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II
ОглавлениеLES BAISERS TRAGIQUES
Des jours émouvants commencèrent pour Armande de Solgrès. La neige couvrait toujours le sol. Dans les salles d'apparat du château, de grands feux flambaient sans cesse, alimentés par les squelettes dépecés des plus beaux arbres du parc. Parmi la clarté dansante, de rudes silhouettes allaient et venaient, casquées et bottées, avec un laisser-aller plein d'arrogance. On entendait dans les escaliers des cliquetis de sabres et d'éperons. Le soir, il y avait des chants, des rires, des bruits de bombance, tout l'étalage d'une insultante sécurité. En haut, dans la très simple chambre où les châtelaines, la mère et la fille, s'étaient réfugiées, des échos montaient qui les faisaient à tout instant tressaillir et se regarder avec douleur. Mme de Solgrès, malade et s'enfonçant avec une âpre satisfaction dans une langueur qu'elle espérait mortelle, ne quittait pas son lit. Elle ne parlait pas, ne s'informait pas, ne demandait aucune nouvelle. Seuls ses yeux s'entretenaient parfois brièvement et lugubrement avec ceux de sa fille. Mais une telle détresse même n'unissait pas ces deux femmes. La mère, éprise de son rang, naguère uniquement occupée de son rôle mondain, ignorait tout de l'enfant rustique, rebelle aux grâces des salons. Elle l'avait toujours jugée laide, inéducable, et ne lui accordait qu'une affection distante, dédaigneuse. Si elle avait pu discerner quelque chose en cette nature si éloignée de la sienne, peut-être se fût-elle inquiétée du rêve qui dorait et embellissait les yeux de la jeune fille. Une exaltation dévorante faisait vivre mille fois à Armande chacune des heures immobiles. Tandis qu'elle semblait si calme à ce morne chevet, ou bien assise à sa broderie près du jour froid de la fenêtre, elle ne songeait qu'à son secret brûlant. Ce souterrain, là-bas, où elle cachait un homme... un héros!... Elle y était allée ce matin, avant que le jour se levât. Elle y retournerait tout à l'heure, quand descendrait la tristesse du soir. Mais les crépuscules, pour elle, n'avaient ni livides pâleurs, ni brumes glaciales. Elle ne sentait pas le froid, elle oubliait la pesanteur de tout l'attirail dont elle se chargeait à chaque voyage pour apporter quelque bien-être dans la réclusion de son hôte.
Le volontaire garibaldien n'avait pu repartir si tôt qu'il l'espérait. Sa blessure mettait du temps à se cicatriser. Puis, sa hâte maintenant n'était pas si grande. Quel homme de son âge, arrêté malgré lui par une si singulière aventure, n'en eût goûté la saveur romanesque, fût resté insensible à la sollicitude passionnée d'une fille héroïque et naïve. Lui, il ne la trouvait pas laide. D'ailleurs, elle ne l'était pas, quand elle accourait dans sa solitude, d'un pas élastique et hardi, et qu'il la voyait surgir dans son cercle étroit de lumière, toute rosée de froid, avec du givre sur la lourde auréole des cheveux fauves, les prunelles brillant d'enthousiasme et d'amour. Oh! comme le cœur de Michel battait, quand, après l'interminable attente, il croyait saisir un bruit furtif, la poussière craquante du grès criant sous une approche hâtive. Leur angoisse à tous deux aiguisait la joie de la rencontre. Armande avait toujours peur de ne pas le retrouver là. Michel se demandait si quelque accident, quelque surprise, ne le priverait pas brusquement de ces visites, dont chacune lui laissait un plus pénétrant souvenir.
Un jour, la jeune fille arriva plus tard que de coutume et toute bouleversée d'émotion. Dans le bois, non loin de la caverne, elle avait rencontré deux soldats prussiens qui battaient les taillis et semblaient examiner les moindres fissures du sol. Elle avait dû faire un grand détour pour ne pas éveiller leur attention.
—«Ils avaient un chien avec eux et l'excitaient à chercher,» dit-elle.
—«Bah!» s'écria Michel avec une feinte insouciance, «ils s'amusaient à débusquer des blaireaux ou des hérissons...
—S'ils découvraient ainsi l'ouverture du souterrain?...»
