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CHAPITRE II LA VEILLÉE DES ARMES

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Quand la troisième des petites dames sans importance eût pris congé, Célia se retrouva seule: la marquise Dorée avait dû s'en aller aussi, car elle dînait en ville.

—Favouille!—appela Célia.

La petite bonne parut. Pour servir le thé, elle s'était affublée tout à l'heure d'un tablier blanc et d'un ruban rose. Mais maintenant «que le beau monde avait parti», Favouille s'était hâtée de redevenir souillon. Et ce fut les mains noires jusqu'aux coudes qu'elle vint à l'appel de sa maîtresse.

—Bon Dieu!—dit Célia.—Quand est-ce que tu te décideras à te salir un peu moins et à te laver un peu plus?

La gamine éclata d'un rire malicieux:

—Souhaitez pas des choses pareilles, madame Célia! Le jour que j'aurai appris à être aussi propre que vous, vous pensez bien que je m'établirai à mon compte!

Elle avait prudemment levé un coude. Le soufflet de Célia manqua là joue couleur de pomme d'api.

—C'est votre tub que vous voulez, cette fois-ci?—continuait Favouille, imperturbable.

Baignée, coiffée, habillée, Célia, prête à sortir, revint d'abord sur la terrasse, et flâna.

C'était le plus bel ornement de la villa, que cette terrasse. Ni le jardin,—un superbe champ de jacinthes et de narcisses, bordé de rosiers, ombragé de lilas, et si violemment parfumé en toutes saisons qu'on ne pouvait pas s'y promener un quart d'heure sans risquer «une semble-migraine»;—ni le kiosque chinois,—un minuscule pavillon drolatique qui s'élevait au bout des narcisses et des jacinthes, derrière les buissons de lilas, et dont les quatre clochettes, tintant à la brise de mer, éveillaient le démon des tentations luxueuses dans la cervelle des gamines de l'école laïque, déjà promptes d'esprit et faibles de chair;—ni la maison elle-même, un «bastidon» grand comme la main, mais tout neuf et coquet, avec ses murs crêpis de chaux bleue, son toit débordant comme un parasol, et le carrelage vernissé de ses «moellons» provençaux—rien de tout cela n'égalait en agrément ce petit rectangle dallé de briques qui prolongeait la maison, au niveau du rez-de-chaussée, du côté opposé au jardin, et s'avançait ingénieusement dans l'angle compris entre la rue Sainte-Rose et le sentier du bord de l'eau. Le mur d'enceinte, très bas, formait balustrade, et l'on pouvait s'y accouder, dominant ou la ruelle campagnarde, fleurie et verdoyante, ou la rade, vaste comme un golfe entre ses promontoires violets....

La rue Sainte-Rose est la plus jolie rue de la Mître, qui est le plus joli quartier du Mourillon. Et le Mourillon, faubourg maritime et colonial de Toulon, prend place immédiatement avant Paris, dans la hiérarchie des villes où l'on vit pour aimer du soir au matin, et pour penser du matin au soir.

—Il était encore ici, vendredi dernier,—murmura Célia, songeant à l'amant parti.

Elle essaya de se figurer le paquebot qui remportait, si loin, si vite ... un grand paquebot blanc, empanaché de fumée noire, et dont l'étrave mince coupait, dans cette même seconde, quelque vague chaude de la mer Rouge, sur la route mouvante qui va de Suez à Périm.... Pour des raisons connues d'elle seule, Célia savait beaucoup plus de géographie que n'en savent d'ordinaire les petites courtisanes. Et les noms de Suez et de Périm lui rendaient perceptible l'énorme distance chaque jour accrue....

—Il était encore ici, vendredi dernier,—répéta-t-elle.—Et, vendredi dernier, nous avons dîné ensemble ici, sur cette terrasse. Il avait mis des lanternes vénitiennes tout autour de la table. Et le chasseur de la Pintade nous servait, avec Favouille. C'était gentil, ce dernier dîner....

