Читать книгу Amour d'aujourd'hui - Daniel Lesueur - Страница 4

III

Оглавление

Table des matières


LA félicité sans mélange qui transportait Renée bien loin au-dessus du sentiment même de la déchéance et de la faute, dura quelques jours, une semaine au plus. Puis les premières gouttes de fiel s'y mêlèrent.

Quelle idée fausse, que celle qui identifie la morale avec la religion! Quelle idée dangereuse, à notre époque de doute, alors que le surnaturel perd de plus en plus sa puissance sur nos âmes! Quelle idée corruptrice, puisqu'elle fait intervenir entre le crime et le châtiment, ou—pour employer un langage moins métaphysique et plus exact—entre la cause et son effet direct, les subtilités de l'intention et les vaines larmes du repentir. La punition, le péché! Oh! si l'on prenait ces deux mots, non point au sens mystique, dont l'incrédule sourit, mais au sens implacable que leur donnent les conditions de la vie, soit individuelle, soit sociale, qui oserait alors les discuter? qui les prononcerait sans effroi? A-t-on besoin de faire intervenir le ciel pour empêcher un homme raisonnable de descendre du quatrième étage en enjambant l'appui de la croisée? Se précipitera-t-il sans crainte, comptant sur la pureté de son intention et sur sa repentance future pour l'empêcher de se briser contre les pavés de la rue? La loi fatale qui préside à la chute des corps et à l'accélération de leur vitesse provoquera-t-elle les raisonnements des moralistes? Et si nous comprenions enfin que dans le domaine moral, l'effet suit la cause aussi rigoureusement que dans le domaine physique, nous ne serions point obligés de recourir à la superstition pour maintenir les peuples et les individus dans le devoir, dans l'ordre et dans l'obéissance.

Mais nous faisons pire encore; nous enlevons le frein religieux, sans le remplacer par aucun autre. A la chimère d'une loi divine, nous substituons la chimère de la liberté humaine. L'homme libre, quelle ironie! Nous verrons ce que produira cette liberté dans notre Occident, et ce qu'il nous en coûtera d'avoir méconnu la discipline sous laquelle d'inéluctables lois nous tiennent courbés pour jamais. Le pouvoir qui nous mène, qui nous contraint, qui nous châtie, pour n'être pas surnaturel, n'en est que plus redoutable. Car il ne plane pas au-dessus de nous, comme un Dieu que l'on peut fléchir; impersonnel et implacable, il existe jusqu'en nous-mêmes, dans nos nerfs, dans notre sang, dans nos organes qui nous imposent leurs conditions, et bien plus encore dans nos sentiments et dans les multiples ressorts de nos sociétés.

L'antiquité, l'Orient, l'ont compris mieux que nous. Ils ont presque toujours séparé la religion de la morale; le dogme peut alors changer, la société ne croule pas pour si peu. La morale est l'hygiène de l'âme; la religion est son rêve, sa consolation. Si l'âme est saine et forte, le rêve sera pur et sublime. Et si le rêve un jour s'évanouit, la vie du moins n'en sera pas compromise.

Renée ignorait la philosophie, et ne connaissait même pas le nom de la sociologie. Elle se sentait fière et heureuse d'appartenir à Lionel; il lui était impossible de trouver le moindre principe mauvais ou bas dans l'entier sacrifice qu'elle lui avait fait de son existence. En vain épiait-elle dans son cœur la naissance de ce qu'on appelle des remords, et qu'elle attendait avec une sorte de superstition. Il ne lui en vint pas. Alors, aussi pure qu'ignorante, elle commença à regarder avec horreur la société, qui couvre d'opprobre une situation aussi noble et aussi douce qu'était la sienne. Elle se sentit grandie par ce mépris qu'elle éprouvait. Jamais elle n'avait été plus remplie d'enthousiasme, d'inspiration, de courage. Sa passion, qui lui semblait une source de force et d'élévation, la domina sans qu'elle lui opposât la moindre résistance. Lionel lui parut un héros. C'était ce mâle esprit qui agissait sur le sien, qui le complétait, pensait-elle. Et lui, par ses conversations, par ses lettres, s'appliquait à éloigner d'elle jusqu'à l'ombre d'un scrupule.

