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CHAPITRE II.

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Table des matières

Il était tard dans la soirée; dame Astrida était assise comme à son ordinaire dans son grand fauteuil, à l’un des coins du foyer. Elle tenait d’une main sa quenouille chargée de lin, et de l’autre tirait et roulait le fil entre ses doigts, tandis que le fuseau dansait à terre. Eric de Centeville dormait sur une chaise vis-à-vis d’elle, et Osmond, assis auprès de lui sur un petit banc de bois, s’occupait à tailler des plumes d’oie sauvage pour les mettre à ses flèches.

Les domestiques du château étaient assis sur des bancs le long de la muraille, les hommes d’un côté de la salle, les femmes de l’autre. La pièce était éclairée par un feu brillant et par une immense lampe suspendue au plafond. Deux ou trois grands chiens étaient couchés devant le foyer, et le petit Richard de Normandie, assis au milieu d’eux, s’amusait à caresser leurs larges oreilles aux longs poils soyeux, et à chatouiller leurs pattes avec une des plumes d’Osmond; de temps en temps aussi il soulevait de force les paupières appesanties d’un de ces bons animaux, qui ne donnait d’autre signe de son impatience qu’un sourd gémissement et se rendormait après avoir changé de posture. Pendant tout ce temps le petit garçon avait les yeux fixés sur dame Astrida, comme s’il n’eut pas voulu perdre un mot de l’histoire qu’elle lui racontait. C’était le récit des aventures de Rollo son grand-père, de son expédition à l’embouchure de la Seine, alors que l’archevêque Franco était venu lui apporter les clefs de la ville de Rouen, où pas un habitant n’avait eu à souffrir de la part des braves hommes du Nord. La vieille dame lui fit ensuite la description de la cérémonie du baptême de son grand-père, et lui dit comment, pendant les sept jours qu’il avait porté sa robe baptismale, il avait comblé de riches dons les principales églises de son duché de Normandie.

— Oh! racontez-moi aussi comment on lui rendit hommage, et comment Sigurd à la hache ensanglantée jeta Charles le Simple à terre. Oh! que j’aurais ri si je l’avais vu!

— Non, non, monseigneur Richard, dit la vieille dame, je n’aime pas cette histoire-là. Elle est du temps où les Normands n’avaient pas encore appris la courtoisie, et il vaut mieux oublier les actes de barbarie que se les rappeler, à moins que ce ne soit pour les réparer. Non, j’aime mieux vous raconter notre arrivée à Centeville. Comme je trouvais ce pays pâle et monotone! Quel ennui m’inspiraient ces immenses prairies et ces larges rivières au cours si tranquille! Comme je regrettais le château de mon père, en Norwége, tout entouré de gigantesques et sombres rochers que surmontaient des pins au noir feuillage, et d’où j’aimais voir à l’horizon les montagnes neigeuses qui touchaient au ciel. Oh! que les eaux de notre rivière étaient bleues dans les longs jours d’été, alors qu’assise dans le bateau de mon père, je me laissais balancer....

Ici le récit de dame Astrida fut interrompu par les sons d’un cor qui retentit à la porte, du château. Les chiens redressèrent la tête et y répondirent par des aboiements étourdissants; Osmond se leva aussitôt.

— Ecoutez! s’écria-t-il, en essayant d’imposer silence aux chiens.

Quant à Richard, il courut auprès du baron de Centeville en criant:

— Réveillez-vous! réveillez-vous, baron Eric, voilà mon père qui arrive. Oh! faites vite ouvrir les portes, et allons le recevoir!

— Silence donc! s’écria le baron en menaçant les chiens; puis il se leva lentement, en entendant le cor retentir pour la seconde fois.

— Osmond, dit-il à son fils, va avec le portier t’enquérir si celui qui vient au château à pareille heure est un ami ou un ennemi. Restez ici, monseigneur, ajouta-t-il en voyant Richard courir après Osmond.

Le petit garçon obéit et s’arrêta, mais il tremblait d’impatience de la tête aux pieds.

— Ce sont des nouvelles du duc, je pense, dit dame Astrida, car lui-même n’arriverait pas à cette heure-ci.

