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ÉTAT POLITIQUE DE L'ÉGYPTE CHAPITRE IV. Précis des événements arrivés depuis la mort d'Ali-bek jusqu'en 1785

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DEPUIS la mort d'Ali-bek, le sort des Égyptiens ne s'est pas amélioré: ses successeurs n'ont pas même imité ce qu'il y avait de louable dans sa conduite. Mohammad-bek, qui prit sa place au mois d'avril 1773, n'a montré, pendant deux ans de règne, que les fureurs d'un brigand et les noirceurs d'un traître. D'abord, pour colorer son ingratitude envers son patron, il avait feint de n'être que le vengeur des droits du sultan, et le ministre de ses volontés; en conséquence, il avait envoyé à Constantinople le tribut interrompu depuis six ans, et le serment d'une obéissance sans bornes. Il renouvela sa soumission à la mort d'Ali-bek; et, sous prétexte de prouver son zèle pour le sultan, il demanda la permission de faire la guerre à l'Arabe Dâher. La Porte, qui eût elle-même sollicité cette démarche comme une faveur, se trouva trop heureuse de l'accorder comme une grace: elle y ajouta le titre de pacha du Kaire, et Mohammad ne songea plus qu'à cette expédition. On pourra demander quel intérêt politique avait un gouverneur d'Égypte à détruire l'Arabe Dâher, rebelle en Syrie. Mais ici la politique n'était pas plus consultée qu'en d'autres occasions. Les mobiles étaient des passions particulières, et entre autres un ressentiment personnel à Mohammad-bek. Il ne pouvait oublier une lettre sanglante que Dâher lui avait écrite lors de la révolution de Damas, ni toutes les démarches hostiles que le chaik avait faites contre lui en faveur d'Ali-bek. D'ailleurs la cupidité se joignait à la haine. Le ministre de Dâher, Ybrahim-Sabbâr88, passait pour avoir entassé des trésors extraordinaires, et l'Égyptien voyait, en perdant Dâher, le double avantage de s'enrichir et de se venger. Il ne balança donc pas à entreprendre cette guerre, et il en fit les préparatifs avec toute l'activité que donne la haine. Il se munit d'un train d'artillerie extraordinaire; il fit venir des canonniers étrangers, et il en confia le commandement à l'Anglais Robinson; il fit transporter de Suez un canon de 16 pieds de longueur, qui restait depuis long-temps inutile. Enfin, au mois de février 1776, il parut en Palestine avec une armée égale à celle qu'il avait menée contre Damas. A son approche, les gens de Dâher qui occupaient Gaze, ne pouvant espérer de s'y soutenir, se retirèrent; il s'en empara, et sans s'arrêter il marcha contre Yâfâ. Cette ville, qui avait une garnison, et dont les habitants avaient tous l'habitude de la guerre, se montra moins docile que Gaze, et il fallut l'assiéger. L'histoire de ce siége serait un monument curieux de l'ignorance de ces contrées dans l'art militaire; quelques faits principaux en donneront une idée suffisante.

Yâfâ, l'ancienne Ioppé, est située sur un rivage dont le niveau général est peu élevé au-dessus de la mer. Le seul emplacement de la ville se trouve être une colline en pain de sucre, d'environ 130 pieds perpendiculaires. Les maisons, distribuées sur la pente, offrent le coup d'œil pittoresque des gradins d'un amphithéâtre; sur la pointe est une petite citadelle qui domine le tout; le bas de la colline est enceint d'un mur sans rempart, de 12 à 14 pieds de haut, sur 2 ou 3 d'épaisseur. Les créneaux qui règnent sur son faîte sont les seuls signes qui le distinguent d'un mur de jardin. Ce mur, qui n'a point de fossé, est entouré de jardins, où les limons, les oranges et les poncires acquièrent dans un sol léger une grosseur prodigieuse: voilà la ville qu'attaquait Mohammad. Elle avait pour défenseurs 5 à 600 Safadiens et autant d'habitants, qui, à la vue de l'ennemi, prirent leur sabre et leur fusil à pierre et à mèche. Ils avaient quelques canons de bronze de 24 livres de balles, sans affûts; il les élevèrent tant bien que mal sur quelques charpentes faites à la hâte: et comptant le courage et la haine pour la force, ils répondirent aux sommations de l'ennemi par des menaces et des coups de fusil.