Ce qui ajoutait à la sécurité morale de Renée, c'est que le mensonge, dont elle avait horreur, ne lui fut pas tout d'abord nécessaire. Elle vivait un peu chez elle en garçon, allant, venant, décachetant sa correspondance, sans que le vieux professeur, enfoncé dans ses tristes méditations ou dans ses travaux, et sans que la douce Mme Sorel lui fissent une question ou une remarque. Sa mère, élevée pieusement dans une petite ville de l'Écosse, ne connaissait absolument rien du monde, et encore moins des dangers de la société parisienne. Pour cette âme droite et naïve, le moindre faux pas était la chute irrémédiable au fond de l'abîme; point de milieu entre la pureté absolue ou le vice le plus noir. Comme elle voyait à bon droit en Renée une créature d'élite, elle n'imaginait pas qu'il pût exister jamais rien de commun entre le mal et son enfant. Elle la considérait comme supérieure à elle-même, l'admirait, ne la surveillait pas. Quand des lettres adressées à «Mademoiselle Renée Sorel» lui passaient par les mains, elle les remettait à la jeune fille sans même en regarder l'écriture.

Délicieuse correspondance, lue en cachette, puis enfermée dans un coffret ancien, avec les premières violettes qui lui venaient de Lionel, ces petites fleurs qui, durant les premières étreintes, s'étaient froissées contre son cœur.

Pauvre Renée, savoure ces joies, si fugitives. Prends ta palette et tes pinceaux, et puise dans la beauté de ton amour des inspirations jusqu'alors inconnues. Mais n'accuse point la société que tu ignores, et ne la maudis pas, lorsque tout à l'heure elle va te frapper. Elle est immense, monstrueuse, admirable et nécessaire. Elle s'est faite peu à peu, bien lentement, par des millions d'efforts. Elle changera, mais pour cela, il lui faut du temps, et ta vie à toi est si courte que tu ne t'apercevras pas plus de ses changements que le papillon ne s'aperçoit de la marche du soleil. Pourrais-tu t'en prendre à la locomotive qui broierait tes membres si tu te jetais sur les rails? Tu t'es jetée sur les rails où se précipite l'immense machine sociale. O pauvre enfant, que tu vas souffrir! Tu ne savais rien de ces choses, et ne consultais que ton cœur. Apprends donc, et dis ensuite bien haut ce que tu auras appris afin d'en préserver d'autres. Ton sang et ta vie paieront ton expérience. Cela est juste. Il y a des ignorances qui sont funestes comme des crimes.

Renée eut un second rendez-vous avec Lionel, et tous deux allèrent déjeuner ensemble au pont de Chatou, chez Fournaise, puis ils se promenèrent dans l'île. C'était un jour de semaine, et la campagne était absolument solitaire. Ils étaient radieux de gaîté. Les doutes, les luttes, l'espèce de solennité des premiers épanchements avaient complètement disparu. Ils s'appartenaient avec une telle franchise de bonheur et d'amour qu'à peine croyaient-ils que jamais il en eût été autrement.

—Depuis quand m'aimes-tu? se demandaient-ils l'un à l'autre. Et la réponse était la même:

—Je t'ai toujours aimé.

Ils se rappelaient mille petites circonstances de leur jeunesse, des événements insignifiants en apparence et dont chacun s'étonnait de retrouver chez l'autre le souvenir aussi vivant.—«Tu l'avais donc remarqué? Tu pensais donc déjà à moi?...»

La longue tendresse contenue du passé débordait de leurs âmes et de leurs lèvres. Leurs espoirs timides autrefois, et leurs craintes... Ils énuméraient tout. Aussi loin qu'ils remontaient dans leurs souvenirs, chacun se découvrait avec une surprise délicieuse tout entier dans toutes les pensées, dans toutes les préoccupations de l'autre.

Comment se verraient-ils à Paris? On ne pouvait pas souvent trouver toute une demi-journée pour faire le voyage de Versailles. Une demi-journée!... Renée croyait cela bien long autrefois. Maintenant, comme c'était peu de chose! comme l'heure de la séparation arrivait vite! Il ne fallait pas songer à se rencontrer chez Lionel. Renée savait bien qu'il demeurait avec un ami; elle connaissait depuis longtemps les détails de son existence. Le jeune homme lui dit qu'il avait une idée, lui demanda de venir le retrouver, un jour qu'il fixa, aux Champs-Élysées, derrière le palais de l'Industrie, promettant de la conduire à un petit nid qui serait bien à eux. Renée était absolument incapable de lui rien refuser.

