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III
ОглавлениеL'ARRÊT DU DESTIN
La blessure de Michel était suffisamment cicatrisée pour qu'il se remît en route. Et même ce garçon énergique n'eût pas attendu que la guérison fût aussi complète s'il n'avait eu la plus irrésistible des raisons pour reculer son départ. Maintenant que la neige avait fondu, ne risquant pas de déceler les traces compromettantes, la communication devenait plus facile entre le souterrain et le château. Mlle de Solgrès n'avait plus à faire le grand détour extérieur par le bois. En un instant, elle traversait le parc, s'enfonçait dans le ravin broussailleux, découvrait parmi les ronces la porte de fer, si bien dissimulée sous une couche de terre et de plantes grimpantes... Elle mettait la clef dans la serrure... Jamais elle n'avait besoin de tourner le pène. Le battant s'écartait comme de lui-même. Quelqu'un était là, toujours, à toute minute... A peine s'était-elle glissée dans l'ouverture, que deux bras aimants se refermaient autour d'elle... Et tout aussitôt le premier baiser dissipait miraculeusement les craintes, les hésitations, l'angoisse confuse, dont elle frissonnait tout à l'heure le long du chemin. D'ailleurs, ce n'était pas du remords qu'éprouvait Armande. Son esprit simple, sa nature inculte et droite, tenus à l'écart des subtilités sociales, ne pouvait concevoir qu'il y eût du mal à suivre jusqu'au bout un sentiment aussi absolu que celui qui l'entraînait vers Michel. «Puisque je suis certaine d'être née pour l'aimer et lui donner le bonheur, puisque je n'ai plus désormais que ce but dans ma vie, l'hypocrisie, le mensonge, la faute, consisteraient à me refuser à lui. Dussé-je subir plus tard la honte et les pires souffrances, je resterai fière d'avoir été choisie par la destinée pour être la récompense de son héroïsme, de son dévouement à la France.» Voilà comment raisonnait la jeune fille. L'enthousiasme et l'amour gonflaient son cœur ardent. Et comment n'aurait-elle pas adoré l'être charmant, beau et aventureux, qui tremblait d'une émotion si tendre quand il la tenait contre son cœur, et qui, depuis la première rencontre de leurs lèvres, avait su la rassurer en lui dévoilant une âme éclatante de loyauté et si délicieusement pénétrée de reconnaissance!...
Le matin du jour où l'Italien devait partir, Mlle de Solgrès, en sortant du souterrain, vint trouver Louise Bellard.
—«Écoute...» lui dit-elle. «C'est aujourd'hui qu'il nous quitte.»
Elle n'avait pas besoin de le nommer. Depuis presque une quinzaine que le volontaire garibaldien était leur hôte secret, les deux femmes n'avaient eu l'imagination occupée que de lui. Et la Louison n'était pas sans avoir pénétré les sentiments de sa jeune maîtresse.
—«Oui,» reprit Mlle de Solgrès. «J'ai bien peur qu'à sa première marche forcée, la blessure ne se rouvre. Mais il ne pense qu'à son devoir. Et ce n'est pas à moi de lui dire qu'il a tort.
—Dieu vous bénira tous les deux, mademoiselle.
—Puisse-t-il nous réunir bientôt!» murmura l'amoureuse.
C'était une confidence. Louise en profita pour s'écrier:
—«Ah! mademoiselle, vous êtes faits l'un pour l'autre.
—Ma bonne Louison, tu vas me rendre un service. Cet après-midi, avant son départ, monsieur Michel viendra ici, chez toi. Moi, je l'y rejoindrai. Tu nous laisseras seuls... Pense donc que nous ne nous sommes pas vus à la lumière du jour depuis que nous nous sommes liés du plus éternel des liens. Oui, maintenant, tu peux être certaine de ce que tu avais sans doute deviné. Nous sommes des fiancés, Louise...» Armande rougit et ajouta plus bas: «Des époux.»
—Mademoiselle,» dit Louise, «ma maison est la vôtre, comme tout ce qui m'appartient, et comme ma vie elle-même, s'il vous la faut. Mais n'est-ce pas bien imprudent de vous rencontrer ici?...
—Cinq minutes seulement, Louise!... Pas plus. Le temps de voir ses chers yeux à la face du ciel, d'y lire mon bonheur et ses serments.
—Mademoiselle, ne vous ai-je pas dit que le chef prussien était venu rôder par ici?
—Une seule fois, n'est-ce pas? Avant-hier?...
—Oui.
—Il n'a pas reparu?
—Non.
—Eh bien! il n'y a guère de chance pour qu'il dirige encore sa promenade de ce côté,» fit Mlle de Solgrès. «Le dégel a tellement détrempé ces allées éloignées du parc!...»
Une invincible réserve empêcha Louise d'en expliquer davantage à la jeune châtelaine. Après tout, c'est vrai, le colonel allemand paraissait oublier son caprice. Et ce caprice révoltait trop l'honnête paysanne pour qu'il ne lui répugnât pas d'en parler.
—«De toutes façons,» reprit-elle, «je ferai le guet, et monsieur Michel disparaîtrait à la moindre alerte. Il se cacherait dans ma chambre du fond. Ces chacals n'ont pas fouillé ma pauvre petite bicoque. Ils ne s'en aviseront pas aujourd'hui.
—Voilà ce que tu feras, Louise. A trois heures, tu t'avanceras jusqu'à la crête du ravin. Monsieur Michel entr'ouvrira la porte de fer. Si tu te mets à chanter, il rentrera immédiatement et ne bougera plus. Si tu lui fais signe qu'il peut venir, il te suivra chez toi. Je m'y trouverai ou j'arriverai aussitôt. Une demi-heure plus tard, nous nous serons dit adieu, et il sera loin. Est-ce entendu?
—Comptez sur moi, mademoiselle.
—D'ailleurs,» ajouta encore Armande, «le seul danger serait que les Prussiens le surprissent quand il sortira du souterrain. Dans le parc ou chez toi, s'ils l'aperçoivent un instant, cela ne peut pas leur porter ombrage. Il marche comme tout le monde, à présent, sa blessure n'éveillera donc pas les soupçons. Il n'a pas d'arme sur lui... Lors de sa récente arrestation, on lui a pris son revolver. Quant à la lettre, elle est fixée dans la tige de son autre botte, et parfaitement dissimulée sous ce morceau de cuir que tu nous as procuré toi-même...»
