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II
MON CURÉ DANS LE PRÉTOIRE

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Table des matières

Samuel Zaphyri, alias Achille de Saint-Preux, mis en liberté sous caution, avait pris, le jour même de sa sortie de prison, le premier avion pour Londres. Mais il n’était plus qu’un comparse dont le public ne se souciait guère: sans le vouloir, sans même le savoir, le pittoresque curé de Sableuse l’avait complètement éclipsé dans cette affaire qui, de la rubrique des faits divers, s’était élevée au rang de grande actualité et installée à la première page des journaux. L’abbé Pellegrin avait été «lancé» par les reporters qui lui prêtaient les discours les plus audacieux, le présentaient, en exagérant encore sa verve rabelaisienne, sa franchise ingénue, son langage rude, sous l’aspect d’une manière de curé du Danube. Et la foule s’était éprise de ce prêtre à l’âme simple qui parlait argot, mais n’en paraissait pas moins inspiré d’un esprit vraiment évangélique... Deux fois par jour, le facteur apportait au presbytère de Sableuse des lettres dont le nombre augmentait sans cesse et qui provenaient de tous les points du pays. Elles apportaient au populaire abbé Pellegrin les félicitations et les encouragements de croyants et aussi de mécréants que ses propos, partout publiés, avaient à la fois amusés et émus: persécuté pour avoir placé au-dessus de tout le devoir de charité, il n’était plus le complice ou la victime d’un marchand de bric-à-brac artistique pour Américains, mais une manière de saint à la fois pathétique et jovial bien fait pour un siècle qu’ont modelé la presse d’information et le cinéma. Car le bon curé avait été «tourné» dans son jardin, près du tombeau de Poilu, et son visage hilare, où passait cependant parfois l’ombre d’un souci douloureux, s’épanouissait sur tous les écrans lumineux de France.

L’abbé Pellegrin ne recherchait cependant aucune réclame et même toutes ces visites, toutes ces lettres—sauf celles qui contenaient quelque argent pour ses pauvres—l’importunaient et l’inquiétaient.

—Ont-ils fini de me tenir la jambe? se plaignait-il devant Valérie à qui tout ce bruit déplaisait aussi. Bientôt, je n’aurai plus le temps de lire mon bréviaire...

—Si j’étais à votre place, je ne recevrais pas tous ces gens-là!

—C’est que la plupart viennent de Paris pour me voir... Je ne peux pas leur fermer ma porte au nez. Ce ne serait pas charitable...

Valérie répondait, sévèrement:

—Vous parlez trop, monsieur le curé! Ces malins vous tirent les vers du nez et ils boivent votre vin blanc. Ah! nous étions bien plus heureux quand personne ne s’occupait de nous!

Quelques jours avant le procès devant le tribunal correctionnel de Merville, l’abbé reçut de Mgr Sibuë une lettre qui, sous peine de sanctions immédiates, lui interdisait de faire désormais la moindre déclaration aux journalistes: «Vous devez, lui disait l’évêque, vous renfermer strictement dans l’exercice de votre saint ministère, vous abstenir de tout acte, de toute parole qui pourraient aggraver encore un scandale déjà retentissant et des plus déplorables au point de vue temporel et spirituel.»

—Tant mieux! dit le curé... Me voilà paré. Quand les fabricants de bobards viendront me relancer, je leur dirai: «Je dois la fermer, c’est la consigne. Et je ne tiens pas à écoper!» Monseigneur me débarrasse d’une corvée et je lui en suis d’autant plus reconnaissant que mon vin blanc tire à sa fin!

Mais il était trop tard, et la popularité du curé de Sableuse ne pouvait plus être combattue efficacement par une telle interdiction: au contraire, cette condamnation au silence fut considérée, par une grande partie du public, comme une persécution nouvelle. Mgr Sibuë reçut, à son tour, d’innombrables lettres: elles ne ressemblaient guère à celles qui submergeaient le presbytère de Sableuse et l’abbé Lanthier, chargé de les ouvrir, crut préférable de ne pas les communiquer à Sa Grandeur.

Devant le juge d’instruction, le «complice» du pseudo-comte de Saint-Preux avait comparu plusieurs fois, mais sans se départir de sa bonne humeur et de sa truculence coutumières.

—Je ne m’en fais pas une miette... Le moment venu, je me défendrai et le bon Dieu, qui ne doit pas attacher tant d’importance à un vieux morceau de bois sculpté, me tirera de là.

—Vous devriez choisir un avocat, dit le juge.

—Pas la peine... J’ai défendu, au front, des camarades qui passaient au tourniquet et il s’agissait, parfois, de leur sauver la vie. Dieu merci, j’y suis arrivé. Mon cas est tout de même moins grave... Qu’est-ce que je risque? Au pis aller, je récolterai quelques jours de boîte... Là, au moins, je serai tranquille, je ferai une bonne retraite et je me dirai qu’il n’est pas mauvais qu’un prêtre aille en prison, quand c’est, bien entendu, pour avoir fait ce qu’il croit être le bien. Nous autres, dans le clergé, nous ne comparaissons pas assez souvent devant Hérode, nous ne trinquons pas assez souvent pour nos idées, pour notre salut et celui des âmes qui sont sous notre coupe, et c’est peut-être pourquoi nous nous faisons de moins en moins comprendre par le populo quand nous lui parlons du Christ—pas en bois sculpté, celui-là—qui est mort, entre deux voleurs, sur la croix!...

Le jour du procès, le Palais de justice de Merville fut envahi par une foule que les quatre gendarmes de service ne purent endiguer, malgré les renforts accourus en toute hâte. Outre de nombreux habitants de Sableuse, des Mervillois, très fiers du retentissement de cette affaire qui valait à leur sous-préfecture une flatteuse célébrité et un afflux d’étrangers prompts à la dépense, il y avait là des représentants de tous les journaux de Paris, des photographes, des opérateurs de cinéma... Des centaines d’admirateurs fanatiques du «bon curé» étaient venus de Paris et d’ailleurs. M. et Mme Cousinet, qui figuraient sur la liste des témoins, étaient arrivés dans leur limousine. Mgr Sibuë, cité aussi par le ministère public, était descendu, au milieu d’un silence hostile, de son coupé archaïque. Et un camelot débrouillard avait vendu en quelques minutes, sur la place du Palais, toute une provision de cartes postales qui représentaient le nouveau saint Vincent de Paul avec son large sourire, son brûle-gueule et une auréole autour de son calot de poilu.

