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III
AU FOND DU LABYRINTHE
ОглавлениеRue Saint-Florentin, devant un ancien hôtel de fermier général, modernisé, et, pour le moment, tout brillant de lumières, tout vibrant de rumeurs, une file de voitures s'accroît à chaque minute. Minuit s'approche. La soirée va finir. Chauffeurs et cochers viennent chercher leurs maîtres. Et les fiacres maraudeurs s'arrêtent pour enlever le client qui n'a pas son équipage.
C'est le soir de musique du professeur Perrelot, le chirurgien célèbre. Un de ces concerts exquis où l'on rencontre l'élite mondaine, scientifique, académique et artistique, de Paris.
L'illustre vieillard n'oublie les laideurs des chairs qu'il taille et ses incroyables fatigues, que dans le paradis des sons, parmi les rêves d'un Wagner ou d'un Beethoven, sur ce domaine exploré par quelques esprits de flamme, amorce d'un pont qui, de la terre, serait jeté vers l'infini prodigieux.
Le professeur Perrelot, passionné de musique, organise avec amour ses séances de quinzaine. Il combine les programmes, choisit les interprètes, se réjouit comme un enfant de certaines exécutions musicales dont il a eu l'idée, qu'on n'entendra que chez lui.
Et, plus d'une fois, il est le seul de la fête qui n'en puisse goûter le raffiné plaisir. Une opération urgente le retient, une consultation sous quelque baldaquin à couronne fermée l'appelle hors de France, à moins que ce ne soit une mansarde où l'on souffre qui le garde,—et cela arrive plus souvent qu'il ne le dit.
En ce cas, Mme Perrelot, sous ses beaux cheveux blancs, et sa fille, la jeune comtesse de Gromaille, une brune à voix de contralto magnifique, font les honneurs. Et l'on tâche de ne pas trop s'apercevoir que manque le principal attrait, la présence électrisante sans laquelle il semble que les musiciens eux-mêmes ont moins de talent, la silhouette mince et vive, le masque pétillant d'esprit, la parole animée, enthousiaste, du maître de la maison.
Ce soir, il était là.
Chose extraordinaire, il avait savouré depuis le commencement le régal harmonieux, qui touchait à sa fin. On ne l'avait dérangé que pour un seul coup de téléphone. Mais, sur le nom du correspondant, il voulut recevoir la communication lui-même. Et, depuis ce coup de téléphone, il demeurait soucieux.
Maintenant, sa fille, debout sur la petite scène, en avant des musiciens qui devaient l'accompagner, se préparait à chanter,—ou plutôt à gémir,—la déchirante lamentation de l'Orphée de Glück:
«J'ai perdu mon Eurydice...»
Un domestique, à pas glissants, se faufila entre les habits noirs, autour des rangs de chaises, où rayonnaient les coiffures charmantes, les épaules nues, les toilettes et les joyaux des femmes. Il parvint jusqu'à son maître,—qui se tenait toujours à proximité d'une porte,—lui dit quelques mots, tout bas. Perrelot se leva, et, souple, sans un geste, sans s'excuser, passa devant quelques groupes, en traversa d'autres, sortit.
Nul ne broncha. On n'eut pas l'air de le voir. On s'écarta sans lui adresser la parole. C'était la consigne.
Dans la galerie d'entrée, le chirurgien demanda au valet:
—«Où l'avez-vous fait entrer?
—Au premier, dans le petit cabinet de Monsieur.»
Le professeur souleva une portière, rencontra l'escalier, monta.
Il possédait, au rez-de-chaussée, un grand cabinet d'apparat, qu'on ouvrait les soirs de réception. Les invités y pouvaient admirer une précieuse vitrine où il conservait près de lui, mêlées à son travail, les pièces rarissimes de sa collection de porcelaines de Chine, qui était célèbre. Mais il y avait, à l'étage au-dessus, tout à côté de sa chambre à coucher, un autre cabinet, plus retiré, plus austère. C'est ce que le domestique avait appelé le «petit cabinet de Monsieur».
Il y pénétra les deux mains tendues.
—«Mon cher enfant, qu'y a-t-il? Votre voix, dans le téléphone, m'a presque effrayé, tout à l'heure.»
Puis, ayant mieux regardé son visiteur, il ajouta:
—«Mon pauvre Delchaume! c'est donc grave?
