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II
VERS LA MORT

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Table des matières

C'est en terminant cette première partie des confidences de Francine, que Raymond Delchaume fit arrêter l'auto en pleine forêt de l'Isle-Adam. Le décor s'harmonisait avec la poignante lecture. Le soir d'octobre enténébrait les espaces peuplés d'arbres. Déjà, sous les futaies, le crépuscule devenait de la nuit. Au-dessus de la large route, un peu de clarté pleuvait encore du ciel gris perle. A cette clarté défaillante, Raymond, dans la voiture découverte, s'était arraché les yeux pour lire, pour lire encore...

Maintenant, il savait.

Qu'importait le reste? Il le connaissait, le dénouement effroyable. Il avait reçu dans ses bras sa femme, sa toute jeune femme,—trois ans, mon Dieu!... après cette sinistre aventure,—lorsqu'elle rentra au nid de leur amour, éperdue, ensanglantée, mourante... Oh! l'agonie presque muette... Les lèvres qui n'osaient parler,—dans la crainte (il le comprenait maintenant) de l'exposer au même sort. Et les yeux... ces pauvres yeux, avec leur prière désespérée. Quelle torture, le mystère de cette fin atroce! Enfin le voici donc dévoilé!...

Ce qui montait du cœur de Raymond, ce qu'il devait à cette morte innocente, à cette martyre, c'était le cri de délivrance, de justification. Sa poitrine en éclatait. Comment ne l'eût-il pas jeté à l'univers, ce cri, à la Nature, à la forêt recueillie, aux premières étoiles... Voilà pourquoi il sauta sur le chemin, renvoyant la voiture, lui faisant prendre de l'avance, haletant du désir d'être seul. Et voilà pourquoi, lorsque se fut éteint le roulement de la machine, lorsque la lueur des phares se fut dissoute dans les ténèbres, le jeune homme tomba sur les genoux, et cria, fou d'une joie plus déchirante que la douleur:

—«Francine!... ma Francine, à moi... toute à moi... Ce n'est pas ton enfant!... ce n'est pas ton enfant!... ce n'est pas ton enfant!...»

«Ah!» soupirait-il ensuite,—balbutiant, parlant à mots décousus, à voix haute, comme un insensé, tandis qu'il marchait sur la route pâle, entre les profondeurs baignées de ténèbres,—«ah! ma Francine... ah! bien-aimée... du moins je n'ai pas douté de toi, de la beauté de ton âme... Tu sais... tu sais... j'ai été jusqu'à l'aimer, cet enfant... je l'ai fait mien... Et pourtant l'idée que tu t'étais donnée à un autre!... l'idée surtout... oui... cela, c'était pire... me rongeait... l'idée que tu ne m'avais pas avoué ton erreur, ou ton malheur... que tu t'étais défiée de mon amour... Francine... où que tu sois, dans l'abîme de la mort, dans l'abîme des choses éternelles... il est impossible que tu ne saches pas... que tu ne le sentes pas, cet amour, qui, de toi, acceptait tout, même ce qui l'eût tué s'il n'avait été plus fort que la jalousie, plus fort que l'orgueil... Eh bien, oui... je suis heureux, je suis heureux d'avoir traversé cette épreuve... de connaître seulement après des mois de souffrance la vérité qui te justifie. Cette vérité... elle ne me rend pas ta mémoire plus sacrée, plus chère... Et cependant... si... oh! si... douce adorée!... Et elle me délivre!... Elle me délivre!... Elle me délivre!...»

Ainsi pensait, parlait le jeune docteur, dans l'égarement, le désordre, d'une révélation qui bouleversait tout en lui.

Raymond parcourut sans s'en apercevoir les trois kilomètres de route avant la sortie de la forêt. Dans la même inconscience, il passait à côté de l'automobile qu'il avait louée pour le ramener à Paris. Mais le chauffeur guettait ce fantaisiste client.

—«Monsieur!... monsieur!... me voilà! Je suis là.

—Hein?... Qu'est-ce...? Que me voulez-vous?... Ah! c'est vrai...»

Et, sautant dans la voiture:

—«Eh bien, allez... marchons.»

La course rapide, dans l'air vif, le restituait à son rêve. Toutefois, une ordonnance, une logique, des déductions s'esquissèrent dans ce net esprit.

Et, d'abord, quelle attitude devait-il adopter? Quelles résolutions prendre?

Le message posthume de Francine,—découvert le matin même, par un si prodigieux hasard, entre les feuillets de l'ancien livre de prix, dans la petite maison de Claire-Source, lui parvenait dans un moment critique.

Eh quoi!... ce manuscrit mille fois précieux, il était en partie la cause d'une nouvelle fatalité. N'était-ce pas l'affolement de l'avoir trouvé,—enfin!—qui, distrayant Raymond de sa vigilance, avait permis le rapt de l'enfant? L'enfant... Toute l'attention ardente de Delchaume se concentra soudain sur lui. Que serait-il désormais, ce petit François?—le petit Serge de nounou Favier—Serge... naturellement... Le dernier mot... presque le seul mot, de sa mère. La raison apparaissait pour laquelle Francine, sa marraine, l'avait baptisé ainsi.