L’abbé Pellegrin était venu de Sableuse dans le tacot de son ami, le docteur Profilex, qui conduisait lui-même. Le long de la route, ils avaient échangé quelques propos assez décousus; le médecin paraissait redouter un jugement sévère du tribunal de Merville, mais le curé, au contraire, se montrait parfaitement rassuré.

—Quoi qu’il arrive, plaisantait Profilex, vous voilà populaire, citoyen curé... Le péril noir, c’est vous. Car enfin, si vous le vouliez, vous entraîneriez les masses... Heureusement, votre soutane vous empêche de monter à cheval!

—D’autant plus que je n’ai jamais servi que dans la biffe.

—C’est bien la première fois qu’un curé obtient, en France, un pareil succès.

—Je n’ai rien fait pour cela. Et même je vous dirai que j’en ai marre de cette célébrité encombrante... Vivement la paix!

—On dit ça, mais vous l’avez bien un peu cherchée, citoyen curé, la faveur populaire...

—Moi?

—Oui, et pour l’obtenir, il vous a suffi de chanter la vieille chanson de Béranger, le Dieu des bonnes gens.

—Je ne la connais pas.

—Elle est cependant dans votre répertoire... Et elle produit toujours son effet quand vous la chantez, gros malin. Allons, avouez-le, c’est encore ce refrain-là que vous allez nous reprendre, tout à l’heure, devant le tribunal.

Mais le curé de Sableuse, qui ne comprenait pas, répondit:

—En fait de chant profane, je ne connais que la Madelon... Et Monseigneur m’interdit de la pousser, même devant ceux de mes paroissiens qui sont allés au front! Croyez-vous que cette chanson dont vous me parlez, le Dieu des bonnes gens, obtiendrait plus de succès auprès de Mgr Sibuë?

—Non, répondit le docteur Profilex.

C’est avec peine que l’auto se fit un chemin à travers la cohue amassée devant le palais de Justice. Des cris s’élevèrent, frénétiques, mêlés cependant de quelques sifflets:

—Vive l’abbé Pellegrin! Vive l’ami des pauvres! Vive le bon curé!...

Une jeune femme en cheveux sauta sur le marchepied et se jeta au cou du prêtre en lui disant:

—Vous êtes un saint!... Il faut que je vous embrasse.

L’abbé Pellegrin ne put repousser à temps cette fougueuse admiratrice, et tandis que la foule applaudissait avec des rires et de nouvelles clameurs, il riposta joyeusement:

—Merci, la belle, mais il m’est défendu de vous rendre la politesse!

La salle exiguë où siégeait le tribunal correctionnel était archi-comble. Le curé y pénétra au moment même où l’huissier appelait l’affaire Zaphyri-Pellegrin: il prit la place au banc des inculpés libres, sans souci de l’ardente curiosité avec laquelle le public le contemplait et, brusquement, au brouhaha des conversations, succéda un silence impressionnant.

Le président était un petit bonhomme au visage maigre, au regard dur, à la voix sèche.

—Votre nom?

—Jean-Joseph Pellegrin.

—Votre âge?

—Trente-six ans.

—Votre profession?

—Prêtre catholique ... Mais ce n’est pas un métier, c’est un sacerdoce.

—Votre domicile?

—A Sableuse.

—Vous savez pourquoi vous êtes poursuivi? Complicité de détournement d’un objet dont vous étiez le dépositaire, le gardien légal. Votre complice fait défaut.

—Oui, répondit doucement l’abbé Pellegrin, il s’est débiné.

Des rires fusèrent dans la salle, mais le président, agacé, les réprima aussitôt:

—Silence! Cette affaire est très sérieuse et j’entends que tous ici, à commencer par l’inculpé, se montrent respectueux de la justice.

—Je n’ai pas du tout envie de rigoler, dit le complice de M. de Saint-Preux.

—Vous n’avez pas d’avocat?

—Je suis assez bavard pour deux. Je me justifierai moi-même...

—C’est votre droit. Voici les faits tels qu’ils ont été révélés par l’enquête. Le 5 avril dernier, vous avez reçu la visite, au presbytère de Sableuse, d’un individu qui se dit comte Achille de Saint-Preux, critique d’art, mais qui s’appelle en réalité Samuel Zaphyri, est originaire de Salonique et s’adonne dans les conditions les plus suspectes au commerce d’œuvres d’art et d’antiquités d’un caractère le plus souvent religieux. Ce personnage, dont vous auriez dû vous méfier, vous a offert une somme de 5.000 francs en échange d’une statuette en bois représentant le Christ et datant du XIIIe siècle. Vous avez accepté sans difficultés...

—Permettez, monsieur le Président. Les 5.000 francs, c’était un don, un don fait par de généreux Américains à l’intention de mes pauvres! La statuette en bois sculpté, je l’ai échangée contre un Christ tout neuf, grandeur nature, avec une tête agréable à voir et des étoiles d’or partout. C’était la bonne combine... Du moins, je l’ai cru.

—Ce Christ tout neuf, qui doit être une horreur, l’avez-vous reçu?

L’abbé Pellegrin répondit en baissant la tête:

—Non.

—Vous voyez bien!... Mais les 5.000 francs, vous les avez bel et bien encaissés.

—Encaissés? Si c’est Dieu permis!... Dites plutôt qu’ils ont glissé entre mes doigts comme une poignée de grains. Et vous parlez qu’il y avait des becs ouverts tout autour! Deux jours après, je n’avais plus un pellot...