Louise hocha la tête.
—«On le trouverait bien jeune pour ne pas être au régiment...
—Il est étranger.
—Un trop beau monsieur pour les vêtements qu'il porte... Les Prussiens ne le prendraient pas pour un gars du pays.
—Tu m'épouvantes!... Mais c'est qu'il en rencontrera, des Prussiens, par les routes.
—Vous savez bien, mademoiselle, qu'il marchera surtout la nuit. Ayez bon espoir. Tours n'est pas si loin. Pourvu seulement qu'avec tant de retard, sa mission ne soit pas devenue inutile!»
Inutile ou non, Michel Occana était bien résolu à l'accomplir. Il s'agissait de la France, deux fois aimée désormais, puisque c'était la patrie d'Armande. Et il s'agissait d'un ordre donné par Garibaldi, son chef adoré, son dieu. Aussi quand le jeune homme sortit du souterrain, quand il aperçut la silhouette attentive de la Louison, et reconnut le signal rassurant, ce fut dans un élan de joie héroïque qu'il bondit sur la pente du ravin, en atteignit le bord et salua le soleil,—un frileux soleil d'hiver,—qui lui sembla radieux comme la liberté, la gloire et l'amour, pour lesquels battait son cœur.
—«Prenez garde, monsieur,» observa Louise, «votre jambe n'est peut-être pas bien solide.»
Il sourit. Et devant le charme de ce sourire, prise un peu, elle aussi, à cette grâce virile du bel Italien, la paysanne comprit le doux égarement de sa jeune maîtresse.
—«Monsieur,» dit-elle timidement, «mademoiselle de Solgrès est la meilleure des créatures du bon Dieu.
—Elle en sera la plus heureuse, s'il ne tient qu'à moi,» s'écria Michel avec une sincérité d'accent qui lui valut immédiatement la confiance de Louison.
—«N'est-elle pas encore là?» dit-il avec un vif regard dès qu'on eut atteint le seuil de la maison du garde.
—«Oh! soyez tranquille, elle ne tardera pas,» répliqua la rustique confidente, non sans une intention de finesse.
Comme son hôte allait et venait dans la chambre d'un pas impatient, elle lui dit:
—«Asseyez-vous dans ce coin sombre. Mieux vaut ne pas attirer l'attention, si quelque indiscret venait à passer.»
Puis, pour lui faire perdre la notion des minutes, elle étala devant lui le contenu d'un bissac préparé à son intention, lui montrant qu'elles avaient pensé à tout, avec Mademoiselle, et qu'il y avait du vieux cognac dans la gourde, du jambon exquis entre les tranches de pain, et des tablettes au sublimé pour fabriquer instantanément une solution antiseptique.
—«Comment se fait-il qu'Armande ne vienne pas?» murmura le jeune homme, qu'un brusque pressentiment venait d'étreindre.
La Louison s'approcha de la fenêtre... Mais aussitôt, d'un mouvement effaré, elle se rejeta en arrière.
—«Cachez-vous!... Mon Dieu!... Cachez-vous!... Les voilà!...» souffla-t-elle.
En même temps, preste et résolue, elle ouvrait une porte, poussait Michel vers l'intérieur.
—«Là... derrière les rideaux du lit... Ne remuez pas... N'avancez pas... La porte est vitrée... Soyez tranquille... Je les éloignerai... Ils ne viennent pas pour vous.»
Après un premier instant d'effroi, Louise, en effet, qui avait reconnu le colonel faisait cette réflexion:
«Cet enragé-là n'a que sa marotte en tête. Il va me conter son boniment... Je lui promettrai tout ce qu'il voudra pour le faire partir. Nous verrons bien ensuite.»
Elle ne se trompait pas. Bien qu'elle eût aperçu—ou cru apercevoir, dans son saisissement—plusieurs casques à pointe, l'officier supérieur prussien apparut seul,—d'ailleurs, sans avoir pris la peine de frapper.
«Voilà donc,» pensait Louise, «pourquoi Mademoiselle ne se montrait pas. Elle aura vu ce coco-là sortir du château et s'enfoncer dans le parc... Elle n'aura pas voulu lui donner l'éveil. Mais quel sang elle doit se faire si elle s'est aperçue qu'il venait ici!...»
La paysanne se préoccupait des autres plus que d'elle-même. Trop femme d'ailleurs, malgré sa rusticité, pour ne pas supposer qu'elle allait faire tout ce qu'elle voudrait d'un homme aveuglé par le désir. Pourtant, aux premiers mots de l'Allemand, elle se sentit panteler de terreur.
—«Eh pien, la pelle,» jargonna-t-il, «on s'est donc moqué de moi l'autre jour?... On a donc cru qu'un colonel de l'armée royale de Prusse, ça se traitait comme un rustre, un laboureur de France?... Vous faites erreur, ma petite. Pour qui vous prenez-vous?... De plus grandes dames que vous n'ont pas fait tant de façons depuis que je me promène dans votre beau pays.
—Ça n'est pas vrai!»
Le démenti jaillit des lèvres frémissantes de Louise, sans qu'elle en eût mesuré l'imprudence. La phrase abominable de l'Allemand l'avait cinglée toute, dans sa solidarité de femme française, et plus loin encore, plus avant dans sa douleur, par le rictus dont il soulignait l'allusion à cette «promenade» dans le «beau pays»... Maintenant, elle se taisait, droite, blême, la haine et le désespoir dans les yeux. Le Prussien, sans se fâcher, la regarda. Et l'ignominie de ce regard était insoutenable, car il contenait tout ce que la convoitise de l'homme, la morgue du maître, l'ironie du vainqueur, peuvent avoir d'outrageant pour la pudeur d'une femme et pour la plus élémentaire dignité d'une créature humaine.
—«Va, va... Injurie-moi,» fit le soudard. «Tu me plais comme ça... Tu as plus de chic,» ajouta-t-il, exprimant, par ce mot, qu'il était fier d'employer, l'espèce de beauté plus haute dont l'indignation revêtait l'humble femme.
D'un geste tranquille, comme pour s'installer dans le logis, il déboucla son ceinturon, et se débarrassa de son sabre, qu'il posa en travers de la table. Il ôta également son casque.
