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II

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Table des matières


IL se leva tard, ce lendemain. Le soleil de décembre fut lent à percer le voile grisâtre, uniformément tendu sur le ciel, comme un morne pavillon. Le temps n'avait pas changé; le sol était sec et dur; le froid n'était pas très vif. Un fin brouillard léger, transparent, pénétrait jusque dans l'intérieur des maisons, remplissait d'ombres violettes les angles des murs, donnait un air vaporeux à toutes choses, et les gens d'imagination, en se réveillant ce matin-là, crurent s'agiter encore en plein monde de rêves.

Ce fut l'impression que Renée éprouva. Rêve, sans doute, cet enchevêtrement de cheminées et de toits qu'elle apercevait flottant et incertain, entre les rideaux soulevés par un ruban rose à la fenêtre de sa chambre, dans leur appartement de la rue Darcet, au cinquième. Rêve aussi, le souvenir d'hier, la séance au Palais Bourbon, l'aveu de Lionel. Rêve surtout, le petit billet qu'elle retrouvait sous son oreiller, et dans lequel le jeune homme la conjurait de lui accorder une heure d'entretien pour l'après-midi de ce dimanche, une heure d'entretien particulier, secret, une promenade n'importe où, comme jadis ils avaient convenu d'en avoir ensemble, et pendant laquelle il lui expliquerait tout, la vraie nature de ses sentiments, ses intentions, ses projets d'avenir. Elle le jugerait, elle lui répondrait. Il saurait ce qu'il devait faire, ce qu'il pouvait espérer. Tous deux devaient prendre une résolution solennelle. On ne pouvait rester sur les mots prononcés la veille. Quant à lui, Lionel, il ne vivrait plus tant que Renée n'aurait pas disposé de leur existence et de son amour, dont il mettait le sort entre ses mains.

«Je vous en supplie, écrivait-il, venez! Quels scrupules auriez-vous? Je suis un homme d'honneur. Cent fois, nous avons marché côte à côte, seuls pour ainsi dire, votre bras sous le mien. Au nom de ces conversations si délicieuses, et dans lesquelles je ne vous ai jamais montré que le plus profond respect, venez causer librement avec moi, sans témoins, sans que nulle contrainte vous empêche de m'écouter et de me répondre. Vous déciderez de mon bonheur ou de mon malheur. Venez, chère Renée, venez me parler avec votre douce confiance, que je ne trahirai jamais. Ah! j'ai tant de choses à vous dire!»

Et il ajoutait, lui désignant un quartier éloigné qu'elle ne fréquentait jamais:

«Je vous attendrai depuis une heure de l'après-midi, à Passy, près de la station, dans le petit square qui entoure le puits artésien.»

La jeune fille relut ce billet. Puis, le tenant toujours entre ses mains, elle s'approcha de la croisée, et se tint debout, regardant vaguement au dehors, dans une grande perplexité:

«Un rendez-vous!... Il me demande un rendez-vous! songeait-elle.»

L'attrait romanesque de cette invitation audacieuse la séduisait. En cherchant des sujets de tableaux, elle avait souvent esquissé des scènes semblables à celles qu'évoquaient à présent les lignes rapidement tracées de Lionel. L'amour, pour elle, était un sentiment absolu, profondément sérieux; mais il était aussi la poésie ravissante de l'existence. Elle ne l'imaginait pas se pliant aux froides et régulières conventions, aux monotones habitudes. Volontiers, elle le rêvait un peu aventureux et risqué, bien que pur. Oh! sortir pour aller le rejoindre, lui dont les yeux luiraient sur son front comme deux astres adorés et s'illumineraient par sa présence! Oh! ce regard, qui la guetterait, qui la chercherait de loin, ces pas faits pour retrouver Lionel, cette course charmante dont il serait le but, cette foule qu'elle traverserait et qui ne saurait pas vers quel bonheur elle court!...

—Renée! ma mignonne! s'écria une voix douce derrière elle. A quoi penses-tu? Tu vas attraper la mort!

—Petite mère!... Bonjour... Mais non, je viens seulement de me lever.

Et Renée passa vite ses pantoufles, enfila son peignoir de molleton blanc à cordelière bleue. Sans s'en apercevoir, elle était restée nu-pieds sur le parquet, dans sa longue chemise de nuit, dont le grand col brodé dégageait sa jolie tête expressive. Elle avait ainsi l'air d'un bel ange pensif. Mais sa mère la grondait de son imprudence avec une tendresse inquiète.

—Viens déjeuner. Ton père nous attend.

—Je te suis, mère.

Elle s'attarda pourtant, afin de serrer la lettre de Lionel dans un coffret, qu'elle replaça derrière une pile de linge sur une tablette de son armoire à glace.

Alors elle entra dans son atelier, placé à côté de sa chambre, dont l'autre porte ouvrait sur un étroit corridor. La grande pièce qu'elle appelait ainsi représentait le salon dans la distribution primitive de l'appartement. Elle formait l'angle de la maison, et ses quatre fenêtres, dont deux donnaient sur la rue Darcet et deux sur la rue Caroline, procuraient un jour suffisant, à cette hauteur du cinquième étage, pour que Renée pût y peindre et y tenir son cours de dessin. Le rêve de la jeune artiste était de devenir promptement assez riche pour posséder un véritable atelier. La difficulté gisait en ceci qu'elle ne pouvait, comme un homme, en louer un, n'importe où, indépendant de l'installation générale. Elle tenait à rester avec ses parents, même durant ses heures de travail. Et les appartements qui contiennent des ateliers sont généralement fort chers. Pour cette raison, on restait logé à cette hauteur du cinquième et dans ce quartier des Batignolles, déjà élevé au-dessus de Paris. La lumière! il fallait de la lumière! C'était cela qui, par ce sombre dimanche de décembre, préoccupait Renée, et la faisait passer par l'atelier avant de gagner la salle à manger. Elle voulait voir s'il y ferait assez jour pour tailler beaucoup de besogne, car la vue seule de sa mère lui avait fait prendre une subite résolution. Elle ne voulait plus aller au rendez-vous de Lionel.

Elle poussa son chevalet dans l'angle le plus clair de la pièce, le changea deux ou trois fois de position, et finit par le placer dans un excellent jour. Puis elle examina son ébauche. Et, tout de suite, saisissant un fusain, elle modifiait l'attitude d'un bras dans sa figure principale.