—Quel que soit l’usage que vous ayez fait de ces 5.000 francs, il n’en est pas moins certain que vous avez cédé, contre espèces, un objet précieux qui non seulement ne vous appartenait pas, mais encore présentait un très grand intérêt au point de vue artistique et historique: son classement avait même été proposé par M. l’inspecteur des Beaux-Arts du département. Quelles explications avez-vous à fournir sur le fait?

A ce moment, un des assesseurs, qui observait l’abbé avec une évidente sympathie, intervint:

—Puisque l’inculpé doit présenter lui-même sa défense, peut-être conviendrait-il de la placer après les dépositions des témoins et le réquisitoire du ministère public.

Des approbations se firent entendre dans le public, et le président dit d’un air revêche au curé de Sableuse:

—L’affaire est très claire, d’autant plus que, somme toute, vous avouez... Mais si vous avez une véritable plaidoirie à prononcer, je consens à vous donner la parole lorsque M. le Procureur de la République aura requis l’application de la loi. Préférez-vous qu’il en soit ainsi?

—Si c’est un effet de votre bonté, monsieur le Président... Mais soyez tranquille, je ne vous tiendrai pas la jambe pendant deux heures.

—Soit. Qu’on introduise le premier témoin.

M. Bienaimé, inspecteur départemental des Beaux-Arts, prit place à la barre avec une grande gravité. Tenant à étaler une implacable érudition, il fit, à propos de la statuette du XIIIe siècle, une longue conférence sur la sculpture religieuse au moyen âge.

—Enfin, demanda le procureur de la République, le Christ de l’église de Sableuse a-t-il une réelle valeur?

—Une très grande valeur. Il s’agit d’un incomparable chef-d’œuvre et comme nous n’avons pu le retrouver dans les collections de Zaphyri, nous devons craindre que cette perte cruelle pour l’art français ne soit irréparable.

—Vous entendez? dit le président à l’inculpé.

L’abbé Pellegrin ne parut pas autrement impressionné.

—La plus belle image de Dieu, répondit-il, c’est parfois un Christ de quatre sous... Tout dépend de la prière qu’on lui adresse, de la confiance qu’on a en lui.

—Nous nous plaçons en ce moment au point de vue de l’art.

—L’art? C’est un chiqué sans importance pour ceux qui ont vraiment la foi. Et Dieu se fout pas mal d’être artistique!

Ces mots prononcés d’une voix forte, avec une sorte d’émotion à la fois comique et saisissante, provoquèrent dans la salle des «mouvements divers»: on approuvait, on protestait et le président, assez énervé, eut quelque peine à ramener le calme.

Le chauffeur, qui avait conduit à Sableuse le pseudo-comte de Saint-Preux, expliqua ensuite qu’il était la victime de cet aventurier.

—Il ne m’a pas payé la location de ma voiture... Et pendant plus d’un mois je l’ai baladé dans le pays. Nous allions d’église en église et nous avions toujours affaire au curé... Mais, souvent, M. le comte était mal reçu. A Sableuse, il n’en a pas été de même.

—C’est bien l’inculpé, questionna le président, qui apporta la statuette jusqu’à l’automobile?

—En effet.

—Demandez-lui, intervint l’abbé, si son patron ne me l’a pas arrachée avec violence, si, sautant dans la bagnole, il n’a pas donné l’ordre de se cavaler en vitesse, enfin, si le coup n’était pas monté...

Le chauffeur déclara en évitant le regard du curé de Sableuse:

—Je ne sais qu’une chose, c’est que le curé est sorti de l’église avec le machin sur les bras.

—Il suffit! triompha la procureur. Rien ne peut démontrer plus nettement la culpabilité du prévenu.

—Ça va, ça va, fit l’abbé en haussant les épaules. Le copain dit la vérité, mais il a juré de la dire toute et c’est ce qu’il ne fait pas. Faut croire que ça le gêne... Il y a aussi des paroissiennes qui, au confessionnal, racontent qu’elles se sont laissées peloter dans les coins par des galants, mais elles vont rarement jusqu’à dire que leur mari est cocu... Moi, je n’y étais pas et il faut bien que je leur donne l’absolution. Chauffeur, mon ami, je vous pardonne, caltez en paix!

Valérie, fort troublée, fit le récit de la visite de M. de Saint-Preux à l’abbé Pellegrin. Mais elle n’avait pas entendu leur conversation...

—Ils ont bu, fit-elle, une bouteille de vin blanc... Puis, ils sont allés ensemble à l’église. M. le curé est revenu avec un air tout triste et il ne m’a pas parlé de l’image de Notre-Seigneur emportée par le monsieur de Paris. Mais, me montrant les billets de banque, il m’a dit: «Voilà de quoi arroser la paroisse... Ça tombe bien: le temps était d’un sec!» Et le jour même, il a commencé sa tournée chez les malheureux. Le lendemain, tout l’argent était fondu. Même que j’ai dit à M. le curé: «Vous auriez bien pu en réserver un peu pour vous acheter une douillette neuve, vu que la vôtre s’en va en loques.» Le pauvre cher homme m’a répondu: «Une douillette? Je n’ai même pas gardé de quoi m’acheter un paquet de tabac.» Et comme je lui reprochais d’être trop bon, même pour des gens qui ne mettent jamais les pieds à l’église, il m’a rabrouée: «Occupez-vous de vos oignons», m’a-t-il dit. Ce jour-là, j’ai mis deux pièces de plus à sa soutane...

Tous les regards s’étaient tournés vers le curé de Sableuse, mais celui-ci bougonna:

—Les femmes, ça bavarde tout le temps et ça en raconte!... Si ma soutane a des pièces, c’est pas la peine de le crier sur les toits, surtout après m’avoir dit: «Monsieur le Curé, vous pouvez être tranquille... Cela ne se voit pas du tout!»

