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LA VÉNUS DE FALERONE

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Table des matières

M. Ravaisson poursuit avec une infatigable activité la solution des problèmes relatifs à la Vénus de Milo. Dans les pages qui précèdent, j’ai exposé les idées du conservateur des Antiques touchant l’attitude que devait avoir la célèbre statue et que l’assemblage maladroit des pièces qui la composent a manifestement dénaturée. En signalant l’entrée au Louvre d’une nouvelle variante de la Vénus de Milo, qui vient confirmer, me semble-t-il, la plupart des conjectures de M. Ravaisson, je rappellerai brièvement les termes du procès qui s’instruit depuis deux ans devant le public, afin qu’on puisse se rendre un compte exact de l’importance de cette acquisition.

A l’époque du siége de Paris, la Vénus de Milo fut placée dans une caisse et cachée dans un souterrain de la préfecture de police. L’humidité ayant fait tomber le plâtre qui dissimulait les joints, on put se rendre un compte exact du nombre et de la forme des fragments qui composent cette figure brisée et restaurée dans l’antiquité. Cet examen fit naître les doutes les plus motivés sur la régularité de l’assiette qui lui fut donnée en 1821 dans les ateliers du Louvre.

On trouva en effet que la statue était brisée horizontalement vers le milieu du corps, un peu au-dessus de la draperie qui enveloppe les hanches, et que les tenons en fer qui servaient à réunir ces deux grands morceaux avaient fait éclater le marbre et déterminé la formation de trois autres petits fragments, un à droite et deux à gauche. Je ne reviendrai pas sur la différence que l’on croit remarquer dans le travail des deux blocs principaux, différence qui prouverait que le restaurateur ancien n’était pas l’auteur de la statue, et pour ce point, qui ne manque certainement pas d’intérêt, je renvoie à ce que j’ai dit plus haut. Quant à l’assemblage, lorsque le restaurateur du Louvre voulut réunir les pièces du monument, il mit bien à leurs places le fragment de la hanche droite et le fragment supérieur de la hanche gauche, mais il scella trop haut l’éclat inférieur de la hanche du même côté, de sorte que son bord vint s’affleurer quelques millimètres au-dessus du grand bloc qui forme la partie inférieure de la statue. On ne pouvait songer à faire porter le bloc supérieur sur cette saillie et on prit le parti de remplir le vide par des tringles de bois taillées en biseau de l’arrière à l’avant, d’où il résulte que le haut du corps s’incline plus qu’il ne faudrait de gauche et d’arrière à droite et en avant.

M. Ravaisson, voulant consulter l’opinion avant de toucher au monument original, fit exécuter un premier moulage, en supposant enlevées et les tringles de bois et la saillie du fragment mal placée. La figure se trouva sensiblement redressée. Cependant elle était loin de répondre encore à la loi qui veut que le centre de gravité d’une statue portant sur une seule jambe passe par la fossette sus-sternale et la malléole interne de la jambe qui porte. Il est vrai qu’on répondait que la figure, s’appuyant aussi, quoique très-légèrement, sur la jambe ployée, et dirigeant ses deux bras du même côté, la verticale devait tomber entre les deux pieds et en avant; mais le mouvement, n’ayant rien de violent, ne peut, à mon sens, modifier que très-légèrement l’attitude normale de la figure, surtout si l’on pense que la Vénus faisait partie d’un groupe, comme je chercherai à l’établir plus tard, et qu’elle appuyait sa main à l’épaule d’un autre personnage. Dans tous les cas, en admettant même le déplacement du centre de gravité, difficile à déterminer exactement lorsqu’il y a plusieurs points d’appui, on trouverait dans le mouvement des bras un nouvel argument pour avancer la verticale de gauche à droite par rapport au spectateur. Sur ce point donc, aucune difficulté.