C'était son œuvre pour le prochain Salon. Une baraque de jour de l'an, sur le boulevard, avec l'écriteau: Tous les objets: 25 centimes. Le mélange pittoresque des pauvres bibelots; la promiscuité des grotesques poupées avec les tire-bouchons et les râpes à sucre, des pantins de bois peint avec les jarretières de coton, les peignes de corne, les petites trompettes de fer-blanc. La bonne figure de la marchande, empaquetée et gelée; l'admiration béante de trois ou quatre enfants en guenilles. Et, comme contraste, de l'autre côté du trottoir, la splendeur d'un magasin de fleurs naturelles, débordant de gerbes de lilas, de roses, de muguets, tandis que les traces de neige durcie sur le pavé, les traits rougis des passants, montraient la vivacité du froid dans ce jour d'hiver parisien. Tel était ce tableau, du moins dans la pensée de Renée, car, sur la toile, l'esquisse apparaissait seulement, et pas même encore définitive.

La voix de Mme Sorel appela de nouveau sa fille, toujours d'une intonation d'infinie tendresse. L'artiste posa son fusain, contempla une seconde son œuvre commencée, prêta l'oreille à l'affectueux appel, eut comme un regard intérieur, un coup d'œil qui se retournait en dedans sous ses longs cils qui s'abaissèrent, puis elle fit un geste d'énergique résistance, de dénégation, vers quelque fantôme obsesseur.

—A tout à l'heure, murmura-t-elle à mi-voix, s'adressant à son tableau. Je ne te quitterai pas aujourd'hui.

Elle traversa vivement un petit parloir, première pièce en retour sur la rue Caroline, et se trouva dans la salle à manger. Un baiser à son père, qui cherchait son siège en tâtonnant, et qui refusa d'être aidé. Puis elle s'assit devant sa tasse dans laquelle leur vieille femme de ménage versait du chocolat, dont la vapeur parfumée remplissait l'étroite pièce.

M. Sorel, assis enfin, appuya les deux mains sur la table, et poussa un profond soupir. Il ne se décidait point à commencer son repas. Sa femme et sa fille, toujours impressionnées par des accès de tristesse auxquels cependant elles devaient être accoutumées, se jetèrent un coup d'œil significatif, et reportèrent sur lui leurs yeux aimants et inquiets.

Les traits de l'aveugle, très accentués, sans être durs, restaient impassibles, comme figés dans une mélancolie incurable. Ses yeux gris, sans flamme, s'enfonçaient dans l'ombre des paupières à demi fermées. Sa longue barbe, encore foncée, à cinquante ans, ses cheveux, épais, aux mèches rebelles, couleur de vieil argent, poétisaient un visage sans régularité, et donnaient à cette tête un caractère de majesté un peu sauvage. Ce n'était pas la vieillesse et ce n'était pas non plus la noblesse du vieil Homère, le sublime aveugle. On songeait plutôt à Ossian, à quelque barde des âpres montagnes de l'Écosse, dont le souffle des nuits sinistres aurait tourmenté la rude chevelure. Les fortes épaules remontaient, se voûtaient un peu, par les séances prolongées d'autrefois à la table de travail, et maintenant par l'incertitude de la tenue, le ramassement sur soi-même, que causaient la cécité, la crainte de tous les obstacles, l'affreuse oppression des éternelles ténèbres.

Mme Sorel essaya de changer le cours de ses pensées.

—Père, fit-elle en souriant, voilà le moment de gronder un peu ta fille, ton petit bas-bleu curieux et raisonneur, qui s'en va écouter la politique au bras d'un beau jeune homme. Tu sais, nous étions trop occupés hier au soir, et tu as remis la semonce au dimanche.

Renée tressaillit, mais elle entra aussitôt dans la plaisanterie, par un mot joyeux et mutin. De la journée d'hier, elle n'avait caché à ses parents que l'aveu de Lionel et sa lettre. M. Sorel répliqua d une voix lente:

—Renée a ma confiance absolue. Renée est libre, et je la sais incapable de jamais abuser de sa liberté. J'ai fait plus que l'émanciper. J'ai abdiqué dans ses mains,—hélas! le sort m'y a forcé,—à la fois la dignité et les devoirs de chef de la famille. Que suis-je, moi, pour garder sur elle la moindre autorité? Un enfant... un pauvre enfant impuissant, inutile, imbécile.—Oui, imbécile, au sens que les Latins donnaient à ce mot: sine bacillo, sans bâton, sans direction, sans volonté, sans force. Renée est un homme aujourd'hui. Renée apporte ici le pain qu'on mange, le bien-être, la gaîté... Qu'est-ce que je dis? Bien plus... Une gloire naissante. Tout ce que moi, le père, je devrais apporter... Nous avons changé de rôle. Je n'oublie pas quel est le mien. Je n'ai aucune observation à faire à Renée.

—Oh! papa, s'écria la jeune fille émue et consternée. Comme tu dis cela? Est-ce que je t'ai fait de la peine? Est-ce que tu m'en veux?

—Non, ma chérie.

Et l'aveugle atténua la rigidité de son attitude, la dureté métallique de son accent. Il étendit la main vers la joue fraîche que sa fille lui tendit aussitôt et qu'il se mit à caresser doucement.

—Non, ma chérie, répéta-t-il. Je n'en veux à personne qu'à moi-même et à mon horrible inaction. Ce serait un crime à moi de t'attrister seulement. Je ne disais que ce que je pense. Ma confiance en ma noble petite Renée est sans bornes, et, quoi qu'elle fasse, ce sera toujours bien fait.

—Eh bien, alors, fit Renée en riant, je vais te faire manger ton chocolat que tu laisses refroidir. Allons, donne vite une preuve de ta soumission, mon petit père, et dépêche-toi de beurrer les rôties.

En même temps elle se leva, lui mit les bras autour du cou. Et elle finit par le faire rire, tandis qu'il s'appliquait à étendre son beurre, à tailler son pain, sans aucune de ces maladresses d'aveugle, dont il se préservait par des efforts héroïques, par une vigilance de tous les instants.

—Comment, reprenait Renée, viens-tu nous raconter que tu es inutile, que c'est moi qui te gagne ton pain? D'abord tu as ta pension, qui te suffit presque. Puis ton grand ouvrage, auquel tu travailles, ton Histoire du régime parlementaire chez les races indo-européennes, nous rapportera beaucoup d'argent. Et maman elle-même sera riche, recueillant la moitié des droits d'auteur, pour les notes qu'elle prend et la rédaction du manuscrit sous ta dictée.

Le père hochait la tête, et l'enfant continuait, rieuse:

—Maman... c'est elle qui devient forte, cette bonne petite mère chérie! Ne voulait-elle pas me démontrer l'autre jour que le parlementarisme est d'origine aryenne, et qu'au temps où l'on chantait les hymnes du Rig-Véda, il y avait sur les bords de l'Indus des manières de chambres des députés, qui s'appelaient des pantchayats.