—Très grave,» répondit le jeune homme.
Sans détourner les yeux pleins de souci qu'il venait de plonger si ardemment dans ceux de son maître, il se laissa tomber sur le siège que celui-ci lui désignait. Alors seulement, mais d'un ton qui marquait l'effort pour attacher quelque importance au détail dont il s'avisait, Raymond observa:
—«C'est votre soirée de musique?... Je ne songeais pas...»
Le vieillard, d'un geste, arrêta ses excuses. Il s'agissait bien de musique!... Glück lui-même, et le frémissant contralto de sa fille, dont s'exaltaient, en bas, tant de cœurs, ne suffiraient plus à le distraire de son inquiétude. Le visage maigre, si pâle, les yeux brûlants et creusés, qu'il avait devant lui, fascinaient sa pitié, son amitié presque paternelle.
—«Eh bien, mon ami, qu'est-ce qui vous arrive? Moi qui vous croyais... je ne dis pas consolé... mais absorbé par vos travaux, enthousiasmé, un peu enivré même... Car enfin... ce n'est pas un simple succès de presse... Tout notre monde médical est d'accord... Vos abcès artificiels, qui ont si bien réussi pour la tuberculose... ne serait-ce pas la guérison, si ardemment cherchée, du cancer?... Je voulais, tous ces jours-ci, en causer avec vous. Je suis bien aise...»
Essayait-il d'une diversion? Ou, réellement, s'emballait-il au seul énoncé d'une hypothèse suggérée à sa passion de guérisseur par les sensationnelles expériences du jeune médecin? Quoi qu'il en fût, son étonnement était sincère de lire le découragement, la tristesse, sur la physionomie d'un des triomphateurs scientifiques du jour, d'un homme qui goûtait l'ivresse de la victoire et d'une soudaine célébrité.
—«Mon cher maître, laissons mes recherches. A tout autre moment, je serais heureux de vous demander vos avis, si précieux...
—C'est peut-être moi qui réclamerais les vôtres.
—Savez-vous que, ce soir même, j'avais un rendez-vous avec le chef de la Sûreté?»
Un tressaillement, presque imperceptible, redressa le buste et altéra, fugace, les traits de Perrelot. Sa sérénité, si forte, assurée par un universel respect et par la conscience d'un demi-siècle d'activité glorieuse, généreuse, irréprochable, sembla se ternir, comme d'une ombre.
Raymond, qui sentit, plutôt qu'il n'observa, ce trouble subtil,—car il en connaissait la cause, ajouta vivement:
—«C'est moi qui souhaitais d'avoir recours à lui.
—A quel sujet?
—L'enfant... mon petit François... que j'ai reconnu... vous savez, cher maître?...»
Le chirurgien acquiesça.
—«On me l'a volé.
—Volé?
—Ce matin... à la campagne... On l'a enlevé de chez moi, presque sous mes yeux.
—Vous aviez des gens qui le gardaient?
—Ses parents nourriciers, oui.
—Sûrs?
—Insoupçonnables.
—Voilà une fatalité!...»
Le vieillard jeta cette exclamation, en l'accompagnant d'un coup d'œil aigu. Puis, il rêva une minute, comme s'il observait en lui-même des répercussions singulières éveillées par cette nouvelle.
—«Et, naturellement, vous vouliez mettre en mouvement la haute police?
—Ce fut mon intention immédiate. Je demandai tout de suite une audience au chef de la Sûreté.
—Vous l'avez eue?
—Je n'y suis pas allé. Maintenant je devrais y être. J'ai prétexté l'appel subit d'un client au plus mal. J'ai fait remettre... Avant, j'ai voulu vous voir.
—Moi!...»
Les paupières de Delchaume battirent comme si cette syllabe l'eût meurtri physiquement. Les deux hommes se regardèrent. Il y eut un silence.
Et, tout à coup, un bruit sourd et scandé remplit la pièce. D'en dessous montaient les applaudissements. On acclamait la jeune comtesse de Gromaille, dont la voix bouleversante arrachait aux retraites des âmes les douleurs et les désirs les mieux ensevelis.
—«Ah! mon pauvre enfant,» soupira le grand chirurgien, «j'ai peur que nous n'ayons eu tort...