Mais il n'était plus question de Serge, né de père et mère inconnus. Raymond, dans son incomparable amour, dans son immense pitié pour la morte, avait fait sien cet enfant qu'il supposait celui de Francine. Reconnu par lui, François Delchaume était légalement son fils. Et on le lui avait pris! Qui? Nul doute. L'auteur de l'enlèvement ne s'en cachait pas. Cette carte de visite, la carte du prince Boris Omiroff, signait le crime.

Boris Omiroff...

Comme, tout à l'heure, l'image de l'enfant, voilà celle de l'insultant ennemi qui s'évoquait... Raymond fixa mentalement sa vision étonnée sur ce visage. Quel changement encore! La perspective se transformait. Tout se déplaçait: les êtres, les sentiments, les rapports. Cette physionomie du Russe, la face agressive, la haute silhouette, la brutale beauté, il pouvait donc maintenant contempler cela sans l'atroce évocation... sans que surgisse à côté, comme une vapeur qui se condenserait, qui, peu à peu, prendrait une figure de femme...—supplice sans nom!—celle de Francine, et qui, malgré tout l'effort de sa volonté, glisserait, caressante... caressée... entre les bras... Ah! cela... c'était fini. Jamais plus!... jamais plus!... Raymond en purifiait sa pensée... Ce prince abominable... elle ne lui avait pas appartenu... «Pardon, Francine, pardon!»

Le haïssait-il moins?

Non. Sa haine évoluait, ne diminuait pas. A cette image, une autre se substituait,—d'horreur moindre—mais tout aussi détestable d'audace, de cruauté. L'homme, au pied du lit de l'accouchée, cet homme de haute taille, despote arrogant,—c'était bien lui! Combien reconnaissable sous le masque! Raymond le voyait, dans la chambre inconnue, la chambre saccagée par son ordre, avec une victime agonisante, tandis qu'il offrait de l'argent à son autre victime, à celle dont il avait dévasté la vie, en attendant que, plus tard, il la fasse assassiner, à la douce Francine—qui se révoltait devant l'odieux salaire,—pauvre enfant!

«Il expiera... Le châtiment l'atteindra. Et maintenant,» pensait Delchaume, «je le tiens suspendu sur sa tête, ce châtiment. Ce que je connais de la dernière nuit de ma malheureuse femme, joint à ces révélations écrites... l'enlèvement de l'enfant... que de preuves! A peine, à cette chaîne si bien reconstituée, manque-t-il quelques chaînons... Le témoignage de Tatiane Kachintzeff... un jet de lumière!...»

Tatiane... A ce nom le jeune homme tressaillit douloureusement. Pauvre fille! en prison, au secret, compromise dans l'affaire des explosifs, inculpée de complicité dans le complot contre la vie d'Omiroff, précisément... Pourrait-il la faire citer? La croirait-on? N'aggraverait-il pas sa situation, à elle, sans profit pour l'œuvre de justice qu'il entreprenait? Tatiane... Il s'attarda au souvenir de l'étudiante. Il reconstitua mot à mot ce qu'elle lui avait appris. Avec quelles réticences, quel trouble effrayé, elle insinuait ce dont Boris était capable! On eût dit qu'elle gardait des secrets terrifiants... Savait-elle quelque chose de cette naissance mystérieuse?... Dévoilerait-elle la personnalité de la mère?... Avait-elle été mêlée?... Cette jeune femme près du lit, si c'était elle...

Le raisonnement intervint, chez Raymond, pour retenir l'imagination emportée. Ses conjectures faisaient fausse route. Non, Tatiane ignorait tout de ce drame-là. Autrement, elle n'aurait pas pris le change. Elle n'aurait pas cru, elle aussi, que Francine Delchaume était la maîtresse du prince, et la mère...

Dans cette folie, dans ce désordre, dans cette fièvre, Delchaume s'avisa qu'il atteignait Paris. L'arrêt de l'auto, à la grille, devant l'octroi, interrompit sa méditation effrénée, lui rendit le sens du réel.

«Ah!» pensa-t-il, se rappelant soudain pourquoi il revenait ainsi à toute vitesse, «je vais voir dans quelques heures le chef de la Sûreté. Tout... je lui dirai tout. Puisque ce misérable Omiroff m'a refusé la satisfaction d'un duel, je le livrerai à la justice comme le malfaiteur qu'il est...»

Était-ce aussi simple?... La secousse d'un revirement fit osciller sa résolution:

«Mais alors?... Il faudra reconnaître que l'enfant est à lui... qu'il avait le droit de me l'enlever... Cet enfant que ma Francine a sauvé, que j'ai fait mien... Mon petit François... Petit François!...»

—«A quelle adresse faut-il vous conduire, monsieur?» demanda le chauffeur.

Raymond hésita une seconde. A dix heures seulement, il avait rendez-vous avec le chef de la Sûreté. Il n'en était guère plus de six et demie. L'intention de tout à l'heure, en quittant Claire-Source, persistait au fond de lui: se rendre avant tout chez Flaviana. Comme ce serait doux d'apporter son cœur brûlant, tourmenté, à cette amie délicieuse!... Il crut la voir, l'entendre... Noble créature... En ce moment, elle s'apprêtait à partir pour le National-Lyrique. Paradoxe... une telle femme, étoile de la danse... Et cependant, non. Son art, la poésie qu'elle y mettait, c'était encore si bien elle!