—«Tu t'es promise... Tu ne te refuseras pas. Tu es à moi,» prononça-t-il en s'avançant vers Louise.
Elle recula, les yeux élargis, folle d'angoisse. Que faire?... Allait-elle devenir la proie de cette brute, sans un cri, sans une révolte, sans une tentative de fuite, parce que tout, sauf sa soumission, risquait de livrer celui qui s'abritait sous son toit?... Dans sa retraite éperdue, elle songeait encore à le sauvegarder. Car, au lieu de se réfugier dans sa chambre et de s'y barricader, comme elle aurait essayé de le faire sans cette tragique présence, elle se retirait dans l'angle opposé, où bientôt elle rencontrait le mur. Là, elle s'aplatit, comme pour s'incruster dans la pierre, les doigts, les ongles collés à la paroi, en une attitude de crucifiée. Et il semblait que la surface lisse lui donnât prise, tant elle s'y cramponnait désespérément.
Le Prussien la suivit, balbutiant maintenant en sa langue des paroles de sensualité brutale. La malheureuse vit contre son visage cette face où s'accentuaient, dans une ivresse écœurante, les traits de la race détestée. Elle faillit hurler de dégoût... Mais un coup d'œil vers la porte de sa chambre lui rendit la force de rester muette. Cette porte était vitrée d'un grand carreau clair, que voilait un rideau de guipure commune. Une silhouette serait visible au travers. Le moindre appel, en attirant là l'Italien, perdrait celui-ci. Elle se contint, gardant encore on ne sait quel espoir d'apitoyer son bourreau.
—«Laissez-moi,» gémit-elle tout bas... «Et je vous jure, monsieur l'officier... je vous jure... J'irai, ce soir, au château... Là, vous ferez ce que vous voudrez... Mais pas ici... Pas chez nous... Pas chez mon mari...»
Un ricanement abominable accueillit ces supplications. Louise n'entendit pas le vil commentaire qui accompagna ce rire. L'émotion la suffoquait... Elle sentit sur elle les mains du soldat. Un vertige la prit. Le sol oscilla, le mur contre lequel se crispaient ses mains devint fluide... Ce fut une telle sensation d'horreur que, malgré elle, un cri lui déchira la gorge... Et alors, elle perdit connaissance.
L'officier allemand n'eut pas le temps de se rendre compte que le corps dont s'emparaient ses bras avides ne s'y abandonnait que dans l'inertie d'une défaillance. Il poussait une exclamation de triomphe, au moment où, derrière lui, une porte brusquement ouverte livrait passage à un homme dont les yeux étincelants eussent paralysé son ardeur s'il eût pu les voir.
Michel Occana, déjà inquiet pour son hôtesse, venait de tressaillir affreusement dans sa cachette au cri, lugubre comme un râle, qu'elle avait exhalé inconsciemment. D'un bond, il fut à la porte vitrée. Il vit la scène odieuse... la sauvage agression du colosse en uniforme prussien contre cette martyre à face agonisante. Il s'élança... D'un coup de poing formidable, il fit lâcher prise à l'officier. Telle fut la soudaineté et la violence de l'attaque, que le gros homme tourna sur lui-même, chancela et s'abattit, tandis que Michel soutenait la Louison et la posait doucement sur un siège.
Une clameur furieuse accompagna la chute de l'Allemand. Dans son gosier de stentor un son incohérent éclata. Michel crut à une imprécation en entendant les syllabes gutturales:
—«Zur Hülfe!...»
Il allait bientôt voir que c'était un appel à l'aide.
Cependant un silence suivit. Car le colonel brandebourgeois, ayant donné du front contre le bout du fourreau de son sabre, déposé par lui sur la table, se fendit le sourcil et demeura par terre dans une sorte d'étourdissement.
Il n'avait pas eu le temps de se relever que la porte extérieure s'ouvrit et que deux soldats parurent. Quand ils virent leur chef gisant avec le front ensanglanté, ils se précipitèrent sur Michel Occana, la crosse haute. Un seul des coups qu'ils lui destinaient aurait suffi à l'assommer. Mais l'étroitesse du lieu et la simultanéité de leur mouvement fit que ces hommes entrechoquèrent leurs armes. Et ils n'avaient pas eu le temps de reprendre position, quand le colonel, se redressant, les arrêta d'un ordre bref.
Michel, qui déjà se croyait mort, et qui pensa n'en valoir guère mieux, se félicita de cet instant de répit, car il eut la satisfaction de dire à l'officier allemand, d'un ton vibrant d'ironique dédain:
—«Bravo!... vous êtes un homme de précaution. Vous postez vos soldats à la porte quand vous voulez faire violence à une femme. C'est pour vous une belle prouesse et pour eux un joli métier, colonel.»
Son air de persiflage hautain, son aisance, son admirable visage, indiquaient trop qu'il n'était pas l'hôte habituel de cette maison de garde. Le chef prussien, qui, en se relevant, croyait d'abord se trouver en face d'un mari exaspéré, ne prit pas longtemps le change. Tout en essuyant avec son mouchoir le sang de son éraflure, il observait l'inconnu d'un œil attentif et soupçonneux. Le sarcasme insultant de l'Italien fit courir une pâleur sur sa face congestionnée, qui n'en devint ensuite que plus rouge.
—«Et vous,» dit-il, «vous vous servez de l'attrait d'une femme pour tendre des guet-apens, et vous attaquez les gens par derrière. C'est digne d'un Français et d'un espion,» ajouta-t-il, montrant ainsi que son oreille étrangère n'avait pas reconnu l'accent italien dans une langue qu'il estropiait lui-même.
Il s'adressa ensuite en allemand à ses hommes. Et ceux-ci, qui, déjà, maintenaient Michel par les bras, se mirent en devoir de le fouiller.
Ce fut à ce moment que Louise revint à elle, et aussi qu'une sixième personne compléta par sa présence la signification poignante d'une telle scène.
Armande de Solgrès entra.
