mérite d’être observée, parce-qu’elle a eu une influence immense sur la révolution et sur l’institution des gardes nationales. Le choix des députés fut aussi éclairé que pouvaient le désirer les amis de l’ordre et de la liberté .
Les électeurs avaient procédé à la nomination de leurs députés dans une des salles de l’Archevêché ; mais ils comprirent que, pour continuer leurs réunions, ils avaient besoin d’un lieu plus convenable. Ils demandèrent donc la salle de l’Hôtel-de-Ville, et elle fut mise à leur disposition. C’est ici que nous verrons aboutir tout-à-l’heure tous les mouvements qui vont se manifester dans Paris.
Quoique les électeurs parisiens eussent mis dans la nomination de leurs députés toute la célérité possible, ils n’avaient pu nommer le vingtième que le 19 mai; cependant, les états-généraux qui se tenaient à Versailles où la Cour résidait, avaient été ouverts le 4 du même mois. Quelques personnes supposèrent que les électeurs parisiens avaient été convoqués plus tard que les autres, afin qu’ils n’eussent pas le temps de se concerter sur leurs choix; mais rien ne prouva, dans le cours des élections, que cette supposition fût fondée; elles furent faites au contraire avec une entière liberté et on n’y aperçut aucune influence étrangère.
Dès l’ouverture des états-généraux, diverses questions s’élevèrent sur les costumes affectés aux divers ordres, sur la manière dont ils communiqueraient avec le roi, sur la vérification des pouvoirs et sur la manière de délibérer. La cour ordonna que les députés du tiers-état seraient distingués des autres par l’humilité de leur costume, et ils se soumirent; mais elle voulut que le président de l’assemblée ne pût parler au roi qu’à genoux, et elle fut désobéie. Chacun des trois ordres avait nommé ses députés; aussitôt que les états-généraux eurent été ouverts, il fallut décider si l’on délibérerait par ordre, c’est-à-dire, si l’on aurait trois assemblées, ou si l’on n’en aurait qu’une seule et si l’on délibérerait par tête. Les députés du tiers-état, qui égalaient par leur nombre les députés des deux autres ordres, résolurent qu’il n’y aurait qu’une assemblée, et ils invitèrent en conséquence les autres députés de venir se joindre à eux. Cette résolution prise, ils la suivirent avec une persévérance inébranlable. La division se mit parmi les députés de la noblesse et du clergé. Les curés, qui par leur naissance et par leur fortune appartenaient aux classes moyennes, allèrent les uns après les autres se réunir aux députés du tiers-état. Les membres de la noblesse les plus distingués par leurs lumières et par leur naissance, plus jaloux de conquérir la liberté que de conserver leurs privilèges, allèrent également se réunir aux députés du tiers. Enfin, le 17 juin après avoir fait une dernière invitation aux députés du clergé et de la noblesse de se réunir à eux, les députés du tiers-état se constituèrent en assemblée nationale.
La cour, en ordonnant la convocation des états-généraux, n’avait cédé qu’à un mouvement d’humeur contre les parlements. Aussitôt qu’elle vit la fermeté avec laquelle les délégués du peuple prenaient leurs délibérations, elle forma le dessein de se débarrasser d’eux. L’assemblée nationale s’aperçut de ce projet, et à l’instant elle prit une résolution propre à la déjouer: elle légalisa la perception des impôts, quoiqu’établis sans le consentement du peuple; mais elle ajouta qu’ils cesseraient d’être perçus le jour où elle serait séparée, et mit les créanciers de l’état sous la sauvegarde de la loyauté française.
Cependant la majorité des députés, du clergé et de la noblesse, n’étaient pas encore réunis à l’assemblée nationale. La cour apprit que les membres du clergé allaient céder et se réunir à elle, et elle résolut de prévenir l’exécution de ce dessein. Le 20 juin, les députés se rendent au lieu de leurs séances; ils trouvent leur salle environnée par une force armée qui leur défend d’y pénétrer; une affiche apposée sur la porte leur apprend que le roi doit y tenir, une séance royal le 22, et que les préparatifs à faire dans l’intérieur exigent que les délibérations soient suspendues. Cette mesure jette d’abord le trouble et l’indécision parmi les députés; mais bientôt la résolution est prise de continuer leur délibération. Un membre de la députation de Paris propose de se rendre dans la salle du jeu de paume, et tous s’y rendent à l’instant. Le public envahit les galeries; on s’assemble au-devant de la maison; et là, l’assemblée met en question le parti qu’il convient de prendre. Un membre fait une proposition qui sur-le-champ est adoptée: l’assemblée arrête que tous ses membres prêteront à l’instant le serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur dès fondements solides; et que le serment prêté, tous les membres confirmeront par leurs signatures cette résolution inébranlable. Le président, après avoir fait le serment pour son propre compte, en prononça la formule d’une voix si ferme et si intelligible, qu’il fut entendu de tout le public qui remplissait la rue. Tous les membres,. à l’exception d’un seul, imitèrent leur président, et leur serment fut reçu par des acclamations publiques.
L’assemblée s’était ajournée au 22; pour empêcher qu’elle ne se réunît, la cour s’imagina qu’il suffisait de lui enlever la salle du jeu de paume. Un prince fit dire au maître de cette salle qu’il se proposait d’aller y jouer, et en conséquence il lui ordonna de la lui réserver. Au jour indiqué, l’assemblée se rendit d’abord dans l’église des Récollets; mais, la trouvant trop petite, elle alla se former dans celle de la paroisse de Saint-Louis. La majorité du clergé s’y rendit, et la réunion des deux ordres se trouva complète. On procéda sur-le-champ à la vérification des mandats des députés qui venaient de se réunir.
La séance royale qui, après avoir été fixée pour le 22, avait été renvoyée au 23, fut une occasion de faire éprouver aux députés du peuple de nouvelles humiliations. Quoiqu’ils fussent exposés à la pluie, on refusa de leur ouvrir la porte par la quelle ils devaient entrer, jusqu’à ce que les députés de la noblesse et ceux du clergé eussent pris les places qui leur étaient réservées. C’était un moyen de prévenir la confusion des ordres, qu’on voulait tenir séparés. Enfin on leur permit d’entrer,. sur la menace qu’ils firent de se retirer.
Le discours royal commença par des reproches. Les états-généraux étaient ouverts depuis près de deux mois, et ils n’avaient pas encore pu s’entendre sur les préliminaires de leurs opérations. Une parfaite intelligence aurait dû naître du seul amour de la patrie, et une funeste division jetait l’alarme dans les esprits. Les Français n’étaient pas changés, mais plusieurs circonstances avaient dû amener des oppositions, des débats, des prétentions exagérées. C’était dans la résolution de faire cesser ces funestes divisions que le roi avait rassemblé de nouveau les députés autour de lui; c’était comme défenseur des lois de son royaume qu’il venait, disait-il, en retracer le véritable esprit et réprimer les atteintes qui avaient pu y être portées,
Après ce discours, le roi fit lire une première déclaration par laquelle il maintenait la distinction des trois ordres; il ordonnait que les députés élus par chacun des trois formeraient trois chambres, et ce pourraient délibérer en commun que de son consentement; en conséquence, il déclarait nulles les délibérations prises le 17 juin, et celles qui auraient pu s’en suivre, comme illégales et inconstitutionnelles; il autorisait, pour cette fois seulement, les délibérations en commun sur les affaires d’une utilité générale, en exceptant toutefois celles qui regardaient les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, la forme de constitution à donner aux prochains états-généraux, les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques des deux premiers ordres, et toutes les dispositions qui pourraient intéresser la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres et corps séculiers et réguliers; enfin, il interdisait la publicité des délibérations, soit qu’elles eussent lieu en commun ou par ordres. Cette première déclaration était suivie d’une seconde dans laquelle le roi manifestait ses intentions sur plusieurs objets d’administration publique,
Après la lecture de ces deux déclarations, le roi reprit la parole. Il annonça que ces dispositions et ces vues étaient conformes au vif désir qu’il avait d’opérer le bien public. Il ajouta que si les députés l’abandonnaient dans une si belle entreprise, seul, il ferait le bien de ses peuples; seul, il se considérerait comme leur véritable représentant. Il dit que connaissant les cahiers et l’accord parfait qui existait entre le vœu le plus général de la nation et ses intentions bienfaisantes, il aurait toute la confiance que doit inspirer cette rare harmonie, et qu’il marcherait vers le but auquel il voulait atteindre avec tout le courage et la fermeté qu’il devait lui inspirer. Après avoir fait observer aux députés qu’aucun de leurs projets, aucune de leurs dispositions ne pouvait avoir force de loi sans son approbation spéciale, il termina son discours en ces termes: «Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite, de vous rendre demain matin, chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances. J’ordonne en conséquence au grand-maître des cérémonies de faire préparer les salies.»