Mais il y a plus. J’ai dit que la statue était formée de deux grands blocs. Si elle avait été brisée par accident et rajustée tant bien que mal, les surfaces de ces deux blocs seraient irrégulières; elles présenteraient des esquilles et un aspect de cassure dont on n’a trouvé aucune trace. On s’est également assuré que la statue n’avait pas été sciée, ce qui aurait pu arriver dans le but du la transporter plus facilement ou de la cacher. Non, les surfaces sont parfaitement unies, travaillées au centre un peu en creux à la gradine, et plus finement sur les bords au ciseau. Soit donc que l’on suppose que ces deux parties aient été faites par le même artiste, soit que l’on pense que l’une d’elles est l’œuvre d’un restaurateur, il est impossible d’admettre que l’auteur éminent ou le restaurateur très-habile de cette statue, qui connaissait sans doute les lois les plus élémentaires de la statique, ait placé ses blocs obliquement l’un sur l’autre, c’est-à-dire dans de détestables conditions de stabilité. Or, dans l’état actuel, le plan de jonction penche très-sensiblement de l’arrière de la hanche gauche à l’avant de la hanche droite. Il faut donc conclure que, lorsque le restaurateur du Louvre a encastré les restes de la plinthe antique dans une plinthe moderne, il l’a placée trop bas à gauche et en arrière, ce que semblent indiquer, du reste, des traces très-visibles de travaux récents soit sur le plat de la plinthe elle-même, soit au pli de la draperie qui descend jusque sur le talon de la figure. C’est en supposant la plinthe relevée de gauche et d’arrière à droite et en avant, jusqu’à ce que le joint soit tout à fait horizontal, que M. Ravaisson a fait exécuter un second moulage qui présente la statue dans des conditions parfaites d’équilibre et rend plus évident et plus éclatant le caractère de dignité, de majesté que possède déjà à un si haut degré le monument original, en dépit des modifications malheureuses qu’il a subies.

Les présomptions tirées de l’étude de la statue elle-même ne suffisaient pas à M. Ravaisson. Il a voulu la comparer aux variantes nombreuses qu’on en possède. Il a donc réuni dans une salle du Louvre des moulages de la Vénus du jardin de la Pigna au Vatican, de celles du jardin Boboli à Florence, de la villa Albani à Rome, de Capoue au musée de Naples, de la Victoire (Vénus) de Brescia, et enfin le marbre original que vient d’acquérir le musée du Louvre et que l’on connaît sous le nom de Vénus de Falerone. Sauf quelques très-légères différences dans l’attitude de la Vénus de Capoue et de la Victoire de Brescia, qui originairement étaient, selon toute apparence, groupées avec un Amour, c’est-à-dire avec une figure plus petite qu’elles, toutes ces statues ont l’aplomb, l’assiette qu’avait certainement jadis la Vénus de Milo et qu’il serait très-aisé de lui rendre, et, si l’on me permet cette expression, c’est à l’unanimité qu’elles donnent raison au savant conservateur des Antiques.