Depuis une demi-heure, elle passait par toutes les transes. Ayant vu l'officier allemand sortir du château, suivi de ses deux hommes, à la minute où elle-même partait pour rejoindre Michel, la jeune fille s'était bien gardée de se rendre directement à la maison de garde. Mais, par un détour, elle avait pu gagner, sans être observée, une éminence qui dominait cette maison. Elle avait donc vu le colonel y entrer, laissant les deux factionnaires à la porte. «Michel y est-il déjà?... Est-ce lui qu'on vient prendre?» se demanda-t-elle, torturée par la plus atroce inquiétude. Ce n'était point par lâcheté, mais par prudence pour lui, que la vaillante fille ne volait pas auprès de celui qu'elle aimait. Ne serait-ce pas l'accuser que de manifester leur entente? Ne risquait-elle pas de compromettre un système de défense inventé sous le coup de la surprise par l'ingénieux Italien ou par Louise, cette dévouée?
Cependant, les minutes s'écoulaient sans que le colonel ressortît, et sans que les deux factionnaires bougeassent plus que des statues. Qu'est-ce que cela pouvait signifier? Le logis était-il vide?... La Louison n'avait-elle pas eu le temps d'y ramener le réfugié? Et maintenant tous deux se tenaient-ils à l'abri, ou viendraient-ils se faire prendre comme dans une souricière?
Tout à coup, les deux soldats, dans une alerte dont le saisissement fut visible, sautèrent, se bousculèrent, s'engouffrèrent dans la maisonnette. Puis ce fut tout autour le désert et un silence d'énigme. Armande n'y tint plus. Elle s'élança, dévala parmi les arbres, sans souci des sentiers, et ce fut seulement à l'approche du but qu'elle songea à se composer un maintien, à prendre un air indifférent. Quel coup lorsqu'elle entra!... Ce qu'elle n'avait pas osé prévoir, pour se persuader qu'une telle catastrophe n'appartenait pas au domaine du possible, devenait une réalité. Michel,—son Michel!...—était aux mains des soldats prussiens, qui, brutalement, exploraient ses effets, retournant les poches et palpant les doublures.
—«Qu'est-ce que cet homme a fait, monsieur le colonel?...» demanda Mlle de Solgrès, d'une voix comme affaiblie, lointaine, qui l'interloqua elle-même.
Le chef brandebourgeois se retourna, et tout le sang d'Armande se glaça dans ses veines quand elle vit le sillon rouge balafrer la redoutable figure. Lui, apercevant la jeune châtelaine, portait maussadement deux doigts à hauteur de visière.
—«Cet homme est quelque espion, mademoiselle,» répliqua-t-il, sans remarquer le mouvement fier qui, chez son prisonnier, protestait contre un tel mot. «Et, en outre, il a tenté de m'assassiner.»
C'était net. Aucune fable n'effacerait ce fait d'une agression, trop évidente par la blessure du chef allemand, et dont Armande ne pouvait imaginer les circonstances. Elle eut vers Occana un coup d'œil de désespoir, mais en même temps d'approbation, comme pour lui dire: «Tu exposais plus que ta vie...—ta mission sacrée! Donc, tu n'as pu agir que pour un motif supérieur.»
Mais quelle surprise pour trois des acteurs de de cette scène,—car les soldats, ne comprenant que les ordres jetés par leur colonel dans leur langue, étaient revenus à leur immobilité d'automates,—lorsque Louise Bellard se leva, chancelante, et vint se jeter aux pieds de sa jeune maîtresse. Armande l'avait vue à demi pâmée,—par l'effroi, supposait-elle,—et ne lui attribuait aucun rôle direct dans ce qui se passait. Mais, dès que la paysanne ouvrit la bouche, elle comprit. L'éclair de la vérité lui jaillit aux yeux, tandis que lui apparaissait l'admirable ruse de cette simple femme.
—«Oh! mademoiselle,» gémissait la Louison, «qu'allez-vous penser de moi?... Mais il faut bien tout vous dire... C'est mon bon ami, mademoiselle... Il me fréquentait depuis quelque temps... Il était dans ma chambre... Et comme il a cru voir par le carreau de la porte que monsieur l'officier me tarabustait un peu,—histoire de rire...—alors il a perdu la tête... Ah! mon Dieu!... Qu'est-ce qu'on va lui faire?»
Si l'histoire était vraisemblable, l'accent, l'expression l'étaient encore davantage. Comédie sublime, qui suggestionna si fortement Mlle de Solgrès que celle-ci, sans hésiter, y prit son rôle par cette réponse:
—«Toi, Louison!... Un galant!... Et pendant que ton mari se fait tuer peut-être! Ah! malheureuse!...»
Louise, prosternée, sanglotait, le visage dans ses mains. Puis, tout à coup elle se releva, se tourna vers l'Italien, et l'apostrophant:
—«C'est ta faute aussi, grand bêta!... Grand jaloux! Tu avais bien besoin d'arriver là comme un brutal!... Monsieur l'officier n'est pas capable de forcer une femme qui ne veut pas... Et si je voulais, c'était mon affaire.»
Aucune psychologie n'atteindra en profondeur la finesse féminine. Cette paysanne trouvait ce qu'il fallait dire pour atténuer le dépit furieux du colonel et la confusion qu'il commençait d'éprouver devant Mlle de Solgrès. Tel fut le soulagement du Prussien et sa hâte de terminer la ridicule aventure, qu'il fut à deux doigts de laisser immédiatement aller son captif. Il ricanait sans déplaisir, retroussait sa moustache, et se tournant vers la jeune châtelaine, il se disposait à lui présenter quelque excuse galamment cavalière pour tant de bruit à propos de rien, lorsque, dans son mouvement, il rencontra les yeux de l'étranger. Le visage pâle et impassible de Michel, son regard fulgurant, marquaient une hauteur peu d'accord avec la vulgaire intrigue dont on le donnait pour héros. Son silence acquiesçait, mais c'était tout. Il n'offrait rien de l'embarras d'un rustre qu'un téméraire accès de vivacité aurait emporté dans un mauvais pas.
—«Comment vous appelez-vous, mon gaillard?» demanda rudement l'officier.
La Louison s'écria impétueusement:
—«Mais c'est monsieur Michel. Il demeure à la ville et vient me voir en cachette.
—Taisez-vous!...» tonna le Prussien. «Et vous, répondez!» ordonna-t-il à cet amoureux si étrangement muet.
—«Mon nom est Michel... André Michel,» fit l'Italien.
—«Où demeurez-vous?
—Ordinairement à Paris. Mais j'en suis sorti avant le blocus. Ces derniers temps j'étais à Étampes.