«Je ne puis pas lui dire toute la vérité. Même si j'étais déterminé à la mettre au courant, le temps me manquerait. Que sait-elle? Si peu de chose, puisqu'elle me croit le père de François. Elle adore cet enfant... Ce serait mal à moi de lui apporter brièvement, brutalement, à l'heure où elle doit monter en scène, la nouvelle de sa disparition... Quel chagrin elle en éprouvera!...»

Ces réflexions, rapides, s'ébauchèrent dans la pensée tumultueuse de Delchaume, tandis que le chauffeur attendait son ordre. Le jeune docteur prononça presque tout haut:

—«D'ailleurs, j'ai mieux à faire...»

Puis, devant la mine interloquée de son conducteur, que lui révélait la lumière d'un bec de gaz, il jeta sa propre adresse:

—«Rue du Général-Foy.»

Rentré chez lui, Delchaume, après un coup d'œil sur la liste des clients venus à sa consultation, et qu'avait reçus son remplaçant, refusa de dîner, s'enferma dans son cabinet de travail.

C'était l'ancien cabinet de Francine.

En ce ménage de deux docteurs, avant que la mort ne l'eût brisé, la jeune femme gardait, pour la réception de sa clientèle—surtout féminine,—la pièce la plus élégante, la mieux exposée. Au lendemain de son veuvage, le mari au désespoir—amant plus que mari, et en deuil d'un bonheur si court!—ne voulut pas dépayser sa douleur, ses souvenirs. Il garda l'appartement de la rue du Général-Foy,—le cher appartement installé avec tant de soins, tant de goût, témoin de tant de joie, de tant d'espoirs! Et il prit, comme sanctuaire de son labeur, le cabinet de Francine, où il sentait flotter plus constamment, plus près de lui, l'âme vaillante et tendre de l'adorable compagne perdue.

Ce soir, lorsqu'il y rentra, il plaça sur son bureau, dans la clarté de la lampe électrique, le livre qu'il rapportait de Claire-Source. Avant de le rouvrir, pour y trouver la suite des confidences tragiques, interrompues par la tombée de la nuit, il contempla encore l'extérieur de l'humble volume. Sur la couverture, à teinte jadis vive, aujourd'hui fanée, aux dorures éteintes, il relut le titre:

LA GUIRLANDE DES MARGUERITES

Il lui sembla entendre la pauvre voix mourante balbutier ces mots étranges:

«Mon secret... dans la guirlande des marguerites, à Claire-Source.»

Qui donc ne s'y serait trompé comme lui? Dire qu'il avait fouillé la corbeille des fleurs vivantes, alors que ces tristes fleurs mortes se fermaient sur le frémissant mystère, parmi les autres livres, dans la petite bibliothèque, au fond de l'ancienne chambre de jeune fille, où flottait un si nostalgique parfum!...

La reliure soulevée montrait, collé à la feuille de garde, un bulletin à vignette, mentionnant le prix d'excellence accordé à l'élève Francine. Ensuite commençaient les biographies, illustrées par les traditionnels portraits, des Marguerites,—reines, princesses ou artistes,—célèbres dans l'histoire. Mais des feuillets avaient été coupés et remplacés par une sorte de cahier d'une épaisseur équivalente,—le manuscrit.

Raymond passa rapidement sur ce qu'il avait lu,—dévoré plutôt,—deviné presque, sous la nuit envahissante qui lui disputait les mots. Le récit s'arrêtait d'ailleurs peu après le passage où il avait dû fermer le livre, et à la suite duquel il avait bondi hors de l'auto, pour être seul, pour tomber à genoux, pour exhaler son transport dans la solitude. La fin de ce récit narrait, en quelques mots, une coïncidence qui détermina, facilita, la résolution prise par Francine de faire elle-même élever l'enfant. Une pauvre brave femme du village de Champagne,—pays de Claire-Source,—la garde-barrière, venait de perdre un bébé de quelques jours, qu'elle commençait d'allaiter. Lui mettre au sein le petit nouveau venu, c'était doublement une bonne action. On la sauvait, et l'on assurait à l'enfant une tendresse exclusive, maternelle. Francine mentionnait la circonstance et ajoutait:

La nourrice s'appelle Mme Favier. Elle est femme du garde-barrière, à la halte de Champagne. Je vais faire un testament en sa faveur, du peu que je possède, et que j'augmenterai en exerçant la médecine, à la condition qu'elle continue à servir de mère à l'enfant, au cas où je viendrais à mourir. Je connais assez cette excellente créature pour souhaiter cela au petit abandonné, s'il me perd.

Je me rends bien compte que, par une telle mesure, je confirmerai le soupçon qui, déjà, doit naître autour de moi, que je suis la mère. Qu'importe!

J'ai dit à tous que j'avais trouvé ce pauvre ange sur le chemin, contre notre grille, et je l'ai fait inscrire à la mairie de Champagne sous le nom de Serge. Comme il lui fallait un nom de famille, j'ai cherché sur le calendrier, où, juste à côté de Serge, on voit saint Bruno. Mon filleul sera donc Serge Bruno.

Je l'ai tenu sur les fonts baptismaux avec l'honnête Favier, son parrain. Par délicatesse, le brave homme m'a dit:

—«Puisqu'il vous appellera «marraine», docteur Francine, je ne lui permettrai pas de m'appeler «parrain». Ça serait trop familier avec vous, pas convenable. Il trouvera bien lui-même...»