Elle avait touché juste, la fine petite Renée. Elle venait de faire enfourcher à l'ancien professeur son grand cheval de bataille. Il oublia la détresse navrée qui, ce matin, l'accueillait au réveil, menaçait de s'asseoir à ses côtés pour toute la journée. Il s'anima en développant ses idées, en parlant de ses chères études, en défendant la science et en tonnant contre la politique.

Renée lui donnait la réplique, le contredisait quelquefois, juste assez pour l'exciter, et surtout pour s'instruire elle-même. Tout ce qu'elle savait lui était venu par cette voix forte et claire. Elle admirait profondément son père. S'inquiétant souvent du marasme, du mutisme où la cécité le plongeait, elle prenait à tâche d'être comme l'aiguillon de son intelligence, de lui fournir des occasions de lutter, d'argumenter; elle voulait remplacer pour lui l'auditoire d'autrefois, au lycée, dans ses conférences, et aussi la polémique des savants ses rivaux, afin de lui rendre le goût et la joie des jouissances intellectuelles dont il avait vécu.

Durant ce temps, Mme Sorel se levait de table sans bruit, et vaquait doucement aux soins du ménage. La tâche était lourde pour elle de combiner les devoirs familiers du petit intérieur avec les exigences de l'aveugle, qui la tenait souvent assise des heures entières sous sa dictée, la faisant relire, raturer, recommencer, et n'écoutant rien, ni l'heure des repas qui sonnait, ni les observations discrètes de la pauvre femme, dont la main, à la longue, tremblait de fatigue et dont la tête devenait douloureuse.

Il y avait bien la vieille Gertrude, la femme de ménage, qui passait là presque toute la journée, et qui faisait signe à sa maîtresse: «Ne vous dérangez pas. Je veille à tout.» Mais l'ouvrage ne manquait pas, avec les cours de Renée, l'atelier à tenir en ordre, la porte à ouvrir aux élégantes élèves, et la cuisine, et les raccommodages, tous ces travaux multiples et divers des ménages modestes, où s'use l'activité sans trêve de tant de simples femmes, dont le patient courage forme le talisman béni des bonheurs intimes. Mme Sorel était une de ces fées d'intérieur, au visage calme, un peu fané, encadré par les bandeaux de cheveux lisses, qui semblent avoir été coiffés une fois pour toutes et que la coquette fantaisie n'a jamais relevés différemment depuis le sérieux du mariage et la naissance des enfants. Renée avait eu des petits frères, mais ils étaient morts. Aussi loin qu'elle remontait dans son souvenir, elle voyait sa mère accomplir quelque tâche de dévoûment: auprès des enfants malades; auprès du père, chagrin, difficile, découragé; auprès d'elle-même, pour la remplacer dans mille occupations féminines et lui permettre de s'adonner tout entière à son art. Elle la voyait toujours pareille, de même visage, d'humeur égale. Et elle vénérait, elle adorait cette douce, immuable figure. Plutôt que d'y voir, par sa faute, passer l'ombre d'un chagrin, elle eût préféré mourir.

En allant et venant de côté et d'autre dans l'appartement, époussetant là où Gertrude avait balayé, rangeant elle-même les papiers de son mari ou les esquisses de sa fille, Mme Sorel s'interrompait pour envoyer à la vieille bonne un joyeux sourire d'intelligence lorsqu'on entendait la voix du professeur s'élever dans la pièce voisine.

—La politique scientifique!... la politique scientifique!... Ah! Renée, disait-il, c'est la chimère de notre temps. Le mot seul est une preuve du progrès de nos lumières, mais pour longtemps encore nous devrons nous contenter du mot. Cette science-là, vois-tu, mon enfant, pour la créer, il faudra peut-être des centaines de générations d'hommes, et pour l'appliquer sans obstacles, il en faudra des milliers. C'est la plus difficile de toutes. Pour savoir seulement qu'elle est difficile, pour envisager la multitude des facteurs qu'il faudrait connaître afin de prévoir les conséquences d'un acte législatif, il faut déjà être un penseur et un savant. Mais il faut bien plus encore, il faut être désintéressé. Le braillard de réunion publique préparant son élection, étranglerait volontiers de ses mains l'interlocuteur assez instruit et assez sage pour se lever et pour lui dire: «Nous ne sommes pas capables de juger les questions que vous nous soumettez.» Même si cet interlocuteur avait la politesse de ne pas ajouter: «Et vous n'êtes pas plus capable de les juger que nous.» Songe donc, Renée, si les électeurs étaient à ce point dans le vrai, il deviendrait impossible de gagner leurs suffrages en leur montrant une demi-douzaine de lois, enfermées dans un programme de vingt lignes, et en leur assurant que cette demi-douzaine de lois va leur donner le bonheur, la richesse, la sécurité, sans compter l'égalité, cette monstrueuse et criminelle utopie, cette étiquette de l'état sauvage, qui n'est même pas applicable aux sociétés animales un peu avancées, comme celle des abeilles ou des fourmis.

—L'égalité, papa?... Tu m'avais appris à admirer la Déclaration des droits, et l'égalité s'y trouve.

—L'égalité devant la loi, oui; le droit d'être jugé, récompensé ou puni avec les mêmes poids et les mêmes mesures, soit. Quelle belle conquête! Mais nous l'avons. A quoi cela servirait-il au futur député de prêcher—comme il devrait—qu'il faut s'en tenir à l'appliquer fidèlement? En quoi cela flatterait-il les passions de ceux qu'il veut entraîner, et dont son avenir politique dépend? Aussi on a promis, on a donné davantage; on a donné l'égalité des droits politiques, le suffrage universel qui accorde à cent imbécillités réunies plus d'autorité qu'à cinquante penseurs. Cinquante penseurs! cinquante hommes de génie... Quel est le pays qui peut se vanter d'en réunir autant en un siècle? On faisait autrefois consister la vraie grandeur d'un souverain à savoir découvrir les capacités, à les appeler à lui, à s'en entourer, à s'en servir pour gouverner. Elles sont si rares! Les discerner seulement, tel était le don suprême des glorieux monarques. Le maître que nous servons aujourd'hui, notre souverain actuel, ce fameux suffrage universel, fait tout le contraire. La masse annule l'élite de la nation, supprime son action et son influence. La masse—je ne dis pas le peuple, car il se trouve aussi parfois des esprits d'élite chez le peuple—mais la masse... abomination! épaisseur insondable de bêtise, de platitude et de vulgarité! C'est çà qui règne sur nous; c'est çà qui se choisit des représentants et qui les façonne à son image; c'est çà qu'on flatte et qu'on courtise avec plus de bassesse que les autocrates de jadis. Mais c'est çà aussi, c'est ce troupeau, qu'on trompe et qu'on égare. Cette égalité dans la médiocrité universelle doit s'étendre jusqu'à l'impossible; on promet aujourd'hui de l'établir quant à la fortune, aux honneurs, à l'instruction. Bientôt on fera entrevoir l'égalité du talent, de la santé, de la beauté. La bêtise humaine n'ayant pas plus de bornes que l'ambition des politiciens, je ne sais guère où l'on s'arrêtera.