Après ce discours, le roi se retira et fut suivi de la totalité de la noblesse et d’une partie du clergé. Les députés des communes silencieux restèrent à leur place. — Vous avez entendu l’ordre du roi, dit à leur président le grand-maître des cérémonies. — L’assemblée s’est ajournée après la séance royale, répliqua le président, et je ne puis la séparer sans qu’elle en ait délibéré. — Est-ce là votre réponse, et puis-je la porter au roi? — Oui, monsieur. Et se tournant vers l’assemblée: Je crois que la nation assemblée n’a d’ordre à recevoir de personne. — Allez dire à ceux qui vous envoient, reprit alors Mirabeau, que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la puissance des baïonnettes. — Le grand-maître des cérémonies apporta au roi la réponse qui lui avait été faite. Si messieurs du tiers, dit le roi, ne veulent pas quitter la salle, il n’y a qu’à les y laisser.
Quelques députés proposèrent de remettre au lendemain pour discuter les discours et les déclarations du roi; mais cet avis fut à l’instant rejeté. Un député de Paris, Camus, proposa de déclarer que l’assemblée persistait dans ses précédents arrêtés. Vous êtes aujourd’hui ce que vous étiez hier, dit Sieyes; et la proposition de Camus fut adoptée à l’unanimité. Sur la proposition de Mirabeau, une seconde résolution fut prise: l’asssemblée déclara inviolable la personne de chacun de ses députés; elle arrêta que tout particulier, toute corporation, tribunal, cour ou commission, qui oseraient, pendant ou après la présente session, poursuivre, rechercher, arrêter ou faire arrêter, détenir ou faire détenir un député pour raison d’aucunes propositions, avis, opinions ou discours par lui faits aux états-généraux, de même que toutes personnes qui prêteraient leur ministère à aucun desdits attentats, de quelque part qu’ils fussent ordonnés, seraient infâmes et traîtres envers la nation et coupables de crime capital. Elle arrêta de plus que dans les cas susdits, elle prendrait toutes les mesures nécessaires pour faire rechercher, poursuivre et punir ceux qui en seraient les auteurs, instigateurs ou exécuteurs.
Pendant que l’assemblée délibérait, des gardes du corps recevaient l’ordre de se rendre et de se former dans l’avenue devant la salle; ils commençaient à exécuter cet ordre; mais un contre-ordre arriva, et personne ne fut arrêté. Dans les séances qui suivirent, les députés du clergé et de la noblesse, qui s’étaient retirés après la séance, vinrent se joindre à l’assemblée nationale. Dès ce moment, les discussions prirent un cours plus régulier.
Les événements qui se passaient à Versailles agitaient profondément la population de Paris. Les électeurs qui, le 10 mai, avaient arrêté de se réunir régulièrement pour donner des instructions à leurs députés, ne s’étaient cependant pas réunis, tant qu’aucun événement n’avait excité leurs craintes ou réveillé leur attention. Mais aussitôt que la lutte eut été engagée entre les trois ordres, et que la cour se fut prononcée en faveur de la majorité de ceux de la noblesse et du clergé, les électeurs de Paris reprirent leurs séances. Le 25 juin, ils arrêtèrent une adresse pour donner leur adhésion invariable aux délibérations de l’assemblée nationale, et particulièrement à celle du 17 du même mois. Ils déclarèrent qu’ils en soutiendraient les principes dans tous les temps et dans toutes les circonstances, et qu’ils consacreraient à jamais dans leur souvenir les noms des députés du clergé et de la noblesse qui s’étaient réunis à l’assemblée nationale. Cette adhésion des électeurs de Paris était sans doute pour l’assemblée nationale une preuve qu’elle avait l’approbation des citoyens; mais elle ne pouvait être une garantie pour sa sûreté, puisque Paris n’avait ni armes, ni organisation .
Les hommes qui n’avaient vu dans la convocation des états-généraux qu’un moyen de sortir des embarras où les avait jetés la dilapidation des contributions publiques, s’aperçurent bientôt qu’ils avaient suscité le plus puissant des obstacles à l’exercice du pouvoir arbitraire; les résolutions de l’assemblée les convainquirent qu’il n’y avait plus que la force armée et la terreur qui pussent lever cet obstacle. Dès ce moment, des projets sinistres furent formés, et il fut résolu qu’on ferait un éclatant exemple: quelques-uns des membres les plus marquants de l’assemblée, pris particulièrement dans la minorité de la noblesse, devaient être arrêtés et exécutés publiquement comme rebelles; le nombre en était porté à douze. Mais pour exécuter un semblable dessein, il fallait déployer une force imposante, capable d’intimider tous les hommes qui auraient été disposés à secourir l’assemblée nationale. On détermina le roi, probablement en lui inspirant des craintes pour sa sûreté personnelle, à assembler autour de Versailles et de Paris une nombreuse armée composée presque tout entière de régiments étrangers. Des hommes qu’on n’avait jamais vus à Paris et qui avaient l’aspect de brigands s’y étaient introduits depuis peu de temps, et inspiraient de l’effroi aux citoyens.
Ce fut dans ces circonstances que Mirabeau proposa à l’assemblée nationale une adresse pour obtenir du roi l’éloignement des troupes. Cette proposition, faite dans la séance du 8 juillet, fut discutée et adoptée dans la séance du lendemain. Déjà, disait Mirabeau, un grand nombre de troupes nous environnait: il en est arrivé davantage; il en arrive chaque jour. Des trains d’artillerie les suivent, on intercepte tous les passages nos chemins, nos ponts, nos promenades sont changés en postes militaires; les préparatifs de la guerre frappent tous les yeux et remplissent d’indignation tous les coeurs. Ce n’est pas assez que le sanctuaire de ta liberté ait été souillé par des troupes, que l’assemblée ait été soumise à la consigne et à la force armée, il fallait déployer tout l’appareil du despotisme, et montrer à la nation assemblée plus de soldats menaçants qu’il ne serait nécesaire d’en montrer à l’ennemi.
Cette description présentée à l’assemblée nationale n’avait rien d’exagéré. On avait, en effet, appelé dans l’intérieur de Paris le régiment Royal-Dragons le régiment Royal-Allemand était campé à la Muette; Gharenton était occupé par Royal-Cravatte; Sèvres, par Reynacs, suisse; Issy par Salis Samade, suisse; Saint-Denis, par Provence et Vintimille; l’École militaire, par les hussards de Berchiny; Versailles, par, les hussards de Lauzun, et par les deux régiments de Bouillon et de Nassau; ces camps dispersés aux environs de Paris étaient soutenus par une artillerie formidable, et tous les jours des troupes plus nombreuses venaient se joindre aux troupes déjà campées.
L’adresse adoptée par l’assemblée fut présentée au roi. Il répondit que les troupes rassemblées aux environs de Paris n’étaient destinées qu’à réprimer ou à prévenir les troubles, à maintenir le bon ordre et l’exercice des lois, à assurer et à protéger même la liberté qui devrait régner dans la délibération de l’assemblée, et que ce ne pourrait être que des gens mal intentionnés qui pourraient égarer le peuple sur les vrais motifs des mesures de précaution qui avaient été prises.
«Si pourtant, ajoutait le roi, la présence nécessaire des troupes dans les environs de Paris causait encore de l’ombrage, je me porterais, sur la demande de l’assemblée, à transférer les états-généraux à Noyon ou à Soissons, et alors je me rendrais à Compiègne pour maintenir la communication qui doit avoir lieu entre l’assemblée et moi.»
Cette réponse, loin de calmer les craintes de l’assemblée et du public, ne servit qu’à multiplier les soupçons. Il paraissait évident à plusieurs députés qu’en cernant la capitale, en s’emparant des ponts et des routes, on avait voulu isoler la représentation nationale. Or, l’isolement aurait été bien plus complet si les députés étaient allés se placer à Noyon ou à Soissons; c’est alors qu’on aurait pu diriger contre eux la force armée, sans craindre de rencontrer aucun obstacle. Aussi, lorsque la réponse du roi fut portée à l’assemblée, Mirabeau fit-il observer qu’elle avait demandé la retraite des troupes, mais qu’elle n’avait pas demandé de fuir devant elles .
Les électeurs sachant qu’une multitude de malfaiteurs s’étaient introduits dans la ville et cherchaient à y exciter du trouble, et ayant appris le refus que faisait le gouvernement de faire retirer les troupes dont ils étaient environnés, mirent en délibération les moyens par lesquels ils pouvaient maintenir sans violence la sécurité publique. Dans la séance du 26 juin, M. de Bonneville leur avait fait deux propositions: il demandait d’abord qu’une adresse fût faite à l’assemblée nationale, pour la conjurer, si elle se croyait jamais obligée de changer le lieu de ses délibérations, de choisir de préférence la capitale; il demandait en second lieu que l’assemblée nationale fût conjurée de sanctionner le vœu formé par la ville de Paris d’assembler leurs districts pour y voter une somme d’argent nécessaire aux frais d’asile des représentants, et pour le rétablissement de la garde bourgeoise. Aucune de ces propositions n’avait été approuvée: mais le 10 juillet, le danger étant devenu plus pressant, plusieurs membres firent des propositions nouvelles.
Un des électeurs, M. Bancal des Issarts, demanda 1° que l’assemblée fît une adresse au roi pour le supplier d’ordonner la retraite des troupes qui environnaient Paris, sous l’offre des électeurs de demander à la ville de Paris, par l’organe des districts, son vœu pour le rétablissement de la garde bourgeoise; 2° qu’il fût voté une adresse à l’assemblée nationale, afin de lui exprimer le vœu de l’assemblée des électeurs pour le rétablissement de la commune de Paris et de la garde bourgeoise, et qu’il en fût délibéré dans les districts, lesquels seraient incessamment assemblés à cet effet; 3° que l’assemblée nommât un comité de vingt-quatre membres pour s’occuper des moyens d’assurer la tranquillité publique; 4° que la délibération de l’assemblée fût imprimée, et envoyée à toutes les municipalités du royaume, avec invitation de joindre leurs justes réclamations.
