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II
ОглавлениеLe Salon aux mains des artistes. — Le rapport de MM. Tony-Robert Fleury et Humbert. — Comparaison des sociétés artistiques de l’Europe. — La Société des Artistes français. — MM. Bouguereau et Bailly. — Ce que rapporte le Salon annuellement. — Les secours. — La maison de retraite. — La scission des artistes.
VOILA le Salon aux mains des artistes français. C’était un grand pas que celui de l’affranchissement des artistes de la tutelle de l’État; mais tout était à organiser pour mener à bien la nouvelle situation, et constituer sur des bases solides la Société des Artistes français.
Dans la séance du Comité, le 21 novembre 1881, M. Humbert fit la proposition suivante:
— Il sera nommé une commission d’études chargée de faire un rapport au Comité.
Ce rapport renfermera:
1° Un résumé historique de la question, c’est-à-dire, à titre de document, un rapide aperçu sur les associations artistiques qui ont existé dans le passé ;
2° Un exposé de la forme et de la constitution des sociétés analogues qui fonctionnent de nos jours, dans différents pays étrangers, tels que l’Angleterre, la Bavière, l’Autriche, etc;
3° Un compte-rendu détaillé des différents genres d’associations ou de sociétés qui, sous la forme financière, commerciale ou syndicale, sont autorisées par la loi française.
Ce rapport ne contiendra point de conclusions et indiquera seulement les différentes voies à suivre, sans parti pris dans un sens quelconque.
MM. Tony-Robert Fleury et Humbert furent nommés rapporteurs.
Ce rapport, qui comporte près de quatre-vingts pages, était un chef-d’œuvre de clarté et de précision; il se terminait ainsi:
«Nous avons suivi le programme tracé par vous: nous vous avons exposé ce qu’ont été, dans le passé, les associations artistiques, et nous avons cru, pour compléter cette étude, devoir vous indiquer l’origine de nos expositions et les changements successifs qui se sonts produits.
» Nous vous avons ensuite montré comment fonctionnent de nos jours un grand nombre de sociétés en Europe et en France, parmi lesquelles certaines vous frapperont tout d’abord.
» Deux surtout devront attirer tout spécialement votre attention: l’Académie royale de Londres et la Société des Artistes de Vienne. Ces deux sociétés offrent deux types très caractérisés, et arrivent, par des voies différentes, à une grande prospérité. Enfin, nous vous avons présenté un résumé aussi concis que possible des formes que peuvent légalement adopter les associations dans notre pays; ce résumé, nous le devons tout entier à l’extrême obligeance de notre conseil judiciaire.
» A vous, messieurs, de tirer de cette étude, forcément bien incomplète, et que nous nous sommes simplement efforcés de faire aussi claire que possible, les éléments de la constitution qui devra régir la future Société des Artistes français.
» Vous permettrez pourtant à votre Commission d’études, comme d’ailleurs vous l’y avez encouragée, de vous faire remarquer que, des différentes formes présentées dans ce rapport, il s’en dégage deux absolument distinctes et également susceptibles pourtant d’amendements capables de les approprier au but que nous devons poursuivre.
» Au point de vue de la constitution, les deux voies sont: celle suivie d’une part par les sociétés restreintes, et, d’autre part, celle adoptée par les sociétés largement ouvertes.
» Avec la constitution des sociétés restreintes, telle que celle de l’Académie royale de Londres et d’un grand nombre de petites sociétés, faites surtout dans le but de constituer arbitrairement des groupes puissants, et de défendre les intérêts d’un nombre d’adhérents relativement minimes, vous constaterez, comme nous, que des résultats très considérables ont été atteints.
» Avec la constitution plus large et plus libérale de la Société de Vienne et d’une foule d’autres sociétés très ouvertes, vous pourrez également avoir des résultats aussi assurés. Une constitution analogue à celle de ces sociétés vous permettrait de faire participer aux bienfaits de l’association la presque totalité des artistes, et d’assurer ainsi une satisfaction sérieuse, efficace, à leurs intérêts légitimes, sans toutefois porter atteinte aux intérêts de l’art. Cette question si importante, et d’un ordre supérieur, semble devoir se résoudre par le moyen des expositions sérieusement organisées, faites dans un esprit de justice absolue, d’impartialité complète envers les différentes tendances artistiques, de façon à maintenir et à affirmer la suprématie de l’école française.
» Dans la constitution des sociétés restreintes, vous avez des avantages et des inconvénients qu’il est de notre devoir de vous signaler.
» Quelques hommes, réunis en vertu de leur volonté propre et de certaines affinités artistiques, peuvent former le noyau d’une société et admettre qui bon leur semble.