Cependant la Vénus de Falerone n’est pas seulement un argument en faveur d’une hypothèse ou d’un système. Prise en elle-même, elle est belle, et son acquisition enrichit notre admirable musée d’une pièce intéressante et importante. Faite de marbre de Paros et de travail grec, elle a été trouvée en 1836 dans le théâtre de Falerii — non pas la Falerii de Camille, mais une ville du même nom qui était située sur l’Adriatique. — Elle appartenait à un particulier, de sorte que, quoiqu’elle ait été publiée, à ce que je crois, on la connaissait très-peu. Plus mutilée encore que la Vénus de Milo, puisqu’il lui manque non-seulement les bras, mais la tête et la partie postérieure de l’épaule gauche, elle se rapporte au même type que la Vénus du Vatican et que celle du jardin Boboli, c’est-à-dire qu’elle est entièrement drapée; c’est même dans cette circonstance que réside une grande partie de son intérêt. On sait, en effet, que jusqu’au temps de Périclès les artistes habillaient presque toujours les figures de femmes; ils ne commencèrent guère à les représenter sans voile que lorsque la sculpture se relâcha de son antique sévérité. En partant de cette idée, qui est pleinement confirmée par le style des figures, on peut rapporter à deux types les nombreuses variantes de l’œuvre qui nous occupe: l’un représenté, par exemple, par la Vénus du Vatican et par celle de Falerone, qui lui est pour ainsi dire identique; l’autre par la Vénus de Milo, de beaucoup leplus bel exemplaire que l’on connaisse de cette conception pittoresque; par la Vénus de Capone; par celle de la villa Albani et par la Victoire de Brescia, que je place ici, quoiqu’elle soit presque entièrement drapée, parce que son vêtement entr’ouvert et flottant semble destiné bien moins à la voiler qu’à irriter la curiosité du spectateur. Lorsqu’il s’agit d’antiquité, il serait imprudent, dans l’état de nos connaissances, de vouloir trop préciser. Je crois pourtant qu’on peut dire que si notre Vénus de Milo se rapporte, comme on l’admet généralement, au siècle d’Alexandre et à l’école de Lysippe, il faut faire remonter la Vénus de Falerone, sinon par l’exécution, ce qui paraît bien difficile à déterminer, au moins par la conception, à l’époque de Periclès et peut-être au delà : ce serait alors une reproduction ou une réminiscence d’une statue célèbre plus ancienne. Par l’attitude et par le type même, elle rappelle exactement la Vénus de Milo, et la différence la plus marquée est dans la position de la jambe gauche. En effet, le pied gauche est posé sur un casque plus élevé et placé plus en arrière que l’objet indistinct (une tortue probablement) qui servait de support à celui de la Vénus de Milo. Il en résulte que la jambe est plus franchement ployée et que le genou fait une saillie prononcée d’où tombent jusqu’à terre les plis droits du péplum qui dans l’autre statue pressent et accusent le galbe. Cependant, par ses dispositions générales, cette partie de la draperie qui s’enroule aussi plus obliquement au-dessous des hanches et en montant de gauche à droite se rapporte à la même conception; mais les plis nombreux, petits, serrés, forment, par leur réunion, de larges masses qui rappellent la manière de Phidias. On remarque aussi cette espèce de froncement sur les bords du manteau, qui est caractéristique de cette école. J’en dirai autant de la tunique légère, rattachée par une ceinture immédiatement au-dessous de la gorge, et qui dessine, comme pourrait le faire une étoffe mouillée, les formes amples, souples, d’une extrême élégance, de ce corps vivant et superbe. Je le répète, cette noble figure est loin d’égaler la Vénus de Milo, mais elle appartient à une époque antérieure et plus sèvère. et nous donne au moins une reproduction très - approximative d’un ouvrage admirable.

En voyant les différentes variantes de ce type merveilleux que M. Ravaisson a réunies au Louvre, en se rappelant d’autres monuments — marbres, vases, pierres gravées — qui représentent la même figure, on se demande s’il ne serait pas possible de restituer cette statue — non en réalité, bien entendu, mais simplement par la pensée, car, Dieu merci, on a abandonné, et pour toujours, espérons-le, l’usage sacrilége des restaurations — de la compléter en se représentant les parties qui lui manquent, de la reconstruire dans son ensemble et dans son action. Était-elle isolée? Était-elle associée à une autre figure? Et si elle faisait partie d’un groupe, quelle était cette autre figure qui l’accompagnait, et comment se composait le monument dont elle faisait partie? Tels sont les problèmes très-complexes et très-délicats sur lesquels les travaux des archéologues modernes et ceux, entre autres, de M. Ravaisson, ont jeté une vive lumière, et que je dois me borner à analyser rapidement.