Sur quoi, sa femme l'interrompit en souriant:

—«Bah! c'est pas demain qu'il va parler, ce pauvre petit cœur.»

Me voilà donc en possession d'un enfant, dont j'accepte la charge, et dont on m'attribuera plus tard,—sinon tout de suite,—la maternité. Je ne m'en trouble pas autrement. J'en éprouve une espèce de joie, peut-être même un peu de fierté. Nul n'a le droit de me demander compte de mes actes. Ma bonne tante Stéphanie, elle, sait à quoi s'en tenir. Elle m'a vue dans ma chambre la veille et le lendemain de l'aventure,—de cette aventure qui a duré une trentaine d'heures.—Tout ignorante de la vie qu'elle soit, et bien qu'ayant coiffé sainte Catherine depuis longtemps, elle sait qu'on ne recueille pas les bébés dans les choux, et que je ne puis avoir mis celui-là au monde. Sa certitude me suffit. Quant à mon futur époux,—si jamais je me marie, ce dont je n'ai aucune hâte...

Les yeux de Raymond se voilèrent. Il repassa les dates... fit un bref calcul... Quatre ans!... Il y avait de cela quatre ans,—moins un mois, puisqu'on était en octobre. Non, elle ne le connaissait pas encore. Mais lui... Il l'avait déjà vue. Déjà il rêvait d'elle. Doucement... sans espoir défini, sans résolution prise. Il l'avait rencontrée à des cours, dans les hôpitaux, parmi la suite attentive de quelque maître fameux. De quelle séduction grave, profonde, elle lui avait ravi le cœur! Il ne s'en douta pas tout d'abord. Quatre ans... C'est l'année suivante qu'ils se connurent davantage, et que naquit leur grand amour.

Le jeune homme reprit sa lecture.

Quant à mon futur époux, écrivait alors Francine, du moment que je serai sa femme, c'est qu'il aura foi en moi, c'est que nous aurons réciproquement éprouvé notre loyauté. Que je lui révèle l'histoire de Serge, ou qu'il la découvre lorsque je ne serai plus, par ce document que j'établis aujourd'hui, il me croira. J'agirai avec lui suivant ma conscience, et suivant les événements.

Avant que j'aie à m'expliquer auprès d'un mari, Serge aura peut-être retrouvé sa mère. Un remords peut venir au criminel. Il sait où me trouver. Peut-être fera-t-il rechercher son fils. Peut-être un de ces hasards qui rendent l'existence plus romanesque que le plus romanesque feuilleton, me mettra-t-il sur la trace de sa victime, de cette jeune créature que j'ai vue tant souffrir, et qui souffrira plus encore si elle vit... si elle sait...

Je crois avoir tout enregistré ici,—tout, jusqu'au moindre détail. Ces feuillets sont le seul patrimoine de mon pauvre petit Serge. Réussiront-ils à lui restituer un nom, une famille, une mère?... C'est le secret de l'avenir et du destin.

«Si jamais tu les lis, petit Serge, et que je ne sois plus là, pense tendrement à celle qui t'a pris dans ses bras, au milieu de la campagne désolée, par la dure nuit de novembre,—ta première nuit en ce monde,—et qui a juré de t'aimer, de réparer pour toi, en la faible mesure de sa tendresse, la fatalité de ta naissance.

Delchaume eut un sanglot en achevant cette page.—«O Serge...» murmura-t-il... «Je le lui rendrai, à mon petit François, ce nom qui est si bien le sien, ce nom que sa mère a balbutié, que mon admirable Francine lui a donné. C'est ma jalousie qui souffrait de ce nom. Je me figurais...»

Il frissonna, se frappa la poitrine. Pourtant, il n'avait à s'accuser que de sa propre torture. Pas un sentiment vil ne souilla en lui la mémoire de Francine, même quand il subissait la douleur de croire qu'un autre l'avait rendue mère.

Le manuscrit de la morte ne se terminait pas avec cette sorte d'acte de naissance, rédigé sur-le-champ, dans la netteté, la vivacité du souvenir. Des notes suivaient, rapides, décousues, jetées au fur et à mesure des puériles péripéties qui marquent la première croissance. Une sorte de très bref journal, tenu par scrupule vis-à-vis de l'inconnu qui pourrait un jour se targuer d'un droit à savoir: la mère de l'enfant... le mari de Francine... l'enfant lui-même...

Avant d'en prendre connaissance, Delchaume se reporta aux premières lignes, à cette espèce d'épigraphe où figurait son nom, et que sa femme ajouta peu de jours après leur mariage. La date l'indiquait.

Maintenant il en comprendrait sans doute la portée.

Raymond adoré, ce livre contient mon secret. S'il tombe entre tes mains de mon vivant, ou après ma mort, sans que j'aie pu t'en parler, ne me blâme pas.

Je suis ta femme, ta femme si heureuse!... Une telle douceur m'alanguit l'âme, que je n'ai pas la force, en ce moment, d'interroger ma conscience, de me demander si mon devoir est de te faire cette révélation ou d'attendre encore.

Ah! laisse... Je veux goûter pleinement la sérénité divine de ces jours, qui seront tout mon paradis. Il me semble que l'ombre du drame traversé, cette ombre qui, par instant, repasse sur mon chemin et me fait frissonner, glacerait l'insouciance de notre joie. N'ayant rien commis de mal, j'ai tout le temps de t'appeler au partage d'une responsabilité, peut-être d'un péril. J'entends encore une voix cruelle qui me dit:—«Si vous aimez quelqu'un au monde, ne lui parlez jamais de ce que vous avez vu ici.»