Un troisième électeur fit une proposition plus énergique; après avoir exposé les principes qui servent de base à toute association, il conclut à ce que l’assemblée fît incessamment une déclaration conçue en ces termes:
«L’assemblée des électeurs de la ville de Paris, considérant que l’établissement des communes dans cette ville, ainsi que dans toutes les villes du royaume, est le véritable et premier principe de toute association civile et politique, et que ce principe, fondé sur l’égalité des droits et des devoirs de chaque citoyen, est un lieu de paix, d’union et de force; considérant en outre que la ville de Paris, après avoir joui, sous les deux premières races, du droit de commune, n’aurait jamais dû en être privée, et que ce droit est imprescriptible par lui-même: déclare qu’elle reconnaît en elle l’assemblée réelle et active des communes de Paris, et qu’en cette qualité, elle reprend avec justice et s’attribue avec raison les droits qui y sont relatifs et inhérents, et qui comportent, 1° les usages relatifs à la propriété des communes; 2° les élections directes et immédiates des différents officiers de ces communes, ainsi que les formes de ces élections; 3° le pouvoir particulier de chacune des magistratures municipales; 4° la stipulation des franchises, droits et devoirs de la commune; 5° la garde et la défense de la cité et des droits et propriétés de la commune.»
M de Bonneville. en persistant dans la proposition qu’il avait faite le 26 juin, fit une motion nouvelle. Il proposa aux électeurs de se constituer provisoirement en commune; et de convoquer les districts pour se donner une constitution municipale. D’autres propositions analogues furent faites et développées, mais aucune ne fut mise aux voix. Le lendemain, 11 juillet, plusieurs propositions sont faites, et l’assemblée prend la résolution suivante:
«L’assemblée des électeurs de la ville de Paris, ne pouvant se dissimuler que la présence d’un grand nombre de troupes dans cette capitale et aux environs, loin de calmer les esprits et d’empêcher les émotions populaires, ne sert, au contraire, qu’à donner des alarmes plus vives aux citoyens, et à occasioner des attroupements dans tous les quartiers, demeure convaincue que le seul et vrai moyen qu’elle puisse proposer dans une pareille circonstance, pour ramener la tranquillité, serait de rétablir la garde bourgeoise; que cette garde est suffisante pour prévenir tous les dangers; qu’elle est même nécessaire; et que les habitants de cette ville ont d’autant plus de raison de désirer de se garder eux-mêmes, que tout récemment la plupart des villes du Languedoc viennent d’y être autorisées par les ordres du roi, et que les communes voisines ont de même armé leurs bourgeois pour la police des marchés.
» Par tous ces motifs, l’assemblée a arrêté de supplier, par l’entremise de ses députés, l’assemblée nationale de procurer au plus tôt à la ville de Paris l’établissement de la garde bourgeoise.»
Cette délibération ayant été prise, on propose d’ajourner l’assemblée jusqu’au surlendemain; mais un électeur demande la parole, et dit qu’il est informé que l’assemblée nationale et la ville de Paris sont menacées des plus grands malheurs; que des troupes nouvelles viennent se joindre aux troupes déjà cantonnées à Saint-Denis et aux environs de Paris; que ces apprêts de guerre doivent jeter l’alarme dans le cœur de tous les bons citoyens; que Versailles n’est pas tranquille, malgré l’assurance qu’en vient de donner un honorable membre de l’assemblée; qu’au lieu de renvoyer l’assemblée à jeudi prochain, il serait prudent de ne pas désemparer; qu’enfin, si on ne prend pas les mesures les plus promptes et les plus sages, le lundi 13 juillet de cette année, sera un des jours les plus désastreux. Sur ces observations, l’assemblée s’ajourne au surlendemain lundi.
Pendant que les électeurs de Paris délibéraient sur les moyens d’établir la sécurité publique, l’assemblée nationale délibérait, de son côté, sur les moyens de se mettre à l’abri des violences. M. de La Fayette, prévoyant qu’un coup d’État pourrait les disperser, voulut du moins montrer à la nation le but vers lequel elle devait diriger ses efforts. Il présenta un projet de déclaration des droits, et le développa avec une force et une clarté qui firent dire à M. Lalli-Tolendal: «M. de La Fayette parle de la liberté comme il l’a défendue. » La cour, de son côté, prenait ses mesures pour assurer l’exécution de ses projets: elle renvoyait M. Necker, en lui enjoignant toutefois de cacher si bien son départ que personne ne pût en être averti. Les troupes s’avançaient toujours de plus en plus, et les députés, auxquels des avis sinistres avaient été donnés, s’attendaient à des violences, sans que cela leur fit suspendre leurs délibérations.
Les craintes de la population de Paris étaient plus vives encore que celles de l’assemblée nationale; on avait vu récemment des soldats tirer sur des attroupements qui n’offraient aucun danger, et jeter les mourants dans la rivière; on avait vu une population cernée et massacrée dans deux rues, quoiqu’elle n’opposât aucune résistance et ne pût inspirer aucune crainte; à quel danger ne devait-on pas se croire exposé en voyant l’appareil formidable dont on était environné, et en songeant à la grandeur des obstacles que la cour avait à vaincre! Ces terreurs qu’avait augmentées l’apparition dans les rues d’une multitude armée de brigands qui s’étaient récemment introduits dans Paris, furent portées au comble par la nouvelle du renvoi de Necker, et par les événements qui en furent la suite.
Cette nouvelle se répandit le dimanche, 12 juillet. Aussitôt quelques individus s’emparèrent du buste de ce ministre et de celui du duc d’Orléans, qu’on disait exilé, et ils les promenèrent dans la ville couverts d’un crêpe. La troupe se mit à leur poursuite pour les disperser, et parvint à briser le buste de Necker. Quatre pièces d’artillerie étaient placées à l’entrée des Champs-Élysées, avec des canonniers prêts et portant les mèches allumées, et elles étaient soutenues par un régiment de dragons. Tout-à-coup un régiment de cavalerie, le Royal-Allemand, parut en ordre de bataille, sous les ordres du prince de Lambesc, et s’avança par la place Louis XV. Un soldat du régiment des gardes françaises, qu’on soupçonnait d’attachement à la cause populaire, est rencontré par un cavalier du Royal-Allemand, et étendu sur la place d’un coup de pistolet. Le prince de Lambesc franchit le Pont-Tournant, et s’élance à cheval dans le jardin des Tuileries, accompagné d’un détachement de cavaliers; et comme s’il voulait exercer sa troupe ou éprouver son dévouement, il tombe à coups de sabre sur une population de femmes, d’enfants et de vieillards.
A cette agression que rien n’avait provoquée, on croit voir le prélude d’un grand massacre. Les uns se portent au Palais-Royal en criant aux armes! d’autres se portent en foule à l’Hôtel-de-Ville, où les électeurs sont dans l’habitude de se réunir, et demandent à grands cris qu’on leur donne des armes et qu’on sonne le tocsin, ne voulant pas se laisser égorger sans résistance. Les électeurs, qui n’étaient d’abord qu’en petit nombre, résistent à cette demande; mais la population, que la fureur possède, ajoute bientôt la menace à la prière, et se fait délivrer les armes des gardes de la ville. L’assemblée électorale, s’étant successivement augmentée, parvient à obtenir quelques intervalles de tranquillité, et sur la demande du public, elle arrête que les soixante districts seront à l’instant assemblés, et que les électeurs se rendront dans les postes où des citoyens armés se trouvent assemblés, pour les prier, au nom de la patrie, de suspendre toute espèce d’attroupements et de voies de fait.
Quand le renvoi de Necker et de ses collègues fut connu par l’assemblée nationale, elle crut y voir l’annonce des violences qu’on lui avait présagées. Mounier dénonça publiquement le renvoi de ministres vertueux, et le choix d’hommes justement suspects. Il proposa une adresse pour demander au roi le rappel des premiers, pour lui exposer le danger des mesures violentes, et lui déclarer que l’assemblée ne consentirait jamais à une banqueroute infâme. L’appareil de la violence nous environne, dit un député de la noblesse; l’assemblée ne craint point le danger; nous ne devons craindre que d’être emportés par notre courage. Exprimons nos regrets, faisons parvenir au roi la vérité des malheurs présents, et le danger des conseillers perfides. Réunis pour la constitution, faisons la constitution; resserrons nos liens mutuels, renouvelons, confirmons, consacrons Ces glorieux arrêtés du 17 juin; unissons-nous à cette résolution célèbre du 20 du même mois. Jurons tous, oui tous, tous les ordres réunis, d’être fidèles à ces illustres arrêtés qui seuls peuvent aujourd’hui sauver le royaume. M. de Larochefoucault appuya cette motion: quant au serment, dit-il, il est inutile; la constitution sera faite ou nous ne serons plus.