Deux jours après, chez Mme Anderson, une conversation qu'elle entendit lui fit un mal affreux.

On était encore dans l'intimité; quelques habitués venaient de paraître. Lionel n'était pas arrivé. On parla de lui assez aigrement. Mme Anderson commençait à s'apercevoir que décidément il n'épouserait pas une de ses filles. Elle qui l'avait choyé comme un enfant gâté, lui passant tous ses caprices, son laisser-aller impertinent; elle qui trouvait toujours quelque prétexte pour sortir de la chambre quand il venait les voir dans la journée afin de le laisser en tête-à-tête avec l'une des deux petites, déclara que c'était un être dangereux, qu'il affichait des théories scandaleuses, et qu'elle prévoyait le moment où elle se verrait obligée de lui fermer sa porte.

—Oh! ses théories, je les connais, s'écria là-dessus un petit jeune homme au long nez, à la mine chafouine, parent éloigné des Duplessier. Il se nommait Adrien Moredon, et il s'entendait si bien à déchirer les réputations des femmes et des hommes de sa connaissance, que ses amis ne l'appelaient entre eux que «Mors-donc!»

—Je connais ses théories, il les mettra en pratique absolument comme il le dit.

—Eh bien, quelles sont-elles? demanda Renée, prise d'une horrible gêne et se sentant pâlir.

—On ne peut pas les dire devant les jeunes filles, reprit Adrien, en lançant son mauvais regard de petit homme mal venu et jaloux des succès d'autrui, du côté de Mlle Sorel.

—Mais si, au contraire, reprit Mme Anderson, ce serait une charité, car cela les mettrait en garde contre les entreprises de ce beau garçon. Elles sauraient au moins ce qu'il veut dire quand il leur fait la cour.

Ces deux êtres qui parlaient là savaient bien qu'ils allaient infliger une blessure à Renée, car Lionel, avec son indépendance parfaite de l'opinion des autres, ne cachait pas son adoration pour elle, et d'autre part il n'était guère difficile de deviner les sentiments de la jeune fille. Mais ce qui deux semaines auparavant eût été pour elle une piqûre d'aiguille devenait un coup de poignard retourné dans sa chair maintenant qu'elle s'était donnée à lui.

—Voici donc comment Lionel Duplessier compte arranger sa vie, reprit Mme Anderson. Il parle d'union libre; nous allons voir comme il entend l'union libre. Il veut épouser une fille riche... Il se mariera, mais seulement quand il aura atteint une position assez haute pour prétendre à beaucoup d'argent. En attendant, comme c'est un raffiné, comme, après le libertinage, il veut connaître la douceur d'un amour pur et romanesque, il engagera dans les liens de sa fameuse union libre quelque pauvre fille assez sotte pour se laisser prendre à ses grands mots et à ses beaux yeux langoureux.

—Oui, fit Adrien. Il veut l'amour et le mariage, mais, contrairement à Mme de Staël, il ne veut pas l'amour dans le mariage; non, il veut l'argent dans le mariage.

—Il est assez effronté, ajouta Mme Anderson, pour assurer que la femme qui se sera donnée à lui sans condition et qu'il aura aimée dans sa jeunesse, il l'aimera toujours, même lorsqu'il se sera marié; qu'elle sera la vraie compagne de sa vie. Quel beau rôle pour elle, en vérité, et pour l'épouse légitime! L'orgueil et l'immoralité de ce garçon ne connaissent pas de bornes.

—Sans compter, reprit Adrien, que cette fidélité à laquelle il s'engage, je le connais, il est absolument incapable de la garder.

«Hélas! pensait Renée, il y a quelques jours seulement, j'aurais ri de pareils propos, trop monstrueux pour être vrais, et aujourd'hui, ils me font tant de mal!»

Mme Anderson continuait:

—Il appelle son cynisme de la franchise, et se vante que, du moins, il n'aura trompé personne.

—Un raffiné!—comme vous disiez—reprit encore le petit cousin, car il veut jouir par-dessus le marché de l'approbation de sa conscience. De la franchise!... Soyez tranquille, il sait changer ses discours suivant ses interlocuteurs. Il y a des gens de par le monde auxquels, je le parierais, il ne parle pas de sa soif d'argent, de son ambition effrénée. A ceux-là, il met en avant les nécessités de la politique, l'attente anxieuse de la France, dont les destinées sont suspendues aux siennes.

—Pauvre France! dit ironiquement l'une des demoiselles Anderson.