—Mais, papa, dit Renée, si la politique est une science que tout le monde ignore, qu'importe alors qui s'en occupe? L'ignorant y vaut le savant.

—Dis-moi, ma petite Renée, si tu te trouvais seule dans la boutique d'un pharmacien, et que l'on t'apportât une ordonnance, ouvrirais-tu les bocaux et fabriquerais-tu les mélanges?

—Oh! non, papa, ce serait plus qu'une imprudence, ce serait un crime, car je risquerais de tuer quelqu'un, et je le saurais bien.

—Et si l'on t'offrait une somme énorme pour le faire?

—Oh! papa...

—La science te manquerait donc, mais non l'honnêteté. L'honnêteté et la science à la fois manquent aux politiciens. Voilà la différence.

—Mais il faut cependant un gouvernement?

—L'évidence de ceci ne m'est pas absolument démontrée, car le bonheur des peuples semble partout être en raison inverse de la force de leurs gouvernements.

—Enfin, papa... dit Renée, qui, à bout d'arguments, finit par rire de son gai rire d'enfant. Enfin, voyons, quelle est ta solution? De notre temps et dans notre pays, tu pourrais mettre au pouvoir qui bon te semblerait, quels hommes choisirais-tu? Je te connais, tu ne renverserais pas le gouvernement, puisque ton avis est qu'il faut agir en modifiant ce qui est, non pas en innovant.

—Certes non, je ne renverserais rien.

—Alors?...

—Alors, je m'abstiendrais, comme toi chez le pharmacien.

—Oh! papa, voyons. C'est très sérieusement que je te le demande. Quels hommes choisirais-tu? Puisqu'il n'y en a pas de bons, quels sont les moins mauvais?

—Ceux qui ont fait leurs preuves, qui ont vécu. Foin des jeunes gens bourrés de fatuité, d'ignorance et de belles paroles! Donne-moi de rudes lutteurs qui aient taillé leur propre chemin à travers le monde, dans n'importe quelle sphère, intelligemment, vaillamment, honnêtement surtout.

—Et encore?

—Je choisirais parmi eux ceux qui semblent, de par leurs occupations et leurs capacités, devoir comprendre quelque chose—non pas à la politique, c'est impossible—mais aux affaires. J'entends aux grandes affaires, qui sont celles d'un pays.

—C'est tout?

—Non, je ferais un nouveau triage et prendrais ceux qui, très sincèrement, ne recherchent pas le pouvoir; ceux qui, comme toi chez le pharmacien, tremblent à l'idée de préparer les mixtures.

—Tu n'aurais qu'une assemblée de timorés. Ils mettraient cent ans à élaborer un impôt sur les biscuits de Reims ou sur les rillettes de Tours et à en prévoir les conséquences?

—Parfait! Tandis qu'ils le prépareraient on mangerait tranquillement durant un siècle des rillettes et des biscuits.

—Et la guerre?

—Ils tâcheraient de l'éviter.

—Mais si elle éclate. C'est alors que la lambinerie de tes législateurs serait nuisible.

—Non, car ils n'auraient plus rien à faire. La guerre est un métier, connu comme celui de couler des canons et de fabriquer des fusils. C'est une science, si tu veux, et fort approfondie. Ou bien encore, c'est un art, et chaque âge produit des maîtres en ce genre. C'est, en somme, ces trois choses à la fois. Les législateurs n'auraient qu'à regarder et qu'à compter les coups.

—Papa, n'admires-tu pas cependant un jeune homme qui se consacre à son pays, et qui?...

Elle cherchait ses mots.

—Ma fille, j'admire beaucoup un jeune homme qui se consacre à son pays.

—Mais, je veux dire... Qui fait de la politique sa carrière, par dévoûment, par abnégation, pour accomplir beaucoup de bien?

M. Sorel eut un immense éclat de rire. Il fut quelque temps avant de s'arrêter. S'il lui eût été donné de voir encore le cher et joli visage de sa fille, il en eût remarqué la subite rougeur. Mais il ne pouvait rien voir, le pauvre aveugle, et il ajouta, rendant cette rougeur plus intense aussitôt:

—Comme Lionel Duplessier, n'est-ce pas?

—Eh bien, oui, comme Lionel Duplessier, dit franchement la jeune fille.

—Ce garçon-là n'est qu'un vulgaire ambitieux, ou je me trompe fort, reprit le père. Il a quelque talent, mais je ne réponds pas qu'il arrive. On est en train de le gâter par la flatterie, et il se gâtera tout seul par sa suffisance. Il se figurera toujours qu'il a du génie et qu'il est par là même dispensé d'étudier. D'ailleurs, je le crois impatient d'arriver, en même temps que sensuel et mou, ce qui le mènerait par les plus vilains chemins et ne le ferait aboutir nulle part.

Ce n'est plus seulement de la rougeur que M. Sorel aurait vu sur le visage de sa fille, s'il avait pu voir. Deux larmes indignées jaillissaient de ses yeux et roulaient brûlantes sur ses joues. Entendre méconnaître à ce point Lionel, par son propre père, et ne pas oser le défendre, oh!...

Elle murmura, tâchant de parler d'une voix ferme:

—Mais son maître, mais Gambetta?...

—Oh! celui-là, il est sincère, ce qui est quelque chose, et il nous donne le plaisir et l'émotion d'une grande éloquence, ce qui est beaucoup. Il est borné, c'est bien dommage. Au fond, un vrai Français, enthousiaste, léger, sympathique et bon. Il a trouvé un mot intelligent, l'Opportunisme. La Nature, notre institutrice à tous, est la grande opportuniste, agissant avec précaution, suivant les circonstances, par évolutions lentes. Je parle de la Nature, et non des éléments. Il est hanté, lui aussi, ce pauvre Gambetta, par la politique scientifique. Mais il est si naïf qu'il fait sourire. Il s'est entiché d'un savant plus célèbre par ses expériences ratées et ses découpages de chiens que par des découvertes. Cet oracle l'initie aux mystères de son laboratoire chimico-politique. Pauvre Gambetta! pauvre Gambetta!... Ses simples et généreuses inspirations valaient encore mieux.

A ce moment, un coup de sonnette retentit à la porte de l'appartement, interrompant M. Sorel et faisant tendre à Renée une oreille curieuse. Gertrude entra. C'était un télégramme pour «Mademoiselle».