— Oh! ce doit-être lui, dame Astrida, s’écria Richard, car il a dit qu’il reviendrait bientôt. Ecoutez, on entend les pas des chevaux dans la cour, je suis sùr que c’est son beau coursier noir. Et je ne serai pas là pour lui tenir l’étrier! Oh! baron Eric, permettez-moi d’aller à sa rencontre!

Le comte, toujours très laconique, secoua la tête négativement. En ce moment plusieurs pas retentirent sur l’escalier de pierre. Richard allait s’élancer, mais Osmond rentra dans la salle, avec un visage bouleversé qui disait assez que quelque chose allait mal. Il annonça le comte Bernard de Harcourt et le sire Rainulf de Ferrières, puis se retira de côté pour laisser entrer ces deux seigneurs.

Richard était resté debout, au milieu de la salle, sous le coup de son désappointement. Le comte de Harcourt alla droit à lui sans saluer Eric ni aucune autre personne présente. Il ploya le genou devant le petit garçon, prit sa main, et d’une voix entrecoupée:

— Richard, duc de Normandie, dit-il, je suis ton homme lige et ton fidèle vassal.

Puis il se leva, et tandis que Rainulf de Ferrières accomplissait la même cérémonie, le vieux chevalier couvrit de ses mains son visage balafré, et pleura.

— Serait-il bien vrai? demanda le baron de Centeville.

Un signe de tête et un triste regard de Ferrières furent toute la réponse qu’il reçut. Alors il s’agenouilla à son tour devant l’enfant, et répéta les paroles d’usage:

— Je suis ton homme lige et ton fidèle vassal, et te jure foi et hommage pour mon château et ma baronnie de Centeville.

— Oh! non, non! s’écria Richard, en retirant sa main avec un mouvement passionné, et se sentant comme dans un horrible rêve dont il ne pouvait pas se réveiller. Que veut dire cela? 0 dame Astrida, dites-moi ce que cela veut dire? Où est mon père?

— Hélas! mon enfant!...

C’est tout ce que put dire la vieille dame, car ses larmes coulaient en abondance. Elle entoura Richard de ses bras, le pressant contre elle, et l’enfant, un peu remis par ses caresses, écouta silencieusement ce que disaient entre eux les quatre seigneurs, qui ne paraissaient plus s’occuper de lui.

— Le duc mort! répéta Eric de Centeville comme étourdi par le coup.

— Ce n’est que trop vrai, dit Rainulf avec un accent lent et triste, et pendant quelques minutes le silence ne fut troublé que par les longs sanglots du vieux comte Bernard.

— Mais comment? quand? où ? s’écria enfin Eric. Il n’était pas question d’une bataille le jour où vous partîtes. Oh! pourquoi n’était-je pas à ses côtés?

— Il n’est pas tombé sur un champ de bataille, dit le sire Rainulf d’un air sombre.

— Comment? quelle maladie a pu causer si promptement la mort?

— Ce n’est pas la maladie qui l’a tué, répondit Ferrières. C’est la trahison. Il est mort dans l’île de Pecquigny, par la main de l’infâme Flamand!

— Le traître vit-il encore? s’écria le baron de Centeville en saisissant sa bonne épée.

— Il vit et triomphe de son crime, dit Ferrières. est en sûreté dans ses villes marchandes.

— Je puis à peine vous croire, nobles seigneurs, dit Eric. Comment!... notre duc massacré.... son ennemi en sûreté sur son territoire, et vous.... ici pour le raconter!

— Si je ne pensais à notre malheureux duché, et à ce pauvre enfant, qui aura probablement un bien grand besoin de tous ceux qui furent les amis de son père, dit le comte Bernard, je désirerais être étendu raide et froid à côté de mon maître. Plût au ciel que nos yeux eussent été rendus aveugles pour toujours avant d’avoir à contempler un pareil spectacle. Et pas une épée n’a été levée pour sa défense! Racontez comme cela s’est passé, Rainulf! Ma langue se refuse à le dire.

Il se laissa tomber sur un banc et couvrit sa figure avec son manteau, pendant que Rainulf de Ferrières faisait le récit suivant:

— Vous savez comment, dans une heure fatale, notre bon duc avait fixé un rendez-vous avec le comte de Flandre dans l’île de Pecquigny; chacun d’eux devait amener avec lui douze hommes non armés. Il y avait de notre côté Alain, duc de Bretagne, le comte Bernard, le vieux comte Bothon et moi-même; nous ne portions pas d’armes: ah! si nous en avions eu!... car eux en avaient, les traîtres! Ah! je n’oublierai jamais l’air imposant du duc Guillaume au moment où il descendit à terre, et où il salua ce brigand d’Arnulf.