M. Cousinet déclara qu’il était complètement étranger à l’affaire, qu’il avait, pour sa part, aidé le curé de Sableuse à soulager les misères du pays et qu’il était prêt à continuer «en dépit de la singulière attitude de cet ecclésiastique qui, oublieux de sa vraie mission, se rangeait parmi les pires adversaires de la société.»

—De quoi? répliqua l’abbé Pellegrin... Suis-je donc curé pour vous servir, vous et vos pareils? Et prenez-vous votre coffre-fort pour un tabernacle?

Une grande partie du public se mit à applaudir avec frénésie, tandis que M. Cousinet, indigné, s’écriait:

—Monsieur le président, je suis témoin et haut-commissaire du gouvernement à l’éducation physique, protégez-moi.

Le président, confus et nerveux, agitait ses manches dans le vacarme, tandis que le procureur, penché vers le prévenu, lui lançait des paroles évidemment menaçantes mais que personne ne pouvait entendre.

Enfin, l’orage se dissipa et le président put articuler d’une voix sévère:

—L’inculpé cherche à passionner les débats... Il croit que c’est son intérêt. Nous verrons bien. En attendant, je l’engage à respecter le témoin.

—D’autant plus, s’empressa d’ajouter le procureur, que l’honorable M. Cousinet occupe une haute situation dans les conseils du gouvernement: c’est un titre de plus à la déférente estime de tous les bons citoyens.

L’abbé Pellegrin proféra en sourdine:

—En voilà un que je retiens pour la procession; il sait donner le coup d’encensoir!

Mme Cousinet fit une entrée sensationnelle et prit place avec dignité sur la chaise que l’huissier lui avait apportée. Très maquillée, très décolletée, elle leva son bras nu, cerclé d’anneaux multicolores, avec une grâce charmante pour prononcer le serment légal. Les journalistes parisiens reconnurent l’ex-vedette du Casino de Paris mais ils trouvèrent qu’elle avait engraissé... Surveillant sa diction—une future pensionnaire du Théâtre Français doit avoir une diction impeccable—la femme du haut-commissaire prononça:

—Étant châtelaine de Sableuse, j’avais cru devoir m’intéresser au curé du village... C’est tout naturel: le château et l’église sont faits pour s’entr’aider. Malheureusement, ces relations sont devenues bientôt assez difficiles. M. l’abbé Pellegrin a des idées révolutionnaires... Il dit du mal des personnes riches!

—Ça dépend lesquelles! risqua le prévenu, aussitôt rappelé à l’ordre par le président.

—C’est tout juste, reprit Mme Cousinet, si le curé de Sableuse n’a pas combattu la candidature de mon mari... Mon mari, un homme d’ordre, patronné par la Ligue des bons Français! C’est de la faute de l’abbé si M. Cousinet n’est pas, aujourd’hui, sous-secrétaire des Beaux-Arts! Vous imaginez combien je suis contrariée, moi qui...

M. Cousinet, très gêné, eut un geste d’impatience que le président remarqua.

—Madame, interrompit le magistrat, dites-nous plutôt, je vous prie, comment vous avez obtenu la rentrée de M. l’abbé Pellegrin dans sa cure...

—Ah! ce jour-là, j’ai fait une belle gaffe! Car enfin si le curé n’était pas revenu, le bon Dieu serait encore dans sa niche, il n’y aurait pas eu de scandale, M. Cousinet serait aux Beaux-Arts et moi...

—Ma chérie! supplia M. Cousinet au milieu des rires irrespectueux de l’auditoire.

—Bref, continua l’ex-Lisette de Lizac, j’ai dit à Monseigneur: «Ce curé est un type rigolo... Il a une silhouette, un genre, un répertoire, un public. Sa rentrée est impatiemment attendue. Je demande à Votre Grandeur de nous rendre ce numéro-là!» Alors, je l’avoue, l’abbé Pellegrin m’amusait... Monseigneur a été très chic comme toujours. Il m’a répondu: «Madame la Présidente—je préside l’œuvre des enfants de la Pucelle—je vous le renverrai puisque vous y tenez»... Huit jours après, ça y était. Vous voyez, j’ai de l’influence à l’évêché. Mais j’aurais mieux fait de m’en servir pour autre chose. Voilà tout ce que je sais, monsieur le président.

—Au cours de l’instruction, intervint l’assesseur qui avait déjà pris la parole, l’inculpé a prétendu que vous aviez brusquement cessé vos libéralités en faveur de ses pauvres: ce serait là, à l’en croire, la raison pour laquelle il a accepté la proposition de Zaphyri...

—C’est exact, reconnut Mme Cousinet non sans embarras, nous avons arrêté les frais.

—A quel moment avez-vous ainsi serré les cordons de votre bourse?

—Au lendemain des élections.

Un vent de réprobation souffla, assez aigre, dans la salle, si bien que M. Cousinet crut bon d’expliquer:

—Le curé pactisait de plus en plus avec nos ennemis politiques...

L’abbé Pellegrin se dressa et, d’une voix calme, répliqua:

—Moi, je donne à tous les pauvres, sans m’occuper de leurs opinions. Les malheureux, c’est comme les blessés, on ne leur demande pas s’ils sont amis ou ennemis avant de les relever.

De nouveaux applaudissements saluèrent cette réplique. Et Mme Cousinet songea que, cette fois, les «effets» n’étaient pas pour elle: ce curé de village osait les griller tous à une grande vedette parisienne! Rageusement, elle protesta:

—On finira par croire que c’est nous qui l’avons vendu, le bon Dieu du XIIIe siècle!

Ce à quoi le curé répliqua, malgré les objurgations impérieuses du président:

—Je n’ai jamais rien vendu, madame... Pas même le miel de mes ruches ou le vin de ma vigne. Je n’étais pas fait, sans doute, pour le commerce et c’est pourquoi je suis dans la mouise, comme tant d’autres!

M. Cousinet jugea utile de déclarer qu’il avait rendu de grands services pendant la guerre comme fournisseur aux armées et qu’il méprisait toutes les attaques, d’où qu’elles vinssent.