—Où cela?
—A l'hôtel des Trois-Rois,» répliqua vivement Occana, qui, par bonheur, connaissait le nom de cet hôtel.
Il ne douta pas que Mlle de Solgrès ne trouvât rapidement moyen d'aviser le patron, un bon patriote, qu'il eût à mystifier le chef allemand.
—«Pourquoi ne servez-vous pas à l'armée?» interrogea encore celui-ci.
—«Je ne suis pas citoyen français. Mes parents étaient Italiens,» déclara Michel avec toute l'assurance de la vérité.
—«C'est bien. On contrôlera vos dires. Et gare à vous si vous avez menti!» conclut l'autre d'un air menaçant. Puis, s'adressant à ses hommes, il leur donna un ordre dans leur langue.
Aussitôt ceux-ci prirent chacun un bras de Michel, et, marquant le pas comme à la parade, leurs bottes martelant le sol en mesure, ils l'emmenèrent hors de la maison.
—«Ne soyez pas trop sévère pour cet écervelé, monsieur le colonel,» intervint Armande, qui parvint presque à poser sa voix et à prendre une attitude détachée. «L'ambassadeur italien est un ami de ma famille. Je serais désolée que quelque complication survînt avec ses nationaux par la faute d'une de mes servantes.
—Je n'oublie pas les égards qu'on doit aux neutres, quand ils restent neutres,» dit l'officier prussien en appuyant sur les derniers mots. «J'ai l'honneur de vous saluer, mademoiselle.»
Lorsqu'il fut sorti, avec sa raideur allemande, Louise dévoila son visage, obstinément enfoui depuis un moment dans son tablier. Elle vit disparaître la lourde silhouette, et sa rage de femme outragée, son désespoir de la catastrophe possible, s'exhalèrent en invectives:
—«Ah! le cochon!... le cochon!...» répétait-elle à dix reprises, dans une frénésie écumante, tendant son poing fermé dans la direction de la porte.
—«Tais-toi, Louise... Regarde-moi,» dit Armande avec autorité.
La paysanne obéit.
—«Si Michel sort du château sain et sauf, il le devra à ta présence d'esprit. Tu as été admirable, Louise... Laisse-moi t'embrasser.
—Ah! mademoiselle,» s'écria l'humble femme en sanglotant... «Je lui devais bien ça... C'est en voulant me défendre qu'il...
—Assez... Je sais... Je devine... Maintenant, il s'agit d'achever ton œuvre. Tu vas partir pour Étampes et faire la leçon à l'hôtelier des Trois-Rois. Moi, je ne puis m'y rendre. On remarquerait mon absence... Je m'en rapporte à ton tact. Tu ne diras que ce qu'il faudra dire...
—Soyez tranquille, mademoiselle. Mais comment aller là-bas assez vite?...»
Rapidement, elles réfléchirent. Les chevaux des écuries avaient été réquisitionnés. Il restait bien la vieille jument, une bête encore vaillante. Mais faire atteler, c'était imprudent. Louise proposa de s'adresser à un fermier de Solgrès, à qui on laissait sa carriole avec un bon cheval, car il approvisionnait les vainqueurs, chaque matin, au château. On lui demanderait le secret. L'homme était sûr. Armande approuva, et les deux jeunes femmes se séparèrent.
La nuit suivante fut, pour Mlle de Solgrès, une longue veille occupée par l'inquiétude la plus aiguë. Où était-il, dans ce grand château qui serait un jour l'asile somptueux de leur tendresse et qu'il habiterait en maître, celui qu'elle aimait? Dans quel réduit de service, dans quel caveau peut-être, subissait-il l'affront de sa captivité sous la garde des soldats ennemis?... Il était là, sous le toit de ses ancêtres, à elle, l'homme à qui elle s'était donnée, à qui elle appartenait pour toujours... Et elle ne pouvait pas même lui porter un mot de consolation, d'espoir. Une effroyable tyrannie les séparait. La force des armes, qui broyait la Patrie, opprimait leurs deux cœurs... De quel poids la malheureuse et altière fille sentait tomber sur eux le joug détestable, tandis que, dans la soirée sans fin, très tard elle entendait encore sonner par les échos de l'immense demeure des bruits traînants d'éperons et de sabres, des voix rudes, des portes refermées avec fracas. Ses pressentiments furent horribles... Moins horribles cependant que la réalité toute proche. Pauvres yeux d'amante, élargis de fièvre et d'angoisse dans les ténèbres, les heures passaient sur eux comme sur tant de prunelles closes de sommeil, et rien ne les empêcherait de voir se lever le jour abominable!...
Voici la scène qui se déroulait au rez-de-chaussée du château.
Tandis que le colonel prussien soupait avec ses deux subordonnés, il leur raconta,—à sa manière,—son aventure de l'après-midi. Il ne se vanta pas d'avoir placé deux factionnaires devant la maison d'une femme qu'il croyait seule, afin d'assouvir en toute sécurité sa fantaisie sauvage de vainqueur. Il leur peignit avec fatuité une bonne fortune où la seule persuasion fût venue de ses avantages personnels. La piquante paysanne sur laquelle il avait jeté son dévolu roucoulait déjà comme une tourterelle en avril, quand l'irruption d'un intrus avait tout gâté.
—«La brute a osé porter la main sur moi. Je ne sais à quoi il a tenu que je ne lui aie passé mon sabre au travers du corps?
—N'était-ce pas un guet-apens, herr colonel?»
Le chef hocha la tête.
—«Et vous avez fait grâce à pareille canaille?
—Le dernier mot n'est pas dit. Je vérifierai demain les prétentions de cet individu. S'il est ce qu'il affirme...
—Et quoi donc?
—Un Italien. Si c'est exact, je ne créerai pas d'incident. Dans le cas contraire...
—Monsieur le colonel,» dit le lieutenant, «je me mets à votre disposition pour l'enquête. Je parle l'italien comme l'allemand...
—Parfait. Nous l'interrogerons après souper. Êtes-vous capable de juger à l'accent si l'italien est sa langue maternelle?...
—J'en réponds, mon colonel.»
Fixés sur ce point, les trois officiers parlèrent d'autre chose. Ils se lamentèrent sur leur inaction. Quel ennui de surveiller une province où rien ne bougeait, alors que les camarades se couvraient de gloire ailleurs!