Et son œil clair de jolie blonde, comme le petit œil faux d'Adrien «Mors-donc», chercha le regard de Renée.

Quand la jeune artiste sortit de chez ces dames, elle se promit de n'y pas retourner aussi souvent. Son secret serait trop exposé. La jalousie est clairvoyante. Et quel triomphe pour les jolies Américaines, que le monde jugeait si légères, pour Mme Anderson, taxée de mère inconséquente, pour le vilain petit «Mors-donc», rongé d'envie, si la belle et calme Renée, promise à tant de succès par son esprit, son talent, sa distinction charmante, pouvait être arrachée de son piédestal et montrée aux bras d'un amant!

Le lendemain, à leur rendez-vous des Champs-Élysées, elle ne raconta rien à Lionel. Mais pourquoi n'était-il pas venu la veille chez Mme Anderson? Et lui, tout rayonnant, raconta ce qui l'avait empêché.

Tous ses amis de la gauche opportuniste, à la Molé, s'étaient réunis, le soir précédent, chez Procope. La prochaine conférence serait consacrée au renouvellement du bureau; il fallait s'entendre sur le choix des candidats. Impossible de manquer une réunion si importante, même pour voir sa petite Renée, sa petite «Reine», comme il l'appelait en souriant.

—Devine, ajouta-t-il, quel sera le président proposé par notre groupe?

—Comment veux-tu que je le sache? fit Renée, qui pourtant se mettait déjà au courant des partis, des noms, des alliances de groupes, de toute cette dînette de la Molé préludant à la grande cuisine parlementaire, comme un jeu de petits enfants où l'on remue des sauces pour rire dans des casseroles en miniature.

—Devine donc!... devine... Je ne te le dirai pas, répéta Lionel, riant et serrant contre lui le bras passé sous le sien.

Et Renée s'écria, avec une grande exclamation d'orgueil et de joie:

—C'est toi!

Oui, c'était lui. Ses amis l'avaient élu. Mais vendredi prochain, il faudrait affronter la coalition de la droite et de l'extrême-gauche; son groupe ne rallierait peut-être pas la majorité.

—N'importe! disait la jeune fille. Que c'est beau, mon Lionel, que je suis contente! Comme c'est bon les succès de celui qu'on aime!

—Les miens seront à toi, reprenait le jeune homme, et, à mon tour, j'aurai les tiens. Car tu deviendras une grande artiste. Oh! quelle bonne et belle vie que la nôtre, ma petite Renée, ma chérie!

S'enivrant ainsi d'amour, de fierté commune et d'espérance, ils marchaient rapidement, pressés l'un contre l'autre, et ne voyant pas même les passants qui les frôlaient. On se retournait souvent pour les regarder encore, car ils formaient un couple charmant; et leurs lèvres souriantes, qui semblaient s'attirer, leurs beaux yeux ravis, leurs corps souples unis dans une démarche harmonieuse, laissaient derrière eux comme un sillon de jeunesse et de bonheur. Ils avaient franchi le pont des Invalides et suivaient maintenant l'avenue de Latour-Maubourg.

—Où allons-nous? demanda Renée. Il fait beau. C'est amusant de marcher. Faisons une grande promenade... Dans des quartiers bien lointains, là où l'on ne peut pas nous rencontrer.

—Oh! non, dit Lionel suppliant... J'ai hâte d'être seul avec toi.

Il ajouta plus bas, plongeant dans les yeux de Renée un long regard qui amena le sang aux joues de la jeune fille et l'ébranla d'un grand frisson voluptueux:

—J'ai tant envie de t'embrasser!

Elle ne le questionna plus et se laissa conduire. Comme ils approchaient des Invalides, ils furent arrêtés sur le trottoir de l'avenue par le: «Ho, là!...» d'un cocher. Un merveilleux petit coupé, attelé de deux alezans superbes, sortait d'une porte cochère. Les deux hommes, sur le siège, portaient d'immenses palatines de fourrures claires, et, à travers les glaces, étincela un chatoiement du satin qui capitonnait l'intérieur. Un couple, tout jeune—le mari et la femme sans doute—était assis au fond.

—En voilà qui ont de la chance! s'écria Lionel. Est-on heureux pourtant de se promener dans une voiture comme ça!