Le jeune homme eut un sourire et un geste vague.
—«Le colonel qui loge ici n'oserait pourtant pas vous faire tuer, vous, un soldat?..» murmura-t-elle comme effrayée des mots qu'elle prononçait.
—«Comment donc!» gouailla l'italien, «Vous croyez qu'il se gênerait? Je ne suis pas un belligérant. Où sont mes armes, mon uniforme?... Les Prussiens me condamneraient comme espion... J'ajoute qu'ils seraient dans leur droit.
—Mon Dieu!...» gémit Armande.
—«Le plus grand malheur,» dit Michel, «serait que la lettre de Garibaldi à Gambetta leur tombât entre les mains.
—Voulez-vous me la confier?... Au moins jusqu'à ce que vous soyez en état de partir. Je connais, dans les caves du château, une cachette sûre.
—Non, mademoiselle, même pour vous le remettre, je ne me séparerai pas de ce papier. D'ailleurs je vais pouvoir reprendre ma route. Je suis sûr que demain...
—Demain!...» répéta la voix défaillante d'Armande.
Il y eut un silence. Tous deux se regardaient à la clarté d'une petite lampe suspendue à la paroi. Et que de choses ils se dirent dans ce regard!
—«Songez quel devoir glorieux et urgent me réclame,» reprit Michel. Et il poursuivit plus bas: «Mais... si vous le permettez, mademoiselle Armande... après la guerre, je reviendrai.
—Oui,» dit-elle.
Elle s'engageait toute par cette syllabe, car elle devinait ce qu'il avait voulu dire. Lui-même ne s'y trompa pas.
—«Vous m'aimez donc?» demanda-t-il, haletant.
Elle inclina la tête, craignant que, malgré la demi-obscurité, il ne vît un flot de sang rougir son visage jusque sous les racines des cheveux. Ignorante de toute coquetterie et même de toute grâce adroite, n'ayant jamais été courtisée avant de sentir éperdument la domination de l'amour, Armande restait interdite, aussi incapable de dissimuler ses sentiments que de les laisser entendre par des paroles. Mais jamais aveu passionné ne fut plus exaltant pour un homme que la soudaine confusion de cette vaillante. La créature de sang-froid, de tranquille bravoure, presque pas assez femme dans la résolution hardie de ses paroles et de ses actes, demeurait devant lui toute tremblante et désarmée de tendresse, toute palpitante de pudeur.
Il l'entoura de ses bras, d'abord avec une timidité caressante, puis avec une fièvre bien vite accrue, quand il sentit contre sa poitrine ce corps de jeune guerrière, qu'une existence active et simple, en pleine nature, avait modelé en vigueur comme le marbre d'une Diane antique.
—«Armande,» lui chuchotait-il près de l'oreille, «ne craignez pas de m'aimer. Vous verrez que votre noblesse ne dérogera pas en épousant l'homme que je suis. Je vous dirai mes origines... Je vous raconterai ma vie. Elle est courte, mais vous ne la jugerez pas indigne de vous...
—J'en connais assez,» dit-elle, relevant un visage radieux. «Accomplissez votre mission... Le service que vous aurez rendu à la France fera que même un comte de Solgrès sera fier de vous donner sa fille.
—Ah! si vous saviez,» soupira Michel, «comme je vous vois cependant élevée au-dessus de moi!... Non pas tant par le rang, mais par l'âme... Vous êtes admirable sans le savoir... Jamais je n'ai vu faire le bien et braver le danger avec un plus parfait oubli de soi. Vous n'avez pas l'air de vous douter que vous êtes extraordinaire...
—Mais,» dit Armande sincèrement, «c'est à cause de la guerre que vous me voyez ainsi. Vous serez peut-être désappointé plus tard, car je ne suis guère brillante comme jeune fille du monde. Depuis mon enfance, j'ai toujours reçu plus de remontrances que de compliments.
—Peut-être personne ne vous a-t-il comprise,» prononça Michel.