—J’en connais, dit le curé, qui ont rendu aussi de grands services pendant la guerre, mais ça leur a tout juste rapporté cinq sous par jour, et il y avait des attaques que ces pauvres bougres ne méprisaient pas du tout...

Pour mettre fin à cet incident qui menaçait de s’envenimer à la grande satisfaction de l’auditoire, le président donna l’ordre d’introduire l’évêque de Sableuse, cité comme témoin de moralité. Mgr Sibuë se contenta de dire avec hauteur qu’il n’avait pas à confier à la justice laïque son opinion sur la conduite d’un prêtre du diocèse qu’il administrait.

—Je me réserve, déclara-t-il, d’examiner moi-même cette affaire et de prendre, s’il y a lieu, les sanctions prévues par nos sacrés canons. Ce qui se passe ici, messieurs, ne me regarde pas et je préfère ne m’en mêler sous aucun prétexte.

—Enfin, questionna l’assesseur qui considérait l’abbé Pellegrin d’un œil favorable, enfin, dites-nous, Monseigneur, si le curé de Sableuse vous paraît mériter quelque indulgence en raison des mobiles de son acte.

—A tout péché miséricorde, répondit sèchement le prélat.

—N’est-il pas un brave homme, au cœur simple et généreux?

—Soit. Mais j’en ai déjà trop dit, Monsieur le président, je demande la permission de me retirer, non sans avoir cependant exprimé l’affliction que me cause un tel scandale, sans souhaiter aussi qu’une telle leçon porte ses fruits qui sont l’humilité et le repentir.

Salué avec respect par le tribunal, Mgr Sibuë se dirigea vers la sortie au milieu d’un silence glacial. Mais l’abbé Pellegrin, se levant brusquement, arrêta l’évêque en s’agenouillant devant lui:

—Monseigneur, lui dit-il avec des larmes dans les yeux, Monseigneur, si je suis coupable, je supplie Votre Grandeur de me pardonner!

Le prélat, surpris, s’écarta en répondant:

—C’est à vos juges qu’il faut demander en ce moment votre pardon. Quant à moi, je continue à vous garder toute mon affection paternelle, mais il faut chasser loin de vous l’esprit de révolte et d’orgueil... Vous entendez, d’orgueil!

Mgr Sibuë s’éloigna, tandis que l’abbé Pellegrin, resté à genoux, répétait avec une sorte d’angoisse douloureuse:

—L’orgueil? Je serais un orgueilleux, moi?...

Il se releva et reprit place sur le banc des prévenus, tandis que les spectateurs de cette scène extraordinaire s’abandonnaient, non sans brouhaha et sans fièvre, aux mouvements contradictoires de leur émotion.

Tous les témoins cités avaient été entendus. Le procureur de la République prit la parole. Son réquisitoire fut court et sévère.

—Ce procès, dit le magistrat, a pris des proportions inattendues... Il s’agit d’une banale affaire correctionnelle et cependant, elle remue les passions de la foule: l’inculpé qui comparaît ici a pour un vaste public le prestige d’un héros, l’auréole d’un saint. Pour moi, comme pour ses juges, il n’est qu’un délinquant... Nous ne voulons pas écouter les bruits du dehors, pas même les rumeurs du dedans et toute cette mise en scène nous laisse indifférents: nous ne connaissons que la loi, la loi sereine et sage, et nous l’appliquerons sans souci d’une agitation intempestive, ridicule et d’ailleurs truquée!

Et, sans autre éloquence, le procureur, s’en tenant aux faits tels qu’ils lui paraissaient être établis par l’instruction, raconta la visite de Zaphyri au curé de Sableuse, affirma que celui-ci avait vendu le précieux, l’admirable, l’incomparable Christ du XIIIe siècle, concluant ainsi un vrai marché, une affaire... Sans doute, le complice du pseudo-comte de Saint-Preux avait ensuite consacré cette somme à des œuvres pies, mais qui pouvait prouver qu’elle était passée tout entière dans le budget des pauvres?

Ce soupçon fit tressaillir l’abbé Pellegrin:

—Alors, quoi, murmura-t-il, indigné, on m’accuse d’avoir planqué la galette de mes vieux et de mes gosses? Ça, c’est le bouquet!

Mais l’organe du ministère public continuait, plus sonore, plus sûr de lui:

—Au surplus, nous n’avons pas à examiner quel usage a été fait du produit de cette étrange et blâmable opération. Un chef-d’œuvre à qui le titre de propriété nationale allait être conféré par l’administration compétente, a été livré, secrètement, entre deux verres de vin et moyennant de l’argent, à un de ces aventuriers qui raflent les merveilles de notre patrimoine d’art et de beauté pour les exiler à jamais dans les galeries des milliardaires américains. C’est une dilapidation de notre héritage, une diminution irréparable de notre patrimoine, une manière de trahison commise par celui qui, sous le couvert de son caractère sacré, était le dépositaire de ce joyau de la couronne historique de la France!...

—Et quoi encore? fit le curé en étouffant un rire sarcastique.

—C’est là un abus de confiance que nous devons réprimer sévèrement, quand ce ne serait que pour l’exemple, nos églises risquant d’être ainsi dépouillées de leurs richesses artistiques par des pirates cosmopolites! La loi nous arme pour réprimer de tels délits, chaque jour plus fréquents... Vous hésiterez d’autant moins à l’appliquer avec la rigueur nécessaire, que l’inculpé se refuse à reconnaître la gravité de sa faute, qu’il prétend même avoir rempli son véritable devoir en agissant de la sorte et que, se prêtant à une publicité malsaine, il s’est présenté, devant ses juges, comme une manière de victime à laquelle les foules abusées sont prêtes à tresser la couronne du martyre... Vous le condamnerez et ainsi vous opposerez aux pressions et aux menaces d’une opinion travaillée par les ennemis de l’ordre, la réplique triomphante du bon sens, du droit, de la justice!...

—Fermez le ban, dit l’abbé en se tournant vers le public dont l’hilarité stupéfia l’organe de la vindicte publique habitué à des succès d’un ordre plus pathétique.