Elle haussa lentement les épaules:

—Aujourd'hui, je suis toute seule, et le chasseur de la Pintade ne viendra pas me servir.... Favouille ne sait rien de rien, pas même cuire un œuf à la coque.... Je ne dis pas que Dorée ait tort.... Mais tout le monde ne peut pas réussir comme elle.... Et c'est trop difficile d'organiser une maison, quand on n'a pas d'ami pour vous aider....

Brusque, elle rentra. La lampe du cabinet de toilette brûlait encore. Mais tout le reste de la maison était obscur, et le corridor noir donnait la sensation lugubre d'une demeure abandonnée. Sous la porte de la cuisine, un filet de lumière passait, seul: Favouille, éclairée d'un bout de chandelle, achevait les petits fours du thé.

—Ne te gêne pas!

—Ben! non!... puisque vous allez sortir?... ils ne seraient plus bons demain, pas?

Elle parlait la bouche pleine, sans même se lever de son tabouret. Et Célia, désarmée par cette impertinence candide, demeura coite. Oui, sans doute!... il eût fallu gronder, crier ... ou, mieux: il eût fallu, sans se fâcher, reprendre la gamine, l'enseigner,—la dresser, comme avait dit la marquise;.—lui expliquer notamment qu'on ne répond pas aux maîtres, qu'on les écoute debout, et que, la nuit venue, on allume les lampes.... Incontestablement il eût fallu dire tout cela.... Mais c'aurait été bien des paroles. Et le courage manquait tout à fait à Célia, pour entamer d'aussi longues harangues.

—Éclaire-moi,—dit-elle seulement:—je m'en vais.

Favouille l'éclaira de sa chandelle, qu'elle tint entre le pouce et l'index: les bougeoirs sont une superfluité; en outre, ils se couvrent de vert-de-gris dès qu'on y touche, et ça fait un décrassage de plus....

La porte grinça sur ses gonds, rarement huilés. Et Célia fut dans la rue.

La nuit était noire. Un seul réverbère, terne et tremblottant, faisait tache jaune sur cette obscurité qui confondait les arbres, les maisons, les murs et le sol. Toute proche, mais invisible derrière la haie des buissons qui s'accrochent au flanc de la falaise, la mer chantait sa chanson sourde, la chanson des nuits presque calmes. Et c'était un bruit faible, mais tout de même immense, et qu'on devinait éternel.

Célia prit le milieu de la chaussée, et s'éloigna de la mer. La rue Sainte-Rose est courte. Arrivée au bout, Célia tourna dans la petite avenue de la Mître, puis dans le boulevard Cunéo. Un tramway électrique passa, filant comme une flèche, et projetant tout autour de lui une grande nappe de lumière blanche. Il disparut derrière la caserne d'artillerie, et Célia, qui avait suivi des yeux sa fuite éblouissante, buta contre le bord du trottoir, qu'elle ne voyait plus dans la nuit devenue opaque.

Aux maisons, quelques fenêtres luisaient. Mais la plupart des volets étaient clos. Toutes les boutiques avaient fermé leurs devantures. Seule une porte, vitrée de carreaux dépolis, laissait transparaître au dehors la lueur d'un rez-de-chaussée éclairé. Et le reste du boulevard avait l'air d'une avenue de cité morte.

Célia vint à cette porte vitrée, tourna le bec-de-cane et entra. Le rez-de-chaussée était un restaurant, une pension dite de famille. Célia, depuis le départ de son amant, avait pris l'habitude de s'attabler là trois soirs sur quatre. On ne pouvait pas dîner tout le temps à la Pintade: c'eût été trop cher d'abord, et puis, trop loin: pour aller du Mourillon en ville, il faut compter trente bonnes minutes par le tramway. Comment faire, les jours de paresse, quand on se lève après le crépuscule, et qu'on reste deux heures au bord du tub, les pieds à peine entrés dans les sandales, et les muscles si mous qu'on n'a point le courage de verser seulement l'eau chaude, ni d'empoigner l'éponge?... Et quant à prendre ses repas chez soi, impossible! c'est bon lorsqu'on est en ménage. On peut alors jouer à la femme mariée, et manger dans sa vaisselle. Mais quand on vit seule, le métier vous accapare: il faut sortir, s'habiller, se déshabiller, courir les couturières; il faut se montrer partout, à toute heure. Et dans la maison, le cabinet de toilette et la chambre à coucher prennent toute la place. Alors on se débrouille comme on peut: on grignote le civet et les haricots de la gargote,—trente-cinq sous, vin compris,—un quart d'heure avant d'aller s'asseoir au Casino, dans sa loge d'avant-scène, avec vingt louis de satin sur le dos, et quinze louis d'aigrettes sur la tête.