—«Patience, messieurs. J'ai une communication du général. Ça chauffera par ici bientôt, paraît-il. Nous serions sur la ligne de jonction de Garibaldi avec l'armée de la Loire, si le plan qu'on prête à l'Italien doit se réaliser.
—L'Italien!...» répéta le capitaine avec un sursaut. Il regarda son chef, puis son inférieur. La même pensée surgit dans le cerveau des trois officiers. Une gravité soudaine marqua d'une expression identique leurs trois physionomies. Le colonel se leva.
—«Messieurs, allons examiner le prisonnier.»
Il les conduisit à la salle de billard, s'assit le dos au tapis vert, sur lequel roulaient les billes d'une partie récente, et donna l'ordre qu'on amenât le nommé André Michel.
—«Ça n'est pas un nom italien,» observa le lieutenant.
—«Il le prononce peut-être à la française,» riposta le capitaine à voix basse.
Presque aussitôt le volontaire garibaldien parut entre ses deux gardes. Le colonel le fit placer face à lui, debout, en pleine lumière.
Occana venait de faire un effort surhumain pour ne pas boiter en marchant. Tout à l'heure, un des soldats l'ayant bousculé, lui avait, volontairement ou non, heurté la jambe du fourreau de son sabre. La blessure avait dû se rouvrir. Du moins elle se révélait en ce moment fort douloureuse. Pour rien au monde, il ne voulait la laisser voir. On eût découvert sans doute les traces d'une balle et reconnu en lui un belligérant.
—«Parlez italien à cet homme,» dit le colonel au lieutenant.
Celui-ci posa plusieurs questions, auxquelles l'interpellé répondit de bonne grâce. Résolu à dominer son orgueil, Michel se pénétrait maintenant de son rôle. Ne devait-il pas se résoudre à tout, même au mensonge et à la lâcheté, pourvu qu'il sauvât son message, pourvu qu'il le portât où il fallait.
—«Eh bien?... Est-il vraiment Italien?» demanda le chef.
—«J'en ai la certitude, monsieur le colonel.
—Soit.»
Il se tut, fronça les sourcils, puis, regardant Michel avec ses gros yeux sans pénétration, mais qu'il croyait acérés comme des baïonnettes.
—«Allons?... Dis-nous un peu comment tu as laissé Garibaldi, mon gaillard.»
Pas un frisson ne passa sur la belle figure pâle.
—«Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je n'ai jamais vu Garibaldi.
—Tu ne l'as jamais vu?... Mais tu le verrais, si je te laissais partir vivant, pour lui indiquer par lequel de nos points faibles il pourrait donner la main à l'armée de la Loire.
—Vous tenez donc à ce que je sois un espion,» fit Occana, qui sourit d'un air tranquille. «Je serais un singulier espion, qui chercherait ses renseignements en surveillant la vertu des paysannes. Mais enfin, je ne me défends pas. Prouvez ce que vous dites. Je suis sujet italien. Vous ne pouvez me condamner sans preuves.»
Il y eut un silence.
Le colonel continuait à regarder son prisonnier avec une fixité qu'il supposait foudroyante. Mais au fond, il se sentait plein d'embarras. C'était sans doute un chef capable de bien se conduire sur un champ de bataille. Ailleurs, il laissait paraître une étonnante médiocrité. Surtout, il n'avait aucune idée de la façon dont on préside un tribunal et dont on dirige une enquête. En désespoir de cause, il allait ordonner qu'on fouillât de nouveau l'Italien plus minutieusement que la première fois et qu'on décousît ses vêtements, lorsque le capitaine, autrement observateur, lui glissa dans l'oreille:
—«Demandez-lui donc, herr colonel, ce qu'il a bien pu insérer dans sa botte droite par cette fente de la tige, si bizarrement recousue.
—Qu'on lui ôte sa botte droite!» cria le colonel.
Ce commandement, que rien ne préparait, puisque le capitaine avait parlé tout bas, éclata si terriblement pour Michel qu'il ne contint pas tout à fait un geste de trouble. Il se ressaisit toutefois jusqu'à rester ferme, sans un battement de cils, quand un soldat, en lui arrachant sa botte, malmena sa plaie au point qu'il crut sentir un peu de sa chair et de ses os suivre la lourde chaussure. Il eut seulement un coup d'œil pour voir si quelque effusion de sang ne trahissait pas l'état de sa jambe. Mais rien n'apparut sur la chaussette, qui recouvrait un bandage étroitement serré. Déjà il respirait, revenant un peu de sa crainte et de sa vive souffrance physique, lorsqu'il s'aperçut, avec une consternation indicible, que le danger n'était pas moindre, bien au contraire. Le capitaine perspicace, qui avait si judicieusement remarqué la réparation singulière de la botte, tenait entre ses mains cette pièce de conviction. Sa figure s'éclairait d'une satisfaction à la fois cruelle et triomphante, tandis qu'il en examinait la tige sous une des lampes suspendues au-dessus du billard. Il dit tout haut en allemand—et Michel en comprit assez pour prévoir combien son sort s'aggravait:
—«Ah! ah!... Veuillez voir ici, mon colonel. Il y a eu une pièce intérieure cousue dans la tige de cette botte. On distingue tous les points...»
Son chef s'approcha, essayant de s'intéresser à cette découverte dont il ne saisissait pas du tout la portée.
Déjà, le lieutenant, d'esprit plus ouvert, commençait à déduire une conséquence de ce petit fait, quand son capitaine lui fit un signe. Il importait à la hiérarchie que leur supérieur eût plus d'intelligence qu'eux. Donc, on l'amènerait à trouver ce que lui seul avait le droit de mettre en lumière.
—«D'habitude, herr colonel, c'est dans leurs vêtements que les émissaires secrets cousent leurs messages entre deux épaisseurs d'étoffe...
—Attendez, messieurs,» interrompit le colonel, soudain illuminé. «Ne poursuivez pas, capitaine. Il me vient une idée... Ne serait-ce pas une boîte aux lettres que ce gredin aurait installée dans sa botte?
—Admirable, mon colonel! Mais... il aura dû y renoncer, au moins pour cette botte droite, car elle a eu un accident... Voyez-vous, une déchirure extérieure... qu'on a recousue à la diable.
