Читать книгу La dévotion à la Vierge dans la littérature catholique au commencement du XVIIe siècle - Charles Flachaire - Страница 3
INTRODUCTION
Оглавление1. — On n’a pas encore remarqué, sinon d’une façon accidentelle, à propos de tel ou tel personnage pieux, la place tenue par la dévotion à la Vierge dans l’histoire morale et religieuse du XVIIe siècle. Il y aurait lieu d’étudier la renaissance et l’épanouissement de ce culte, en France, après les guerres de religion: il fut alors un des éléments actifs de la contre-réformation catholique, et c’est souvent autour de lui que se ranima et se raffermit la foi traditionnelle: processions solennelles , visites de sanctuaire, pèlerinages, «milices » chrétiennes, confréries, congrégations, telles furent les manifestations multiples, entre 1530 et 1600, de la dévotion mariale. Elle fut un objet d’émulation pour la famille royale, les grands, les ordres religieux, le peuple. Puis au XVIIe siècle, la piété de Louis XIII l’adopta pour ainsi dire officiellement. Par la déclaration du 10 février 1638, Louis XIII plaça son royaume sous la protection spéciale de la Vierge. Il avait déjà fait vœu «de dresser et fonder une lampe à perpétuité, laquelle sera d’argent et continuellement ardente, devant l’autel et la chapelle dite de Notre-Dame,» a et la Vierge de Lorette reçut de lui «deux couronnes garnies de diamant» . Anne d’Autriche, quand, après vingt-deux ans de mariage, elle eut obtenu, dans le sanctuaire de Notre-Dame de Lorette, la grâce d’un héritier du trône, fit venir de Chartres la ceinture de Marie qui y est pieusement conservée. «L’enfant de la prière» resta toujours fidèle à sa protectrice. «Je serais fâché, disait-il au P. La Rue, de manquer un seul jour à la dévotion du chapelet» . La Vierge compta parmi ses plus humbles serviteurs des philosophes et des poètes. C’est à Notre-Dame que, dans la fameuse nuit du 10 novembre 1619, Descartes «recommande l’affaire qu’il jugeait la plus importante de sa vie, et, pour tâcher d’intéresser cette bienheureuse Mère de Dieu d’une manière plus pressante,» il lui promit d’aller à Lorette: il accomplit ce pèlerinage en 1624. La piété de Pierre Corneille pour Marie est connue. Il traduisit en vers les Louanges à la Vierge attribuées à saint Bonaventure: et, quelques années plus tard, en 1670, l’Office de la Vierge tout entier avec les leçons, les psaumes et les hymnes. On se rappellera, si l’on veut, que le poète était de Rouen, la ville des «Palinods», ces tournois littéraires en l’honneur de Marie, solennellement consacrés en 1520 par une bulle du souverain pontife et restaurés avec éclat au début du XVIIe siècle . Thomas Corneille, Jacqueline Pascal, des poètes subtils et quintessenciés comme Auvray ou P. de Marbeuf y remportèrent la palme, en célébrant la Vierge Immaculée:
«Ouy, la Vierge est un lys qui prend son origine
Sa neige et son parfum d’un principe infecté.
C’est d’un rosier poignant le bouton sans épine
Qui au désert du vice estalle sa beauté...» .
Antoine Corneille, un autre frère du poète, aurait même, dit-on, composé à la louange de Notre Dame une pièce de vers sur laquelle l’auteur du Cid a pu calquer les stances de Rodrigue:
Percée au plus profond du cœur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Droite au pied de la croix où son cher fils l’appelle,
La Vierge, triste objet d’une injuste rigueur,
Persévère immobile, et son âme abattue
Cède au coup qui la tue.
Nous pourrions chez d’autres écrivains profanes trouver des preuves de cet attrait que Marie exerça sur l’imagination et la sensibilité d’un siècle, mais ce n’est point là le sujet précis de notre étude. Nous voulons explorer la littérature proprement religieuse qui résuma toute cette dévotion et en assura le rayonnement rapide.
II. — Les ouvrages spirituels — est-il besoin de le démontrer? — font partie intégrante de notre patrimoine littéraire: et ce n’est pas seulement aux ouvrages spirituels oratoires, aux sermons, qu’il importe de donner droit de cité dans une littérature dont il ne faut pas retrécir arbitrairement le riche domaine; — c’est aussi aux ouvrages de doctrine, — métaphysique, ascétique ou mystique.
L’histoire, aussi, réclame qu’on ne les oublie pas, s’il est vrai que la mystique ait été non seulement un aliment de vie intérieure, mais un mobile d’action. Aussi bien a-t-elle le droit et le devoir de pénétrer les secrets intimes du sentiment religieux. Les manifestations extérieures n’en seront ainsi que mieux comprises. Sans doute rien n’est plus délicat que d’évoquer fidèlement l’atmosphère mystique d’un temps, en lui conservant sa couleur et son ton; et l’hagiographie classique n’y réussit guère. Éprise d’une perfection conventionnelle qu’il s’agit de donner en exemple au «pieux lecteur,» elle nous offre, avec une désespérante régularité, le spectacle monotone d’une sainteté ou d’une dévotion qui semblent échapper au temps et à l’espace. Pour employer une image chère aux mystiques, les «fleurs d’âme», cueillies par ces édifiants biographes, perdent tout coloris et tout parfum: «on dirait ces fleurs de papier qu’une industrie lamentable prépare pour les autels, ces bouquets inanimés qu’aucun jardin n’a vu fleurir et qui n’ont poussé leur racine dans aucune terre» . L’étude rigoureuse d’une dévotion particulière chez un certain nombre de pieux ou savants ecclésiastiques, nous oblige à comprendre en tout respect, mais à définir en toute sincérité, les nuances individuelles dont elle se colore dans la libre diversité des âmes.