Quelle douceur d'accent il mit dans ces mots! De quel profond regard il les accompagna!... Et tout à coup, voici que des perspectives imprévues s'éclairèrent dans l'âme d'Armande. La mélancolie de sa jeunesse, son isolement de cœur, qui la rendaient indomptée et sauvage, la ressaisirent avec un sens plus clair, et la noyèrent d'attendrissement. Mais aussi, quelque chose de triomphant et de suave émanait de l'heure présente, comme une aube de merveilleux avenir. C'est vrai que nul ne s'était incliné tendrement vers le secret de son âme. Comprise... Elle serait enfin comprise. Et déjà elle était aimée!... Dans l'élan de tout son être—ivresse d'âme plus encore que de sens—vers celui qui lui parlait le divin langage, Armande resserra involontairement l'étreinte par un mouvement d'inconscient abandon...
A ce moment, un bruit vague parvint jusqu'à cette retraite de silence. Les deux jeunes gens tressaillirent. Serrés l'un contre l'autre, ils écoutaient... Le sang battait violemment dans leurs artères, plutôt d'exaltation que de crainte, car ils se sentaient prêts à tout braver, et presque avides de quelque péril qui les eût réunis plus étroitement, fût-ce dans la mort. Une seconde fois, plus distinct encore, le son leur parvint. C'était un aboiement, auquel succéda un appel de voix humaine.
—«Le chien!...» murmura la jeune fille. «C'est le chien... Ce sont eux!»
Elle n'avait pas besoin de désigner plus nettement les soldats ennemis qu'elle avait rencontrés.
—«Ce maudit animal a peut-être flairé votre piste,» dit l'Italien d'une voix étouffée.
—«Alors nous sommes perdus. Éteignez... Éteignez la lumière!...»
Michel obéit. La nuit se fit, la nuit opaque et sans reflet des cryptes éternellement ténébreuses. Bientôt un silence non moins profond s'y ajouta. Les aboiements lointains s'étaient tus. On ne sait quel écho de la colline les avait fait paraître beaucoup plus proches qu'ils n'étaient en réalité. Peut-être une fissure du sol avait-elle causé cette illusion d'acoustique. Aucun danger immédiat ne menaçait Michel et Armande. Leur solitude était absolue, si loin de toute pensée qui pût s'inquiéter d'eux dans ce lieu étrange. Mais trop d'émotions surhumaines, tragiques et douces, affolaient ces deux jeunes êtres. Un vertige emporta leurs cœurs. Leurs lèvres se joignirent. Michel ne ralluma pas la lampe.
Vers la même heure, Louise Bellard, assise dans la salle à manger de sa maison de garde, cousait une chemise de layette. C'était la première taille, si petite, semblable à une brassière de poupée, avec l'ouverture dans le dos. La Louison étalait sur son genou ce chiffon, plus merveilleux pour elle qu'un pourpoint de roi. Elle avait un sourire sur les lèvres et des larmes dans les yeux.
«Ah! si seulement je pouvais lui faire savoir que nous aurons un enfant!» soupira-t-elle, pensant à son mari, son Lucien, qu'une telle espérance eût réjoui là-bas parmi les fatigues, le froid, les privations, le danger. «Le verra-t-il jamais?...» Un sanglot la secoua. Mais elle se domina vite, essuya brusquement ses yeux et reprit son travail. «Si mademoiselle Armande me voyait, elle me trouverait lâche, pour sûr... Elle est si courageuse, mademoiselle Armande... En voilà une qui n'use pas ses yeux à pleurer. «A quoi ça sert-il?» qu'elle me fait, avec sa drôle de manière de vous bousculer quand, au fond, elle vous plaint. Elle a pourtant son père et son frère exposés, elle aussi. Quand je pense qu'elle n'a jamais voulu que j'aille à sa place porter les provisions à ce brave cœur d'Italien! «Y a du danger, c'est pas ton affaire, dans ta position,» qu'elle me dit. «Tu dois songer à ton enfant». Et c'est qu'il n'y a pas à lui désobéir...»
Comme la Louison monologuait de la sorte, elle eut un sursaut. Quelque chose de noir venait de glisser sur le blanc de la neige au dehors. Elle leva les yeux, guetta un instant, et presque aussitôt aperçut un homme qui arpentait en flânant l'espace découvert devant sa maison.
«Le colonel prussien!...» s'exclama-t-elle intérieurement. «Qu'est-ce qu'il vient faire dans le fond du parc, ce sale oiseau-là? Il fume son cigare, Dieu me pardonne! Tu ne pourrais pas aller empester et cracher ailleurs, espèce de gros goret?...»