— Oui, interrompit Bernard. Et n’avez-vous pas remarqué les paroles du traître: «Sire, soyez mon bouclier, soyez mon défenseur? » Que ne puis-je briser avec ma hache le crâne du misérable?

— Ils commencèrent donc, continua Rainulf, à conférer ensemble, et, comme les paroles ne coûtaient rien à Arnulf, il promit non-seulemeut de tout restituer au petit comté de Montreuil, mais aussi de rendre hommage à notre duc pour la Flandre elle-même; mais Guillaume n’en voulut rien, disant que c’était trahir Louis de France et Othon l’empereur d’Allemagne que de leur enlever ainsi leur vassal. Ils se séparèrent ensuite, et nous nous rembarquâmes. Le duc Guillaume voulut traverser la rivière seul dans une petite nacelle, tandis que nous étions tous dans un grand bateau. Nous venions d’atteindre la rive, lorsque que les Flamands nous crièrent que leur comte avait encore quelque chose à dire au duc, et le noble Guillaume, nous défendant de le suivre, rama aussitôt dans leur direction. A peine avait-il mis le pied sur le rivage de l’île, continua le Normand en tordant ses mains et en serrant les dents, que nous vîmes un Flamand le frapper sur la tête avec une rame; il tomba; les autres se jetèrent sur lui et l’instant d’après brandirent à nos yeux leurs poignards ensanglantés! Vous pouvez vous représenter quels cris de rage nous poussâmes, et comment nous fîmes voler notre bateau vers l’île; mais avant que nous eussions débarqué, ils avaient atteint l’autre côté de la rivière, ils étaient montés sur leurs coursiers et s’enfuyaient comme des lâches, loin de la vengeance des Normands.

— Ils ne la fuiront pas longtemps, s’écria Richard en relevant la tête; car pour son imagination enfantine, cette terrible histoire ressemblait plus à une légende de dame Astrida qu’à un fait réel, et dans ce moment il ne pensait encore qu’à la noirceur de la trahison. Oh! si j’étais un homme! Un jour ils apprendront...

Il s’interrompit tout à coup, car les dernières recommandations de son père venaient se présenter à son esprit, et il se rappelait ses promesses de pardon; mais ses paroles avaient frappé les barons qui, comme l’avait dit Guillaume, étaient loin de rien posséder de la mansuétude chrétienne, et croyant que la vengeance était un devoir, ils se réjouirent de voir paraître dans leur nouveau prince un esprit aussi belliqueux.

— Ah! vous avez bien parlé, mon jeune seigneur, s’écria le vieux comte Bernard en se levant, et je vois dans votre œil un éclair qui me dit que vous le vengerez noblement un jour.

Richard releva la tête, et son cœur battit avec violence quand le baron Eric répondit:

— Oui, vraiment, il le vengera; vous pourriez, messires, parcourir toute la Normandie, et même la Norwége, avant de rencontrer un cœur plus hardi et plus brave que le sien. Croyez-moi, comte Bernard, notre jeune duc aura une aussi grande réputation qu’aucun de ses ancêtres.

— Je le crois bien, dit Bernard. Il a toute l’allure de son grand-père, le duc Rollo, et il ressemble aussi beaucoup à son noble père! Qu’en dites-vous, monseigneur, ne voulez-vous pas conduire vaillamment vos Normands contre leurs ennemis?

— Oh! oui, dit Richard, entraîné lui-même par l’effet qu’avaient produit ses premières paroles. Je partirai avec vous cette nuit même, si vous voulez aller châtier ces traîtres de Flamands.

— Vous partirez avec nous demain, monseigneur, répondit Bernard, mais ce sera pour aller à Rouen, afin d’y revêtir l’épée et le manteau ducal et d’y recevoir l’hommage de vos vassaux.