Ce fut pendant cette séance qu’un député de Paris présenta la demande des électeurs de cette ville pour l’établissement des gardes bourgeoises. L’assemblée accueillit cette proposition sans discussion. Elle arrêta qu’il serait fait une députation au roi pour lui représenter tous les dangers qui menaçaient la capitale et le royaume, et la nécessité, soit de renvoyer les troupes dont la présence irritait le désespoir du peuple, soit de confier la garde de la ville à la milice bourgeoise. Elle arrêta de plus, que si elle obtenait la parole du roi pour le renvoi des troupes et l’établissement de la milice bourgeoise, elle enverrait des députés à Paris pour y porter ces nouvelles consolantes et contribuer au retour de la tranquillité.
Les hommes qui avaient eu assez d’influence pour environner de troupes Paris et la représentation nationale, en eurent assez pour faire repousser l’établissement d’une garde bourgeoise. Le roi répondit aux députés qu’il leur avait déjà fait connaître ses intentions sur les mesures que les désordres de Paris l’avaient forcé de prendre. Il dit que c’était à lui seul de juger de leur nécessité, et qu’il ne pouvait à cet égard apporter aucun changement; que quelques villes se gardaient elles-mêmes, mais que l’étendue de la capitale ne permettait pas une surveillance de ce genre. Je ne doute pas, ajouta-t-il, de la pureté des motifs qui vous portent à offrir vos services dans cette affligeante circonstance; mais votre présence à Paris ne ferait aucun bien; elle est nécessaire ici pour l’accélération de vos importants travaux, dont je ne cesse de vous recommander la suite.
Le refus de faire retirer les troupes et de confier la tranquillité publique à la garde des citoyens, surprit et affligea l’assemblée; mais loin de se laisser abattre, elle ne montra que plus d’énergie. M. de La Fayette proposa de décréter la responsabilité des ministres, et sur-le-champ sa proposition fut adoptée. L’assemblée, interprète des sentiments de la nation, déclara; à l’unanimité, que M. Necker, ainsi que les autres ministres qui venaient d’être éloignés, emportaient avec eux son estime et ses regrets; que, effrayée des suites funestes que pouvait entraîner la réponse du roi, elle ne cesserait d’insister sur l’éloignement des troupes extraordinairement assemblées près de Paris et de Versailles, et sur l’établissement des gardes bourgeoises; qu’il ne pouvait exister d’intermédiaire entre le roi et l’assemblée nationale; que les ministres et les agents civils et militaires de l’autorité étaient responsables de toute entreprise contraire aux droits de la nation et aux décrets de l’assemblée; que les ministres et les conseils de Sa Majesté , de quelque rang et état qu’ils pussent être, ou quelques fonctions qu’ils pussent avoir, étaient personnellement responsables des malheurs présents et de tous ceux qui pouvaient les suivre; que la dette publique ayant été mise sous la garde de l’honneur et de la loyauté française, et la nation ne se refusant pas d’en payer les intérêts, nul pouvoir n’avait le droit de prononcer l’infame mot de banqueroute; enfin qu’elle persistait dans ses précédents arrêtés, et notamment dans ceux du 17, du 20 et du 23 juin, et que la présente délibération serait remise au roi par le président de l’assemblée, et publiée par la voie de l’impression.
La terreur qui régnait dans Paris, le zèle avec lequel les troupes exécutaient les ordres de l’autorité contre le peuple désarmé , le renvoi des ministres populaires, et le refus du roi d’éloigner la force armée et d’autoriser la formation des gardes bourgeoises, avaient rempli les courtisans de joie; des fêtes avaient été données à des militaires, et il paraît qu’on y avait peu dissimulé les projetsqu’on avait formés. Lorsque, pour la cinquième fois, l’assemblée envoya une députation au roi, Mirabeau invita, en effet, les députés à lui faire connaître les événements qui se préparaient: «Dites-lui, s’écria-t-il, que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes et des princesses, des favoris et des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présents; dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés de vin et d’or, ont prédit dans leurs chants impies l’asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l’assemblée nationale. Dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l’avant-scène de la Saint-Barthélemi.
Nous avons vu que, dans la journée du dimanche, le public assailli à coups de sabre dans le jardin des Tuileries par le prince de Lambesc et par un détachement de cavalerie, s’était répandu dans Paris en criant aux armes; et qu’une partie s’était portée au Palais-Royal, et l’autre à l’Hôtel-de-Ville; que les électeurs avaient été obligés de délivrer aux citoyens alarmés les armes des gardes de la ville, et qu’ils avaient convoqué les soixante districts, pour qu’ils eussent à veiller à la tranquillité publique, chacun dans son ressort. Cette résolution, rendue vers les six heures du soir, fut aussitôt mise à exécution; pendant la nuit, la ville fut dans les alarmes: les barrières furent brûlées et les commis dispersés.
Le lendemain, 13 juillet, le tocsin sonnait dans toutes les paroisses. Les électeurs s’étaient assemblés à l’Hôtel-de-Ville dès six heures du matin, et ils avaient pris un arrêté en vertu duquel chacun d’eux était allé convoquer son district. Les citoyens se présentant en foule pour demander des armes, les électeurs leur annoncent qu’ils ont eux-mêmes voté la garde bourgeoise, et ils les invitent à se rendre dans leurs districts, afin de la former. Les citoyens persistent à demander des armes, et ils assurent que la ville a un arsenal caché. Les électeurs répondent que les affaires de la ville leur sont inconnues, et qu’il faut s’adresser au prévôt des marchands et aux échevins. Aussitôt on demande qu’on aille chercher le prévôt des marchands; il arrive; on l’invite à présider l’assemblée en vertu de son titre; il répond qu’il n’exercera que les fonctions qui lui seront déférées par les habitans de la capitale. A l’instant, il est confirmé dans ses fonctions par acclamations de l’assemblée; sur la proposition d’un électeur et sur les conclusions du procureur du roi, on arrête:
1° Que tous les citoyens rassemblés à l’Hôtel-de-Ville se retireront dès à présent dans leurs districts respectifs;
2° Que’ le lieutenant de police sera invité à se rendre sur-le-champ à l’Hôtel-de-Ville pour donner les détails qui lui seront demandés;
3° Qu’il sera établi dès ce moment même un comité permanent composé des personnes qui seront nommées par l’assemblée, et dont le nombre sera augmenté par les électeurs, comme ils le jugeront convenable;
4° Qu’il sera établi sur-le-champ une correspondance entre le comité permanent et les districts;
5° Qu’il sera demandé, dans le moment même, à chaque district de former un état nominatif, d’abord de deux cents citoyens ( lequel nombre sera augmenté successivement); que ces citoyens devront être connus et en état de porter les armes; qu’ils seront réunis en corps de milice parisiennes pour veiller à la sûreté publique suivant les instructions qui seront données à cet effet par le comité permanent;
6° Que les membres de ce comité permanent formeront autant de bureaux qu’il sera nécessaire à l’Hôtel-de-Ville, pour pourvoir tant à l’objet des subsistances, qu’à l’organisation et au service de la milice parisienne;
7° Qu’au moment de la publication du présent arrêté, tout particulier qui se trouvera muni de fusils, pistolets, sabres, épées ou autres armes, sera tenu de les porter sur-le-champ dans les différents districts dont il fait partie, pour les remettre aux chefs des dits districts, y être assemblés et ensuite distribués, suivant l’ordre qui sera établi, aux différents citoyens qui doivent former la milice parisienne;
8° Que, les attroupements ne pouvant servir qu’à augmenter le tumulte et la confusion et contrarier les effets des mesures nécessaires à la sûreté et à la tranquillité publique, tous les citoyens seront avertis de s’abstenir de former des attroupements, dans quelque lieu que ce puisse être;
9° Que les citoyens rassemblés dans les districts seront priés de sanctionner par leur approbation particulière ce qui vient d’être arrêté dans l’assemblée générale;
10° Enfin, que le présent arrêté sera imprimé, lu, publié et affiché avec le nom des personnes que l’assemblée aura choisies et nommées pour former le comité permanent, en attendant que l’assemblée des, électeurs ( des assemblées primaires ), convoquée pour l’après-midi de cette même journée, ait de son côté choisi et nommé les membres qu’elle doit adjoindre à ceux nommés par l’assemblée générale.
Aussitôt que cet arrêté est rendu, l’assemblée procède à la nomination des membres du comité permanent. Les premiers désignés sont le prévôt des marchands, le procureur du roi et de la ville et les quatre échevins. A peine les membres du comité permanent sont installés dans leur bureau, qu’ils entendent la cloche de la ville sonner le tocsin, et que de toutes parts on leur porte des nouvelles alarmantes. Une foule de brigands pillent et incendient la maison de Saint-Lazare. D’autres mettent le garde-meuble au pillage. Les dragons et les hussards s’avancent vers la barrière du Trône, et semblent vouloir s’en emparer. Un nombre infini de voitures chargées de toute espèce de provisions sont arrêtées aux portes de Paris, et conduites sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Les réclamations des personnes arrêtées au moment où elles sortaient de Paris, se mêlent aux cris des députés des soixante districts qui demandent des armes et des munitions, et qui veulent marcher contre les troupes. Le prévôt des marchands, M. de Flesselles, calme un instant l’impatience publique, en promettant de distribuer tout-à-l’heure douze mille fusils qui lui ont été promis par une personne intéressée dans la manufacture de Charleville, et en faisant espérer qu’il en distribuera trente mille dans trois ou quatre jours.