—C'est moi qui ai eu tort,» s'écria précipitamment Delchaume. «Et je sais aujourd'hui à quel point. Votre bonté a cédé à mon égarement. Mais quel mari, quel amant, fou de douleur, n'eût agi de même? Cette femme adorée, qui me revenait, expirant d'une mystérieuse blessure,—qui me révélait, pour la première fois, en un mot balbutié, indistinct, l'existence d'un enfant... J'ai cru... Vous avez cru comme moi...
—Nous nous sommes rendus à l'évidence,» interrompit doucement Perrelot. «Pour ma part, je ne pouvais m'y résoudre... Francine ne me paraissait pas être la femme qui accepte le nom d'un loyal garçon en lui cachant une maternité irrégulière... Cependant...
—Elle n'était pas cette femme-là, en effet,» affirma passionnément le veuf.
—«Plus victime que coupable... C'est ce que nous avons supposé. Vous avez agi avec la plus noble magnanimité, Delchaume...
—Et vous!
—Je n'étais pas le mari. Mais quel problème pour ma conscience!... Ne pas dénoncer l'assassinat... laisser croire à une mort naturelle... Vous ne songiez, je le comprends, qu'à sauvegarder l'honneur de cette infortunée... Éviter à ce pauvre jeune corps la profanation de l'autopsie, les curiosités abominables de la foule, les descriptions de journaux, à cette chère mémoire, le scandale, la honte... Quels accents vous avez trouvés pour me convaincre!...»
Perrelot hocha la tête. Le doute qui s'élevait en lui hésitait à s'exprimer. Toutefois, les lèvres loyales ne purent le sceller plus longtemps.
—«Je me suis souvent demandé depuis... Hélas! mon pauvre Delchaume... Je devine trop bien. Ce scandale, que nous avons écarté de la mère, il va éclater autour de l'enfant... Et qu'en adviendra-t-il?»
L'autorité, qui haussait ce front de maître sous la neige des cheveux encore drus, qui étincelait dans le regard, sembla fléchir. Pour la première fois de sa vie, cet homme, qui pouvait regarder l'univers en face et lui dire: «Je n'ai fait que du bien», connut, à un faible degré, mais combien intolérable pour lui, l'anxiété du jugement des autres.
L'être de sensibilité, de délicatesse, qui se savait la cause d'un tel malaise, en souffrit plus que lui-même.
—«Mon cher maître, je suis venu implorer votre pardon, me placer sous votre volonté, sous votre main, surtout sous la direction de votre conscience.»
Perrelot dit, avec une nuance de sécheresse:
—«Voyons...
—Ce que vous pressentez est plus qu'exact. La réalité dépasse toute prévision. Je viens de découvrir, aujourd'hui même, l'innocence absolue de Francine. «Victime plus que coupable,» disiez-vous généreusement. Rectifiez: «Victime, et non coupable.» On l'a assassinée à cause d'un secret, non par représailles amoureuses. L'enfant n'était pas le sien.
—Que dites-vous!...
—Ce dont je suis sûr. Ce dont je vous donnerai les preuves.
—Inutile. Ma pensée y correspond. Rappelez-vous mes paroles devant sa forme pure: «C'est presque le corps d'une jeune fille.» Seulement, par quels chemins êtes-vous arrivé?...
—Sa confession, que j'ai trouvée enfin. A peine reçue docteur, elle fut amenée, les yeux bandés, en automobile, auprès d'une jeune femme, qu'elle délivra. On la fit reconduire de nuit, et elle se retrouva seule, en pleine campagne, avec le nouveau-né dans les bras.
—A-t-elle soupçonné qui était la mère?
—Non.
—Et le père?
—-Je le connais.»
Perrelot bondit. Raymond, qui ne cherchait pas des effets, mais allait droit au but, déclara aussitôt:
—«C'est le prince Boris Omiroff.
—Boris Omiroff!...» répéta le maître, avec une stupeur horrifiée. «Boris Omiroff!... Mais il est ici, en bas, parmi mes invités.
—Non!» cria Delchaume, se dressant.
Le ressort de fureur qui le jeta hors de son siège agit avec une si brusque violence, que le professeur Perrelot, comme s'il eût craint des voies de fait immédiates, se leva à son tour, et crispa ses doigts précis et solides d'opérateur sur le bras du jeune homme.
—«Pardon!» fit Delchaume. «Ç'a été plus fort que moi.»
Et il se rassit.