Richard baissa la tête sans répondre, car cela lui fit enfin comprendre que son père n’était plus et qu’il ne le reverrait jamais. Il se mit à penser à tous les projets qu’il avait formés pour le jour où le bon duc reviendrait; il avait compté les heures jusqu’à ce jour, et il se réjouissait tant de lui annoncer que le père Lucas était content de lui! Et maintenant il ne reposerait plus sur son sein, il n’entendrait plus sa voix mâle et douce, il ne verrait plus son regard s’abaisser sur lui. De grosses larmes remplirent ses yeux, et, honteux de les laisser voir, il s’assit aux pieds de dame Astrida, cacha sa tête dans ses mains et repassa dans sa mémoire tout ce que son père lui avait dit à leur dernière entrevue. Peu à peu, il se mit à espérer de nouveau qu’il allait revenir comme il le lui avait promis, et que cette horrible histoire était un rêve. Mais en ouvrant les yeux, il revit les barons avec leur figure triste et solennelle, qui parlaient du corps, qu’Alain, duc de Bretagne, escortait jusqu’à Rouen pour qu’il y fût enseveli à côté du duc Rollo et de la duchesse Emma, la mère de Richard. Alors il se demanda comment ce corps tout sanglant pouvait être celui de son père, dont le bras l’entourait si peu de jours auparavant, et si l’esprit de son père savait qu’il pensait à lui; puis, au milieu de ces idées confuses, le jeune duc de Normandie, oublié par ses vassaux absorbés dans leurs délibérations, tomba dans un profond sommeil, dont il sortit à peine pour réciter ses prières, lorsque dame Astrida lui rappela qu’il était temps de se coucher.

Quand Richard s’éveilla le lendemain matin, il ne put d’abord croire que tout ce qui s’était passé la veille au soir fût bien vrai; mais, au bout de quelques instants, il ne put en douter davantage, car tout était préparé pour son voyage à Rouen, et c’était même pour l’y accompagner que le comte d’Harcourt était venu à Bayeux. Dame Astrida dit que c’était très dur de laisser partir «l’enfant,» comme elle l’appelait, tout seul avec ces guerriers; mais le baron de Centeville se mit à rire, et lui dit que ce serait une chose étrange pour un duc de faire sa première entrée à Rouen à côté de sa gouvernante, et qu’elle devait se contenter de le suivre à quelque distance, sous l’escorte de Gauthier le grand veneur.

Elle dit donc adieu à Richard, en priant le baron Eric et Osmond de prendre le plus grand soin de lui, et en pleurant comme si elle se fût séparée de lui pour longtemps. Richard prit congé des domestiques du château, reçut la bénédiction du père Lucas, et, montant sur son petit cheval, il s’éloigna bientôt avec le baron de Centeville et le comte Bernard.

Richard n’était qu’un petit garçon, et il ne songeait déjà plus autant à la mort de son père pendant qu’il chevauchait par cette fraîche matinée, comme un prince à la tête de ses vassaux, sa bannière déployée devant lui, et entouré partout des gens qui venaient le voir passer et qui bénissaient son nom. Rainulf de Ferrières portait une grande bourse pleine d’argent et d’or, et toutes les fois qu’il passait à travers une foule nombreuse, Richard aimait à y plonger la main et à distribuer largement des poignées de monnaie, surtout aux petits enfants.

Ils s’arrêtèrent, au milieu du jour, pour dîner et pour prendre quelque repos dans le château d’un baron qui, aussitôt le repas terminé, monta sur son coursier et se joignit à leur suite. Jusque-là tout ressemblait assez au dernier voyage que Richard avait fait sur la même route, lorsqu’il était venu pour la première fois à Rouen pour y passer auprès de son père les fêtes de Noël. Mais maintenant ils commençaient à approcher de la ville; Richard reconnut la Seine, la tour carrée de la cathédrale, et il se rappela comment, à cette même place, son père était venu à sa rencontre, et comment il avait chevauché à ses côtés en entrant dans la ville.

Alors ses pensées devinrent sombres. Personne n’était plus là pour venir à sa rencontre et lui souhaiter la bienvenue; il n’y avait personne non plus auquel il osât exprimer ses pensées, car ces grands barons à l’air grave n’avaient rien à dire à un si petit garçon, et les égards même qu’ils lui témoignaient avait quelque chose de trop cérémonieux pour lui. C’était surtout le vieux comte Bernard, avec son visage hâlé et refrogné, qui lui inspirait de la crainte, et quant à Osmond, son ami et son compagnon de jeu, il était obligé de rester bien en arrière, comme étant d’un rang inférieur.

