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PRÉFACE.

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Table des matières

LA crise dans laquelle le corps politique se trouve engagé depuis trente ans, a pour cause fondamentale le changement total de système social, qui tend à s’opérer aujourd’hui, chez les nations les plus civilisées, en résultat final de toutes les modifications que l’ancien ordre politique a successivement éprouvées jusqu’à ce jour. En termes plus précis, cette crise consiste essentiellement dans le passage du système féodal et théologique au système industriel et scientifique. Elle durera, inévitablement, jusqu’à ce que la formation du nouveau système soit en pleine activité.

Ces vérités fondamentales ont été jusqu’à présent, et sont encore également ignorées des gouvernés et des gouvernails; ou plutôt elles n’ont été et ne sont senties, par les uns et par les autres, que d’une manière vague et incomplète, absolument insuffisante. Le dix-neuvième siècle est encore dominé par le caractère critique du dix-huitième; il ne s’est point encore investi du caractère organisateur qui doit lui être propre. Telle est la véritable cause première de l’effrayante prolongation de la crise, et des orages terribles dont elle a été accompagnée jusqu’ici. Mais cette crise cessera de toute nécessite, ou du moins elle se changera en un simple mouvement moral, aussitôt que nous nous serons élevés au rôle éminent que la marche de la civilisation nous assigne, aussitôt que les forces temporelles et spirituelles qui doivent entrer en activité seront sorties de leur inertie.

Le travail philosophique, dont je présente aujourd’hui au public un premier fragment, aura pour but général de développer et de prouver les importantes propositions qui viennent d’être sommairement énoncées; de fixer le plus possible l’attention générale sur le véritable caractère de la grande réorganisation sociale réservée au dix-neuvième siècle; de démontrer que cette réorganisation, graduellement préparée par tous les progrès que la civilisation a faits jusqu’à présent, est aujourd’hui parvenue à sa pleine maturité, et qu’elle ne peut être ajournée sans les plus graves inconvéniens; d’indiquer, d’une manière nette et précise, la marche à suivre pour l’opérer avec calme, avec sûreté, et avec promptitude, malgré les obstacles réels; en un mot, de concourir, autant qu’il est au pouvoir de la philosophie, a déterminer la formation du système industriel et scientifique, dont l’établissement peut seul mettre un terme à la tourmente sociale actuelle.

La doctrine industrielle, j’ose l’avancer hardiment, serait entendue avec facilité, et admise sans beaucoup d’efforts, si la plupart des esprits étaient placés au point de vue convenable pour la saisir et pour la juger. Malheureusement il n’en est point ainsi. Des habitudes d’esprit vicieuses et profondément enracinées, s’opposent à l’intelligence de cette doctrine dans presque toutes les têtes. La table rase de Bacon serait infiniment plus nécessaire pour les idées politiques que pour toutes les autres; et, par cela même, elle doit éprouver, relativement à cette classe d’idées, beaucoup plus de difficultés.

L’embarras que les savans ont éprouvé pour façonner au véritable esprit de l’astronomie et de la chimie, des têtes jusqu’alors habituées à considérer ces sciences à la manière des astrologues et des alchimistes, se manifeste aujourd’hui par rapport à la politique, à laquelle il s’agit de faire subir un changement analogue, le passage du conjectural au positif, du métaphysique au physique.

Obligé de lutter contre des habitudes opiniâtres et universellement répandues, je crois qu’il est utile d’aller au-devant d’elles, et d’anticiper un peu sur une partie de mon travail, en expliquant ici, d’une manière générale et sommaire, l’influence qu’ont obtenue et que conservent en politique les doctrines vagues et métaphysiques, l’erreur qui les fait prendre pour la politique véritable, et enfin la nécessité de les abandonner aujourd’hui.

Le système industriel et scientifique a pris naissance, et S’est développé sous la domination du système féodal et théologique. Or, ce simple rapprochement suffit pour faire sentn qu’entre deux systèmes aussi absolument antipathiques, il a dû exister une sorte de système intermédiaire et vague, uniquement destiné à modifier l’ancien système de manière à permettre le développement du système nouveau, et, plus tard, à opérer la transition. C’est le fait historique général le plus facile à deviner d’après les données que j’ai mises en regard. Aucun changement ne peut s’effectuer que par degrés au temporel comme au spirituel. Ici, le changement était tellement grand, et, d’un autre côté, le système féodal et théologique répugnait tellement par sa nature à toutes les modifications, qu’il a fallu, pour qu’elles pussent avoir lieu, l’action spéciale continuée pendant plusieurs siècles, de classes particulières dérivées de l’ancien système, mais distinctes, et jusqu’à un certain point, indépendantes de lui, et qui ont dû conséquemment, par le seul fait de leur existence politique, constituer au sein de la société ce que j’appelle par abstraction un système intermédiaire et transitif. Ces classes ont été au temporel celle des légistes, et au spirituel, celle des métaphysiciens qui se sont étroitement combinées dans leur action politique, comme la féodalité et la théologie, comme l’industrie et les sciences d’observation.