Pendant qu’on attend la distribution des douze mille fusils promis par le prévôt des marchands, le comité permanent des électeurs s’occupe de l’organisation de la milice parisienne. Jusqu’à nouvel ordre, le fonds en sera de quarante-huit mille citoyens. Le premier enregistrement fait dans chacun des soixante districts sera de deux cents hommes pour le premier jour, et ainsi successivement pendant les trois jours suivants. Les soixante districts, réduits en seize quartiers, formeront seize légions qui porteront le nom de chaque quartier. Douze légions seront composées de quatre bataillons, également désignés par le nom des districts; quatre seront composées de trois bataillons seulement, aussi désignés de la même manière. Chaque bataillon sera composé de quatre compagnies, et chaque compagnie de deux cents hommes. Il y aura un état-major général pour les seize légions, et un état-major particulier pour chacune d’elles. Le premier sera composé d’un commandant-général des seize légions, d’un commandant-général en second, d’un major-général, et d’un aide-major-général. L’état-major particulier de chaque légion sera composé d’un commandant en chef, d’un commandant en second, d’un major, de quatre aide-majors et d’un adjudant. Chaque compagnie sera commandée par un capitaine en premier, par un capitaine en second, par deux lieutenants et deux sous-lieutenants. Les compagnies seront composées de huit sergents dont le premier sergent-major, trente-deux caporaux, de cent cinquante-huit factionnaires et de deux tambours.
Ayant réglé l’organisation de la milice parisienne, le comité permanent des électeurs s’occupe de la nomination des officiers. Le conmandant-général, le commandant-général en second et le major-général, seront nommés par lui-même. Il nommera également l’aide-major-général et les états-majors de chacune des seize légions; mais ce ne sera que sur les désignations et renseignements qui lui seront adressés par les chefs des districts. Quant aux officiers des bataillons qui composent les légions, ils seront nommés par chaque district, ou par des commissaires députés à cet effet dans chacun des districts et quartiers.
Les couleurs distinctives de la milice parisienne seront celles de la ville; en conséquence chacun portera la cocarde bleue et rouge, et tout homme qui sera trouvé avec cette cocarde sans avoir été enregistré dans l’un des districts sera remis à la justice du comité permanent.
Le quartier-général de la milice parisienne sera constamment à l’Hôtel-de-Ville.
Les officiers composant le grand état-major auront séance au comité permanent des électeurs,
Il y aura seize corps-de-garde principaux pour chaque légion, soixante corps-de-garde particuliers, correspondant à chaque district.
Les patrouilles seront portées partout où il sera nécessaire, et la force de leur composition sera réglée par les chefs.
Les armes, prises dans le corps-de-garde, y seront laissées par chaque membre de la milice parisienne à la fin de son service, et les officiers en seront responsables.
Chaque citoyen admis à défendre ses foyers s’astreindra, tant que les circonstances l’exigeront, à faire son service tous les quatre jours.
Cet arrêté est aussitôt publié et envoyé aux districts pour être mis à exécution. De tous côtés, les districts envoient au comité permanent leur adhésion aux mesures de sûreté qui ont été prises. Quelques-uns proposent des mesures nouvelles.
Les clercs du palais, ceux du Châtelet et les élèves en chirurgie offrent de former une garde auxiliaire, et prient le comité permanent de leur indiquer l’ordre qu’ils doivent observer.
Lés soldats des gardes-françaises, qui avaient d’abord été employées à réprimer les mouvements populaires, mais qui s’étaient ensuite tournées du côté du peuple aussitôt qu’ils avaient vu qu’il avait assez de puissance pour résister, viennent faire offre au comité permanent des électeurs de leur zèle et de leur courage. L’assemblée applaudit avec transport à leurs sentiments et décide d’envoyer sur-le-champ aux casernes pour y porter les remerciements de la ville, et prendre avec les chefs les mesures nécessaires à la réunion projetée des gardes-françaises aux milices parisiennes.
Le commandant du guet de Paris, M. de Rulhières, se présente aussi pour déclarer au nom de la troupe qu’il commande, qu’elle est disposée à tout faire sous les ordres de l’assemblée, pour la défense ce la ville et la sûreté des citoyens. Ces offres sont acceptées avec empressement.
Enfin, un individu vient annoncer que les Suisses campés au Champ-de-Mars offrent également leurs services à la ville. Cette nouvelle excite l’étonnement, et inspire des doutes. Cependant, des électeurs sont envoyés pour connaître les dispositions de ces troupes étrangères. Ils reviennent, et annoncent que la nouvelle qu’on leur a donnée n’a aucun fondement.
Le comité permanent des électeurs a organisé la milice parisienne; mais les citoyens manquent d’armes et de munitions. Au moment où on le presse de leur en donner, un soldat invalide, un garçon charpentier et un garçon perruquier viennent annoncer qu’ils ont fait une prise importante. Ils ont arrêté à l’Arsenal un bateau destiné pour Rouen, et chargé de cinq mille livres de poudre, de cinq mille livres de salpêtre et d’autres munitions. Le comité permanent ordonne aussitôt que les cinq milliers de poudre soient déposés dans une salle basse de l’Hôtel-de-Ville pour être distribués aux citoyens, suivant les besoins des différents postes à défendre. Les hommes rassemblés sur la place de l’Hôtel-de-Ville, instruits de l’existence de ces munitions, demandent sur-le-champ qu’on les leur distribue, et se disposent à enfoncer les barils, lorsqu’un coup de fusil parti par hasard les écarte, et donne ainsi le moyen de rétablir l’ordre.
L’espace de temps qu’a exigé le prévôt des marchands pour distribuer douze mille fusils aux citoyens s’écoule, et aucune arme n’est distribuée. L’inquiétude devient plus vive, et les mots de perfidie, de trahison commencent à se faire entendre. Enfin, l’on annonce que plusieurs caisses, étiquetées artillerie, sont arrivées. Le comité permanent, voulant prévenir une distribution dangéreuse des armes, fait descendre les caisses dans les caves de l’Hôtel-de-ville. Il fait appeler des gardes-françaises, pour le seconder dans la distribution. Un grand nombre d’électeurs et d’officiers se rendent dans les caves pour y assister. On ouvre les caisses, et on les trouve remplies de vieux linge et de bouts de chandelle.
Il était impossible de cacher cet événement aux députés des soixante districts qui attendaient avec impatience les armes promises. Il est à peine divulgué, qu’un cri de trahison se fait entendre contre le prévôt des marchands, et même contre le comité permanent des électeurs. Ne pouvant obtenir des fusils pour armer la population, le comité permanent ordonna aux districts de faire fabriquer des hallebardes, et tel est le zèle avec lequel on se livre à cette fabrication, que, dans moins d’un jour et demi, on en fabrique cinquante mille.
Le marquis de la Salle, lieutenant-colonel et membre du comité permanent, fait observer qu’un des inconvéniens les plus graves de la position où l’on se trouve, est le défaut d’ordre et de subordination. Il propose, en conséquence, de nommer sur-le-champ les principaux chefs de la milice. Il est bien loin, dit-il, de se croire capable et digne de la première place; mais, dans une occasion si glorieuse, tous les emplois sont sacrés, tous les postes honorables. Il offre donc à la commune ce qu’il peut offrir, sa fortune et sa vie. Le comité applaudit à son offre et adopte sa proposition. Le commandement général est déféré au duc d’Aumont, qui demande vingt-quatre heures pour réfléchir, avant que de l’accepter. Le commandement en second est déféré au marquis de la Salle, qui accepte avec reconnaissance. Sur-le-champ il entre en fonctions; il nomme des chefs, et prend des mesures propres à prévenir le désordre.
Tous les ordres sont promptement donnés. Les soldats, suivant Bailly, sortent de dessous terre, ou plutôt des asiles de tous les citoyens; les brigands sont poursuivis et désarmés; les patrouilles nouvelles font le service dans les rues illuminées; et la garde bourgeoise, déjà formée au moment de sa naissance, fait, dès cette première nuit, la sûreté de la capitale. Cette magie, ajoute Bailly, ce pouvoir de création était celui des électeurs. Leur sagesse avait déjà fait les meilleurs réglements, et Le courage des citoyens leur avait soumis des soldats .
Afin de prévenir toute surprise et toute intelligence avec les troupes campées aux environs de Paris, on arrête aux barrières toutes les personnes qui se présentent pour entrer ou sortir; et particulièrement celles qui viennent de Versailles, et qui, par leur état ou par leur naissance, sont censées avoir quelques relations avec les ministres: hommes, femmes, voitures, chevaux, lettres, malles et paquets, tout est amené ou apporté à l’Hôtel-de-Ville. Au nombre des lettres saisies on en trouve qui sont écrites par des officiers de l’armée: ils vont marcher, disent-ils, sur l’ennemi, et ils invitent leurs parents ou leurs amis à sortir de la ville.
A deux heures après minuit, plusieurs personnes se précipitent dans le bureau du comité permanent, et annoncent avec un air d’effroi que la ville est prisé ; que la rue Saint-Antoine est inondée de quinze mille soldats; qu’ils s’avancent vers la place de Grève. Les membres du comité restent à leur place, et s’aperçoivent bientôt qu’on leur a donné une fausse alarme, dans la vue peut-être de s’emparer de leur poste.