Le président se gendarma:

—L’attitude de l’auditoire est intolérable. Si de telles manifestations se renouvellent, j’ordonnerai l’évacuation de la salle.

Mme Cousinet se pencha vers son mari et dit à voix basse:

—Le procureur s’est fait emboîter.

—Oui, répliqua le haut-commissaire du gouvernement, le public est pour le curé. Heureusement ce n’est pas lui qui juge et Pellegrin sera emboîté à son tour, mais pour de bon. Ça lui apprendra à manquer de tenue et de tact.

—Il a du succès, fit Mme Cousinet d’un air pincé, mais il obtient ses effets avec des moyens vulgaires... Comme c’est facile!

Le président, plus revêche que jamais, venait de donner la parole à l’inculpé pour présenter sa défense.

—Soyez bref, lui recommanda-t-il, et ne vous écartez pas de la question.

Le curé de Sableuse se leva et, d’une voix d’abord émue puis bientôt assurée, il prononça:

—Je ne parle, d’habitude, que du haut de la chaire, dans ma petite église de Sableuse, devant des paysans et des paysannes, et là, je suis l’avocat du bon Dieu qui parfois,—pas souvent—m’expédie le Saint-Esprit en vitesse pour m’empêcher de rester en carafe au beau milieu de mon sermon. Ici, je suis mon propre avocat et je ne crois pas que le Saint-Esprit se dérange aujourd’hui pour moi. Alors, quoi, je vais vous envoyer ça comme ça me vient... Ne faites pas attention aux virgules: je ne suis qu’un curé de campagne et si ce que je dis n’est pas de première, ça vaut toujours mieux que la façon dont je le dis. Je suis venu pour me confesser, c’est bien mon tour... Mais avant, il faut que je tire mon épingle d’un jeu où l’on m’a entraîné et où j’ai misé sans bien savoir ce que ça allait me coûter. On a fait trop de phrases sur moi, on a bu le reste de mon petit vin blanc et cependant on en a vendu des barriques dans toute la France. C’est un miracle comme celui des noces de Cana, mais ce gros vin partout débité ne ressemble pas au mien... Faudrait tout de même pas mêler l’aramon au jus de ma vigne. Dites donc, Messieurs les journalistes, fabricants de bobards et marchands de boniments, vous avez cherré. Vous avez fait de moi un type dont tout le monde parle, comme si j’étais boxeur, président du Conseil, assassin ou grande vedette du Casino de Paris. Le curé de Sableuse n’en demandait pas tant et même il trouve que vous l’avez trop bien servi.

—Parlez-nous, interrompit le président, du délit qui vous est reproché.

—J’y arrive... C’est bien simple: J’avais dans mon église un vieux bon dieu de bois dont personne n’avait l’air de se soucier, que personne ne venait jamais voir et, surtout, que personne ne songeait à prendre pour une image ressemblante de Notre-Seigneur. Tant que ça moisissait dans une niche, sous la poussière, c’était une statuette sans intérêt, sans valeur... Il y en a comme ça des floppées dans le diocèse, aussi toquardes ou aussi admirables, comme vous voudrez. Et maintenant qu’il n’est plus là, on me dit: «C’était un chef-d’œuvre merveilleux, un truc épatant!» Pas possible! Fallait nous prévenir... Nous ne sommes pas critiques d’art et les amateurs ne sont jamais venus à Sableuse pour nous renseigner. Nous n’y connaissons rien, chez nous, et même ça nous est égal, parce que notre religion, ce n’est pas quelque chose de rare, de précieux, d’artistique. Notre bon Dieu, à nous, ne date pas du XIIIe siècle, il n’est pas classé par M. l’Inspecteur des Beaux-Arts et il ne se met pas sous vitrine dans les musées, même en Amérique. Ses images n’ont, en elles-mêmes, aucune importance. J’irai jusqu’à dire que la plus chouette image de Dieu, c’est celle qui inspire au plus grand nombre de fidèles le désir de prier: tant pis pour les connaisseurs qui ne la trouvent pas belle, c’est preuve qu’ils n’y connaissent rien non plus avec toute leur science. Et puis, songent-ils eux-mêmes à faire leur prière devant un Christ qu’ils trouvent bien peint ou bien sculpté? Au moins, mes paroissiennes se mettent à genoux devant le bon Dieu représenté comme elles s’imaginent qu’il est là-haut, dans son paradis. Le Dieu des bonnes femmes vaut bien celui des collectionneurs américains! «Partout où vous serez assemblés, a dit le Messie, je serai au milieu de vous.» Dieu préfère qu’il y ait du monde... Son meilleur portrait, c’est celui que les bonnes gens trouvent le plus ressemblant... Vos œuvres d’art, mais Dieu s’en fout! Peut-être même lui faites-vous du tort en donnant à ses effigies une valeur d’autant plus profane qu’elle est plus matérielle. Le Sauveur préfère être aimé pour lui-même et la plus sainte de ses images est la plus populaire, car Dieu ne s’est jamais adressé qu’aux simples: au temps où il leur apportait la bonne nouvelle, les plus belles statues étaient celles des faux dieux! Qu’est-ce que vous voulez que ça lui fasse, d’être admiré par des connaisseurs qui, au fond, ne le connaissent pas? J’en ai vu, à Paris et ailleurs, de ces temples magnifiques où le Dieu né dans une étable est logé comme un roi... Il y en a, là-dedans, des objets d’art! Ça vaut des millions et des millions. Mais, à côté, il y a des turnes lamentables où des chrétiens sont entassés comme des bêtes... Vous pensez que c’est juste, vous croyez que Jésus approuve ça, lui qui, sur la terre, ne trouvait pas une pierre pour reposer sa tête et qui s’est donné lui-même pour assurer aux hommes le pain de l’âme?... Ah! vous parlez que s’il n’en tenait qu’à lui, il bazarderait toutes ces fausses richesses pour donner à ceux qui claquent du bec le pain du corps!...