Dès le premier moment, Quatremère de Quincy avait entrevu la solution à laquelle on revient aujourd’hui. Il pensait que notre Vénus avait originairement fait partie d’un groupe où elle était associée à Mars, et il invoquait en faveur de cette opinion divers monuments où l’on reconnaît des variantes de cette statue. Il s’opposa cependant à tout essai d’une restauration dont on ne.possédait pas tous les éléments, et que l’attitude de la statue penchée à contre-sens, par suite de l’erreur commise dans l’assemblage des morceaux et dont il ne se doutait pas, rendait impossible. On présenta diverses hypothèses. M. Tarral, par exemple, supposait qu’un fragment de bras et une main tenant une pomme, trouvés dans le même endroit que la Vénus de Milo, et qui sont du même marbre, avaient appartenu à cette statue, dont il faisait une Vénus victorieuse de Junon et de Pallas. Des arguments nouveaux que l’on a récemment présentés à l’appui de cette thèse n’ont pas fait avancer la question d’un pas et me paraissent loin d’être concluants. Suivant Émeric David, elle représentait une nymphe protectrice de l’île de Melos, ou, si l’on négligeait les fragments dont je viens de parler, une Muse jouant de la lyre. D’autres la rapprochaient de la Victoire de Brescia, sans tenir compte du mouvement différent de la tête penchée en avant dans ce dernier ouvrage et des bras, et sans s’apercevoir que les ailes et le bouclier sont des restaurations romaines d’une assez basse époque, de sorte que cette prétendue Victoire est une Vénus presque identique à la Vénus de Capoue. «Une remarque coupe court, dit M. Ravaisson, aux diverses hypothèses qu’on a proposées ou qu’on pourrait proposer encore pour restituer la statue de Milo en la considérant comme une figure isolée; c’est celle qu’a faite Quatremère de Quincy, que, comme par derrière la draperie n’est que dégrossie, évidemment parce que la statue devait être placée dans une niche, de façon qu’on ne la vît presque point par derrière, de même cette draperie étant peu terminée du côté gauche vers lequel tournent les bras et la tête, et la figure entière n’offrant pas du côté gauche un bon aspect, c’est une preuve qu’il devait se trouver de ce côté quelque objet, vraisemblablement un autre personnage, qui ne le laissait voir que très incomplétement. J’ajoute que tout le côté gauche du visage est sensiblement plus négligé que l’autre. Quel était le deuxième personnage? c’est ce que fait connaître la comparaison de plusieurs monuments offrant une Vénus très-semblable à la statue de Milo par l’attitude et le costume, et groupée avec un Mars. Dans ces monuments, on voit Vénus s’adressant à Mars et paraissant chercher à obtenir qu’il dépose ses armes. C’est une conception, remarquait encore Quatremère de Quincy, qu’on retrouve dans les poëtes, et particulièrement dans ces beaux vers de Lucrèce où, célébrant Vénus comme la divinité qui entretient la vie dans toute la nature, qui y met tout ce qui s’y trouve du beauté et de joie, il l’implore afin que, pour assurer aussi la paix aux mortels, elle persuade à Mars de venir auprès d’elle se reposer des combats et de mettre ainsi un terme aux maux qu’ils causent. La statue découverte à Milo, concluait Quatremère de Quincy, avait donc appartenu à un groupe qui, d’après la beauté rare de cette figure, pouvait bien avoir été l’original dont les monuments analogues qu’il citait offraient des imitations, et ce groupe représentait Vénus apaisant et désarmant Mars.»

On a répliqué à Quatremère de Quincy que les monuments et les auteurs qu’il invoque sont relativement modernes; que Mars, qui tient une si grande place dans la mythologie romaine, joue un rôle beaucoup moins important dans la religion, dans la littérature, dans les arts de la Grèce. Cela est vrai; mais, tout en reconnaissant une certaine valeur à ces arguments, ils n’ont pas la portée qu’on a voulu leur donner, et M. Ravaisson les réfute par des considérations pleines d’intérêt et qui me paraissent péremptoires sur le mythe de Vénus et de Mars chez les populations helléniques. Je renvoie à sa brochure pour cette discussion, et je ne m’arrête qu’à quelques-uns des monuments qui peuvent fournir des indications pour la solution artistique de la question et que cite M. Ravaisson.