Mohammad, voyant qu'il fallait les emporter de vive force, vint asseoir son camp devant la ville; mais le Mamlouk savait si peu les règles de l'art, qu'il se plaça à demi-portée du canon; les boulets qui tombèrent sur ses tentes l'avertirent de sa faute: il recula: nouvelle expérience, nouvelle leçon; enfin il trouva la mesure, et se fixa: on planta sa tente, où le luxe le plus effréné fut déployé de toutes parts: on dressa tout autour et sans ordre, celles des Mamlouks; les Barbaresques firent des huttes avec les troncs et les branches des orangers et des limoniers; et la suite de l'armée s'arrangea comme elle put: on distribua, tant bien que mal, quelques gardes, et, sans faire de retranchements, on se réputa campé. Il fallait dresser des batteries; on choisit un terrain un peu élevé vers le sud-est de la ville, et là, derrière quelques murs de jardin, on pointa 8 pièces de gros canons à 200 pas de la ville, et l'on commença de tirer, malgré les fusiliers de l'ennemi, qui, du haut des terrasses, tuèrent plusieurs canonniers. Tout cet ordre paraîtra si étrange en Europe, que l'on sera tenté d'en douter; mais ces faits n'ont pas 11 ans: j'ai vu les lieux, j'ai entendu nombre de témoins oculaires, et je regarde comme un devoir de n'altérer ni en bien ni en mal des faits sur lesquels l'esprit d'une nation doit être jugé.

On sent qu'un mur de 3 pieds d'épaisseur et sans rempart fut bientôt ouvert d'une large brèche; il fallut, non pas y monter, mais la franchir. Les Mamlouks voulaient qu'on le fît à cheval; mais on leur fit comprendre que cela était impossible; et, pour la première fois, ils consentirent à marcher à pied. Ce dut être un spectacle curieux de les voir avec leurs immenses culottes de sailles de Venise, embarrassés de leurs beniches retroussés, le sabre courbe à la main et le pistolet au côté, avancer en trébuchant parmi les décombres d'une muraille. Ils crurent avoir tout surmonté, quand ils eurent franchi cet obstacle; mais les assiégés, qui jugeaient mieux, attendirent qu'ils eussent débouché sur le terrain vide qui est entre la ville et le mur; là ils les assaillirent, du haut des terrasses et des fenêtres des maisons, d'une telle grêle de balles, que les Mamlouks n'eurent pas même l'envie de mettre le feu; ils se retirèrent, persuadés que cet endroit était un coupe-gorge impénétrable, puisqu'on n'y pouvait entrer à cheval. Mourâd-bek les ramena plusieurs fois, toujours inutilement. Mohammad-bek séchait de désespoir, de rage et de soucis: 46 jours se passèrent ainsi. Cependant les assiégés, dont le nombre diminuait par les attaques réitérées, et qui ne voyaient pas qu'on leur préparât des secours du côté d'Acre, s'ennuyaient de soutenir seuls la cause de Dâher. Les musulmans surtout se plaignaient que les chrétiens, occupés à prier, se tenaient plus dans les églises qu'au champ de bataille. Quelques personnes ouvrirent des pourparlers: on proposa d'abandonner la place si les Égyptiens donnaient des sûretés: on arrêta des conditions, et l'on pouvait regarder le traité comme conclu, lorsque dans la sécurité qu'il occasionait, quelques Mamlouks entrèrent dans la ville. La foule les suivit, ils voulurent piller, on voulut se défendre, et l'attaque recommença; l'armée alors s'y précipita en foule, et la ville éprouva les horreurs du sac; femmes, enfants, vieillards, hommes faits, tout fut passé au fil du sabre; et Mohammad, aussi lâche que barbare, fit ériger sous ses yeux, pour monument de sa victoire, une pyramide de toutes les têtes de ces infortunés: on assure qu'elles passaient 1200. Cette catastrophe, arrivée le 19 mai 1776, répandit la terreur dans tout le pays. Le chaik Dâher même s'enfuit d'Acre, où son fils Ali le remplaça. Cet Ali, dont la Syrie célèbre encore l'active intrépidité, mais qui en a terni la gloire par ses révoltes perpétuelles contre son père; cet Ali crut que Mohammad, avec qui il avait fait un traité, le respecterait; mais le Mamlouk, arrivé aux portes d'Acre, lui déclara que, pour prix de son amitié, il voulait la tête de Dâher même. Ali, trompé, rejeta le parricide, et abandonna la ville aux Égyptiens; ils la pillèrent complètement: à peine les négociants français furent-ils épargnés; bientôt même ils se virent dans un danger affreux. Mohammad, instruit qu'ils étaient dépositaires des richesses d'Ybrahim, Kiâya de Dâher, leur déclara que s'ils ne les restituaient, il les ferait tous égorger. Le dimanche suivant était assigné pour cette terrible recherche, quand le hasard vint les délivrer, eux et la Syrie, de ce fléau. Mohammad, saisi d'une fièvre maligne, périt en 2 jours à la fleur de l'âge89

88

Sabbâr en grasseyant l'r, ce qui signifie teinturier; avec l'r ordinaire ce mot signifierait sondeur.

89

Au mois de juin 1776.

Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1

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