» Le talent seul étant une source de succès et de revenus peut diriger le choix des sociétaires pour leurs nouveaux collègues.
» Dans ces conditions un peu particulières, une société arbitrairement formée peut certainement arriver à prospérer.
» A côté de ces avantages, nous devons signaler l’inconvénient de faire une classe de privilégiés, la difficulté de savoir où commencer, où s’arrêter pour le choix des membres titulaires de la Société. Ce qu’il est facile de faire avec un petit nombre d’associés, peut-il se réaliser aussi aisément avec une société nombreuse?
» Nous avons, il est vrai, l’exemple de l’Académie de Londres, dont on ne peut pas nier le succès, mais ne faut-il pas tenir compte des habitudes aristocratiques du peuple anglais, et cette forme de société restreinte pourrait-elle s’adapter à nos mœurs?
» Enfin, une commission comme la nôtre, issue d’un vote si large, ne doit-elle pas tenir compte des intérêts de ceux qui l’ont élue? C’est ce que le Comité aura à juger.
» Un autre point bien important, sur lequel l’attention de votre Commission d’étude s’est tout naturellement portée, est la source où les sociétés prospères puisent les sommes d’argent nécessaires pour se constituer.
» Au point de vue financier, il y a également deux systèmes généralement adoptés à l’étranger; un se rencontre rarement et seulement dans les statuts des associations restreintes dont nous venons d’essayer de déterminer le caractère particulier.
» C’est la base financière adoptée l’année dernière par la société provisoire chargée d’organiser le Salon, c’est la société avec le fonds social et les actions portant intérêts et dividendes. Par une clause spéciale, en 1881, l’intérêt et le dividende avaient été refusés par les sociétaires.
» Le second système a un caractère plus général et a été adopté en Europe par presque toutes les grandes sociétés constituées en dehors de l’appui direct de l’État.
» Les ressources de ces sociétés proviennent uniquement des entrées, des cotisations, des dons et legs, et enfin du produit des expositions.
» Ces grandes associations ont parfaitement réussi à l’étranger; elles donnent à chacun de leurs associés appui et protection, et nous offrent, par leur stabilité et leur prospérité, un exemple méritant à juste titre d’être remarqué. La loi française peut-elle nous protéger si nous suivons cette voie? La question semble tranchée négativement par votre conseil judiciaire.
» Dans les statuts d’associations étrangères analysés par votre Commission d’études, vous retrouverez toujours deux mêmes bases financières.....
» Deux voies s’ouvrent donc devant vous, les sociétés largement ouvertes et les sociétés restreintes; ces deux voies, nous vous en avons tracé à grands traits les avantages et les inconvénients.
» C’est à votre sagesse et à votre prudence de vous guider. Vous devez vous rendre compte exactement du but que vous voulez poursuivre, et choisir les moyens les plus sûrs pour arriver à la durée et à la prospérité de votre nouvelle société.
» La loi française doit intervenir pour donner à votre constitution la forme sérieuse et solide, qui assurera pour toujours son existence, sa liberté et ses droits.»
A la suite de ce rapport, la Société fut constituée et aussitôt les adhésions des artistes les plus éminents lui arrivèrent en foule, il n’y a qu’à ouvrir l’Annuaire de la Société des Artistes français.
Quels sont les bienfaits résultant de ce groupement dû à l’initiative, à l’énergie et au désintéressement d’hommes dévoués?
Avant que la Société des Artistes français ne fût constituée, les artistes peintres, sculpteurs et graveurs étaient livrés à eux-mêmes; isolés, ils étaient sans force et sans action; les jours de malheurs, et ils sont, hélas! fréquents chez les jeunes, quelquefois même chez les anciens, pour pouvoir sortir d’embarras, pour pouvoir exposer, ils étaient forcés de prostituer leur talent naissant, de faire du «commerce» ou de solliciter, en s’humiliant, un secours du ministère des Beaux-Arts, secours qui leur était accordé parcimonieusement et après mille démarches. Avec la Société, ce n’était pas la fortune qui leur arrivait; mais c’était la certitude qu’en y entrant, ils trouveraient une aide, un appui, une protection efficace, et qu’une solidarité étroite leur montrerait l’avenir plus souriant, en leur aplanissant les difficultés de la route à parcourir pour arriver à la gloire, à la célébrité ; c’est ce que tous comprirent, et tous les honnêtes, les laborieux entrèrent dans la Société des Artistes français, qui ne tarda pas à prospérer sous l’habile direction et sous l’impulsion constante de MM. Bailly, Bouguereau, Guillaume, Tony-Robert Fleury, Benjamin-Constant, de Vuillefroy, Thomas, Ch. Garnier, Laurens, etc., ses fondateurs.