Dans le cours de la même nuit, l’abbé Lefebvre, chargé de la garde des quatre barils de poudre saisis à l’Arsenal, et de quatre-vingts autres barils saisis dans la même journée sur le port Saint-Nicolas, en distribue au public, conjointement avec deux déserteurs canonniers, jusqu’à deux heures après minuit. La foule commençant alors à se dissiper, il ferme la première porte du magasin; mais bientôt une foule nouvelle brisé la porte à coups de hache, et lui demande des munitions. Un coup de pistolet part, la balle effleure ses cheveux et va briser les carreaux de la fenêtre qui se trouve derrière lui. Il recommence sa distribution à des hommes qui ne la demandent qu’en lui présentant des sabres, des piques ou d’autres armes.
Le lendemain, 14 juillet, les rues sont inondées, presque dès la pointe du jour, d’une innombrable multitude de personnes de tout état et de tout âge, qui les parcourent en armes sans aucun ordre, et qui manifestent la plus vive agitation. Pour prévenir les dangers qui peuvent résulter d’une telle situation, le comité permanent des électeurs invite par des affiches les citoyens de tous les ordres à se rendre à l’instant chacun dans son district. Il invite en même temps les chefs des corporations de maintenir dans l’ordre tous les individus placés sous leur dépendance. Enfin, il invite ceux qui ont des armes et qui ne sont pas classés dans les districts, de les porter sur-le-champ dans les corps de la milice parisienne.
Les hommes auxquels des armes avaient été promises la veille par le prévôt des marchands, exigent qu’on leur en délivre; ils s’abandonnent à des clameurs furieuses et à d’effrayantes menaces. Pour les satisfaire, le comité permanent arrête que le procureur de la ville sera invité à se transporter sur-le-champ à l’hôtel des Invalides pour y demander les armes de toute espèce qui pourront s’y trouver, et les apporter à l’Hôtel-de-Ville.
Pendant que cet ordre est mis à exécution, une foule effrayée vient annoncer que le régiment Royal-Allemand s’est mis en ordre de bataille à la barrière du Trône. Une autre foule non moins effrayée arrive en poussant des cris, et assure que les régiments Royal-Allemand et Royal-Cravate s’avancent dans le faubourg St.-Antoine; qu’ils massacrent tout ce qu’ils rencontrent sans distinction d’âge ni de sexe; qu’ils placent des canons dans les rues; que la rue Charonne est remplie de soldats et de carnage, et que le faubourg Saint-Antoine est menacé d’une destruction totale. Une troisième foule arrive et assure que les régiments placés à Saint-Denis se sont avancés jusqu’à la Chapelle, et qu’ils vont entrer dans le faubourg.
Sur ces nouvelles, le comité permanent ordonne que, dans chaque district, on sonne le tocsin; qu’on dépave les rues; qu’on creuse des fossés; qu’on forme des barricades; qu’on oppose enfin à l’entrée des troupes tous les obstacles que le zèle et le patriotisme sont capables d’inventer et de mettre en usage. En même temps il fait assembler le plus grand nombre possible de gardes-françaises et de citoyens armés, pour combattre les troupes. Tous ces ordres sont exécutés.
Le comité permanent, avant que d’ordonner ces mesures, avait envoyé des courriers dans les faubourgs pour savoir d’une manière exacte ce qui s’y passait, Ces courriers reviennent bientôt après. Ils annoncent qu’à la vérité le régiment Royal-Allemand est monté à cheval et s’est avancé jusqu’à la barrière, mais qu’il n’a pas encore pénétré dans le faubourg, et que les régiments placés à Saint-Denis ne sont pas arrivés à la Chapelle.
Tandis que les régiments campés aux environs de Paris semblent disposés à assiéger la population, des multitudes de soldats de divers régiments désertent leurs corps avec armes et bagages. Ils se présentent aux barrières, déclarent qu’ils veulent faire cause commune avec la nation, et viennent offrir leurs services à l’Hôtel-de-Ville. Ces soldats sont répartis dans les gardes bourgeoises de manière que les citoyens n’aient rien à craindre de leurs dispositions.
Plusieurs personnes viennent annoncer que le faubourg Saint-Antoine est menacé d’un nouveau danger: déjà des hussards s’y sont présentés; et le gouverneur de la Bastille a placé ses canons de manière à foudroyer les habitants. Le comité permanent envoie sur-le-champ plusieurs officiers vers ce gouverneur pour l’engager à faire retirer ses canons, et pour lui assurer que, s’il donne sa parole de ne commettre aucune hostilité contre la ville, aucune agression ne sera dirigée ni contre lui ni contre la forteresse qu’il commande.
Plusieurs officiers supérieurs viennent offrir leurs services au comité permanent qui les accepte. Quelques personnes font des offres pécuniaires qui sont également acceptées.
Afin de ne pas être pris à l’improviste et de correspondre facilement avec les citoyens, le comité permanent ordonne que les soixante districts continueront de Rassembler en armes dans les églises où ils se sont formés; que tous les matins ils enverront d’ordonnance six hommes armés à l’Hôtel-de-Ville, et que tous les ordres seront envoyés aux districts par un de ces hommes d’ordonnance.
Le procureur de la ville s’était rendu à l’hôtel des Invalides, accompagné d’une foule immense, pour obtenir des armes. En y arrivant, il expose sa demande au gouverneur; celui-ci répond qu’instruit dès la veille de la réquisition qui devait lui être faite, il a déjà sollicité l’autorisation d’y déférer, et qu’il espère avoir une réponse dans demi-heure. La foule paraît désignée à attendre un moment; mais un individu fait observer que les dangers qui environnent la capitale ne permettent aucun retard: il faut, dit-il, que l’activité supplée au défaut de temps. A ces mots une foule d’hommes se précipitent dans les fossés, désarment les sentinelles, s’emparent des canons, et y attèlent les premiers chevaux qui se rencontrent. D’autres pénètrent dans l’intérieur, trouvent un dépôt de trente mille fusils, et ils sont livrés au pillage .
Les craintes qu’inspirait aux habitants du faubourg Saint-Antoine l’artillerie de la Bastille, avaient assemblé autour de cette forteresse une grande partie de la population armée. Les députés du comité permanent y avaient été introduits, et ils avaient obtenu du gouverneur la promesse qu’il ne tirerait pas sur le peuple, s’il n’était pas lui-même attaqué. Ces députés avaient déjà fait leur rapport, et le comité allait proclamer la promesse du gouverneur, quand tout-à-coup un coup de canon se fait entendre, A l’instant, une foule prodigieuse se précipite sur la place de l’Hôtel-de-Ville, en criant à la trahison. Un moment après on apporte un soldat des gardes-françaises expirant sur un cadre, et l’on amène, un homme blessé au bras par les coups de fusil tirés de la Bastille. On annonce en même temps que quinze ou vingt blessés ont été déposés dans une maison de la rue de la Cerisaye.
Le comité permanent s’occupe aussitôt de prévenir l’effusion du sang; il envoie une seconde députation au gouverneur pour l’inviter à ne pas tourner contre le peuple des armes qui devaient être employées à sa défense. Les députés sont chargés de lui demander s’il est disposé à recevoir dans la place les troupes de la milice parisienne qui la garderont de concert avec les troupes qui s’y trou vent, et qui seront aux ordres de la ville. Cette députation parvient à faire cesser le feu des assiégeants; et fait divers signaux pour déterminer la garnison à suspendre les hostilités. Soit qu’elle reste inaperçue ou que le gouverneur ne veuille point d’accommodement, le feu continue, et les députés voient tomber plusieurs personnes à leurs côtés. Les citoyens se montrent alors saisis d’indignation, et demandent à grands cris la destruction de cette horrible prison, et la mort du gouverneur,
Les membres du comité permanent, observant qu’ils ont envoyé une députation sans lui avoir remis aucun signe pour se faire reconnaître, se hâtent d’en envoyer une troisième, avant que la seconde soit de retour, et ils la font accompagner du drapeau de la ville et d’un tambour. Arrivés sur le lieu du combat, les parlementaires arborent leur drapeau, et bientôt après ils voient sur la plate-forme de la Bastille un pavillon blanc, et les soldats se montrent avec leurs fusils renverses. Les parlementaires invitent alors le peuple à se retirer, et la retraite commençait à s’effectuer, lorsque tout-à-coup les canonniers de la garnison pointent une pièce de canon sur le peuple, une charge de mousqueterie tue trois personnes à leurs pieds, une balle déchire l’épaulette d’un des parlementaires, et une autre perce le chapeau d’un citoyen auquel il parlait. Dès ce moment, la fureur populaire ne connaît plus de bornes. Un des parlementaires veut faire retirer la foule qui s’expose à périr inutilement: Non, non, s’écrie-t-on de toutes parts, nos cadavres serviront à combler les fossés. Cependant les soldats des gardes-françaises, avec les pièces d’artillerie enlevées aux Invalides arrivent, suivis de milices bourgeoises commandées par Hullin, et la place est emportée. Le nombre des assaillants restés sur place est de quatre-vingt-trois; quinze meurent des suites de leurs blessures; treize sont estropiés, et soixante blessés.