—Tiens! s'écria Renée en déchirant le bord du «petit bleu», c'est de Gisèle.

Elle ajouta, après avoir lu:

—Cela tombe très bien. Elle me demande d'aller déjeuner chez elle et de lui consacrer mon après-midi. Elle va sans doute me donner une bonne séance de pose pour son portrait. Justement je suis très en train de travailler aujourd'hui, et l'on ne peut jamais la posséder deux heures de suite, cette Gisèle... Elle est si mondaine, toujours en l'air.

Puis avec un léger soupir, comme soulagée d'un doute qui lui restait au fond de l'âme, Renée dit encore:

—Allons, tant mieux, c'est décidé.

Une heure après, elle tirait le bouton de cuivre du timbre devant la porte massive d'un des plus beaux hôtels de la rue de Monceau. Cet hôtel appartenait au baron d'Altenheim, le richissime banquier israélite, récemment anobli par un souverain étranger auquel il avait rendu des services d'argent. Gisèle d'Altenheim s'était prise d'une belle passion pour Renée, qui lui avait donné des leçons de peinture, et elle voulait avoir au prochain Salon son portrait peint par la jeune fille, elle dont Chaplin et Henner, avec leurs styles si opposés, avaient déjà reproduit la chevelure rousse crêpelée et les grands yeux verts aux cils noirs.

Le battant de chêne céda lentement sous la petite main de Renée, à peine assez forte pour le repousser. Au fond d'une grande cour rectangulaire, finement sablée, une longue marquise régnait sur toute la façade blanche, éclatante et neuve de la maison; à droite et à gauche se trouvaient les écuries et les communs. La porte vitrée du milieu du perron, entre les nymphes de bronze soutenant des candélabres, fut ouverte par un domestique en livrée voyante, en culottes et en mollets.

—Mademoiselle est-elle dans son petit salon?

Un autre laquais s'avança du fond de l'antichambre.

—Je vais voir. Mademoiselle veut-elle entrer dans la bibliothèque.

Mais, sans attendre, Renée suivit l'homme, qui commençait à gravir les larges marches basses, recouvertes d'une épaisse moquette, de l'escalier à rampe massive en chêne ciré. Un palmier gigantesque, montant du vestibule, emplissait de ses grandes feuilles luisantes et dentelées la cage de cet escalier qui tournait à angles droits. La chaleur égale et douce du calorifère se répandait partout. Les murs étaient tendus de sombres tapisseries anciennes, sur lesquelles se détachaient des toiles de maîtres dans leurs cadres somptueux. Au premier, s'ouvrait un vaste palier; les portes des appartements disparaissaient sous des portières; des plantes vertes se dressaient contre le vitrage des hautes baies claires; et, dans les angles, de blanches statues dessinaient de jolis gestes et les lignes pures de leurs corps demi-nus sur des draperies de peluche aux nuances chaudes.

Le domestique continua jusqu'au second étage, où se trouvaient les appartements de Mlle Gisèle d'Altenheim. Il introduisit Renée dans un délicieux petit salon, meublé de consoles et de bergères aux tournures vieillottes et charmantes, et où, sur les sièges, sur le piano, autour des cadres, on avait prodigué les étoffes pompadour aux pâles reflets roses, bleu argent, vert d'eau, semées de bouquets délicats et mignards. De vieilles petites guitares, des estampes reproduites sur le canevas au petit point, des bergères de Saxe, des dessus de portes genre Watteau, les panneaux cachés par des tentures de soie ancienne, tout faisait de cette pièce, au milieu de cet hôtel juif au luxe lourd, une oasis ravissante pour le goût plus fin d'un autre temps. Une immense fenêtre laissait apercevoir à travers ses trois glaces admirablement pures, la perspective du parc Monceau, qui donnait l'illusion d'un domaine en pleine campagne, avec la brume bornant ses massifs noirs, ses pelouses d'un vert vif coupées d'allées jaunes, son lac, son pont rustique et ses ruines de fantaisie.

Renée connaissait bien ce petit salon de Gisèle, et trouvait toujours un nouvel amusement à s'enfoncer dans les bergères, dont la soie criait et cédait si doucement. Elle était à peine assise qu'une femme de chambre vint la prier de passer dans la chambre où Mademoiselle achevait sa toilette.

Gisèle, en effet, éparpillait en nuage d'or les bouclettes de son front, debout devant sa grande psyché à trois pans, lorsque Renée entra chez elle. Les deux jeunes filles s'embrassèrent. Puis, tout de suite, Mlle d'Altenheim dit à son amie pourquoi elle l'avait invitée. On avait une loge pour le concert Colonne. Joachim, de passage à Paris, jouerait un concerto de Viotti, une fantaisie de Schumann, plusieurs morceaux. Renée disait dernièrement qu'elle n'avait jamais entendu le célèbre violoniste, aussi Gisèle, dès qu'elle y avait pensé, avait prié sa mère d'emmener Mlle Sorel et envoyé une dépêche aux Batignolles.

—Oh! s'écria Renée, mais je regrette vivement. Je ne pourrai que déjeuner avec vous, et je serai obligée de vous quitter tout de suite après.

A quoi tiennent les résolutions d'une femme? Un psychologue aura dans ce fait donné par l'auteur comme absolument authentique, la matière d'une belle page. A peine Renée eut-elle parlé qu'elle fut stupéfaite de ce qu'elle avait dit. Elle s'était, depuis le matin, accrochée à sa peinture, comme le naufragé qui se noie s'accroche à une planche de salut. Son pinceau à la main, elle échapperait à cette attirance si puissante et dont elle sentait vaguement le danger, qui l'entraînait petit à petit, minute par minute, à mesure que le temps passait et sans qu'elle bougeât cependant, vers ce petit square de Passy où Lionel devait l'attendre. Une première décision la retenait à la maison devant l'ébauche de sa toile; elle n'y aurait pas manqué, et, si Mlle d'Altenheim eût posé cet après-midi pour elle, Renée ne quittait pas l'hôtel de la rue de Monceau. Mais cette troisième combinaison, cette invitation pour le concert, la prit par surprise. Elle s'en dégagea brusquement, sans raison bien nette, d'instinct, avant de savoir ce qu'elle disait, pourquoi elle le disait, et ce qu'elle allait faire de cette journée rendue libre.