C’est d’abord un groupe du musée de Florence «qui représente Vénus dans l’attitude et le costume de la statue de Milo, la main gauche sur l’épaule gauche de Mars, la main droite portée à sa poitrine, comme pour lui ôter son baudrier.

«Deux groupes du musée du Capitole à Rome, et du musée du Louvre, sont composés de même et offrent certainement le même sujet. Seulement Vénus y est vêtue, outre le péplum, d’une tunique, et les têtes sont celles d’Adrien et de sa femme Sabine, comme on peut s’en assurer en les comparant avec les statues, les bustes et les médailles de cet empereur et de cette impératrice.

«Même sujet encore sur une pierre gravée du musée de Florence et sur une médaille de l’impératrice Faustine, femme de Marc-Aurèle, avec quelques légères différences dans les attitudes et les attributs.

«De ces monumens rapprochés oh peut inférer qu’ils présentent des variantes d’un même type, sans doute célèbre, dont on retrouve dans la Vénus de Milo un élément d’une époque plus ancienne que le groupe même de Florence. De ces monuments rapprochés on peut inférer encore que le type qu’ils reproduisent représentait Vénus accueillant Mars après le combat, l’apaisant et le désarmant. »

Quant au Mars qui formait le second élément de ce groupe, il en existe plusieurs répétitions isolées, et la plus belle est sans contredit la statue du Louvre connue sous le nom d’Achille Borghèse. Il est généralement admis aujourd’hui que cette figure représente Mars et non point Achille. Le seul argument de quelque poids en faveur de cette attribution était tiré de l’anneau que l’exemplaire du Louvre porte à la jambe droite, et où l’on voyait l’indication symbolique d’une pièce d’armure destinée à protéger le talon vulnérable du héros. Mais cet anneau est placé trop haut pour avoir cette signification, et il est probable qu’il représente le bourrelet destiné à soutenir le jambard et à garantir la cheville de son contact. On le voit en effet remplissant cet office chez un personnage d’un vase grec du musée du Louvre, et on peut supposer que dans notre statue il est destiné à rappeler l’armure que Mars vient de quitter. On remarquera que le casque est orné non-seulement de griffons, mais de loups; et ce dernier animal, fait observer très-judicieusement M. Ravaisson, était l’attribut aussi particulier de Mars que la colombe l’était de Vénus. La barbe naissante qui couvre les joues du dieu se retrouve dans toutes ses représentations authentiques; le bras pendant le long du corps, la tête légèrement penchée en avant semblent indiquer une volonté qui vient de céder et de se soumettre; enfin dans l’exemplaire du Louvre, ainsi que dans les diverses variantes du même type, le côté droit. est d’un travail plus négligé que l’autre côté de la figure; or on se rappelle que nous avons signalé la même imperfection dans le côté gauche de la Vénus de Milo. Preuve évidente, dit M. Ravaisson, que cette Vénus et ce Mars étaient placés de telle sorte que le spectateur ne devait bien voir ni le côté gauche de la première, ni le côté droit du second.

