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XIII
ОглавлениеIl fallut dix bonnes minutes, beaucoup de vinaigre et pas mal de serviettes mouillées pour ranimer Loreley Loredana.
A la fin, elle reprit connaissance. Mais je n'y gagnai pas grand'chose: en un clin d'œil l'évanouissement fit place à la plus violente crise de nerfs. Les serviettes mouillées et le vinaigre durent incontinent revenir à la charge.
J'avais jeté la pauvrette en travers d'une des tables de marbre, et je l'y maintenais à deux mains, aidé par tous les consommateurs de bonne volonté, qui tous me prodiguaient des conseils innombrables. Je n'écoutais d'ailleurs pas, trop occupé de ma besogne, laquelle n'était point facile: ce corps de poupée se démenait avec une étonnante vigueur. De la bouche tordue, des cris s'échappaient, inarticulés d'abord. Mais bientôt, parmi ces cris, des syllabes distinctes se firent jour. J'entendis le nom de Malcy, plusieurs fois répété. En même temps, les convulsions s'apaisaient. La crise s'éteignit en quelque sorte d'elle-même, et je n'eus plus entre mes mains qu'une toute petite fille très malheureuse, et si faible qu'elle pouvait à peine pleurer.
Elle était trop épuisée pour marcher. Il fallut rester là, dans ce café, sous trop de regards curieux. Mais ça lui était maintenant bien égal, qu'on la regardât, elle, Loreley Loredana, dont l'ami était mort. Car il était mort, c'était sûr ... sûr ... effroyablement sûr... Il était mort. Et elle l'avait tant aimé, tant aimé, tant aimé...
Vainement j'essayai d'interrompre la pauvre litanie navrante. Vainement j'essayai de parler raison, de protester, de dire qu'on ne savait pas, qu'on ne pouvait pas savoir, que personne ne pouvait savoir. Vainement j'affirmai, moi, qu'il n'était pas mort. On ne m'écoutait pas. On ne m'entendait pas. La voix dolente continuait sa plainte.—Il était mort. Mort sans avoir revu celle qui l'aimait. Mort sans avoir su comment elle l'aimait, et combien. Elle ne lui avait jamais rien avoué. Elle avait toujours eu peur et honte. Parce qu'elle aimait. Parce qu'elle aimait d'amour. Ardemment, follement, désespérément. Elle aimait, et elle était aimée. Car elle le savait aussi, qu'elle était ... hélas!... qu'elle avait été aimée. Elle le savait, qu'il serait bientôt revenu, revenu amoureux, avec tous les baisers dans sa bouche. Elle le savait, qu'ils se seraient alors unis, liés, liés pour toute la vie ... comme les amants des légendes ... et des opéras... Maintenant, plus rien. C'était fini.—Fini.—De tout ce bonheur, plus rien ne subsisterait, qu'une tombe où s'agenouiller pour pleurer le cher, cher mort...
Une tombe?... Ah! Dieu! Dieu!... quelle tombe?... puisque c'était l'impitoyable mer qui avait commis le crime?... Non!... il n'y aurait pas même de tombe. Le cadavre errant n'obtiendrait ni repos, ni sépulture, sauf peut-être sur la plage où les vagues, à la fin, le pousseraient, le rouleraient...
Sur la plage ... où les vagues...
La voix s'étrangla net, avec une sorte de hoquet. Le corps menu, effondré sur la banquette de velours, où mes deux mains le soutenaient pour l'empêcher de glisser jusqu'à terre, se releva d'une secousse. Loreley Loredana fut debout, frémissante, ses yeux agrandis fixés sur mes veux:
—Fargue!... Puisqu'il a fait naufrage?... c'est, dans la baie des Trépassés que les vagues le pousseront, n'est-ce pas?... Oh! je me souviens! il me l'avait dit, lui-même!
Fiévreuse, galvanisée, elle agrippait déjà son chapeau demeuré sur la table de marbre, s'en coiffait, enfonçait les épingles...
—Fargue!... Vite, vite!... partons! Vous me conduirez, dites?... Oh! oui! vous me conduirez là-bas! vous ne m'abandonnerez pas!...
Effaré, ne comprenant pas encore, je m'étais levé aussi, j'allongeais une main vers mon pardessus:
—Je vous conduirai? mais où?... où est-ce que je vous conduirai ma gosse?...
Elle m'avait pris la main, elle m'entraînait vers la porte:
—Mais là-bas, bien sûr! à la baie des Trépassés!... Allons, partons! vite, Fargue, vite!...
Nous étions déjà dans la rue.
Mais là, sous l'aigre bruine que le vent furieux nous jetait au visage, je m'arrêtai net, et je protestai:
—Mon petit! vous êtes tout à fait folle, ce coup-ci?... Voyons! vous voulez aller au Raz, pour chercher le cadavre de Malcy? de Malcy qui n'est pas plus mort que vous et moi?
Elle haussa ses épaules de fillette, désespérément:
—Oh! Fargue!... mon ami!... A quoi bon? maintenant?... puisque je sais qu'il est mort! Ne mentez plus, Fargue. Venez plutôt, venez tout de suite.
Mais, à la fin, ça devenait trop saugrenu, et j'avais perdu patience:
—Ah! non! par exemple!... je ne suis pas fou, moi, si vous êtes folle!... Non, non, non, et non! jamais de la vie!...
Elle ne se fâcha pas. Elle eut seulement un très large geste, résigné et résolu:
—C'est bien. Tant pis. Comme vous voudrez, Fargue. Ne venez pas. J'irai toute seule. Adieu, Fargue.
Elle me quitta, sans hésiter. Elle s'éloigna, rapide, coupant en diagonale l'immense rectangle du Champ de Bataille noyé de pluie.—Petite ombre pataugeant dans les flaques où dansait le reflet des réverbères, parmi la plainte des arbres et le hurlement des rafales.
Moi, je restai dix secondes, planté comme un terme sur le bord du trottoir, à la regarder s'en aller. Puis je courus après elle:
—Laurette, Laurette!... mon chéri!....
—Ah!—fit-elle, de sa mince voix douce.—Je savais bien que vous viendriez avec moi...
—Mais non! Laurette!...
—Mais si. Je savais bien. Dépêchons-nous. Nous serons à la gare dans cinq minutes. Savez-vous s'il y a un train bientôt?
Je ne luttais plus. Trop évidemment, sa décision était prise. Je ne songeais plus qu'à faire en quelque sorte la part du feu. S'il fallait absolument aller au Raz, eh bien! on irait. Mais pas tout de suite! pas ainsi! Il serait temps demain, quand on aurait dormi, quand on serait moins las, quand on aurait fait les préparatifs indispensables...
Et d'abord il me fallait encore une permission, à moi, une permission de plusieurs jours. Et elle, Loreley Loredana, avait le théâtre à prévenir...
Non sans peine, j'eus gain de cause, après une discussion serrée. Loreley Loredana consentit à rentrer à l'hôtel pour y attendre le jour. Je crois bien d'ailleurs qu'elle s'y décida surtout après avoir dûment constaté, horaire en main, qu'il n'existait aucun train de nuit...