Les vainqueurs veulent sauver les soldats faits prisonniers; mais ils ne peuvent les soustraire tous à la vengeance de la multitude: le gouverneur est décapité , quatre officiers sont tués avant que d’être arrivés à l’Hôtel-de-Ville, un soldat invalide est blessé à mort, deux avaient été pendus pendant l’action. Cependant le plus grand nombre, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Suisses, sont sauvés par les gardes-françaises ou par les milices bourgeoises. Un officier demande grace pour les prisonniers, et à l’instant les mots grâce! grâce! sont répétés par la multitude qui exigeait leur supplice. Ou leur fait prêter serment d’être fidèles à la nation et de défendre la liberté publique, et la réconciliation est opérée .
La prise de la Bastille fournit de nouvelles munitions. On en fait enlever les poudres et on les transporte à l’Hôtel-de-Ville, sous la garde de l’abbé Lefebvre. Toute l’argenterie enfermée dans cette forteresse est enlevée et fidèlement rapportée. Les vainqueurs veulent la faire accepter à M. Elle, qui a commandé la garde-française; ce sont, disent-ils, les plus riches dépouilles de l’ennemi vaincu. Il refuse avec fermeté : ces dépouilles ne leur appartiennent point; le patriotisme, jaloux de gloire et d’honneur, rougirait d’une récompense pécuniaire. On remarque parmi les trophées enlevés à l’ennemi le règlement de la Bastille, porté au bout d’une baïonnette. et des prisonniers d’État, dont quelques-uns ont perdu la raison au fond des cachots.
On a vu que le prévôt des marchands avait promis de livrer douze mille fusils; qu’il était arrivé à l’Hôtel-de-Ville plusieurs caisses étiquetées artillerie, et que ces caisses ne renfermaient que du vieux linge et des bouts de chandelle. Le peuple ayant persisté à demander des armes, le prévôt des marchands avait donné une autorisation écrite d’aller en prendre dans la maison des Chartreux On s’était rendu en foule dans cette maison, mais aucune arme n’y avait été trouvée. Il avait de plus donné un ordre d’aller prendre des munitions à l’Arsenal, et cet ordre n’avait rien produit. Ces faits avaient excité contre lui des accusations de trahison; le peuple s’était cependant contenu tant qu’il n’avait été l’objet d’aucune attaque de la part des troupes. Mais à l’instant où l’artillerie de la Bastille commença à jouer, la fureur populaire n’eut plus de bornes: une multitude armée se rend à l’Hôtel-de-Ville, s’empare de sa personne, et veut l’emmener au Palais-Royal pour lui faire rendre compte de sa conduite; mais tandis qu’on l’entraîne, un coup de pistolet part et lui donne la mort.
Pendant que ces événements se passaient à Paris, l’assemblée nationale insistait à Versailles sur la nécessité d’éloigner les troupes, et demandait vainement au roi la formation des gardes bourgeoises. Le bruit s’était répandu que Paris était en insurrection et que le peuple marchait sur Versailles. On disait que les troupes de Sèvres avaient ordre d’arrêter son passage, et l’on croyait entendre le canon. «Le moindre bruit, dit Bailly, était de l’artillerie. Nous portions l’oreille à terre pour entendre mieux. Les esprits étaient continuellement tendus, et les alarmes sans cesse renaissantes. On venait dire que le roi partirait dans la nuit; et en effet, on assurait qu’une voiture était attelée tous les soirs. Les gardes-du-corps, depuis quelques jours, ne quittaient pas leurs bottes. Les gardes-françaises, qui paraissaient nous être trop attachées, allaient être renvoyées dès le soir même. Il paraissait donc que le roi, en partant, nous laissait sous la garde et à la merci de plusieurs régiments suisses et allemands campés à l’Orangerie. Si ces bruits étaient fondés, ils cachaient quelque grand dessein, quelque projet désastreux; ils étaient appuyés par un fait dont nous étions sûrs.»
Tel était à Versailles l’état des esprits, lorsqu’une députation du comité permanent des électeurs de Paris, partie pendant l’attaque de la Bastille, vint exposer à l’assemblée nationale l’état dans lequel se trouvait la capitale, les malheurs ou les crimes qui déjà y étaient arrivés, et les résultats qu’on avait obtenus de la formation spontanée de la garde bourgeoise. M. de La Fayette, vice-président de l’assemblée nationale, répondit aux députés des électeurs que cette assemblée, pénétrée des malheurs publics, n’avait cessé de s’occuper, nuit et jour, des moyens de les écarter; que, dans ce moment, le président, à la tête d’une députation nombreuse, était chez le roi, et lui portait les instances les plus vives pour l’éloignement des troupes. Il invita les députés des électeurs à rester dans l’assemblée pour entendre le rapport qui allait lui être fait.
Le roi, qui ignorait encore la plupart des événements qui venaient d’avoir lieu, répondit qu’il s’était sans cesse occupé de toutes les mesures propres à rétablir la tranquillité dans Paris; qu’il avait donné ordre au prévôt des marchands et aux officiers municipaux de se rendre à Versailles pour concerter avec eux les dispositions nécessaires; qu’instruit de la formation d’une garde bourgeoise, il avait donné des ordres à des officiers généraux de se mettre à la tête de cette garde, afin de l’aider de leur expérience, et seconder le zèle des bons citoyens; enfin, qu’il avait également ordonné que les troupes campées au Champ-de-Mars s’écartassent de Paris.
On a observé, qu’on n’avait jamais eu connaissance à l’Hôtel-de-Ville de cet ordre, adressé par le roi au prévôt des marchands et aux échevins, et il n’en est fait aucune mention dans les procès-verbaux des électeurs. On avait été peu satisfait de l’ordre prétendu donné à des officiers-généraux de se mettre à la tête des gardes bourgeoises. M. de La Fayette dit à ce sujet aux députés des électeurs que, si les habitants de Paris ne voulaient se porter que là où ils seraient appelés par leurs intérêts, ils feraient bien de nommer eux-mêmes leurs officiers. Cette observation fut communiquée au comité permanent, et elle ne fut pas perdue.
Dans la même journée, l’assemblée des électeurs, présidée par M. Moreau de Saint-Méry, reçut la demande d’un passeport par un député qui voulait se rendre à son poste. Nous vous prions, lui dit le président, de rendre compte à l’assemblée nationale de ce que vous avec vu, de lui dire que nous faisons tout ce que nous pouvons pour maintenir l’ordre, et que nous comptons sur son secours et son autorité pour y parvenir d’une manière efficace. Vous voudrez bien la prier de notre part de se joindre à nous, pour supplier sa majesté de faire revivre ici son autorité, en n’employant d’autre arme que l’amour des peuples: cette arme suffit, et toutes les autres seraient inutiles.
Le lendemain de la prise de la Bastille, les électeurs forment deux comités, l’un pour les subsistances, l’autre pour la police. Dans la même journée, ils reçoivent une nombreuse députation de l’assemblée nationale. M. de La Fayette, portant la parole, félicite l’assemblée des électeurs et tous les citoyens de Paris de la liberté qu’ils ont conquise par leur courage, de la paix et du bonheur dont ils ne seront redevables qu’à la justice d’un monarque bienfaisant et détrompé.
Il dit que l’assemblée nationale reconnaît avec plaisir que la France entière doit la constitution qui va assurer sa félicité aux grands efforts que les Parisiens, viennent de faire pour la liberté publique.
Enfin, il ajoute que le roi, après avoir acquis la connaissance de tout ce qui venait de se passer dans la capitale, s’est rendu sans gardes, et accompagné seulement dé Monsieur et de M. le comte d’Artois, dans le sein de l’assemblée nationale; qu’il s’est montré plein de confiance dans la représentation nationale; qu’il leur a annoncé qu’il a donné des ordres aux troupes de s’éloigner de Paris et de Versailles, et qu’il les a autorisés et même invités à faire connaître ses dispositions à la capitale.
Un des membres de la députation annonce ensuite que le roi confirme et autorise le rétablissement de la milice bourgeoise. Mais un troisième, en parlant des gardes-françaises, ayant prononcé le mot de pardon, excite un murmure général. Un soldat prend alors la parole: il dit qu’il ne veut point de pardon; qu’il n’en a pas besoin; qu’en servant la nation, il a entendu servir le roi, et que ses intentions, aujourd’hui manifestées, prouvent assez à toute la France qu’eux seuls peut-être ont été véritablement fidèles au roi et à la patrie .
L’archevêque de Paris, membre de la députation, exhorte tous les habitants à la paix, et il propose qu’avant de se séparer l’assemblée tout entière se rende à l’église métropolitaine pour y rendre grâces à la Divinité par un Te Deum solennel.
Au moment où les députés de l’assemblée nationale se disposent à sortir, un électeur ayant proposé de nommer un commandant général de la milice parisienne, M. de La Fayette est élu par acclamations. Dans une précédente séance, au moment où l’on s’occupait de cette nomination, un électeur s’était borné à montrer du doigt le buste du général La Fayette qui avait été donné à la ville de Paris par l’État de Virginie, et cette indication avait été unanimement accueillie; mais la rapidité des événements avait empêché qu’on n’y donnât suite. M. de La Fayette, ayant accepté sa nomination avec des signes de respect et de reconnaissance, tire son épée et fait serment de sacrifier sa vie à la conservation de la liberté dont on lui confiait la défense.