La même indécision régnait en elle, tandis qu'elle prenait part au déjeuner de la famille, écoutant les plaisanteries un peu lourdes, les compliments un peu fades de M. d'Altenheim, un grand, chauve, au nez busqué, à la bouche déplaisante dont les dents mal rangées apparaissaient au milieu d'un hérissement informe de poils rouges et blancs. Il était placé à sa gauche. A sa droite, elle avait le fils de la maison, Jean d'Altenheim, un beau garçon, beau comme sa sœur, aux cheveux du même ton doux et chaud, à la fine moustache sur des lèvres épaisses, d'un dessin très pur, à la carnation mate, lumineuse et saine. Tous deux ressemblaient à leur mère, le type de la belle Juive blonde, une Marie-Madeleine du Titien, avec quelques années de plus et le repentir en moins. Judith d'Altenheim n'avait probablement dans sa vie aucun péché à laver de ses larmes.

Jean regardait beaucoup Renée et l'écoutait davantage. Cette jeune fille avait un singulier charme dans la voix, dans les mots qu'elle choisissait pour dire les moindres choses. Habituée à exercer une sorte de fascination involontaire, elle ne se montait pas la tête pour deux yeux admiratifs cherchant les siens. D'ailleurs, pour le moment, elle pensait à autre chose.

Au delà du grand meuble gothique, gigantesque comme un buffet d'orgues dans une cathédrale, derrière les vitrines duquel miroitaient la vaisselle plate, les surtouts d'argent ciselé, les bouts de table massifs, elle entrevoyait des carrés de gazon, une courte allée, dans laquelle marchait à pas lents un jeune homme. Le cartel de cuivre sonna une heure. Il était déjà là-bas. Il l'attendait. Irait-elle?

On se leva de table. Ces dames se préparèrent à partir. Renée descendit avec elles sur le perron. La voiture, qui stationnait devant les écuries, tourna pour les prendre.

—Alors, décidément, vous ne venez pas? dit Gisèle. Montez toujours. Nous vous descendrons où vous voudrez.

Et Mlle d'Altenheim, tournant le dos aux chevaux, lui laissa la place du fond à côté de la baronne.

Un grand fracas ébranla la voûte quand le coupé sortit. On descendit le boulevard Malesherbes. Renée, ne luttant plus, ne s'interrogeant plus, se laissait aller au fil d'un courant mystérieux qui l'emportait, elle le sentait bien, vers Lionel. Ainsi l'on rêve parfois que l'on dérive au fil de l'eau sur un grand fleuve, mais on n'éprouve ni émotion, ni peur; c'est un fleuve de songe, on s'en rend compte; le danger n'est pas véritable.

A Saint-Augustin, elle dit:

—C'est là qu'il me faut descendre.

Elle avait aperçu le grand tramway vert, qui va de la rue Taitbout à la Muette, arrêté devant le bureau. Elle eut le temps d'arriver devant le marchepied avant qu'il repartît.

—Il n y a plus de place! fit le contrôleur, tandis que la plaque de tôle s'abaissait laissant voir les lettres blanches et bleues du mot: Complet.

Un jeune homme sauta en bas de la plate-forme.

—Voulez-vous prendre ma place, mademoiselle? dit-il en ôtant son chapeau. Je suis presque arrivé.

Et Renée se trouva hissée sur la voiture déjà en marche, en face d'un autre monsieur qui, à son tour, lui offrait son siège à l'intérieur.

—Une heure et quart, se disait-elle. Le trajet est long. Je n'arriverai guère avant deux heures. Il n'y sera plus.

Cette idée l'encouragea; mais à mesure qu'elle approchait, la crainte qu'il ne fût parti devint la plus forte.

Dès le commencement de l'avenue Henri Martin, elle essuya du revers de son gant une petite place dans la buée qui dépolissait la vitre derrière elle. Et bientôt elle l'aperçut. Il se tenait debout regardant au loin, devant le puits artésien, juste à l'endroit où l'on a érigé depuis une statue de Lamartine.

Il la vit faire arrêter le tramway, descendre. Et il s'élança pour l'aider, serrant sa main, l'enveloppant d'un regard de triomphe et d'ivresse comme s'il eût pris possession d'elle.

Il entra dans la gare du Chemin de fer de Ceinture, descendit les marches. Un train arrivait. Il ouvrit un compartiment de premières et y fit entrer la jeune fille. Il y avait du monde; elle n'osa pas se récrier. Mais comme elle levait sur lui ses grands yeux joyeux et stupéfaits, il lui montra deux billets pris d'avance, pour Versailles.

—Nous changerons à Ouest-Ceinture, dit-il en manière d'explication.

Elle ne pouvait ni dompter ni cacher le bonheur qui la remplissait. Lionel était là, à côté d'elle, comme elle y était venue pour lui. Ils allaient loin, ils seraient donc plusieurs heures ensemble. Ce qu'ils se diraient, ce qu'ils feraient, elle n'en savait rien.

Qu'importe? Cette demi-journée charmante qui s'étendait, tout entière, longue et mystérieuse, devant elle, aurait-elle jamais une fin seulement? D'autres nécessités, d'autres préoccupations, d'autres joies ou d'autres soucis suivraient-ils ce moment bienheureux et unique? Encore une fois, qu'importe? Renée croyait sentir qu'elle n'avait vécu que pour ce jour-là. Elle s'étonnait de s'être jamais intéressée à quelque chose pendant tant d'années. Quoi! elle avait mangé, dormi, marché, appris, travaillé, et elle avait pu ne pas mourir de cette monotone succession des actions et des heures? Mon Dieu! est-il possible? Elle avait failli ne pas venir à ce rendez-vous de Lionel! Elle avait hésité!...

Elle demeura dans ces sentiments pendant toute la première partie de l'après-midi. Les deux jeunes gens avaient changé de train et filaient maintenant sur Versailles, par Meudon, Chaville, tout ce ravissant paysage de la rive gauche, qui, malgré la nudité de l'hiver, leur arrachait des cris d'admiration. Ils parlaient de tout, excepté d'amour. Cette fois, ils étaient seuls dans leur compartiment. Ils se tenaient assis l'un contre l'autre, les pieds sur la bouillotte d'eau chaude, dans les doux parfums mêlés de leurs vêtements de fourrure, des violettes que Lionel avait achetées pour Renée,—il lui montra toutes fanées, sur son cœur, celles qu'il lui avait prises la veille,—enveloppés surtout par les subtils effluves de leurs fraîches haleines, de leurs cheveux, de leurs corps frémissants, dans cette atmosphère personnelle, embaumée de jeunesse, qui commençait à les griser.