Le fait général que je viens d’indiquer est de la plus haute importance. Il est une des données fondamentales qui doivent servir de base à la théorie positive de la politique. C’est celle qu’il importe le plus aujourd’hui de bien éclaircir, parce que le vague et l’obscurité dont elle a été enveloppée jusqu’à ce jour, sont ce qui complique le plus aujourd’hui les idées politiques, ce qui cause presque toutes les divagations.

Il serait absolument inphilosophique de ne pas reconnaître l’utile et remarquable influence exercée par les légistes et les métaphysiciens, pour modifier le système féodal et théologique, et pour empêcher qu’il n’étouffât le système industriel et scientifique, dès ses premiers développemens. L’abolition des justices féodales, l’établissement d’une jurisprudence moins oppressive et plus régulière, sont dus aux légistes. Que de fois, en France, l’action des parlemens n’a-t-elle pas servi à garantir l’industrie contre la féodalité! Reprocher à ces corps leur ambition, c’est blâmer des effets inévitables d’une cause utile, raisonnable et nécessaire; c’est se tenir à côté de la question. Quant aux métaphysiciens, c’est à eux qu’on doit la réforme du seizième siècle, et l’établissement du principe de la liberté de conscience qui a sapé dans sa base le pouvoir théologique.

Je sortirais des bornes d’une préface en insistant davantage sur des observations que tout esprit juste développera aisément, d’après les indications précédentes. Pour moi, je déclare que je ne conçois point du tout comment l’ancien système aurait pu se modifier, et le nouveau se développer sans l’intervention des légistes et des métaphysiciens,

D’un autre côté, s’il est absurde de nier la part spéciale d’utilité des légistes et des métaphysiciens pour l’avancement de la civilisation, il est très dangereux de s’exagérer cette utilité, ou, pour mieux dire, d’en méconnaître la véritable nature. Par le fait même de sa destination, l’influence politique des légistes et des métaphysiciens était bornée à une existence passagère, puisqu’elle n’était que modificatrice et transitive, et nullement organisatrice. Elle a eu rempli toute sa fonction naturelle, du moment que l’ancien système a perdu la majeure partie de sa puissance, et que les forces du nouveau sont devenues réellement prépondérantes dans la société, au temporel et au spirituel. Close à ce point qui est complétement atteint depuis le milieu du siècle dernier, la carrière politique des légistes et des métaphysiciens n’eût pas cessé d’être utile et honorable, tandis qu’elle est effectivement devenue tout-à-fait nuisible, pour avoir dépassé sa limite naturelle.

Quand la révolution française s’est déclarée, il ne s’agissait plus de modifier le système féodal et théologique, qui avait déjà perdu presque toutes ses forces réelles. Il était question d’organiser le système industriel et scientifique, appelé par l’état de la civilisation à le remplacer. C’étaient, par conséquent, les industriels et les savans qui devaient occuper la scène politique, chacun dans leurs rôles naturels. Au lieu de cela, les légistes se sont mis à la tête de la révolution, ils l’ont dirigée avec les doctrines des métaphysiciens. Il est superflu de rappeler quelles singulières divagations en ont été la suite, et quels malheurs sont résultés de ces divagations. Mais il faut remarquer avec soin que, malgré cette immense expérience, les légistes et les métaphysiciens sont encore restés sans interruption à la tête des affaires, et qu’eux seuls aujourd’hui dirigent toutes les discussions politiques.

Cette expérience, quelque coûteuse qu’elle ait été, et quelque décisive qu’elle soit réellement, continuerait à demeurer stérile, à cause de sa complication, si on ne montrait point, par une analyse directe, la nécessité absolue de retirer aux légistes et aux métaphysiciens l’influence politique universelle qu’on leur accorde, et qui ne tient qu’à l’opinion présumée de l’excellence de leurs doctrines. Mais il est très facile de prouver que les doctrines des légistes et des métaphysiciens, sont aujourd’hui, par leur nature, tout-à-fait impropres à diriger convenablement l’action politique, soit des gouvernans, soit des gouvernés. Cet obstacle est tellement grand, qu’il fait disparaître, pour ainsi dire, l’avantage que peuvent présenter les capacités individuelles, quelque brillantes qu’elles soient.

