Читать книгу Examen critique des dictionnaires de la langue françoise - Charles Nodier - Страница 3
PRÉFACE.
ОглавлениеI. Quoiqu’il soit très-pénible et très-ennuyeux de parler de soi, je ne puis expliquer sans cela l’origine de ce volume. Je prie donc le lecteur de me pardonner quelques détails insipides, qui jetteront toutefois un peu de jour sur la composition et l’objet de mon ouvrage.
II. Mes premières études ont été consacrées à l’investigation et à l’analyse philosophique des langues. J’avois rêvé de très-bonne heure des plans de perfectionnement dans la grammaire et d’unité dans le langage, dont je faisois dériver tout naturellement une grande amélioration dans la société, la paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, et la confraternité universelle des peuples. Il ne falloit pour accomplir cette utopie d’enfant qu’un alphabet que j’avois fait, une grammaire que j’avois faite, et une langue que je faisois. J’avois jeté les idées fondamentales de ma méthode dans un livre imprimé que la commission d’Instruction publique venoit de revêtir d’un suffrage éclatant, et je poursuivois hardiment mon immense carrière, parce qu’il n’y a point d’obstacles aux entreprises d’un homme de dix-huit ans, et point de limite à ses facultés. Ce n’est guère qu’à trente ans qu’on sait que l’art est long, la vie courte, et l’apprentissage difficile.
Un mandat d’arrêt, qui a pesé sur moi pendant quatre ans, et qui de huit est le seul que j’aie trouvé moyen de ne pas laisser mettre à exécution, servit merveilleusement le système d’illusions que je m’étois fait. La misère est rêveuse et la solitude créatrice. J’étois loin des matériaux de mon grand travail; mais la pensée m’en pour-suivoit dans les bois, dans les ravins, dans les fondrières, et j’ai failli cent fois être saisi par un gendarme à l’instant où je clierchois à saisir une étymologie. Quand le sommeil invincible, surtout à cet âge, m’avoit surpris dans un sillon voilé d’épis, ou sous quelques broussailles touffues, il m’est arrivé cent fois de me réveiller, comme Archimède, sur la solution d’un problème lexicologique, en criant: Je l’ai trouvée! et de courir les pieds nus dans la campagne avec une folle joie; mais je n’avois pas laissé mes pantouffles au bain. Je n’en avois point.
Il est vrai de dire après cela que mon malheur, ou ce qu’on appelle ainsi dans l’opinion du vulgaire, car les années dont je parle sont au nombre des plus douces de ma vie, ne fut pas long-temps absolu. Une singulière facilité de caractère, un esprit de tolérance universelle, qui étoit l’effet de mon organisation ou le fruit de mon expérience, une bienveillance familière et amicale dont mes pauvres persécuteurs n’étoient pas exceptés, et qui les a quelquefois attendris sur les maux qu’ils m’avoient faits, la bizarrerie romanesque enfin de cette vie nomade et vagabonde que mon caractère connu ne rendoit inquiétante pour personne, tout cela me donnoit beaucoup de protecteurs, au moins parmi les bûcherons et les mendiants, mes compagnons ordinaires, car il n’étoit pas plus question de moi à la Commission de la liberté individuelle qu’à l’Institut. Mon sort intéressa les ecclésiastiques du pays, protecteurs nés de toutes les infortunes; etquand on appritque je savois un peu de latin, et que je citois aussi juste dans la Bible que les Concordances, ce fut à qui pourroit m’héberger au presbytère. Pourrois-je oublier jamais vos bontés, bons curés d’Arbois, de Grozon, de Saint-Cyr, d’Aumont, de Colonne, de Pupilien, de Toulouse, de Villers-les-Bois, de La Ferté?... J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soit, et vous m’avez donné à boire, selon les préceptes de votre divin Maître. Qu’il daigne vous rendre ce que vous avez fait pour moi, dans la dispensation de ses bienfaits éternels!
Mais vous aviez peu de livres, s’il m’en souvient. Quoique bon chrétien, et même facilement, dévot, quand mes chagrins ordinaires étoient aggravés par quelques chagrins de plus, je n’aimois bien positivement de la Théologie que les saintes Ecritures que je savois déjà par cœur, l’Imitation de Jésus-Christ que je portois toujours sur moi, et quelques ouvrages des saints Pères, trop chers ou trop rares pour se trouver dans la bibliothèque d’un curé de village. Quant à la Liturgie et au Droit Canon, je n’y entendois pas un mot, et j’aurois donné la Missa Latina de Flaccus Illyricus, qui ne fait pas maintenant un petit ornement dans ma bibliothèque, pour le moindre volume dépareillé de Rabelais.