Cette vulgaire exclamation choqua Renée. Le souvenir de la conversation tenue la veille chez Mme Anderson lui revint. Est-ce que le bien-être et l'argent serait un but pour Lionel? Tout de suite elle rejeta le soupçon. Elle aimait trop pour observer. C'est plus tard que certaines paroles prendraient pour elle leur véritable sens.

—Bah! fit-elle avec douceur, qu'est-ce que ce luxe banal auprès de nos joies?

—Il ne les gâterait pas, reprit Lionel.

Elle éprouva une impression pénible et resta un moment silencieuse.

Tout à coup Lionel tourna dans une petite rue, à l'aspect louche, la rue Chevert. Il dit rapidement, d'un air un peu gêné:

—J'ai un ami, en voyage pour un mois ou deux, qui ma prêté son logement. Nous y serons comme chez nous.

Une maison basse, aux volets clos; une porte qui cède et s'ouvre sur un léger coup de sonnette; un corridor étroit, pas de concierge. Au premier étage, Lionel mit la clef dans une serrure, tandis que Renée lisait un nom écrit sur une carte de visite accrochée au panneau rouge-brun:


ROGER D'ALBERTI PEINTRE

Ils entrèrent dans une pièce sombre, froide, une espèce de petit salon aux meubles passés. Une fois la porte refermée, Lionel se tourna pour prendre Renée sur son cœur. Mais il recula, effrayé:

—Qu'est-ce que tu as? cria-t-il.

Elle était si pâle!

—Où sommes-nous? demanda-t-elle.

—Je te l'ai dit, chez un ami.

Elle, qui le croyait toujours, sous le charme dès qu'il ouvrait la bouche, elle ne le crut pas cette fois. On ne demeure pas dans des endroits pareils. C'était quelque maison discrète, organisée pour des rendez-vous clandestins. La carte sur la porte n'était qu'un prétexte. Et c'était là le refuge que Lionel avait trouvé pour abriter leur sublime passion!... Il avait trop compté sur la candeur ignorante de la jeune fille. Elle eut une douloureuse révolte, et, pour la première fois, le sentiment de l'abîme, le dégoût affreux, le vertige de sa chute. Quand elle entra dans la chambre à coucher, elle crut qu'elle allait défaillir.

De petits vitraux ternis à la croisée, de mauvais médaillons mal peints aux quatre angles du plafond blafard. Une cheminée sur laquelle traînaient des allumettes, une pelote d'épingles poussiéreuse, un tire-boutons, entre deux flambeaux hideux, devant une glace verdâtre.

Et le lit, sous les grands rideaux de damas fanés! Et la table de toilette avec sa garniture de porcelaine à fleurs!... Oh! l'infâme éloquence de ces choses!

Quoi! c'était Renée, la fière artiste, la grande rêveuse, la pure amante, que Lionel osait amener là!

Il s'aperçut à peine de son trouble, à elle, du mal profond qu'il lui infligeait. Avec sa délicatesse supérieure, elle aurait eu honte de lui laisser voir ce qu'elle devinait, et de rougir devant lui, avec lui. D'ailleurs, comme elle devait le faire souvent plus tard, elle l'excusait déjà dans son âme.

«Il m'aime. Il veut m'avoir à tout prix. Ce doit être bien difficile de trouver moyen. Après tout, il n'est pas riche, il ne peut pas louer et meubler un appartement tout neuf. Il n'a pas songé que je pressentirais où je suis.»

Et, se jetant dans ses bras avec un attendrissement voisin d'un remords, elle se donna de nouveau, héroïquement, sans un reproche, transfigurant pour elle-même, et pour lui peut-être, le lieu suspect, oubliant le froissement cruel, consolée et guérie par les cris de joie qu'il poussait sur son cœur.

Si elle avait su? Mais elle ne savait rien. Elle pensait avoir soupçonné et pardonné le pire. Pas un doute ne lui vint lorsque, peu de jours après, elle trouva un fin mouchoir, brodé d'un chiffre inconnu, sous l'oreiller. Lionel lui dit qu'il empruntait des mouchoirs partout et les égarait toujours. Elle rit et le taquina:

—Si j'étais jalouse!... dit-elle.

Mais c'était trop monstrueux... Trop monstrueux surtout d'imaginer qui venait là, quelle femme quittait les raffinements et les élégances de la haute vie, ses draps garnis de dentelles et ses boudoirs de peluche, attirée surtout par les impressions malsaines qui, chez Renée, avaient provoqué un abominable écœurement.

Amour d'aujourd'hui

Подняться наверх