Raymond tant aimé, quand cette voix retentit dans mon souvenir, et que je pense à toi, je deviens lâche.

Hélas!... je l'entends gronder autour de moi, l'affreuse menace. Quelque chose plane sur ma tête... Un œil méchant me suit... Je désarmerai peut-être cette puissance invisible en me cachant encore de toi. Il m'en coûte. Mais si, dans ta téméraire fierté masculine, tu allais braver le mystère, montrer que tu sais, me suggérer une autre attitude... Qu'en résulterait-il pour toi?... Et n'exposerions-nous pas un petit être sans défense?

Ah! pardon, mon Raymond, pardon... Laisse-moi épuiser ma part de bonheur. Je ne sais pourquoi... J'ai peur d'en laisser échapper une parcelle. Un pressentiment m'avertit que je n'en jouirai pas longtemps!...

Un pressentiment!... C'était autre chose encore. C'était pire. Les dernières pages du manuscrit expliquèrent mieux au jeune veuf pourquoi Francine ne rompit point le silence. Dans quelle angoisse la chère créature de bonté, de douceur, qu'il adorait avec tant de passion, vécut les derniers jours de sa courte vie! Près de lui, alors même qu'il l'entourait de ses bras, le cauchemar la poursuivait. Et elle avait le courage de se taire!... Elle pouvait lui dissimuler tant d'horrible effroi! Elle pouvait lui sourire avec tant de calme! Héroïque petite martyre!...

Le malheureux rencontra des notes telles que celles-ci:

15 novembre.—Ai-je rêvé?... Mon sang se glace, lorsque j'essaie de ressusciter cette rapide impression d'hier soir. Et pourtant je doute... Non, ceci ne m'est pas arrivé. Une préoccupation trop vive, la surexcitation d'un spectacle émotionnant, où je trouvais des analogies avec la naissance de Serge, m'ont troublée, hallucinée...

Du moins, je vais consigner ici ce que j'ai cru entendre.

Nous sortions des fauteuils d'orchestre, Raymond et moi, et nous nous trouvions dans le couloir du rez-de-chaussée, au Vaudeville. Mon mari se sépara de moi un instant pour prendre notre vestiaire. Afin de ne pas être trop bousculée par la foule, qui s'écoulait, je me rangeai contre la paroi, du côté du théâtre. La porte d'une loge, restée entr'ouverte, céda un peu derrière moi. Je m'y enfonçai à demi. Tout à coup, un chuchotement rapide, mais très distinct, entra nettement dans mon oreille:

—«Il faudra choisir entre votre mari et votre filleul. C'était trop de garder l'enfant. Du moins, vous deviez rester seule avec le secret.»

Si je ne me retournai pas tout de suite, c'est que le sens des paroles ne pénétra pas instantanément jusqu'à mon cerveau. Il me fallut tout entendre pour que mon saisissement devînt de la compréhension. Quand je cherchai du regard autour de moi, il était trop tard. Aucune des personnes entre lesquelles j'étais pressée du côté du couloir ne pouvait avoir prononcé de telles phrases. L'intérieur de la loge, vers lequel je me penchai, me sembla vide. Cependant quelqu'un pouvait encore y être caché, dans le noir. Car l'orchestre, au delà, venait de s'éteindre.

Mon cœur se mit à battre affreusement. Cette voix, avec ses inflexions, son accent, restait en moi. Elle s'élevait, grossissait, réveillait d'étranges échos. Et soudain, je la reconnus!... C'était la voix de la religieuse... de cette religieuse que je soupçonnai d'être un homme déguisé, et qui me tint si rudement les bras dans la voiture, durant la nuit du mystère.

20 novembre.—Qu'a-t-on voulu dire?... Que, mariée, je ne suis plus maîtresse du secret, que je le livrerai à l'autre moi-même... celui à qui je voudrai dire tout?...

Comment l'a-t-on su? C'est vrai... Oui, je me proposais de tout apprendre à Raymond. N'était-ce pas mon devoir? Mais quel est-il, mon devoir?... Je ne sais plus maintenant. J'ai peur. La voix de cette sinistre religieuse... Cette voix qui se faisait molle, étouffée, dans la voiture... et qui est entrée ainsi en moi, l'autre soir, avec un son faux et ouaté... Ce fut comme un souffle... terrifiant!...

22 novembre.—«Choisir... entre mon mari et mon filleul...» Qu'est-ce que cela peut signifier?...

23 novembre.—ILS m'ont épiée, suivie?... Je suis liée à ces malfaiteurs!... Je me croyais oubliée d'eux, avec l'enfant. Quelle folie!... Ces gens qui ont eu la résolution, l'audace, l'habileté, de faire ce qu'ils ont fait... qui ont tout préparé, prévu,—sans une erreur,—naturellement ils devaient veiller sur leur œuvre, ne point la laisser au hasard, entre les mains d'une jeune fille.

Quels intérêts puissants doivent être en jeu!...

Ai-je commis un crime en épousant Raymond sans le prévenir? Puissé-je l'expier seule, et qu'il n'en souffre pas, mon Dieu!...