Un hasard assez singulier faisoit que chacun de mes bons curés possédoit un Dictionnaire de notre langue, différent de celui que possédoit sou voisin; et cette circonstance nous frappoit surtout à la suite du sermon de la fête patronale, quand une expression malsonnante avoit eu le malheur de choquer le purisme délicat de certain de nos auditeurs du chef-lieu. Chacun s’en référoit alors à son Dictionnaire familier, qui à Restaut, qui à Wailly, qui à l’immense Trévoux, qui au vieux Furetière, les érudits à Nicod, les habiles à l’Académie; et le scandale devenoit. grand, au bout de six dîners donnés et reçus, quand la question débattue entre deux personnes étoit sortie irrésolue de l’épreuve de six solutions.
Trop jeune et trop peu instruit pour me mêler de ces débats, j’en tirois cependant tout le parti que je pouvois en tirer; je lisois attentivement ces Dictionnaires que je regardois alors comme les archives authentiques de la langue; je les comparois entre eux; je me rendois compte, la plume à la main, de leurs définitions étranges, de leurs étranges contradictions, de leurs omissions inexplicables, de leurs fausses et ridicules variantes d’orthographe, et je m’étonnois de plus en plus que les titres littéraires d’une nation qui n’ est pas médiocrement ambitieuse dans ses prétentions de toute espèce, eussent été plus négligés que ceux de l’argot. Quand mon mandat d’arrêt fut levé, mon volume étoit fait, et le voici avec très-peu de changements et d’additions.
III. Je n’avois toutefois pas écrit cet ouvrage pour le public, c’est-à-dire pour les oisifs qui lisent tout, même ce qui peut être utile. On se rappelle que j’avois de grandes vues, et à vingt ans un livre n’est qu’une étude; mais les années se sont écoulées après les années; la vie a couru, et il me reste à peine le temps de me servir de mes études pour faire un livre. Il est vrai de dire que j’ai eu quelque temps le droit d’espérer que ces études sérieuses du jeune âge ne seroient pas entièrement perdues pour le reste de ma vie. Tout proscrit que j’étois (qu’on me pardonne l’emphase de ce terme obligé, je l’ai entendu employer à moins), j’avois vu l’Université impériale me chercher deux fois dans l’exil pour un emploi de professeur, au moment où je sortois à peine du rang des écoliers; peu de temps après, le gouvernement de Carniole, placé alors sous l’autorité sage et paternelle de M. le comte Bertrand, m’appeloit de cinq cents lieues pour administrer une des meilleures bibliothèques de l’Europe; ma vie étoit devenue tout ce qu’elle pouvoit, devenir, celle du littérateur assidu qui n’a besoin que d’indépendance pour se livrer avec fruit au perfectionnement de ses connoissances acquises, et pour travailler à l’acquisition de connoissances nouvelles. Je parcourois librement de la pensée cette longue et facile carrière où des succès sans éclat mais non pas sans utilité devoient racheter tous les malheurs de ma jeunesse; j’en’ambitionnois plus d’autre avenir pour moi, quand les événements de1814rendirent la France au pouvoir légitime qu’elle avoit si amèrement et si justement regretté. Je n’apprendrois pas à ceux qui ont étudié notre histoire chez nous que le triomphe de la légitimité ne fut pas celui de toutes les légitimités. On oublia promptement dans le nombre la légitimité de quelques services obscurs, la légitimité de quelques talents plus obscurs encore, qui évitèrent d’afficher leurs titres dans le salon ou qui dédaignèrent de les inscrire sur la liste officieuse de l’antichambre. Au moment où sembloient éclore en ma faveur des ressources inépuisables, je m’aperçus qu’il ne me restoit plus que celle du travail, et qu’il me falloit, selon l’expression de mon poète favori,
Quitter le long espoir et les vastes pensées.
Je ne conservai de l’édifice idéal sur lequel j’avois fondé ma gloire que des matériaux stériles et confus, membra disjecti poetœ. Maintenant toutefois qu’éclairé par l’âge et par l’expérience je juge mes entreprises avec plus de rectitude, je ne regrette que le temps qu’elles m’ont coûté. Le public et la postérité n’y perdront rien.