Dès la porte, la patronne du lieu accueillait ses hôtes avec la plus exubérante cordialité:

—Té! la petite Célia! Comment va, ma belle?

C'était une large Marseillaise, dont la peau grasse semblait suinter de l'huile. On l'appelait la mère Agassen. Et sa réputation de brave femme était assez solidement établie pour qu'elle pût, sans risque de l'entamer, prêter à la petite semaine, vendre des crocodiles empaillés, présenter à propos les dames seules aux messieurs en goût d'unions libres, et prélever sa part des honoraires que, l'union libre consommée, les susdits messieurs payaient aux susdites dames. Toutes ses clientes la tenaient d'ailleurs en haute estime, et se fâchaient rouge quant un amant sceptique raillait leur naïveté, et les traitaient de brebis tondues: «C'étaient des méchancetés et des calomnies; la mère Agassen planait au-dessus des soupçons, et rendait à toutes ses protégées les plus précieux services....» Célia, la première, en était persuadée.

La mère Agassen lui prodiguait d'ailleurs ses bonnes grâces, l'ayant classée du premier coup d'œil parmi les recrues profitables,—avec qui «il y avait à faire».

—Ma belle! Tu viens juste quand il faut! J'ai pour toi un joli bifteck au poêlon....

La mère Agassen tutoyait toutes ses pensionnaires.

Elle en avait une douzaine,—la plupart femmes du Mourillon, à l'usage exclusif des officiers de l'armée coloniale. Ceux-ci ne se mêlent guère aux officiers de marine; et ils ont des maîtresses à eux, moins lancées dans le monde fêtard, mais meilleures ménagères, et plus fidèles, ou faisant mieux semblant de l'être. Quand on revient en France, après trois ou quatre années passées au tréfonds du Laos ou du Soudan, dans la plus atroce, dans la plus inhumaine des solitudes, on a soif surtout de vivre à deux, bourgeoisement, au coin d'un feu à soi. Et cette soif-là exige d'être étanchée n'importe comment, mais tout de suite. Beaucoup de coloniaux, dès le lendemain de leur arrivée, prenaient donc pension chez la mère Agassen, sachant y rencontrer d'emblée un choix de petites fiancées disponibles. Et le restaurant de famille servait d'agence matrimoniale.

—Tu ne restes pas un peu, ce soir? Après dîner, tu sais, les lieutenants font une manille dans l'arrière-salle.... Reste donc, ma belle!... Non? tu as des rendez-vous à ton Casino?... Ah! vaï! ce n'est pas du sérieux, ces rendez-vous là!...

La mère Agassen désapprouvait fort les incursions en ville. A quoi bon s'en aller si loin chercher fortune,—et fortune secrète, presque honteuse: fortune qui échappait déplorablement au contrôle financier de la mère Agassen,—quand, au Mourillon même, toute femme de bonne volonté, toute femme dont on pouvait dire qu'elle avait «le tempérament ouvrier», ne manquait jamais de besogne?...

Célia s'en alla, tout de même, malgré les discours persuasifs de la patronne, et malgré les œillades non moins éloquentes d'un grand diable de lieutenant, sans doute frais débarqué de quelque Sénégal. Certes, la mère Agassen ne pouvait être que d'excellent conseil. Mais, au bar du Casino, la marquise Dorée devait, à dix heures tapant,—l'heure chic,—introduire solennellement sa protégée....

Célia s'en alla donc, et le tramway, tout auréolé d'électricité blanche, l'emporta à travers le faubourg endormi.

Les petites alliées

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