Ils entrèrent dans Rouen à la tombée de la nuit. Le comte Bernard fit ranger les gens de la suite en bon ordre; Eric de Centeville ordonna à Richard de se redresser et de n’avoir plus l’air fatigué, et puis tous les chevaliers se retirèrent à quelques pas en arrière pendant que le petit duc entrait seul à leur tête par la porte de la ville.

«Vive le petit duc!» cria la foule d’une voix unanime, et des flots de peuple entourèrent le cheval de Richard, de sorte qu’au bout de quelques instants son sac d’argent était complètement épuisé par ses largesses. La ville tout entière ressemblait à un grand château entouré d’un mur et d’un fossé, avec la tour de Rollo à l’une de ses extrémités. C’est vers cette tour que Richard dirigeait son cheval, lorsque le comte de Harcourt lui cria:

— Non, monseigneur, c’est à l’église de Notre-Dame que nous allons.

On regardait alors comme un devoir envers les morts, que leurs parents ou leurs amis les visitassent pendant qu’ils étaient exposés et répandissent sur leur corps quelques gouttes d’eau bénite. Richard tremblait un peu à la pensée de cette cérémonie; mais l’idée qu’il reverrait encore le visage de son père lui rendit du courage, et il se dirigea vers la cathédrale. Elle n’était point alors ce qu’elle est aujourd’hui; les petites fenêtres étaient presque perdues dans l’épaisseur des murs, les colonnes dans l’intérieur étaient courtes et massives, et il y faisait si sombre qu’ordinairement on distinguait à peine la voûte de l’église.

Ce jour-là cependant l’église était bien éclairée, et Richard, en entrant, vit non-seulement les deux gros cierges qui brûlaient toujours sur l’autel; mais il aperçut encore dans le chœur une double rangée de flambeaux, répandant une lueur douce et pure dans tout l’intérieur de la cathédrale et sur les ornements d’or et d’argent. Autour des cierges était agenouillée toute une rangée de prêtres en robes, noires, la tête appuyée sur leurs mains jointes et chantant une litanie triste et lente. Au centre, il y avait une bière dans laquelle reposait un corps.

Richard trembla de nouveau, il se serait arrêté, si on ne l’avait forcé à continuer sa marche. Il plongea sa main dans l’eau bénite, se signa, aspergea le corps de son père, puis resta immobile. Sa poitrine était comme accablée d’un poids énorme; il ne pouvait respirer ni se mouvoir.

Sur cette bière était étendu Guillaume à la longue épée, dans l’attitude d’un brave et loyal chevalier chrétien, couvert de son armure, son épée au côté, son bouclier au bras, et la croix entre ses mains, qu’on avait jointes sur sa poitrine. Son manteau ducal, de velours cramoisi doublé d’hermine, entourait ses épaules, et sa couronne d’or couvrait sa tête; mais, comme pour contraster avec ces riches vêtements, au-dessus du col du haubert, on voyait paraître le bord d’un cilice que le duc portait toujours sous son vêtement, sans que personne en sût rien. Sa figure était empreinte d’une paix solennelle, comme s’il s’était doucement endormi en attendant le grand jour de la résurrection. Rien en lui n’indiquait sa mort violente, si ce n’est qu’un côté de son front portait une marque d’un violet foncé à l’endroit où il avait reçu le premier coup.

— Le voyez-vous, Monseigneur? dit le comte Bernard d’une voix sourde, en rompant le premier le silence.

Richard, depuis quelques heures, n’avait entendu que des malédictions et des plans de vengeance contre les Flamands; la vue de son père assassiné, et le regard et l’accent du vieux Danois irritèrent son cœur.

— Je le vois, s’écria-t-il, et le traître de Flamand le payera cher!

Puis, encouragé par les regards des nobles, la joue brûlante, le regard tourné vers le ciel, la tête renversée en arrière, et la main sur la poignée de l’épée de son père, il continua en termes qu’il empruntait peut-être à quelque saga:

— Oui, Arnulf de Flandre, sache que le duc Guillaume de Normandie sera vengé ! Sur cette bonne épée, je fais vœu qu’aussitôt que mon bras sera assez fort...