Lionel s'exprimait avec gravité, parfois avec tristesse. Il faisait allusion à la solitude de sa vie, au départ de sa mère en province—cette mère chérie jamais quittée auparavant;—il dépeignait les luttes de sa carrière future. Renée le regardait de côté, admirant son beau profil qui s'assombrissait avec tant de grâce, et voyant surtout, à travers l'éloquence des traits, la sincérité de l'âme. Cette mélancolie, dont elle seule possédait le remède, elle en était à la fois ravie et navrée. Mais, pénétrée d'une crainte vague, qui aiguisait la mystérieuse volupté de ses sensations, elle écartait certains sujets, elle ne laissait pas la conversation s'attendrir. Son esprit souple, léger, son rire si frais et si prompt, voltigeaient pour ainsi dire autour d'elle, comme une instinctive défense. Il ne fallait pas qu'un seul instant elle se départît de cette gaîté.

Elle raillait gentiment le jeune homme. Dans un de ses jolis gestes, elle posa la main sur la loutre qui garnissait la manche du pardessus de Lionel; et elle tressaillit profondément, comme de la douceur et de l'effroi d'une caresse qu'elle aurait osée. De petits incidents les amusèrent. Renée tira sur un fil à la couture intérieure de son manchon; un point se défit; et, pendant toute leur promenade, chaque fois qu'elle sortait ses mains, des brins de duvet s'échappaient; tous deux soufflaient alors pour les empêcher de s'attacher à leurs vêtements. Ce jeu leur semblait drôle; leur intimité s'en augmenta. Puis Lionel voulant, sur la prière de Renée, faire entrer l'air vif et pur de la campagne, cassa la glace en essayant de l'abaisser. Ce fut une émotion; la jeune fille prévoyait des ennuis; on demanderait leurs noms. Le méfait ne pouvait être dissimulé, car la glace restait à mi-chemin, à moitié relevée, résistant à tout effort. Lionel rit de son enfantillage. A l'entrée en gare, à Versailles, ce fut lui qui se fâcha le premier, appela les employés supérieurs, les accabla de reproches sur le mauvais état du matériel, puis partit fièrement, sans écouter leurs excuses, à travers un groupe de badauds fort impressionnés.

Alors commença la longue promenade dans le parc de Versailles, brumeux et désert. Et la mélancolie des profondes allées, la solennité du silence, le charme des statues rongées de mousse près des bassins abandonnés, la voix des souvenirs qui s'élève dans ce lieu pour dire que le temps est court et qu'il faut se hâter de saisir le bonheur, accomplirent sur le cœur de Renée leur œuvre énervante et magique. Lionel lui-même, bien que moins naïf et moins pur, éprouva pendant quelques heures des émotions inconnues. Jamais rien de si pénétrant et de si sincère ne devait faire vibrer son être. Qu'il s'y reporte donc plus tard, et qu'il abreuve sa bouche aride à la source merveilleuse jaillie ce jour-là dans son âme!

Ce fut un beau rêve d'amour que firent ces deux êtres, eux-mêmes si beaux, jeunes, vibrants de vie, en face de cette nature, si charmante en sa morne grâce.—Un rêve!... c'est encore ce mot que Renée répétait, par un pressentiment singulier, dès que Lionel essayait de parler d'avenir.

—Laissez, disait-elle, ne parlons pas de demain. Je fais un beau et doux rêve. Ne le troublez pas. Je suis si heureuse!

Elle ajoutait:

—Nous sommes dans un pays étrange, fait exprès pour nous servir d'asile, loin de Paris, loin de la France, loin de la terre, loin de tous les obstacles qui nous séparent, des nécessités brutales de la vie comme des conventions du monde. Et nous marchons la main dans la main, nous entretenant de choses profondes... Et nous serons toujours de même... Et cela ne finira jamais.

Elle buvait ainsi à longs traits dans cette coupe d'amour et de poésie dont elle savourait l'ivresse, croyant la goutte qu'elle y puisait intarissable comme l'Océan.

Cependant Lionel lui dit:

—Savez-vous pourquoi je vous ai amenée à Versailles plutôt qu'ailleurs? C'était surtout pour vivre quelques heures avec vous dans les endroits où s'est écoulée mon enfance. Je connais bien tous ces recoins du parc. J'y ai passé de bons moments, soit à jouer, soit à rêver. Mais j'étais forcé aussi de venir à Versailles un de ces jours. Mon père m'a prié de me rendre à notre ancien appartement, qu'il a conservé, pour y réunir quelques objets que je dois lui faire parvenir. Vous m'excuserez pendant cinq minutes, n'est-ce pas?

—Certainement. Où vous attendrai-je?

—Voyons, je ne sais pas trop. Venez toujours jusqu'à la grille du parc, la grille du Dragon, près du bassin de Neptune. Notre maison est tout à côté, au coin du boulevard de la Reine.

En y allant, il lui parla de ses parents. Il lui raconta une histoire d'amour dont ses deux aïeuls paternels furent les héros, un dévoûment de femme, une naissance clandestine. Avec une naïveté assez plaisante chez ce républicain farouche, il se vanta d'être le très proche descendant d'un pair d'Angleterre, de qui venait, d'ailleurs, son prénom, Lionel. Là-dessus, il déblatéra contre le mariage, contre l'absurdité des préjugés, vanta la beauté, le désintéressement de l'union libre, le rôle magnifique de la femme qui ne demande à l'amour que l'amour même. Comme ils approchaient de la maison, il revint adroitement sur la nécessité où il allait se trouver de ne plus revoir Renée, puisqu'il lui avait avoué ses sentiments sans pouvoir lui offrir sa main.

Une grande épouvante serra le cœur de la jeune fille.

—Tenez, dit Lionel en désignant les volets fermés d'un troisième étage à l'angle d'une façade assez vaste, voici notre chez-nous. Ces deux fenêtres, au bout, à gauche, c'est la chambre de maman. Sa chaise longue, au pied de laquelle je m'asseyais si souvent sur le tapis, est restée dans la salle à manger, à la place où on l'approchait de la table, pour les repas. Il me faut du courage pour entrer là tout seul. Chaque fois que j'y vais, j'ai envie de pleurer comme un enfant. Elle est si loin, maintenant, ma chère petite maman! Tenez, pourquoi ne monteriez-vous pas avec moi, Renée? Venez, je vous parlerai d'elle, je vous montrerai ses coins favoris.

Ce fut dit avec une telle simplicité, une émotion si vraie, qu'il eût semblé monstrueux à la jeune fille de s'offenser ou de se révolter. Puis elle éprouvait comme une soif d'un moment de solitude avec Lionel, dans son intérieur familier. Ce tête-à-tête qui allait finir serait le dernier. Leurs deux chemins étaient décidément trop divers pour jamais se confondre. Il allait falloir se dire adieu. Eh bien! ils prononceraient cet adieu solennel dans un lieu sacré, dans la chambre de cette mère qu'elle eût voulu connaître. Elle pourrait lui dire les paroles graves et profondes qu'elle avait au cœur; elle oserait lui avouer combien elle l'aimait, mais qu'elle se sacrifiait joyeusement à son avenir. Et lui, il aurait quelques-uns de ces mots si doux dont il savait le secret, qu'elle emporterait avec elle, et qui lui donneraient le courage de vivre. Sans doute, il la presserait sur son cœur, un instant, comme hier. Oh! elle voulait sentir une seule fois encore cette étreinte avant de se séparer de lui pour jamais.