III. — La monographie d’un culte pendant un demi-siècle peut présenter aussi un autre intérêt: celui de découvrir le mécanisme de son évolution, d’en suivre l’organisation croissante, l’enrichissement graduel et de plus en plus hardi, à la suite d’un succès populaire et de la conquête des fidèles.
Pour que notre étude fût complète, il faudrait entrer dans le détail des faits, étudier, à côté des écrivains, la société et la vie. Mais la société et la vie ne sont, en ces matières, que l’écho des idées qui s’expriment dans les livres. Assurément, dans ces livres, toutes les idées constitutives ne sont point également développées. Mais, tout au moins, les principales s’y trouvent et plusieurs tendances s’y reconnaissent. Classer en divisions chronologiques très précises ces tendances, ce serait arbitraire et inexact. Dans sa souplesse, dans sa variété, le fait religieux se prête moins que tous les autres faits à ces divisions et à ces cadres. Il change en restant fidèle au passé ; — il se renouvelle sans rompre avec la tradition. — Nous croyons cependant qu’une dévotion suit un rythme, qu’elle est solidaire de la succession des temps et qu’elle obéit à de certaines lois. Nous aurons donc le droit, dans les pages qui suivent, d’ordonner notre recherche en distinguant, sinon des phases d’une succession chronologique absolument stricte, du moins des courants qui se dessinent et se développent les uns après les autres.
L’un de ces courants, d’origine populaire et médiévale, nous a paru trouver chez les Jésuites son expression la plus littéraire et la plus efficace sur le milieu contemporain. Là, la tendance essentielle est de s’adresser avant tout à la sensibilité, à l’imagination; d’où un débordement de tendresse, de réalisme dévot, d’interprétation allégorique, et dans la doctrine même, un minimum de rigueur, une liberté d’allures allant jusqu’à quelque complaisance. Saint François de Sales, tout en suivant ce premier courant, corrige par un surcroît d’austérité la mièvrerie sentimentale et imaginative, réfrène la curiosité par un souci d’édification morale et par la prudence de la doctrine.
Le second courant, dont nous voyons l’origine en l’Oratoire, prend son inspiration, — et sa règle — dans la théologie mystique. Il répond en France, — dans cette France humaniste et polie, latine et rationaliste du XVIIe siècle — aux besoins des âmes pieuses qui réclamaient une piété austère et satisfaisante pour la raison, autant que généreuse. Avec le cardinal de Bérulle, c’est au mystère de l’Incarnation que se rattache constamment, sans jamais le perdre de vue, la méditation mariale: il analyse l’idée de Mère de Dieu et en déduit toutes les conséquences (Résidence de Jésus en Marie — la Vierge prédestinée — ses privilèges glorieux ou douloureux). Le P. Gibieuf apporte à cet effort de raisonnement théologique sa note personnelle et enrichit la dévotion à la Vierge, non seulement des résultats de sa contemplation, mais encore du fruit de ses entretiens avec les Carmélites dont il est le «visiteur». Il transporte à la Vierge l’ «expérience religieuse» qu’il trouve en ses servantes; il en décrit le développement et les progrès. Vers la même époque, Port-Royal, avec Saint-Cyran, principalement séduit par une vertu de Marie, l’humilité, voue à la Vierge une dévotion augustinienne: la mère du Christ symbolise le triomphe de la Grâce contre l’Orgueil, l’éternel ennemi. Sur la définition précise de cette dévotion mariale des jansénistes, nous insisterons d’autant plus, que, soit ignorance, soit malveillance, on l’a presque toujours reléguée dans l’ombre.
Le troisième courant, qui dérive du précédent, a cependant une direction très nettement différente. Les âmes que nous y rencontrons sont quotidiennement sujettes aux visions, aux extases, aux transports en Dieu: la piété mariale est moins, chez elles, un produit de la mystique spéculative qu’ «une expérience vécue» : elle est passionnée, impétueuse, tourmentée. Il faut, pour la comprendre, raconter des vies ardentes. Pour M. Olier, ses Mémoires encore inédits, et aussi les fragments inédits de ses écrits sur la Vierge nous le permettront. La Vierge, épouse du Père Eternel, — prêtre et hostie avec Jésus-Christ — canal des grâces dans l’Église: telles sont les méditations familières au fondateur de Saint-Sulpice; elles se condensent en une dévotion spéciale: «la Vie intérieure de la Vierge», qui organise autour d’elle tout un ensemble de cultes secondaires. — Émule, en quelque façon, d’Olier, le P. Eudes, par une propagande inlassable, se fait l’apôtre d’un culte spécial: celui du «saint cœur de Marie», exposé au double péril de la matérialisation du symbole et du morcellement en menues pratiques.
Enfin nous étudierons les sermons assez nombreux et importants de la jeunesse de Bossuet sur la Vierge. Ils seront le terme d’une enquête que nous conduisons ainsi jusque vers 1653. Non pas sans doute que ces textes du grand écrivain nous semblent un aboutissement définitif, mais ils marquent au moins une «époque» particulièrement intéressante du progrès de la dévotion mariale, — parce qu’on y voit se condenser chez lui les efforts dispersés de la génération antérieure, — parce que surtout y apparaît le souci de prévenir les abus de la victoire d’un culte triomphant. Bossuet, — ici comme ailleurs, homme de «juste milieu», — aperçoit dans ces divers apports spirituels les scories, tâche de les éliminer, condense, avec sa théologie attentive et son bon sens, les richesses exubérantes et les efflorescences parasites d’une dévotion qui, par sa grâce émouvante et attirante, permettait moins que d’autre la froide maîtrise de la raison sur la volonté et sur le cœur, et était vouée à des «extravagances » dont la deuxième partie du XVIIesiècle donna le spectacle.