8 décembre.—Une lettre anonyme, à présent, et qui m'est parvenue de quelle façon!

Je prenais le train pour aller voir Serge, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse... Seule dans mon compartiment, déjà en route, je dépliai un journal pour lire... Un papier tomba de ce journal...

C'est affolant!

Je l'avais emporté de la maison... pris à Raymond, tout ouvert, et replié par moi-même, ce journal. Mais, un instant, je le laissai sur la banquette du fiacre, lorsque je m'arrêtai pour acheter des jouets à Serge, en allant à la gare. Est-ce là qu'on a glissé le papier?

La voici, cette lettre anonyme.

Ici, intercalé dans le manuscrit de Francine, un carré de papier écolier, sur lequel, en lettres d'imprimerie, se lisait:

«L'avertissement du Vaudeville ne vous a pas suffi.

«Précisons.

«Voici trois ans qu'on patiente, qu'on vous épargne, vous et l'enfant, malgré votre imprudence, le manque audacieux à votre parole donnée. Car vous aviez juré de confier le marmot à l'Assistance. Maintenant vous avez mis un amoureux dans l'affaire. Ça dépasse les bornes.

«Choisissez donc: ou vous quitterez la France avec votre cher époux, sans plus vous soucier du petit; ou l'on trouvera un moyen de vous soustraire le moutard,—de le soustraire peut-être un peu radicalement, faites-y attention!

«Deux conseils, en attendant mieux: Si vous n'avez rien dit à votre mari, persistez dans ce silence. Cela vaudra mieux pour sa santé. Puis cessez de vous occuper de l'enfant. N'allez plus chez sa nourrice. Vous risqueriez gros à négliger le présent avis.»

Et c'était signé, dans les mêmes caractères impersonnels:

«Le chauffeur de l'auto qui vous a promenée dans la forêt de Carnelle.»

Aucun commentaire immédiat de Francine Delchaume ne suivait ces lignes. Elle resta jusqu'au vingt-cinq décembre sans rien ajouter.

Puis une nouvelle note:

Jour de Noël.—Nous voici à Claire-Source, Raymond et moi. Notre première fête de Noël!... L'hiver est brillant de neige et de soleil rose, dans cette admirable campagne.

Hélas!...

Tout à l'heure, tandis que nous marchions par le chemin, serrés l'un contre l'autre, le bien-aimé m'a dit:

—«Tu as froid?

—Non, mon amour.

—Tu viens de frissonner... de trembler...

—Peut-être un coup de vent plus vif...»

Le vent... je ne le sentais guère avec ce cher bras autour de moi. Mais je venais de reconnaître la grille, le mur bas, devant lesquels, une nuit de novembre, j'ai promis à Serge, en sanglotant de pitié, de sollicitude, que je serais une mère pour lui.

«L'innocent!... Je lui ai voué une tendresse presque maternelle. C'est un adorable petit être. Et je me serais attachée à lui, même eût-il été moins attendrissant, moins captivant. Je mourrais plutôt que de trahir son petit cœur tendre, confiant, qui m'aime. Et je mourrais aussi plutôt que d'exposer Raymond à quelque péril.

Mais, s'agit-il seulement de ma mort?... Ah! si je ne craignais que pour moi, comme je serais forte!...

1er janvier.—Encore à Claire-Source. Douce journée d'oubli, d'amour...

Verrai-je ici, dans cette chère maisonnette, avec mon Raymond, un autre 1er janvier?...

Des notes moins significatives suivaient.

Francine continuait à rendre visite, de temps à autre, régulièrement, à son filleul, comme si nulle menace n'eut tendu à l'en empêcher. Le petit garçon était toujours avec ses parents nourriciers, le brave couple Favier, transplanté à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, là où Delchaume le découvrirait plus tard. Le docteur Francine Delchaume, avec sa clientèle, avec la nécessité de se cacher de son mari, n'accomplissait pas très souvent le voyage,—guère plus de deux fois par mois. Au retour, elle enregistrait toujours quelque détail, sur sa visite, sur la santé de l'enfant.

Je recommande aux Favier la plus grande vigilance, écrivait-elle. Je tremble qu'on n'essaie d'enlever le petit trésor.

Et Raymond se souvint de la prudente méfiance montrée par la nourrice, lorsqu'il était allé chez elle, après la mort de sa femme. Rien qui décelât la présence d'un bébé. Et quelle circonspection dans les paroles! Et le truc de son homme qui dormait, qu'on ne devait pas réveiller. Brave créature!

Les notes que Francine jetait sur le papier, elle les apportait à Claire-Source, pour les joindre aux autres dans la Guirlande des Marguerites, lorsque les deux époux venaient se reposer dans leur retraite campagnarde.

Rien d'anormal ou d'inquiétant ne marqua les deux premiers mois de l'année. La vaillante jeune femme ne s'appesantissait pas sur ses craintes. Mais un mot, parfois, témoignait des transes dont s'empoisonnait le bonheur que Raymond croyait lui assurer si radieux.

14 mars.—Comment écrire cela? Est-ce du souvenir? de l'observation inconsciente? Ou la divination de ma terreur? Quel frisson!...

Aujourd'hui, sur la route, en sortant de la gare, à Saint-Rémy... une auto. Deux hommes... L'un, penché dans le capot ouvert, arrangeait, réparait quelque chose. A peine l'ai-je vu. L'autre... Ah! ma plume se refuse... On n'exprime pas cela...