Ils montèrent. Renée passa rapidement, tandis qu'il prenait la clef chez le concierge.

En haut, il ouvrit les volets, et resta un instant avec elle à contempler le soleil, qui descendait tout rouge derrière les bois violets. Quelques nappes d'eau, aperçues à travers les arbres, dans le parc, étincelaient comme des plaques d'or.

—Comme c'est beau! dit-elle.

—Oui, comme c'est beau! répéta Lionel, en passant le bras autour de sa taille, et en l'attirant doucement contre lui. J'ai vu cela souvent, mais jamais comme aujourd'hui. O Renée! tout me semble nouveau quand je le regarde avec vous. Qu'avez-vous donc dans l'esprit et dans le cœur pour transfigurer ainsi les choses les plus connues? O chère et noble créature, comme je vous aime!

Elle posa la joue sur sa poitrine, et tous deux demeurèrent dans une véritable extase.

Enlacés ainsi, ils parcoururent les froides pièces, que le jeune homme sut animer de charmants souvenirs. Le goût artistique de Renée s'y sentit un peu blessé pourtant. La raideur des meubles, vieux sans être antiques, la dureté de ton des papiers sur les murs, n'y étaient tempérées par aucun bibelot coquet, par aucun pli gracieux de tenture, par aucun de ces artifices ingénieux au moyen desquels l'imagination d'une femme sait transfigurer le plus modeste intérieur. Il est vrai que Mme Duplessier, partie pour la province, avait dû emporter tous les menus objets d'ameublement. Cependant deux chambres restaient en état d'être habitées: celle de Lionel et un petit salon. Le jeune homme les gardait en pied-à-terre. Ces deux chambres présentaient le même caractère sévère et disgracieux du reste. La femme qui avait habité cet appartement restait pour Renée la mère adorée de Lionel, mais la jeune fille, tout en la sachant extrêmement intelligente, la pressentit de nature un peu sèche. Elle se souvint d'avoir souri jadis, avec sa douce mère, à elle, lorsque Lionel faisait encore ses classes, de la tournure provinciale et gauche du jeune garçon, dont la taille grandissante déformait les vêtements étriqués; elle le voyait encore dansant avec une des demoiselles Anderson.—Il n'avait jamais bien dansé.—Et tous ces légers défauts extérieurs semblaient expliqués par l'état de constante maladie où vivait Mme Duplessier. Toutefois, cette femme devait manquer des petits côtés tendres, superficiels et charmants de la vraie nature féminine.

Ces réflexions rendaient Lionel plus précieux encore à Renée, en lui montrant tout ce qu'il attendrait d'elle et tout ce qu'elle pourrait lui donner. Oh! s'il lui avait suffi d'ouvrir, fût-ce par la plus cruelle blessure, son cœur de chair, et d'en laisser couler, avec son sang, des torrents d'ingénieuse tendresse! Mais non, pour posséder le droit de l'envelopper avec sa sollicitude, il fallait d'abord lui accorder autre chose, cet autre chose dont elle voyait le désir troublant grandir dans les yeux du jeune homme. O lutte affreuse! Où était la vérité? Était-il possible que son devoir fût de désoler Lionel et de l'éloigner pour toujours? D'ailleurs, il ne la croirait jamais sincère, lui qui ne voyait ni un déshonneur ni une faute dans une libre union. Il penserait qu'elle n'était pas assez désintéressée pour se donner sans le mariage. Il l'aimait assez pour l'épouser peut-être. Il sacrifierait son avenir... Et la vertu consistait à exiger cela?... La vertu! Mais ce serait un marchandage hideux!

Elle ne savait plus. Sa tête se perdait vraiment. Et lui, penché vers elle, lui murmurait d'ardentes paroles d'éternelle adoration.

Ils étaient revenus dans la salle à manger. Ils s'assirent côte à côte sur la chaise longue de la malade absente. Le jour, le triste jour de décembre était presque tombé. La mélancolie et le silence du parc désert se glissaient autour d'eux sous les rideaux soulevés des fenêtres assombries. Cette sensation de flotter bien loin, au delà, au-dessus de la réalité, s'empara plus que jamais de la pauvre enfant amoureuse, et absolument ignorante des surprises de la passion.

—C'est un rêve... Oh! quel doux rêve! murmura-t-elle encore sous les lèvres de Lionel, et tandis qu'elle s'abandonnait.

Comment eût-elle reculé d'horreur et d'épouvante devant la chute vulgaire, elle que transportait alors l'enthousiasme du plus noble dévoûment?—La part d'exaltation venue des sens, elle l'attribuait innocemment aux élans les plus purs de l'âme. Rien de ce qu'elle éprouvait ne ressemblait aux suggestions basses qui, dans son idée, nous induisent en faute. Rien ne la mit en garde, pas même un remords après la minute irréparable et suprême. Au contraire, loin de se trouver diminuée, elle se sentit plus grande, et l'orgueil délicieux qui aussitôt lui enivra l'âme ne fut pas la moindre de ses joies.

La délicatesse ravissante de Lionel fut pour beaucoup dans ce sentiment. Quels que purent être ses torts par la suite, il ne perdit jamais, dans ses façons extérieures, le respect touchant, la reconnaissance émue, dont il entoura celle qui venait de lui faire si simplement le don magnifique de sa personne.

Il se sentait d'ailleurs profondément épris. Son amour s'augmenta par la possession, et il admira Renée pour avoir produit en lui cet effet, si contraire à l'expérience des hommes en général et à la sienne en particulier.

Dans le train, lorsqu'il la ramena; dans le fiacre qui la déposa à l'angle du boulevard des Batignolles, il la tint pressée contre lui, et lui dit tout ce qu'une nature voluptueuse, une éloquence facile, un bonheur jeune et sincère, peuvent suggérer de mots enivrants. Il coupait ses paroles d'adorables caresses, enchaînant d'un lien toujours plus fort le cœur éperdu qui battait près du sien.

Comment peindre des moments pareils? Tel est leur éblouissement, que Renée, rentrée chez elle, dut cacher, non point une rougeur de honte, mais le rayonnement divin qu'ils avaient laissé sur son front, et leur intense splendeur qui se reflétait dans ses yeux.

Amour d'aujourd'hui

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