IV. Après cette ennuyeuse explication que je ne pouvois cependant refuser à mes amis (ils seront probablement mes seuls lecteurs; et pour qui écri t-on d’ailleurs?), je n’ai plus besoin de dire qu’il ne faut pas chercher de méthode dans un livre entrepris sans dessein et bâti au hasard de pièces sans harmonie, dont on ne peut tirer qu’une induction bien positive: c’est que tous nos dictionnaires sont fort mauvais, et que celui-ci ne fait pas exception à la règle. On me demandera selon toute apparence pourquoi j’imprime un ouvrage dont je porte un tel jugement, et je serai aussi naïf dans mon apologie que je l’ai été dans mon abnégation. Tout informe que soit ce volume, toutes disparates que soient les notules fugaces dont il est composé, je ne saurois pousser le dédain qu’il m’inspire et qu’il partage dans ma pensée avec mes autres écrits, au point de le regarder comme entièrement inutile. Comme je l’avois tout-à-fait oublié, j’ai appris quelque chose en le relisant, et j’ai la vanité de croire que je ne suis pas le seul homme qui ait quelque chose à apprendre en lexicologie, c’est-à-dire dans une science qui n’est pas finie, qui ne le sera jamais, et sur laquelle il y aura matière à discuter, tant qu’on fera des livres avec des paragraphes, des paragraphes avec des phrases, et des phrases avec des mots. Si la centième partie de mes recherches peut tourner à l’avantage de cette curieuse étude, et prêter une foible illustration à des travaux plus solides, les personnes qui me font l’honneur de me lire n’auront perdu leur temps qu’à un centième près. Elles ne s’en tirent pas toujours à si bon marché avec les ouvrages nouveaux.
V. Une objection de plus de valeur contre cette publication, c’est la forme à demi facétieuse, à demi hostile, de ces dissertations de quelques lignes, où je n’ai pas toujours eu le loisir d’être poli. Cette méthode d’analyse, ou goguenarde ou acerbe, me paroît fort contraire aux bienséances de la critique, et nul écrivain, dans toute sa carrière littéraire, ne s’est montré plus éloigné que moi de ce genre d’inconvenance qui répugne à mon caractère, et qui s’accommode très-mal d’ailleurs à l’allure sérieuse de mon esprit; mais j’ai déjà dit que ces notes n’avoient été d’abord écrites que pour mes propres études, et je n’ai pas voulu, en les mettant au jour, me faire fallacieusement meilleur que je suis. Je ne vois pas pourquoi je craindrois de dire hautement ce que j’ai pensé en particulier, si je l’ai pensé d’ailleurs sans pinventions et sans malveillance. Cur non palam si decenter? Je respecte tous les talents, toutes les bonnes études, toutes les entreprises utiles, et je place au premier rang des plus honorables ouvriers de la littérature les grammairiens, les lexicographes, les dictionnaristes. Si leurs dictionnaires sont mauvais, ce n’est presque jamais leur faute. C’est d’abord celle de la langue, qui n’est pas bien faite; celle de l’alphabet, qui est détestable; celle de l’orthographe, qui est une des plus mauvaises et des plus arbitraires de l’Europe. C’est ensuite celle de la routine, qui est une loi en France. C’est peut-être enfin celle des institutions littéraires préposées à la conservation de la langue, et qui ont fait de cette routine un fatal monopole.
VI. Si quelqu’un s’obstinoit cependant à chercher ici des acceptions de personnes, je lui répondrois par un fait singulier. Depuis le jour où j’écrivois ce qui précède et tout ce qui suivra, j’ai donné quelques soins et mon nom à un Dictionnaire de la langue française, exécuté, comme tous nos Dictionnaires, sous l’influence d’un système établi, et par conséquent dans un esprit diamétralement opposé à mes théories. Ainsi on y trouvera le Dictionnaire des nomenclatures, que je regarde comme un ouvrage à part du Dictionnaire de la langue, et que je n’y aurois pas admis, si j’en avois été le maître, quoiqu’il soit pour cette fois la meilleure partie du livre. Ainsi on y trouvera vraisemblablement nombre de définitions que je critique, exprimées dans cette prétendue orthographe de Voltaire que tous les grammairiens repoussent; et cela ne pouvoit pas être autrement, ce Dictionnaire devant être l’expression choisie, mais fidèle des Dictionnaires antérieurs, mise à l’usage de l’époque. Il y aura donc lieu à renvoyer nombre de mes traits contre mon bouclier, et je les recevrai sans rancune. Je demande la même courtoisie aux tenants que le sort des armes m’a donnés dans cette joute innocente. Il s’agit aujourd’hui entre les peuples de tout autre intérêt que de la modeste gloriole de quelques doctes et patients enrégistreurs de mots, condamnés à se copier à tour de rôle depuis le commencement d’une langue jusqu’à sa fin; et la polémique des Dictionnaires ne fera plus le même bruit qu’au temps de Ménage et de Furetière. C’est le cas de dire plus que jamais, et dans une acception plus littérale: Sunt verba et voces, prœtereaque nihil.