Les esprits un peu éclairés reconnaissent bien aujourd’hui la nécessité d’une refonte générale du système social; ce besoin est devenu tellement imminent qu’il faut bien qu’il soit senti. Mais l’erreur capitale, qui est généralement commise à cet égard, consiste à croire que le nouveau système à édifier doit avoir pour base les doctrines des légistes et des métaphysiciens. Cette erreur ne se maintient que parce qu’on ne remonte point assez haut dans la série des observations politiques, et que les faits généraux ne sont point assez profondément examinés, ou, pour mieux dire, parce qu’on ne fonde point encore sur les faits historiques généraux les raisonnemens politiques. Sans cela on ne saurait se tromper au point de prendre une modification du système social, une modification qui a eu tout son effet, et qui ne peut plus jouer aucun rôle, pour un véritable changement de ce système.

Les légistes et les métaphysiciens sont sujets à prendre la forme pour le fonds, et les mots pour des choses. De là l’idée généralement admise de la multiplicité presque infinie des systèmes politiques. Mais, dans le fait, il n’y a et il ne peut y avoir que deux systèmes d’organisation sociale réellement distincts, le système féodal ou militaire, et le système industriel; et au spirituel, un système de croyances et un système de démonstrations positives. Toute la durée possible de l’espèce humaine civilisée est nécessairement partagée entre ces deux grands systèmes de société. Il n’y a en effet pour une nation, comme pour un individu, que deux buts d’activité, ou la conquête ou le travail, auxquels correspondent spirituellement ou les croyances aveugles, ou les démonstrations scientifiques, c’est-à-dire, fondées sur des observations positives. Or, il faut que le but d’activité générale soit changé pour que le système social le soit réellement. Tous les autres perfectionnemens, quelque importans qu’ils puissent être, ne sont que des modifications, c’est-à-dire, des changemens de forme et non de système. La métaphysique peut seule faire envisager les choses différemment par la malheureuse habileté qu’elle donne à confondre ce qui doit être distinct, et à distinguer ce qui doit être confondu.

La société a été organisée d’une manière nette et caractéristique, pendant que le système féodal ou militaire a été en pleine vigueur, parce qu’elle a eu alors un but d’activité clair et déterminé, celui d’exerçer une grande action guerrière, but pour lequel toutes les parties du corps politique ont été coordonnées. Elle tend aussi à s’organiser aujourd’hui d’une manière plus parfaite, et non moins nette et caractéristique, pour le but d’activité industriel, vers lequel également seront dirigées en faisceau toutes les forces sociales. Mais depuis la décadence du système féodal ou militaire jusqu’à présent, la société n’a point été réellement organisée, parce que les deux buts ayant été menés de front, l’ordre politique n’a eu qu’un caractère bâtard. Or, ce qui était utile et nécessaire même, comme état de choses transitoire et préparatoire, deviendrait évidemment absurde comme système permanent, aujourd’hui que la transition est vraiment terminée sous les rapports principaux. C’est là où conduisent néanmoins les doctrines des légistes et des métaphysiciens.

On ne saurait trop le répéter, il faut un but d’activité à une société, sans quoi il n’y a point de système politique. Or, légiférer n’est point un but, ce ne peut être qu’un moyen. Ne serait-il pas étrange qu’en résultat de tous les progrès de la civilisation, les hommes fussent arrivés aujourd’hui à se réunir en sociétés, dans le but de se faire des lois les uns aux autres? Ce serait là, sans doute, le sublime de la mystification. Ne semblerait-il pas voir des hommes qui se réuniraient gravement afin de tracer de nouvelles conventions pour les échecs, et qui se croiraient des joueurs? Une absurdité aussi manifeste est néanmoins naturelle, et conséquemment excusable dans les légistes, dont le jugement est ordinairement vicié par l’habitude de ne considérer que les formes. Mais de la part des industriels, habitués, au contraire, à ne considérer en tout que le fonds, la prolongation d’une telle erreur serait absolument inexcusable.