Cette représentation ne fut, d'ailleurs, pas émise à voix haute. Mais, à travers les carreaux, la Louison lança au chef ennemi un regard de haine plus expressif que sa naïve injure. Il ne manqua pas de s'en apercevoir. N'était-il pas venu rôder dans ce coin du parc exprès pour guetter la gentille paysanne? Il observait donc la maison rustique et reçut en plein l'éclair agressif de deux yeux noirs. Cette vivacité d'expression embellissait d'ailleurs le visage aux traits réguliers, mais un peu terne, de la jeune femme. Avec ses sombres cheveux plantés bas et ses lèvres d'une pourpre saine, où sinuait la répulsion, elle semblait une figure symbolique. C'était le type de la Française du peuple, c'est-à-dire la meilleure image de la Patrie, dans son désespoir et sa révolte en face de l'invasion victorieuse. L'officier prussien sentit plus âprement la brûlure de convoitise qui lui enfiévrait le sang depuis quelques jours. C'était un colosse brandebourgeois, aux cheveux et à la moustache couleur de paille. Ses muscles, empâtés de bière allemande, faisaient craquer le drap de son uniforme, tandis que, sous son casque à pointe, son visage flambait d'une couperose, allumée par les vins français. Il envoya à Louise Bellard une œillade et un sourire.
Elle se détourna, tandis qu'un tremblement l'agitait à l'idée du souterrain tout proche.
«Heureusement,» se dit-elle, «aucune trace n'y peut conduire. Que nous avons bien fait de ne point passer par là!... Mais si l'Italien, qui a la clef, avait l'imprudence d'entr'ouvrir seulement la porte, il pourrait être aperçu par ce sac de choucroute.»
Cette idée cassait les membres de la Louison. Une faiblesse la rabattit sur sa chaise. Aussi faillit-elle s'évanouir d'émoi quand soudain un coup discret fut frappé à sa porte. Quelque chose d'insinuant et de suppliant dans cet appel lui fit imaginer que le soldat de Garibaldi, assez fou pour être sorti de son refuge, lui demandait asile. Elle retrouva la force de s'élancer. Elle ouvrit...
Le colonel prussien pénétra sans façon dans la chambre.
—«Fulez-fus donner moi une allumette? Mon cigare il s'est édeint,» dit-il.
—«Il y en a là, sur le poêle... Prenez-en vous-même, puisque tout vous appartient ici,» répliqua-t-elle, farouche.
Elle avait fait trois pas en arrière et se tenait toute droite, blanche comme la petite chemise de la layette, qu'elle gardait entre les doigts.
—«Tute m'appartient?...» reprit l'Allemand. «Ah! je le futrais»!... Il s'avança, les mains agitées, les yeux luisants. «Je futrais que le plus cholie chose ici m'appartiendrait...»
Impossible de se tromper sur le sens de ses paroles et la violence de son désir.
—«Si c'est de moi que vous parlez, vous ne m'aurez pas!...» cria Louise éperdue, cherchant autour d'elle une issue ou une arme. Mais elle se reprit et d'une voix plaintive: «Vous ne ferez pas cela!... Vous ne serez pas lâche avec une femme, vous, un militaire!...» supplia-t-elle. «Vous êtes un officier, vous ne vous conduirez pas comme une bête fauve!...»
Le visage enflammé du Prussien pâlit un peu. Il hésita, puis il partit d'un gros rire.
—«Mais non... mais non... pas une bête fauve. Un homme amoureux... voilà tout. Fus êtes charmante quand fus êtes encolérée ainsi. Fus êtes plus cholie, safez-fus, que la demoiselle du château.»
Il pensait la flatter, elle, une inférieure, par cette comparaison. Mais elle s'indigna d'entendre toucher à Armande.
—«La demoiselle du château!... Il n'y a pas une femme dans toute l'Allemagne qui vaille seulement son petit doigt.»
La gaieté du colonel brandebourgeois s'épanouit.
—«Gut!... Gut!...» répétait-il en s'esclaffant. «Ces Françaises, elles ont de l'esprit! Des vrais petits diables!... Savez-vous une chose, mademoiselle?...
—Appelez-moi «madame». Je suis mariée.