Ce point étant admis, on pourra très-facilement reconstruire par la pensée le groupe primitif dont l’Adrien et la Sabine du Louvre sont une réminiscence très-éloignée sans doute et d’une exécution des plus médiocres, mais où l’on retrouve indubitablement les types de la statue de Milo et du Mars Borghèse. Il est vrai que notre Vénus n’est qu’à demi vêtue, mais l’artiste romain représentait un personnage réel, à qui il a donné le costume de son temps; et il a pu d’ailleurs s’inspirer de quelqu’un des anciens exemplaires drapés de cette figure. D’une autre part, le Mars Borghèse ne porte pas le baudrier; d’où l’on pourrait induire que cet exemplaire particulier était une reproduction libre qui n’était pas destinée à faire partie d’un groupe. Mais ce baudrier existe non-seulement dans le Mars Adrien du Louvre, mais dans les variantes du Vatican, du Capitole et du musée de Dresde. Dans cette dernière figure, dont M. Ravaisson a fait exécuter un moulage qui prendra prochainement place, je l’espère, dans la salle des Vénus, il présente une particularité remarquable: il va de l’épaule gauche à la hanche droite, et cette disposition semble prise tout exprès pour faciliter l’action de Vénus. Dans cette même statue, on remarque derrière l’épaule gauche une sorte de dépression produite par l’arrachement d’une partie du muscle et du baudrier, et qui ne peut guère s’expliquer que par la fracture d’un bras qui s’appuyait à cette place.

J’ai à peine besoin de dire que le Mars et la Vénus du Louvre ne sont en aucune manière les deux exemplaires qui formaient le groupe primitif, car ils n’appartiennent certainement pas à la même époque, et ils ne sont pas de mêmes proportions. Par le développement des épaules et de la poitrine, parles jambes courtes, par les membres très-forts à l’origine et d’une extrême finesse aux extrémités, par l’aspect carré, trapu de la ligure entière, le Mars rappelle les écoles anciennes et il est, soit par l’exécution, soit tout au moins par le style, antérieur à Phidias ou tout au plus contemporain de ce maître. Vénus, au contraire, par la souplesse du travail, la manière large et sommaire des draperies, par l’arrangement libre, un peu négligé, un peu fantasque de la coiffure, par quelques légères irrégularités que l’on remarque dans les proportions du corps, appartiendrait à une époque moins sévère, plus récente, où l’on se préoccupait du modèle vivant autant pour le moins que des règles absolues des sculpteurs anciens; on a nommé l’école de Lysippe, et je crois qu’en effet on pourrait la rapporter au siècle d’Alexandre. Loin de moi cependant la pensée de tenir ces deux merveilleuses statues pour des répétitions dues à de simples praticiens. Elles ont un caractère personnel si nettement accusé, que l’on peut bien affirmer qu’elles sont l’œuvre de grands artistes; mais pourtant, il faut en convenir, elles ne paraissent être ni l’une ni l’autre les originaux des types qu’elles reproduisent.

En résumé, on peut croire que, dès une antiquité reculée, il existait un groupe représentant Vénus désarmant Mars qui jouissait d’une grande célébrité ; que les artistes des époques suivantes le répétèrent tantôt dans son ensemble, tantôt en ne reprenant qu’une des deux figures, tantôt même en changeant le motif primitif, comme ce fut le cas pour la Vénus de Capoue et pour celle de Brescia qui, suivant toute vraisemblance, étaient groupées avec un Amour; que nous possédons dans le Mars Borghèse et dans celui du musée de Dresde, dans les Vénus drapées de Falerone et du Vatican, les exemplaires les plus anciens de cette conception pittoresque, et dans la Vénus de Milo, ainsi que dans quelques autres statues, des variantes plus récentes des deux éléments de ce groupe. Quant au groupe primitif, il était tellement connu, que son souvenir se conserva jusqu’à la décadence romaine,, et que les sculpteurs de cette période s’en inspirèrent pour représenter les personnages illustres de leur temps. Il était en quelque sorte pour l’antiquité ce que fut pour la Renaissance le Couronnement de la Vierge, par exemple, dont le motif, créé par quelque mosaïste ou quelque peintre primitif, fut repris par les artistes des époques suivantes et modifié selon les transformations du style, du goût, et les perfectionnements des procédés matériels, avec cette différence cependant qu’il paraît indubitable que le monument antique était un chef-d’œuvre, exécuté par un sculpteur de génie, au moment où l’art grec avait atteint ou presque atteint la perfection.

Janvier 1874.

Artistes anciens et modernes

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