La Société dure depuis neuf années.
Voici les résultats:
Le Salon rapporte, en moyenne, annuellement à la Société des Artistes français, la somme de 45,000 francs.
La rente de ses économies s’élève au chiffre de 22,000 francs environ, la cotisation des membres de la Société, à 12 francs l’une, en moyenne 30,000 francs. Ce qui donne annuellement, recettes du Salon, cotisations et revenus, un bénéfice de 97,000 francs.
Sur cette somme de 97,000 francs, elle prend le cinquième, soit 19,400 francs, qu’elle distribue annuellement en secours, à ses sociétaires dans l’embarras, soit pour qu’ils puissent exposer, soit pour les sauver d’une gêne momentanée; il va sans dire que ces «secours» sont distribués avec le plus grand discernement et avec une entière discrétion; d’ailleurs, ce ne sont pas en réalité des «secours», puisque les sociétaires payent une cotisation annuelle, ce sont plutôt des encouragements fraternels, qui n’ont rien de commun avec les secours distribués par les sociétés de secours mutuels, lesquelles exigent des reçus, des feuilles de demandes, des visas, des visiteurs, des renseignements, un tas de paperasses à n’en plus finir, qui portent à la connaissance de tous les sociétaires le secours accordé et le endent, par cette minutie, toujours amer.
Une preuve à l’appui:
A la dernière assemblée générale de la Société ries Artistes français, 1880, un sociétaire, M. Maziès, demanda que les comptes de la Société fussent détaillés publiquement afin que l’on sût à qui les services avaient été rendus, et s’ils avaient été distribués avec, discernement.
L’assemblée générale, par un vote unanime, en approuvant les comptes de la Société, confirma l’opinion du Comité, que les noms des sociétaires ayant reçu des secours ne devaient pas être dévoilés, et que personne autre que les membres du Comité, liés par le secret professionnel et surtout par le sentiment de camaraderie. ne devait les connaître.
La Société, après ces encouragements distribués, possède encore disponible une somme de 77,600 francs, qu’elle divise en deux parts: une pour la caisse de retraite, soit 38,800 francs; les 38,800 francs restant sont pour le fonds de roulement et le fonds de garantie.
Le fonds de garantie est une sage prévoyance, car le Salon de 1889 s’est soldé par un déficit de 45,000 francs environ, qu’il a fallu régler avec ce fonds.
Ce déficit s’explique par l’Exposition universelle, le Salon était, comme les années précédentes, excellent, mais la foule se portait au Champ de Mars.
Ces secours se répartissent ainsi:
Aux artistes, environ 20,000 francs.
A l’Orphelinat des Arts sur son fonds de garantie, 3,000 francs.
En frais d’enterrement et de secours aux veuves, 3,000 francs.
La Société dépense en outre environ douze mille francs par an pour la défense de la propriété artistique, car elle se met aux lieu et place du sociétaire et paie tous les frais de justice .
Ce n’est pas tout.
La Société des Artistes français se joint au public lorsqu’une grande catastrophe afflige la France. Pour les blessés du Tonkin elle a donné une somme de 25,000 francs; pour les victimes de l’incendie de l’Opéra-Comique, 20,000 francs; à l’Assistance publique, 2,000 francs.
Elle a une somme de 60,000 francs pour fonder une maison de retraite; en attendant qu’elle ait la somme nécessaire à cette fondation, la société a, à elle, trois lits à la maison Galignanis.
Outre ses ressources personnelles, la Société des Artistes français reçoit des dons et des legs qui leur sont faits par d’anciens artistes:
M. Beraud (Jean), 500 francs.
Mlle Bashkirtseff (Marie), rente sur l’Etat français 3 p. 100 de 500 francs destinée à fonder un prix annuel qui portera le nom de Prix Marie Bashkirtseff.
M. Duffer, deux lits à l’hospice Saint-Michel de Saint-Mandé.
M. Bastien-Lepage (Em.), produit de l’exposition des œuvres de Bastien-Lepage (J.), son frère, décédé, 1,894 francs.
On peut voir, par ce rapide exposé, quel rôle important joue la Société des Artistes français dans le monde artistique, tant au point de vue moral qu’au point de vue matériel, et qu’elle ne s’est jamais éloignée du programme qui a présidé à sa fondation.
Tout allait donc pour le mieux lorsqu’éclata la scission des artistes, scission qui fit un tapage énorme dans la presse française et qui fut si singulièrement jugée et appréciée.