—C’est indécent! fit à mi-voix M. Cousinet. De tels propos excitent les pires convoitises...

—Au fait, arrivons au fait! ajouta le président.

—Dire que j’ai vu des statues toutes dorées qui représentent la Charité! Si ça ne fait pas rigoler, à moins que ça ne fasse de la peine...

—La statuette dont il est question dans cette affaire, intervint le procureur, n’est pas une prétentieuse œuvre d’art, mais précisément une de ces images naïves et populaires dont vous venez de parler. Vous ne l’en avez pas moins livrée à un marchand!

—Elle a été naïve et populaire en son temps, répliqua l’abbé Pellegrin, mais depuis, elle a changé, puisqu’elle est devenue un bibelot pour gens riches. Alors, quoi, je l’ai traitée comme telle. Sans doute, au point de vue de la loi, j’ai eu tort, mais si vous saviez tout le bien que j’ai pu faire avec la galette de celui que vous appelez mon complice, vous comprendriez que je ne regrette rien. Votre vieille bûche sculptée, c’était du bois mort et un dieu mort, puisque plus personne ne se mettait à genoux devant: moi, je l’ai ressuscité en lui donnant l’occasion de faire des miracles... Et il en a fait, avec les 5.000 balles qu’il a ramenées dans la paroisse! Mince de manne dans le désert! Et vous venez m’asticoter avec vos chichis artistiques, avec votre XIIIe siècle et vos archéologues?... A la gare! Quand on est dans la purée, on fait flèche de tout bois, même si le bois est sculpté. Moi, ce que je trouve de plus intéressant, dans mon église comme dans l’Église tout entière, c’est ce qui vit... Les accessoires, le matériel, ce n’est rien: je donnerais tout ce qui orne Notre-Dame de Paris et la bâtisse elle-même pour le salut d’une seule créature humaine. La charité, c’est encore le meilleur moyen de toucher les cœurs qui résistent: il faut mettre quelque chose à l’hameçon qui sert à pêcher les âmes... Le bon Dieu lui-même promet le paradis et ses saints offrent à ceux qui les prient des combines avantageuses. Moi, qui ne suis que curé, je donne du pain, du chocolat, des oranges, du perlot, des fringues, des godasses, des remèdes, ça fait passer les recommandations morales: les âmes, c’est un peu comme les mouches, on ne les prend pas avec du vinaigre. Ah! je sais bien pourquoi la religion fout le camp, surtout dans le peuple, c’est parce que l’Église n’est plus, comme autrefois, celle qui donne, qui soigne, qui protège les petits contre les gros, les faibles contre les puissants. Elle est devenue comme qui dirait une administration au cœur sec: il lui faudrait des apôtres et des martyrs, et elle a des fonctionnaires qui font leur petit boulot et qui conservent des objets d’art anciens dans des espèces de musées où les visiteurs tournent le dos à Dieu pour contempler son portrait accroché au mur ou logé dans une niche. Ah! misère!... Parlez-moi plutôt d’une église en planches, élevée en trois semaines ou en trois jours, où il n’y a rien à voir mais qui est pleine de fidèles! Si Jésus rappliquait parmi nous, il n’irait pas s’installer dans des palaces remplis de trucs en or, en argent et en bois sculpté... Du bois sculpté? Ça ne l’intéresse pas: il n’a jamais été que charpentier. Bien loin de chasser encore les marchands du temple, il les rappellerait pour leur dire: «Je vous vends tout ça... Qu’est-ce que vous en donnez?» Et la galette, il la distribuerait aux pauvres types qui, des fois, vont chez lui pour se chauffer les pieds... Voilà ce que j’en pense, moi, de ces «richesses artistiques» que vous considérez comme si précieuses et que l’État consacre à sa manière en les classant: pas la peine de faire tant de pétard parce que j’ai enlevé de sa niche une caricature de Dieu, alors que vous trouvez tout naturel d’enlever Dieu lui-même de l’âme du peuple! Vous attigez, messieurs les connaisseurs, et vous aussi, messieurs les chrétiens littéraires et artistiques qui n’aimez et ne priez Dieu que s’il est logé dans une belle église, avec de beaux vitraux, de belles colonnades, de belles tapisseries et un bel orgue, sans parler des belles chanteuses de l’Opéra! Non mais chez qui? Pas chez Celui qui disait à ses apôtres: «Si vous voulez venir avec moi, il faut tout plaquer!» et qui leur enseignait les saintes vérités, dans les carrefours, sans musique. La plus sainte messe que j’aie dite, c’était au front, en plein air... Ça ne sentait pas le renfermé et la vieille bigote, comme dans tant d’églises! Comme autel, j’avais une table d’auberge, un sac de soldat était le tabernacle et mon quart me servait de ciboire... Mais j’avais mille poilus à genoux dans cette cathédrale dont le ciel formait la voûte. Ah! vous parlez d’une messe! Et vous me demandez ce que j’ai fait de votre morceau de bois? Et c’est pour ce vieux rossignol que vous avez dérangé tout ce beau monde? Pas d’erreur, les simulacres ont plus d’importance que la réalité. Les reliques, ça compte moins que le reliquaire, la religion n’est rien, ce qui vous intéresse, c’est le décor, le mobilier, les accessoires. Toujours la même blague, quoi! On réclame un bon Dieu qui fasse de l’effet comme objet d’art, qui flatte l’œil et qui reste bien tranquille dans son coin, sous la poussière. Ah! ne le dérangez pas, n’y touchez pas... C’est une idole, un fétiche, un machin qui intéresse des messieurs décorés payés par le gouvernement. Il n’y a pas autre chose, pour vous et pour les autres, dans l’image du Sauveur. Et la religion elle-même, c’est aussi quelque chose qui se fourre dans une niche. La doctrine agissante et vivante, on s’en fout ou bien on la classe aussi, comme un monument historique. Mieux vaudrait la combattre pour de bon, la persécuter: ça la ressusciterait peut-être. Ah! ce respect, c’est pire que tout... Ça ressemble au respect des touristes qui zyeutent les tableaux, les statues dans les églises et qui disent: «Paraît que c’est de l’époque... Ça doit valoir cher.» Ils admirent ça de confiance, parce que leur bouquin dit que c’est admirable, puis ils s’en vont, en pensant à autre chose. La religion, ça devient aussi une vieillerie qu’on garde comme un souvenir du passé et qu’on met sous vitrine en disant: «Ça a servi longtemps à nos pères, c’est gentil, c’est touchant, mais aujourd’hui ça ne sert plus à rien!» Mais peut-être est-ce la faute de ceux qui, au lieu de la faire vivre, en vivent... Ils ont eu peur de bazarder ce qui pourrissait sous la poussière; ils n’ont pas osé transformer en actes ce qui n’était plus que des formules, des boniments, du chiqué! Pour eux aussi, Dieu, c’est un morceau de bois sculpté tout piqué des vers... Ah! non, très peu pour lui. Il n’est pas encore mûr pour le bric-à-brac et c’est lui faire une sale blague que de le traiter en vieux débris bon à mettre au rancart, dans une niche ou dans un musée! Vous direz ce que vous voudrez, je l’ai ravigoté, je l’ai ressuscité, je lui ai fourni l’occasion de soulager la souffrance et la misère et ça, au moins, c’est son métier de Dieu!...