L'autre, je l'aperçus de dos. Il demandait un renseignement,—son chemin sans doute,—à une paysanne debout sur le seuil d'une masure. Je l'aperçus de dos... et, dans un coup de foudre... je sus que c'était lui!... Lui, le père, le père de Serge. L'homme au visage couvert d'un masque, qui était venu dans la chambre de l'accouchée. Je sus que c'était lui! Mais pourquoi? Cette taille haute, massive dans le lourd vêtement d'automobile, le port de tête... le geste peut-être... Comment, comment ai-je été sur-le-champ certaine?...

Je crus tomber... Un froid mortel me paralysa. Mes jambes ne me portaient plus.

Cet homme... dans ce village... à deux cents mètres de la maison où je fais élever son fils!...

Est-il possible d'endurer une pareille émotion, et de n'en rien faire paraître?... de marcher quand même, en contraignant ses jambes flageolantes?... d'être une passante qui s'en va, le regard distrait, sur la route?...

Car j'accomplis cet effort... J'y parvins. Je continuai d'avancer. Quelle minute!... Je sentais sur moi, dans mon dos, les yeux de l'homme. Maintenant, j'étais plus sûre encore. J'avais entendu sa voix, répondant à la paysanne. A la voix, je reconnaîtrais n'importe qui, après des années...

Lui... me voyait-il? me reconnaissait-il? Comment en douter? Une Parisienne, relativement élégante, sur ce chemin, dans ce village, à une époque de l'année où les Parisiennes se montrent rarement à la campagne. Même de façon inconsciente, machinale, il dut jeter un coup d'œil... Et alors... Ah! si j'avais pensé à lui, tout de suite, comment n'eût-il pas pensé à moi? Peut-être seulement s'était-il posté là pour m'épier.

Une angoisse d'autant plus intolérable qu'elle ne se précisait pas en une crainte définie, me transformait en un pauvre automate, près de se disloquer, de s'effondrer à terre. J'appréhendais à la fois le coup matériel, immédiat, qui me briserait la nuque, et la douleur de ne plus retrouver l'enfant. Un instinct me détourna du sentier qui conduisait chez la nourrice. J'en pris un autre, dans une direction opposée. Celui-là grimpait la colline. Mon cœur palpitant crut s'y briser. Car je montais vite, comme on s'enfuit. Je rencontrai le mur d'un parc,—un parc immense, dont je ne côtoyai qu'une partie. Des bois parurent. Je m'y enfonçai. Je respirai. Nul ne m'avait poursuivie. La solitude me rassura, me calma.

J'attendis assez longtemps. Puis je redescendis au village. D'abord lentement, pour prolonger le délai nécessaire, puis d'un pas plus accéléré. A la fin, je courais, haletante. Je me précipitai chez la nourrice.

Rien n'était changé. Le cher petit Serge m'accueillit par des cris de joie et des caresses. Les Favier n'avaient vu personne.

28 mars.—Suis-je à bout de forces? Je ne puis plus endurer cette anxiété vague, cette peur qui n'a pas de forme, qui n'a pas de nom. Puis ma conscience se trouble. Je ne vois plus assez distinctement mon devoir.

Comme le clair et ferme jugement de Raymond me serait nécessaire! Quel soulagement de déposer dans ses mains viriles, sur son âme si résolue, la moitié de mon lourd fardeau! Ah! vingt fois par jour, les mots me viennent aux lèvres: «Un souci me torture. Apprends-le. Aide-moi.» Mais aussitôt, je le croirais exposé aux représailles de ces puissances mauvaises que je sens aux aguets.

Puis, malgré toute sa bonté, il n'a pas le cœur tendre d'une femme. Il n'a pas, comme moi, vu naître Serge dans l'abandon et le malheur. Il ne l'a pas vu grandir, il ne l'a pas aimé trois ans... Il ne comprendra pas... S'il exigeait que je rejetasse l'enfant hors de notre vie, que je ne le visse plus... J'en perdrais le sourire et le sommeil... Mon petit Serge!... Petit fantôme qui me hanterait toujours, avec le cri «marraine!» de sa voix câline, avec le reproche de ses beaux yeux.

Attendons encore.

Si l'ennemi constate que mon mariage n'a rien changé, que le secret demeure intact, il désarmera peut-être.

8 avril.—Claire-Source.

Il y a deux jours, je revenais de Saint-Rémy, assez tard, comme la nuit tombait. Lorsque je remontai de la station souterraine et sortis sur le trottoir de la rue Gay-Lussac, à l'angle du carrefour Médicis, je fus éblouie par la splendeur du ciel au-dessus du Luxembourg. Une féerie, un incendie, contre lequel se dessinait le noir fusain des arbres, à qui l'aigre printemps n'a pas encore donné beaucoup de feuilles.

Je traversai la place, les yeux vers les nuages éblouissants, indescriptibles, crevés par de longues déchirures d'un bleu vif. Je ne voyais rien d'autre, et faillis me faire écraser. Puis, je m'en allai lentement le long de la grille du jardin, fermé, obscur, désert, sur lequel pleuvait tant d'or, tant de rose, toute la farouche magnificence du jour mourant.

Inexplicable nostalgie...