—Alors?...
—Alors, si réellement un papier s'est trouvé caché là, puis déplacé, il faudrait peut-être voir s'il n'est pas dissimulé ailleurs...
—Qu'on déshabille cet homme!» cria le colonel.
—«Oh!» insinua le capitaine, «si l'on procédait comme nous avons commencé, par les pieds?...
—Otez-lui son autre botte!» ordonna le chef, tandis que, derrière son dos, ses deux subordonnés, par leur mimique moqueuse, échangeaient leur pensée: «Ah! c'était dur... Mais enfin, nous y sommes!»
Un soldat leva brutalement la jambe gauche de Michel Occana et lui tira sa botte.
Le volontaire de Garibaldi croisa les bras et pencha légèrement la tête. Non pas qu'il s'inclinât devant de tels hommes, ses ennemis, les ennemis de tout ce qu'il aimait, mais parce que, la partie étant perdue, il se croyait le droit de s'appartenir, de descendre en lui-même, de passer les heures suprêmes avec ses souvenirs et sa pensée. A partir de cet instant, ceux qui étaient les maîtres de sa vie ne tireraient plus de lui une parole.
La suite eut la rapidité et la simplicité des choses tragiques.
Les trois officiers prussiens penchaient leurs têtes vers cet objet si peu fait en apparence pour exciter tant d'intérêt. Malgré l'adresse du travail, il ne fut pas difficile à un observateur attentif et prévenu, comme le capitaine, de découvrir l'apposition d'une bande de cuir intérieure qui n'était pas l'ouvrage du cordonnier. Avec son canif, il fendit une couture. La blancheur d'un papier apparut. Le colonel s'empara de la lettre, en lut la suscription, la tourna et la retourna. Enfin il l'ouvrit.
—«Capitaine,» dit-il, «veuillez faire monter à cheval un sous-officier avec quatre hommes d'escorte, pour porter immédiatement cette lettre au quartier-général de notre corps d'armée. On la fera parvenir de là au généralissime ou à S. M. le Roi. Je vais la placer sous enveloppe scellée et vous la remettre. Puis vous reviendrez tout de suite ici pour le jugement de cet homme.»
Elle ne fut pas longue, la cérémonie du jugement. Les trois officiers s'assirent, comme à un tribunal, derrière le billard, ayant en face d'eux l'émissaire secret de Garibaldi, celui qu'ils appelaient l'espion. Un sergent remplit le rôle de greffier. Quatre hommes de troupe, au lieu de deux, entouraient maintenant l'accusé, à qui l'on avait attaché les mains. Car ces soldats, qui allaient juger un soldat, et qui ne pouvaient plus douter de sa résolution et de sa bravoure, n'étaient pas assez généreux pour lui laisser une chance de s'ôter la vie lui-même. Ils tenaient à leur vengeance complète et à la triste gloire de leur inflexibilité. Le colonel, soufflé par le capitaine, plus apte à diriger les débats d'un conseil de guerre, commença l'interrogatoire en son mauvais français. Il essaya de tirer quelques renseignements de Michel, et lui fit même entrevoir que, s'il consentait à des révélations, il pourrait être envoyé au quartier-général du corps d'armée,—peut-être même jusqu'à Versailles,—au lieu de subir immédiatement une sentence qui ne faisait pas de doute. Un regard méprisant fut tout ce qu'il obtint.
—«Vous ne voulez pas parler?...» conclut-il, en voyant qu'il ne vaincrait pas cet obstiné silence. «Vous savez pourtant que vous encourez doublement la peine capitale, selon les lois de la guerre, comme espion et comme étranger aux nations belligérantes... sans compter votre agression contre moi-même.»
Cette fois, l'Italien ouvrit la bouche.
—«Et vous, vous savez bien que je ne suis pas un espion, bien que mes actes, en jurisprudence militaire, ne soient pas moins graves. Je suis un soldat, je n'ai laissé le champ de bataille, où j'avais aidé à vous vaincre, à vous enlever un drapeau, que pour une mission plus dangereuse...
—Tout soldat qui quitte son uniforme en temps de guerre, et qui dépose ses armes, ne peut être qu'un déserteur ou un espion!...» cria violemment le colonel, dont la face était devenue écarlate au mot de drapeau enlevé.
Le capitaine essaya discrètement de le ramener à la sérénité de sa magistrature. L'autre continuait à grommeler des jurons entre ses dents. Il éclata encore une fois:
—«Pourquoi, diable, vous qui êtes Italien, avez-vous éprouvé le besoin de tirer la France d'affaire?... Ce n'est pas votre Garibaldi avec sa poignée d'hommes qui la rendrait invincible pour nous, je suppose. Quelle outrecuidance!...
—Quand on se bat pour la France, c'est pour soi-même qu'on se bat,» prononça Michel. «C'est pour la lumière et la liberté du monde. La France est comme ces êtres tourmentés d'idéal, dont les qualités profitent aux autres, tandis que leurs défauts ne nuisent qu'à eux-mêmes. Son rêve devient vite le rêve universel, et, si elle se trompe, elle en est seule crucifiée, car seule elle va jusqu'au bout de sa généreuse folie. La France est la joie et le sel de la terre. Si vous la mutilez, le sang de l'Europe coulera longtemps en secret, sous l'éclat des armures. Vous aurez mis un pli d'amertume au sourire de l'Humanité.»
Dans la salle de billard, sous les suspensions claires, qui faisaient briller l'ivoire puéril tout prêt à rouler pour le choc des carambolages, sur ces hommes en attirail martial, qui allaient, par le jeu de lois indiscutées et sombres, disposer de la vie d'un autre, un silence profond descendit. Ce qui flotta, indistinct, formidable, ce fut l'âme adverse des races. Elles s'étonnèrent de leur lutte... Mais tout de suite, la haine aveugle les souleva. Un peu d'infini avait passé, reliant aux grandes causes obscures cet infime épisode de guerre.
Et tout continua suivant l'ordre. Le colonel eut à voix basse une courte délibération avec ses deux assesseurs. Il prit le procès-verbal de la séance des mains du sergent, le fit signer au capitaine, puis au lieutenant, après l'avoir signé lui-même. Alors il se leva et dit:
—«La sentence du conseil est: la mort.»