—«C'est d'ailleurs la première fois qu'il vient chez nous,» observa le chirurgien. «Des amis ont demandé à ma femme une invitation pour lui. Vous savez... la maison d'un opérateur un peu connu... c'est un terrain neutre et international. J'ai coupé quelque chose à peu près dans toutes les grandes familles de l'Europe.
—Mais... sa blessure? Je ne le croyais pas remis.
—Il porte encore le bras en écharpe.
—Vous savez qu'il s'est fait arranger de la sorte pour ne pas se battre avec moi?»
Le vieux maître éleva les sourcils. Raymond perçut l'ironie presque invisible.
—«Oh! je ne me donne pas pour un adversaire capable de faire se dérober le bretteur qu'est ce Russe. Non. C'est pour mieux m'outrager de son mépris qu'il me refuse réparation. Et, comme, tout de même, on aurait pu trouver ça étrange, il s'est offert un beau duel, pour démontrer à la galerie qu'un Omiroff ne peut être soupçonné d'avoir peur.
—En effet,» réfléchit Perrelot... «On m'avait raconté... Ne l'aviez-vous pas provoqué au Pré Catelan, à la représentation de gala?...
—Oui.
—Mais pourquoi le provoquer?
—Je le croyais l'amant pour lequel était morte Francine.
—Oh!
—Il n'est que son assassin.»
L'illustre praticien considéra son jeune ami longuement, silencieusement. Demeurait-il figé de surprise? Ou bien son expérience de la comédie tragique qu'est la vie, des complications des êtres et des complications des circonstances, le laissait-elle sans étonnement? Au bout d'un instant, il proféra:
—«Son assassin, dites-vous? Et aussi le père de l'enfant?
—Et aussi le père de l'enfant.
—C'est lui qui l'a fait enlever?
—Oui, c'est lui.
—Mais alors?..
—Oh! je sais ce que vous allez m'objecter, mon cher maître: au nom de quel droit empêcherai-je un père de reprendre son fils?... D'abord, j'ai la loi pour moi. J'ai reconnu l'enfant. Lui, l'a renié, abandonné.
—Mais... si vous l'avez reconnu, Delchaume, c'est vous qui le lui avez pris.
—Oh! mon cher maître... Écoutez... Je vous en prie... Laissons les mots... laissons même les conventions que les hommes appellent des lois...
—Hé!... Hé!...
—Patience!... je vous en conjure!... Vous ne comprenez plus ma tendresse pour l'enfant?...
—Ma foi, non! S'il n'est pas le fils de Francine... S'il appartient à l'homme qui, suivant vous, a tué votre femme...
—Je tâcherai de vous expliquer tout à l'heure... Maintenant, il me faut vous dire ce que je suis venu vous demander.»
Le célèbre professeur avança un visage attentif, darda un regard divinateur—le visage, le regard, qu'il inclinait vers les chairs souffrantes, où il allait enfoncer son bistouri.
—«Mon cher maître, ce matin, mon premier mouvement a été de prévenir le chef de la Sûreté. Mais, ce soir, après avoir lu les révélations de Francine, j'ai pressenti un drame plus compliqué, plus obscur, que tout ce que nous imaginions. Comment, si je m'adresse à la haute police, ne pas l'éclairer entièrement?... La crainte de vous voir mis en cause m'a troublé. Le médecin des morts rejettera sur votre présence la discrétion qu'il a eue de ne pas examiner ma pauvre femme. Il ne faut pas que votre personnalité apparaisse, surtout par ma faute, dans une attitude équivoque, illégale... Et cependant, puisque l'honneur de Francine est intact, rien ne m'empêche plus, sinon ce trop juste scrupule envers vous, de faire poursuivre son assassin. Je viens vous demander comment vous envisagez cette situation terrible.»
Sans hésiter, Perrelot riposta:
—«Voulez-vous qu'avant tout nous écartions les considérations qui me concernent? Jamais la vérité ne m'a fait peur, Delchaume. Je me suis dérobé à elle une seule fois, sur vos instances. Mon Dieu! ce que vous me demandiez était si naturel, presque si juste!... Toutefois, vous le reconnaissez à présent, nous avons eu tort. Eh bien, laissons cela. Que ce tort devienne manifeste, public, me cause des désagréments plus ou moins graves, ceci est secondaire. Vous entendez... N'en parlons même plus. Encore une fois, la vérité ne me fait pas peur. La satisfaction de revenir à elle compense les difficultés du chemin que j'ai à faire pour cela. Nommez-moi, invoquez-moi, citez-moi, je vous y autorise, je vous le demande...