Au même instant, Bailly est proclamé prévôt des marchands; mais une voix s’écria: Point de prévôt des marchands, maire de Paris. En effet il est nommé par acclamation MAIRE DE PARIS.
Il n’existe dans l’histoire aucune révolution aussi remarquable et aussi féconde en conséquences que celle dont nous venons d’être témoins. Une population de six ou sept cent mille ames, étrangère à toute habitude de la liberté et qui n’a jamais connu d’autre autorité que celle de la police, de la force armée ou des cours judiciaires, est divisée par ordonnance en soixante fractions. On lui ordonne de nommer un certain nombre de personnes qui choisiront elles-mêmes une vingtaine de députés, et leur donneront les instructions qu’elles croiront favorables aux intérêts publics. Ces ordres sont exécutés; mais l’assemblée des électeurs, sans autre dessein que de continuer ses instructions à ses députés, continue de se réunir. Dans ce moment, on annonce que la sécurité publique est menacée par quelques centaines de brigands qu’on a introduits dans Paris, et que le gouvernement veut revenir sur les mesures qu’il a prises. A l’instant, cette assemblée de bourgeois qui n’a pas eu d’autre mission que de nommer quelques députés, se trouve investie de l’autorité souveraine, sans réfléchir si elle reprend un pouvoir légitime, ou si elle commet une usurpation: toutes les anciennes autorités sont anéanties, sans qu’il leur vienne dans l’esprit de se défendre; le lieutenant de police abdique ses fonctions, les espions se cachent, l’intendant disparaît, les cours de justice sont oubliées, les ministres gardent le silence, la force armée chargée de la garde de la ville se rallie au nouveau pouvoir.
L’autorité royale, qui ne se fait plus sentir dans l’intérieur de la ville, paraît encore pleine de vie à la distance de quelques lieues; elle commande à de nombreuses armées qui sont d’autant plus redoutables, qu’elles sont pour la plupart étrangères au pays. Elle fait donc avancer ces armées, soutenues. par une artillerie formidable; et déjà elles cernent de toutes parts une multitude dépourvue d’armes et complètement étrangère aux manœuvres militaires. Aussitôt, cette assemblée de marchands, de littérateurs, d’avocats, de médecins, se transforme en une assemblée de législateurs; elle organise la force armée, avant même que d’avoir des armes; elle établit, sous le nom de comité permanent, un pouvoir exécutif; elle ordonne que tous les citoyens se rassemblent dans leurs districts; et une ville, où le pouvoir royal était naguère sans bornes, se trouve ainsi transformée en une grande république, sans que personne ait formé le dessein de porter atteinte à la royauté.
En même temps que la population s’organise comme par instinct, la présence du danger excite les citoyens à se procurer des armes et des munitions. Des hommes obscurs, de simples ouvriers, de vieux soldats qui n’aspirent à aucun grade, et pour lesquels tous les régimes devraient paraître égaux, veillent à l’intérêt public avec autant de zèle que les citoyens les plus éclairés. Ils découvrent des barils de poudre et de salpêtre, et les amènent aux hommes qui forment le nouveau gouvernement et qui paraissent ne pas douter qu’ils gouvernent. D’autres vont enlever des canons à de vieux soldats; ils découvrent un vaste magasin d’armes et se distribuent trente mille fusils, sans autre dessein que de les employer à la défense publique. D’autres encore s’occupent à faire des piques, et dans l’espace d’un jour et demi, ils en ont fabriqué cinquante mille. Quelques individus annoncent que des soldats s’avancent dans les faubourgs et qu’ils y commettent des violences: aussitôt on dépave les rues, on creuse des fossés, on établit des barricades, et pas une seule personne ne propose de se soumettre: Paris sera libre, ou il s’ensevelira sous ses ruines.
Il existe au sein de la ville une forteresse qui paraît imprenable, qui menace un des quartiers les plus populeux, et qui est occupée par une garnison qu’on suspecte. On exige qu’elle soit livrée et placée sous le pouvoir des citoyens; le gouverneur refuse, et tandis que les magistrats négocient pour l’obtenir, la foule impatiente s’y porte avec fureur, s’expose aux feux de la mousqueterie et de la mitraille, l’emporte d’assaut et s’y établit.
Au milieu de cette agitation, on passe alternativement d’un extrême à l’autre: on crie vengeance ou l’on demande grâce, on frappe son ennemi ou l’on se dévoue pour le sauver, on crie à la trahison, ou l’on se livre à une aveugle confiance; toutes les passions se déchaînent, la cupidité est la seule qui n’oserait se montrer; le pauvre qui n’a que son arme se croirait avili si l’on pouvait supposer qu’il a fait quelque chose pour de l’argent .
Les hommes qui s’imaginent qu’il n’existe dans les nations aucun principe d’action ni de vie, et qui veulent trouver les causes de tous leurs mouvements dans des rois, des princes ou des ministres, ont supposé que la population parisienne avait été soulevée par une influence qui lui était étrangère. Mais où se trouvait cette influence, et en quoi consistait-elle? Ici, nous voyons agir la population tout entière dans le même sens. Ce n’est pas l’assemblée qui excite les citoyens; elle les retient au contraire, et souvent elle s’entend accuser de trahison, parce que ses opinions sont moins prononcées et ses mesures moins rapides que ne le désirent les citoyens: c’est par eux qu’elle a été produite, et c’est à eux qu’elle obéit. On peut sans doute avec de l’or produire quelques mouvements parmi des misérables; mais ce n’est pas avec de l’or que l’on soulève une population industrieuse, riche et éclairée; ce n’est pas avec de l’or qu’on soulève depuis les artisans les plus pauvres, jusqu’aux plus riches capitalistes, depuis les hommes qui ne savent pas lire, jusque ceux qui ont consacré leur vie à la culture des sciences; ce n’est pas avec de l’or que l’on détermine une ville de près de sept cent mille ames à braver les calamités les plus effroyables pour repousser la tyrannie militaire.
Il est un phénomène qui n’est guère moins étonnant que l’insurrection des habitants de Paris: c’est l’indifférence apparente de la cour et l’inaction des troupes, pendant que la population délibère, s’organise, et prend les armes. Certes, on ne peut pas douter qu’il n’ait été dans l’intention de la cour de prévenir la révolution aussitôt qu’elle l’a vu paraître; le renvoi de M.Necker et de ses collègues, l’appel de nombreux régiments autour dé Versailles et de Paris, le refus d’autoriser les gardes bourgeoises, les lettres saisies, les révélations faites dans divers mémoires, rendent cette vérité incontestable. Cependant, à peine les troupes sont campées aux environs de Paris qu’elles semblent paralysées, et que le gouvernement paraît frappé de mort! Une multitude désarmée, se porte à l’hôtel des Invalides, pour s’emparer des canons et de trente mille fusils qui s’y prouvent, et nonseulement ces vieux soldats se laissent désarmer sans défense, mais le régiment campé au Champ-de-Mars ne vient pas les protéger. Des régiments de cavalerie sont campés devant la barrière du Trône, des coups de canon leur annoncent que la Bastille est assiégée, et ils ne viennent pas au secours des assiégés, auxquels on a donné l’ordre de résister jusqu’à la dernière extrémité. L’influence secrète qu’on suppose avoir mis les Parisiens en mouvement s’était-elle étendue sur les troupes et sur le gouvernement lui-même?
Un seul fait explique cette immobilité : l’esprit qui régnait dans la population régnait aussi dans l’esprit des soldats français. On s’en aperçut aussitôt qu’ils furent aux portes de Paris. Si on avait tenté de les faire agir, ils auraient suivi l’exemple des gardes-françaises. Le gouvernement se serait alors trouvé réduit à n’avoir pour appui que des régiments allemands et suisses, et si le combat se fût engagé, il est aisé de voir quelle en eût été l’issue .
Les hommes qui sont en possession du pouvoir ne s’aperçoivent d’une révolution que lorsque le résultat matériel en est accompli; ce n’est même qu’à compter de cette époque qu’elle date à nos yeux, parce que ce n’est qu’alors que nous en avons une preuve incontestable. Mais, avant que de se manifester par des faits extérieurs, il faut qu’elle s’opère dans les esprits; et quand elle est complète dans les idées, on peut en suspendre plus ou moins la manifestation; mais le résultat en est infaillible. Les mesures qu’on prend pour l’arrêtée ou pour la faire rétrograder, ne servent qu’à la rendre plus complète et plus irrésistible au moment où elle se déclare. Que les hommes qui sont investis aujourd’hui de l’autorité publique examinent quelle est leur marche, qu’ils la comparent à ce qui se passe dans les esprits, et qu’ils nous disent ensuite quel est l’avenir qu’ils préparent à leur pays, et au prince qui les a honorés de sa confiance. Louis XVI n’était pas un mauvais prince; les ministres de son temps valaient bien ceux du nôtre, et la population d’aujourd’hui n’est ni plus lâche ni plus ignorante que celle de la fin du dix-huitième siècle. Si elle est plus paisible, c’est qu’elle se croit moins asservie; mais on ferait un mauvais calcul si l’on s’imaginait que, pour augmenter sa docilité , il faut accroître sa servitude.