Peu habitué à la solennité de ses fonctions, ce lourd officier brandebourgeois éprouva d'ailleurs un instant de trouble. Son visage pâlit. Il jeta un regard perplexe alentour, puis il ôta son casque, et s'adressant au condamné avec une certaine déférence:
—«Monsieur, vous serez fusillé au point du jour. Avez-vous quelque révélation à faire ou quelque désir à exprimer?
—Je voudrais,» dit Michel, «être exécuté devant le perron nord du château, du côté du parc, la figure tournée vers la façade, et qu'on ne me bandât pas les yeux.»
Le colonel consulta d'un signe ses subordonnés et répondit:
—«Le conseil vous l'accorde.»
Et il donna quelques ordres en allemand, après lesquels le condamné fut emmené hors de la salle.
Le volontaire garibaldien, devant la courtoisie tardive de son juge, avait eu, comme un éclair, la pensée de demander qu'on lui permît d'échanger quelques mots avec Mlle de Solgrès. Deux raisons avaient arrêté sur ses lèvres cette prière: l'improbabilité qu'on l'exauçât, car l'ennemi pouvait redouter la communication d'un secret important à cette jeune fille, dont le patriotisme et l'énergie sauraient en faire usage. Et aussi la crainte de compromettre celle qu'il aimait, soit dans son honneur de femme, soit dans sa sécurité et celle de sa famille. Amour ou complicité politique, tout lien soupçonné entre eux exposait Armande. Mais comment imaginer un tel lien s'il ne craignait pas de lui offrir le spectacle de son supplice? Lui seul la savait d'âme assez fortement trempée pour préférer cette vision atroce à la privation d'un suprême revoir. Voilà pourquoi il avait choisi la place de son exécution en face des fenêtres dont elle-même lui avait décrit plusieurs fois la disposition et la perspective.
L'aube d'hiver se débrouillait à peine des molles buées du dégel, ce n'était encore qu'une pâleur plutôt qu'une clarté, quand Mlle de Solgrès crut entendre un sourd roulement de tambour. Elle se dressa sur son séant, n'ayant même pas à s'éveiller, car elle n'avait pas dormi. «Quoi!» pensa-t-elle, «est-ce que les Prussiens se mettent en marche?... Quittent-ils le château? Oh! mais alors... Peut-être qu'ils emmènent Michel. Où vont-ils le conduire, mon Dieu? Si ce n'était que pour une confrontation dans le pays, on ne partirait pas si matin, ni surtout tambour en tête.»
Tandis qu'elle envisageait ces suppositions, Mlle de Solgrès s'était levée et revêtue d'un peignoir.
Le roulement de tambour reprit, bref et lugubre... Elle frissonna, et resta debout, l'oreille tendue. Qu'est-ce que cela voulait dire?... Une minute... Peut-être deux... Puis ce fut le même son d'horreur, un son qui ne trompe pas, qui roule et qui s'étouffe aussitôt, comme une répercussion de sépulcre. Mais cette fois, ce glas des tambours s'élevait juste sous ses fenêtres. Armande s'y précipita. Elle ouvrit une croisée. Toute la scène lui apparut.
Ce fut d'abord comme une hallucination, une pantomime de fantômes, dans le matin livide... Mais bientôt tout se précisa. En même temps que la signification terrible frappait l'esprit d'Armande, le jour grandissant dévoilait les détails à ses regards. En face d'elle, sur la pelouse, se tenait debout, les mains liées derrière le dos, celui qui allait mourir. Un souffle dissipa la brume. Soudain il fit clair. Alors, elle vit les yeux de son amant...
Ils s'attachaient à elle, souriants, fiers, brûlants d'amour. Une telle fascination sortait d'eux, une volonté si impérieuse et si tendre, que dès lors et jusqu'à la consommation du drame, elle fut leur chose, agonisante et pantelante, mais extasiée et soumise.
D'abord elle avait tendu les bras, sa bouche s'était ouverte pour une clameur de désespoir et de démence... Mais les yeux, les chers yeux souverains lui avaient dit: non! Un battement de paupières, un signe imperceptible de la tête, une supplication surhumaine des prunelles... La malheureuse amante avait compris... Pourquoi la révolte insensée et inutile, quand elle pouvait donner à celui qui allait mourir l'enchantement d'une sublime communion d'âmes? Rien n'eût sauvé le condamné devant lequel s'armaient les fusils du peloton d'exécution. Mais quelque chose pouvait lui cacher l'atrocité de cette fin soudaine, en pleine jeunesse, et c'était l'exaltation passionnée que lui verseraient les regards d'une femme. Elle lui jeta donc, de toutes ses forces éperdues, ce philtre d'enivrement, d'enthousiasme. Il devint radieux comme le martyr qui voit le ciel ouvert et livre aux bourreaux une chair désormais insensible. D'un geste, il écarta le mouchoir par lequel on voulut encore lui épargner la vue de l'appareil meurtrier. A quoi bon? Il ne voyait pas les fusils braqués, l'officier prêt à donner l'ordre... Il ne voyait que ce blanc visage de femme, ces yeux enflammés d'une tendresse héroïque, ces lèvres gonflées d'un immortel baiser, ces mains crispées et jointes... Créature d'amour et de douleur, qui représentait à la fois l'épouse élue et la patrie d'adoption, celle pour laquelle il aurait voulu vivre, mais aussi celle pour laquelle il était fier de mourir.
Un éclair multiple jaillit. Un faisceau de détonations vibra dans l'air humide et sonore.
Armande de Solgrès, cramponnée à l'appui de la fenêtre, spectatrice plus foudroyée mille fois que le cadavre abattu sur l'herbe, ne bougea pas, ne trembla pas, ne cria pas. Elle attendit encore que la fumée de la poudre se fût effacée, brume dans la brume, parmi l'atmosphère bleuâtre... Alors elle vit le corps étendu sur la face. Un sous-officier s'avançait, qui se pencha, dirigeant vers l'oreille le canon d'un revolver, pour donner le coup de grâce.
Elle ne perçut pas la suite... Le surhumain courage avait suffi à la surhumaine épreuve, mais ne dura pas au delà. Mlle de Solgrès perdit connaissance. Elle glissa, tomba, et resta étendue sur le tapis de sa chambre, tandis qu'au dehors un pâle soleil de février commençait à dorer les arbres du parc.