—Ah!» fit l'Allemand soudain refroidi, avec un regard involontaire vers une porte du fond.
—«Oh! n'ayez pas peur, mon mari n'est pas là... Il est allé se battre contre vous autres,» reprit la femme du garde avec une véritable dignité.
—«Ça, c'est la guerre,» dit l'officier, en haussant les épaules. «Et alors, cette betite, elle aime son mari?...» ajouta-t-il en voulant lui prendre le menton.
Elle eut un haut-le-corps en arrière.
—«Oui, je l'aime, mon mari,» déclara-t-elle avec force.
—«Bah!... il s'amuse avec les filles des villages où il passe.
—Tant mieux!» s'écria-t-elle dans une espèce de rire sanglotant, «car ça prouverait qu'il n'est pas mort.»
L'officier allemand la considéra d'un air moins brutal. Soit qu'en lui un peu de pitié se fût émue, soit que l'attitude de cette femme, sa défensive résolue, sa tristesse, eussent tempéré momentanément l'effervescence passionnée qui l'avait amené là.
—«Allons,» fit-il d'un ton bon enfant, «si vous êtes chentille, on s'en occupera, de votre mari. On pourrait peut-être vous en faire avoir des nouvelles.»
Louise joignit les mains.
—«Oh! monsieur l'officier... Vous voudriez bien?» demanda-t-elle.
—«Barpleu!...»
Elle eut la candeur de croire que l'existence de ce mari, révélée au colonel prussien, détournerait à jamais celui-ci de son entreprise galante. Et la candeur non moins grande de penser qu'il pouvait découvrir le sort d'un pauvre pioupiou français dans cette mêlée formidable de deux peuples.
—«Je vais vous écrire son nom... son régiment, monsieur l'officier... le temps de trouver du papier, une plume...»
Elle devenait empressée, presque souriante, les yeux adoucis.
La tentation, chez l'homme, se réveilla plus aiguë. Seulement il doutait de réussir par la force. Il eut recours à l'astuce.
—«Vous m'apporterez les renseignements ce soir, au château,» dit-il. «Je ne puis pas attendre.»
Louise se retourna, les bras tombés.
—«Mais oui,» reprit-il, en fixant sur elle un regard plus explicite sans doute qu'il ne voulait. «Venez au château vers neuf heures, après dîner... Je vous promets de m'occuper de votre mari. S'il se trouve en Allemagne, je veillerai à ce qu'il soit bien traité et mis en liberté le plus tôt possible.»
Elle demeurait figée.
—«Vous entendez, la cholie prunette?
—Oui, monsieur l'officier.
—Et vous viendrez?»
Elle fit un effort:
—«Oui... monsieur l'officier.»
Quand il fut parti, non sans lui avoir envoyé un baiser du pas de la porte, avec sa lourde galanterie germanique, Louise resta douloureusement pensive.
«Si c'était vrai... S'il me donnait des nouvelles de mon Lucien. S'il empêchait qu'on le maltraite, là-bas, dans les forteresses de son maudit pays...» Un frisson la parcourut toute. «Oh! ce serait payer la chose trop cher! quelle abomination!»
Elle se remit au travail de sa layette. Mais son aiguille, maintenant, courait moins vite. La joie mélancolique qui, tout à l'heure, lui mettait un sourire aux lèvres en même temps que des larmes aux yeux, avait disparu. Ses paupières étaient sèches, sa bouche se crispait avec amertume. Un horrible débat se livrait en elle.
Le soir, vers neuf heures, la Louison sortit. Dehors, un souffle moite l'enveloppa. Le vent soufflait du sud. La neige commençait à fondre. C'était le dégel. La femme du garde rentra, pour glisser ses pieds chaussés de feutre dans des socques de bois. Puis elle se dirigea vers le château. Le long des allées, une obscurité d'encre traînait sous le ciel bas. Le sol spongieux s'écrasait sous ses semelles. Les arbres en s'égouttant laissaient parfois tomber comme une larme sur son visage.