Il s’arrêta, car une main s’était posée sur son épaule. Un prêtre, qui jusque-là était resté agenouillé vers la tête du cadavre, s’était levé et le regardait avec une expression sévère. Richard reconnut la figure pâle et grave de Martin, abbé de Jumièges, le meilleur ami et le conseiller de son père.

— Richard de Normandie, quelles paroles prononces-tu? dit-il d’une voix solennelle. Oui, baisse la tête et ne réponds rien, plutôt que de répéter ce que tu viens de dire. Es-tu venu ici pour troubler la paix des morts par des cris de fureur? Veux-tu consacrer à la vengeance cette épée qui n’a jamais été tirée que pour secourir les pauvres et les affligés? Veux-tu dérober ton cœur à Celui qui t’a racheté, et te mettre au service de son ennemi? Est-ce là ce que ton bienheureux père t’a appris?

Richard ne répondit rien; mais il couvrit son visage de ses mains pour cacher les larmes qui coulaient en abondance.

— Seigneur abbé, seigneur abbé, cela passe toute idée! s’écria Bertrand le Danois. Notre jeune duc n’est pas moine, et nous ne voulons pas voir éteindre aussitôt qu’elles paraissent toutes les étincelles de cet esprit noble et chevaleresque.

— Comte de Harcourt, dit l’abbé Martin, sont-ce là les paroles d’un païen sauvage, ou d’un chrétien qui a reçu ici même les eaux saintes du baptême? Jamais, tant que je pourrai m’y opposer, tu ne rempliras l’âme de cet enfant de ta soif de vengeance, tu ne profaneras la présence de ton maître par le crime qu’il détestait le plus, et le temple de Celui qui est venu ici-bas pour pardonner et bénir, par ta haine implacable..... Je sais bien, barons de Normandie, que vous verseriez volontiers jusqu’à la dernière goutte de votre sang pour ramener à la vie notre bienheureux duc, ou pour protéger son enfant orphelin; mais si vous avez aimé le père, accomplissez sa volonté, et dépouillez-vous de cet esprit maudit de haine et de vengeance; si vous aimez l’enfant, ne faites pas à son âme plus de mal que ses plus grands ennemis, Arnulf lui-même, ne sauraient lui en faire.

Les barons gardèrent le silence et refoulèrent leurs pensées, et l’abbé Martin se tourna vers Richard, dont les pleurs coulaient toujours, à mesure que les dernières paroles de son père lui revenaient plus clairement à la mémoire. L’abbé lui mit doucement la main sur la tête, et lui dit:

— Ces larmes viennent d’un cœur adouci. Je J’espère du moins, et je vois que tu ne comprenais pas la portée de ce que tu disais.

— Oh! pardonnez-moi, dit Richard d’une voix entre coupée.

— Vois-tu cela? dit le prêtre, en lui montrant la grande croix qui était sur l’autel; tu connais le sens de ce signe sacré ?

Richard inclina la tête.

— Cette croix parle de pardon, continua l’abbé ; et sais-tu qui est Celui qui a pardonné ? C’est le Fils qui a pardonné à ses bourreaux, c’est le Père qui a pardonné aux meurtriers de son Fils. Et toi, tu voudrais encore te venger?

— Mais, dit Richard, en relevant la tête, faut-il que le traître triomphe dans son crime, quand mon père..., et sa voix fut de nouveau interrompue par ses sanglots.

— La vengeance frappera certainement le pécheur, dit Martin, la vengeance du Seigneur; mais elle ne doit pas venir de toi: elle viendra en son temps. Non, Richard, tu es entre tous les hommes celui qui est le plus tenu de montrer de l’amour et de la miséricorde à Arnulf de Flandre. Oui, c’est quand la verge du Seigneur l’aura frappé, qu’elle l’aura puni pour son crime, c’est alors que toi, qu’il le plus cruellement offensé , tu devras lui tendre la main et lui pardonner. Si tu fais quelque vœu sur l’épée de ton bienheureux père, dans le sanctuaire de ton Rédempteur, que ce soit un vœu chrétien.

Richard pleurait trop amèrement pour répondre, et Bernard de Harcourt, lui prenant la main, l’emmena hors de l’église.

Le petit duc

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