Et l’abbé Pellegrin, s’épongeant avec son immense mouchoir à carreaux, reprit place sur le «banc d’infamie» tandis que l’auditoire surexcité applaudissait ou protestait avec véhémence.

—C’est tout ce que vous avez à déclarer? parvint à placer le président.

—Oui, répondit le curé, j’en ai assez dit, je la boucle.

—Vous reconnaissez que vous avez commis l’acte qui vous est reproché et, somme toute, vous prétendez avoir bien agi. Le tribunal se retire pour délibérer.

Pendant la suspension de séance, des discussions violentes éclatèrent dans la salle, tandis que l’abbé Pellegrin, indifférent à toute cette agitation, échangeait quelques propos avec son ami, le docteur Profilex.

—J’ai peut-être trop bousculé le pot de fleurs, dit-il avec inquiétude. Mais j’en avais gros sur la patate. Et il fallait que ça sorte!

Le vieux médecin hocha la tête et prononça:

—Entre nous, je ne crois pas que cette plaidoirie-là vous tire d’affaire. Mais j’aime autant qu’il n’y ait pas beaucoup de ratichons comme vous: ce serait dangereux.

—Pour qui?

M. Profilex répondit après un silence:

—Pour bien des statues et même pour bien des gens qui sont dans des niches, sous la poussière...

M. Cousinet pérorait dans un groupe:

—Où allons-nous? Voilà maintenant que les ecclésiastiques s’en mêlent... Le flot monte, les digues cèdent, la Société est menacée.

Mme Cousinet, indignée, s’exclamait:

—Acheter un château ancien, avec des tourelles, et tomber sur un curé pareil! Croyez-vous que c’est une malchance? Aussi j’espère bien que cette fois, Monseigneur va nous en débarrasser et pour de bon. Car s’il n’y a que moi pour le ramener dans la paroisse...

L’abbé Lanthier, qui avait suivi les débats, déclara d’un air affligé:

—Quel esclandre! Ah! cette maudite guerre aura troublé bien des cervelles, même dans notre clergé si sage, si raisonnable, si discipliné! Ce pauvre Pellegrin nous est revenu avec des idées, un langage... Tout cela est bien triste, chère Madame Cousinet!

Mais, déjà, l’huissier annonçait la rentrée des juges. Dans le silence qui s’était fait brusquement, le président bredouilla des articles du code, des attendus, des formules à la Brid’oison et termina par ces mots: ... «condamne le prévenu à quinze jours de prison avec sursis et 50 francs d’amende. Le condamne en outre aux dépens.»

Lorsque l’abbé Pellegrin, qu’accompagnait le docteur Profilex, sortit du Palais de justice, la foule, qui connaissait déjà la sentence, acclama l’«ami des pauvres», le «saint», le «martyr».

—Le populo est bien gentil, fit l’abbé, mais il exagère un peu... Enfin, quoi, comme saint, il y a mieux et le martyr que je suis a plutôt une bonne balle! On pourrait peut-être, maintenant que tout est fini, me laisser tranquille... J’en ai soupé d’être populaire!

Les deux amis montèrent dans le tacot poussiéreux qui les avait amenés de Sableuse.

—Mettons-les, dit le curé de Sableuse, et en vitesse, si possible!

L’auto démarra, non sans peine, dans un grand bruit de ferrailles, au milieu de la cohue qui s’écartait comme à regret et continuait à pousser des clameurs. A ce moment, un visage singulier frappa le regard de l’abbé: c’était celui d’une femme au teint mat, aux yeux ardents, aux lèvres rouges... Sous une toque de velours noir, ses boucles courtes, couleur de cuivre, s’ébouriffaient. Au risque d’être renversée, elle se pencha vers le prêtre et, d’une voix passionnée, elle lui cria à l’oreille:

—C’est bien, camarade curé... Vive la Sociale!

Ahuri, l’abbé Pellegrin, qu’emportait déjà le tacot, se retourna vers cette femme, dont le regard, la voix, l’allure extraordinaires l’avaient impressionné... Il la distingua au premier rang de la foule, et la vit tendre vers lui ses bras, en les agitant, comme pour une supplication, un ordre ou un signal.

—Qu’est-ce que c’est que cette poule-là? s’exclama l’abbé... Nous avons failli lui passer dessus.

Le docteur Profilex donna un coup de volant qui engagea la voiture sur la route de Sableuse, puis, lançant à son compagnon un regard narquois, il prononça:

—Moi, je vous appelle «citoyen curé»... Elle vous a dit: «camarade.»

—Elle va un peu fort.

—Non, un peu vite, peut-être.

Mon curé chez les pauvres

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