Revenons donc à la saine manière d’envisager les choses. Reconnaissons que l’influence des légistes et des métaphysiciens a été long-temps utile en modifiant le système féodal et théologique, et en facilitant par là le développement du système industriel et scientifique. Mais reconnaissons aussi que, par cela même, cette influence était destinée à s’éteindre après avoir atteint son but, et qu’elle a par conséquent perdu aujourd’hui toute son utilité, puisque la modification de l’ancien système est telle, qu’il n’a plus assez de force pour continuer à servir de base à la société, et que le système nouveau est tellement développé, qu’il n’attend plus qu’une impulsion d’activité pour se constituer à la tête du corps social. Les légistes et les métaphysiciens ont garanti le nouveau système dans son enfance contre l’action de l’ancien système dans la plénitude de l’âge; mais depuis que l’enfant est devenu adulte, et que l’homme mûr est devenu caduc, toute intervention est inutile et nuisible, et le nouvel homme doit traiter directement avec le vieillard.

Aujourd’hui, en effet, l’intérposition des légistes et des métaphysiciens entre l’ancien système et le nouveau est la cause principale de l’inextricable confusion des idées politiques; c’est elle qui nous masque l’entrée du régime industriel. Mais que cet intermédiaire soit écarté, que les rapports entre les deux systèmes opposés deviennent directs, et tout ce chaos se débrouillera comme par enchantement. On s’expliquera, on s’entendra; on ne pensera plus qu’une société puisse subsister sans but d’activité; et on reconnaîtra que, puisque l’ancien but militaire ne peut plus exister aujourd’hui, il faut s’occuper sans délai de s’organiser pour le but industriel. Les classes féodale et théologique sentiront qu’elles n’ont aucun moyen de lutter contre les industriels et les savans pour empêcher la constitution définitive du nouveau système. Les industriels et les savans sentiront à leur tour qu’ils doivent dédommager les classes anciennes de la clôture de leur carrière politique en leur facilitant l’entrée de la carrière nouvelle.

J’ai peut-être trop insisté pour ce moment sur le fait fondamental que je viens d’examiner. Mais il est d’une telle importance pour l’éclaircissement des idées politiques, que je ne saurais regretter cette extension. J’espère qu’elle facilitera l’intelligence de mon ouvrage en indiquant au lecteur le point exact d’opposition avec les idées généralement admises; car cet exposé a pour objet essentiel de préciser plus nettement que je n’aurais pu le faire de toute autre manière, le véritable caractère du système industriel, en faisant sentir la différence absolue qui le distingue du système vaguement libéral, avec lequel on est porté à le confondre. En un mot, j’ai voulu exprimer la séparation de la politique scientifique, basée sur des séries coordonnées de faits historiques généraux, d’avec la politique métaphysique, fondée sur des suppositions abstraites plus ou moins vagues et plus ou moins creuses, qui ne sont qu’une nuance de la théologie.

Je n’ai considéré, dans tout ce qui précède, le grand mouvement moral auquel la société est appelée aujourd’hui, que sous le rapport du changement fondamental à opérer dans les doctrines. Mais il est un autre point de vue que je ne dois pas négliger d’indiquer en peu de mots dans cette Préface.

Les idées et les sentimens se tiennent et se correspondent nécessairement. Tout grand mouvement dans les idées en exige un semblable dans les sentimens. Sous ce rapport, la philanthropie est l’analogue et l’auxiliaire indispensable de la philosophie. Pour déterminer le grand mouvement philosophique qui doit avoir pour objet la refonte des idées générales, il est indispensable que l’activité philanthropique se développe dans tous les hommes susceptibles de sentimens élevés et généreux. La décadence des doctrines générales anciennes a laissé développer l’égoïsme, qui envahit de jour en jour la société, et qui s’oppose éminemment à la formation des nouvelles doctrines. Il faut donc mettre en jeu la philanthropie pour le combattre et pour le terrasser. Cette action n’est pas moins nécessaire que celle de la philosophie, et même elle doit la précéder. C’est pourquoi j’ai cru devoir, dès ce premier fragment de mon travail, faire un appel aux philanthropes, c’est-à-dire, à tous les hommes doués de sentimens généreux, quelle que soit leur existence sociale: qu’ils appartiennent à l’ancien système, ou au système nouveau, ou au système transitoire, cet appel terminera ce premier écrit.

Ce volume se compose de Lettres qui ont été envoyées aux personnes à qui elles sont adressées, depuis le mois de juin1820jusqu’en janvier1821.

Cette Correspondance a pour objet de faire monter, par une pente douce, jusqu’au point de vue élevé d’où les choses sont envisagées dans l’Adresse aux Philanthropes, qui la termine.

Du système industriel

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