Elle arriva devant la terrasse et vit les croisées du rez-de-chaussée lumineuses, comme le soir où elle venait chercher Mlle Armande pour la conduire auprès de l'Italien. Louise gravit les marches du perron. Mais le bruit de ses socques sur la pierre l'interloqua. En deux coups de pied, elle s'en débarrassa et traversa la terrasse, ne sentant pas que ses chaussons se trempaient sur les dalles ruisselantes. S'arrêtant devant une fenêtre, elle regarda dans l'intérieur. C'était l'un des salons, qui servait de salle à manger au colonel. Celui-ci était encore à table, avec deux officiers subalternes. Tous trois fumaient, buvaient des liqueurs, devisaient avec une gaieté épaisse, dans le débraillement de leurs uniformes, car la digestion les échauffait, et la cheminée, bourrée de bois, flambait comme si la température ne se fût pas attiédie. Les ceinturons glissaient des tailles massives. Les faces rougeoyaient. Les bottes crottées se posaient sur les soies anciennes des petites chaises délicieuses. On voyait les éperons crever le tendre tissu.
Ces hommes-là, bientôt, sans doute, rentrés chez eux, se sangleraient et se redresseraient pour des dîners de gala. Ils diraient des fadeurs aux dames, s'extasieraient devant des mobiliers de style, et sembleraient tirer leur plus grand plaisir des raffinements de l'élégance mondaine, de la discrétion des causeries, de l'arrangement artistique du cadre. Ici, le fond de nature éclatait dans la joie des contraintes abolies, de la civilisation bafouée, de l'art livré à l'ordure. Ces gens du monde—car c'en étaient—ne goûtaient, dans leur victoire, que l'ignoble délice de s'affranchir des lois du monde, de donner cours à la bestialité tenue en laisse depuis leur naissance. Le goût instinctif de destruction, inné chez tout être humain, en se satisfaisant, libérait en eux la sauvagerie primitive. Ils souillaient ou brisaient des meubles qu'ils eussent admirés dans un musée, fendaient des tableaux dont ils auraient vanté la poésie dans une exposition, se vautraient sur des étoffes dont la délicatesse les eût fait s'extasier devant un connaisseur. Tant il est vrai que presque tout est convention dans la politesse sociale, et comédie dans la subtilité des sensations dont se targuent les foules cultivées. Mais bénis soient les artistes, qui jettent cette parure somptueuse sur les laideurs de la grossièreté humaine! Et louées à jamais soient la vanité et la mode, qui contraignent les plus réfractaires à s'en parer!
Louise ne réfléchissait pas si loin. Elle frémissait de dégoût et de haine devant cet étalage de brutalité soldatesque. Surtout elle s'hypnotisait d'aversion devant le colonel. Elle regardait sa face empourprée, sous les cheveux pâles, ses prunelles vacillantes entre les paupières alourdies, sa bouche odieuse bavant dans un rire le jus d'un cigare, ses mains énormes, la saillie débridée de son ventre sous l'uniforme entr'ouvert. Elle était venue jusqu'ici à l'appel de cet homme-là! Était-ce possible?... Pour son mari!... Mais son mari, son Lucien, préférerait cent fois la mort. Elle avait eu l'idée de cette soumission monstrueuse, elle, la Louison, qui portait aux profondeurs de son être l'enfant de son amour, le fils de l'absent, de celui qui, peut-être, mourait à cette heure par le fait même d'hommes tels que celui-ci, vêtus de cet uniforme, coiffés de ce casque, dont elle voyait luire la forme agressive et abhorrée!... Elle eut un cri étouffé, s'ébroua toute, comme pour secouer une effroyable souillure, et se détournant, courut, glissa ses pieds trempés dans ses sabots, puis s'enfuit dans la nuit, parmi la neige, en déroute, sous les pleurs des arbres, vers la petite maison où palpitaient, chauds encore, les baisers de son Lucien.
A ce moment, le colonel brandebourgeois disait à ses subalternes, dans le plus pur allemand:
—«Et maintenant, les enfants, vous allez me ficher la paix. J'attends la visite de la petite jardinière aux cheveux noirs. Une Française pure race, celle-là. Ça frétille et ça riposte, et ça a le diable sous la peau... C'est souple et vif comme une anguille... Depuis que je l'ai approchée cet après-midi, j'en ai du salpêtre dans les veines. Allez vous promener où vous voudrez. Mais si vous la rencontrez, pas de blague, hein?... Elle est à moi... La part du chef... Et si elle crie un peu, tâchez de ne pas entendre.»