En face, les globes électriques, aux terrasses combles des cafés, allumaient des clartés vertes, des phosphorescences, que l'atmosphère empourprée rendait falotes, blafardes. L'incertitude de la vie me poignait le cœur.

A ce moment, quelqu'un, tout à coup, me parla, un homme, à mon côté. Il me dit rudement:

—«Pourquoi n'avez-vous pas déjà quitté la France, ou, du moins, Paris? Vous cherchez donc le malheur?»

Je me tournai, effarée. Mes yeux, troublés de lueurs dansantes, distinguèrent mal, dans l'endroit sombre, un visage maigre, barbu, sur lequel descendait le bord rabattu d'un chapeau mou. L'être semblait vulgaire et louche. Il reprit:

—«Le monde est assez grand. Vaudrait mieux aller faire fortune ailleurs que de rester dans le grabuge ici. On vous a dit de craindre pour votre mari ou l'enfant. Ça ne vous touche pas? Craignez donc pour vous-même.»

Je voulais parler, interroger. Une force me retenait: le sentiment de l'inutilité de tout. Et aussi l'écœurement. Répugnant personnage... un larbin ou un espion. Je n'en tirerais que des menaces. Pourtant une impulsion délia mes lèvres. Il venait de nommer mon mari... De Raymond surtout l'on prenait ombrage. S'il m'était possible de les persuader... Alors, soudain, je déclarai à cet homme, dont j'ignorais tout, dont la voix même, cette fois, n'éveillait pas mon souvenir:

—«Mon mari! mais il ne sait rien... Il ne saura jamais rien, si on l'exige.

—Tant mieux pour lui!» ricana mon interlocuteur. Et il ajouta, ignoblement: «Mais on en a assez!... D'une manière ou de l'autre, faut que ça finisse!...»

Ayant jeté ces mots avec une brutalité insolente, l'homme s'éloigna.

L'impression odieuse me laissa pleine de dégoût, de révolte indignée. La grossièreté du mandataire comprima en moi toute velléité de m'élancer après lui, pour le retenir, le questionner, le braver ou le supplier. Avec un autre, je ne sais ce que m'eût suggéré l'émotion dont je frémissais. Pour celui-là, je regrettai même ensuite d'avoir trahi devant lui ma pire inquiétude. Cet être nocturne et larveux, bien que je l'eusse à peine vu, me sembla si vil, qu'il ne m effraya même pas. Jamais je n'ai eu moins peur que depuis qu'il osa m'aborder. Ma fierté souffre en songeant à l'espèce de protestation, de concession, d'engagement, qui m'a échappé... J'ai mis en cause mon mari, mon cher et noble Raymond, auprès de ce misérable...

Ah! descendre à des contacts de valets, d'escarpes...

Non, non. Je m'expliquerai. Il faut que je m'explique. Pourquoi ai-je fui follement, sur la route du village, quand j'ai reconnu le maître de cette fatale aventure? Celui-là, du moins, si criminel qu'il puisse être, doit savoir parler à une femme sans qu'elle ressente comme une diminution, une salissure. A celui-là, je m'adresserai. Je le rencontrerai bien de nouveau. Ce n'est pas pour une fois ni par hasard qu'il est allé dans la vallée de Chevreuse. Que je le trouve seulement sur mon chemin. J'irai droit à lui. Il est le père... Il ne peut vouloir du mal à son enfant. S'il est sûr qu'on ne songe pas à pénétrer, à exploiter son secret, à redresser ses torts, il ne s'opposera pas à ce que ma tendresse enveloppe son pauvre petit... Et il sera sûr... Je trouverai des mots pour le convaincre.

Mon Dieu! Puissé-je le rencontrer bientôt!...

J'ai hâte de retourner à Saint-Rémy.

Le manuscrit de Francine s'arrêtait là.

Raymond, haletant de cette lecture, mais toute son énergie contractée pour rester lucide et résolu, retourna la page pour regarder encore la date. «8 avril.» Le dernier jour où ils vinrent à Claire-Source!

Francine, lorsqu'elle eut tracé cette ultime confidence, replaça dans sa petite bibliothèque de jeune fille le volume qu'elle ne devait plus toucher.

Huit avril... Claire-Source... Elle avait cueilli les premières violettes. Comme ils avaient encore été heureux ce jour-là!...

Deux semaines plus tard, un soir où, plein d'inquiétude, il l'attendait, trouvant qu'elle tardait beaucoup, dans leur cher nid parisien, rue du Général-Foy, où leurs deux couverts brillaient sous la lampe, elle était revenue... pour mourir.

Ah! Dieu... lorsqu'il se pencha sur la rampe de l'escalier...

Toujours, il verrait cela... La lumière gaie, les stucs brillants, la moquette claire avec ses baguettes de cuivre... Et, dans le décor paisible, cette jeune forme si chère, lugubrement pliée sur la rampe... arrêtée, ne pouvant plus...

Le cœur du jeune homme crevait... C'était cela, la mort. Cette forme brisée, dans l'escalier lumineux, muet. Un attendrissement plus atroce que devant la bouche entr'ouverte par le dernier souffle, devant la tête pâle aux cheveux sombres, sur la blancheur de l'oreiller.

Oh! quand il sortit sur le palier pour la revoir plus tôt...

Cette forme traînante sur les marches... Cette forme fléchissante contre la rampe de l'escalier!...

Chacune son Rêve

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