—Noble cœur... admirable maître...
—Laissons... laissons!... Maintenant, regardons un peu les choses en face. Un enfant a disparu. Vous allez dire au chef de la Sûreté: «Cherchez-le-moi.»
—Oui. Et j'ajouterai: l'auteur du rapt est aussi l'auteur d'un assassinat. Je vais déposer contre lui une double plainte au Parquet.
—Je vous en supplie, Delchaume, ne séparons pas les questions. L'enfant, d'abord, l'enfant... Quels arguments donnerez-vous à un procureur de la République pour vous faire rendre un enfant que vous avez reconnu parce que vous le croyiez le fils de votre femme, mais qui ne l'est pas, et qui a été repris, de votre propre aveu, par son véritable père?
—Son père se gardera bien de se donner pour tel. D'ailleurs, le pourrait-il, s'il le voulait? En cas d'adultère, non? Et, pour moi, c'est un roman de l'adultère qui a coûté la vie à ma pauvre Francine.
—Vous imaginez qu'on inculpe aussi aisément un prince Omiroff?»
Le vieux maître avait dit cela doucement, d'un air où quelque âpreté se mitigeait d'une profonde tristesse. Et, tout aussitôt, il décela le motif de cette tristesse.
—«Quel malheur!... Un garçon comme vous, parti pour de tels triomphes scientifiques, pour de telles victoires sur les misères de l'humanité! Par quelle meute de passions, de chagrins voraces, laisserez-vous dévorer la moelle de votre cerveau, de vos nerfs, de votre génie!
—Ah! oui, j'en serai dévoré,» cria impétueusement Delchaume, «si, comme vous me le faites entendre, je dois invoquer une justice volontairement sourde, une police qui saura se faire aveugle. Un prince Omiroff!... Eh quoi!... même votre grand cœur loyal, à qui j'en appelle, s'effare devant le prestige d'un tel rang, l'inviolabilité de ce prince étranger! Si je vous avouais tout... Si je vous disais que j'ai rêvé d'un moyen plus expéditif, que j'ai presque manié la bombe destinée à cet homme, l'engin fatal qui, l'été dernier, déchiqueta ou livra ses inventeurs!
—Vous, malheureux!...»
Le chirurgien s'était levé. D'un élan instinctif, il courait aux portes, tournait les clefs, rabattait plus hermétiquement les tentures. Il entr'ouvrit même un instant pour explorer des yeux le palier de l'étage. Mais il ne vit personne. Une rumeur de voix, de rires, d'adieux monta. Les roulements des voitures qui partaient prolongeaient dans les murs des vibrations atténuées. Nul ne songeait à épier ces deux hommes, qu'on supposait absorbés par la discussion de quelque cas médical déconcertant.
Perrelot revint vers son jeune confrère. Il murmura:
—«L'affaire de la Petite-Barrerie?...»
Raymond, presque solennellement, inclina la tête.
—«Comment étiez-vous dans cette horrible aventure?
—La principale accusée, Tatiane Kachintzeff, cette fille de vingt ans,—ah! si intéressante!... elle a vu,—vous m'entendez, maître,—elle a vu Boris Omiroff rejoindre ma femme dans un wagon, la suivre à Paris, la faire monter dans une auto, le soir où Francine revint chez moi blessée à mort. L'auto était une voiture particulière... Le chauffeur avait le type d'un moujick...»
Le visage de Perrelot se durcissait, se fermait. Il dit presque rudement:
—«Ainsi, vous déposerez une plainte contre ce prince russe, dont le père occupa les plus hautes fonctions, dont le frère fut un des héros de la guerre d'Orient... Et vous citerez comme témoin une malheureuse nihiliste, convaincue d'avoir joué une part active dans un complot qui avait pour but d'assassiner ce prince... Mais vous allez à un abîme, mon pauvre ami!...»
Il ajouta, devant le silence de Raymond:
—«Et vous n'en avez pas le droit! Vous n'avez pas le droit de fausser la valeur scientifique, sociale, que vous êtes.
—Je veux venger ma pauvre Francine... Ah! son récit!... ce qu'elle a souffert!...
—Sera-ce la venger?
—Je veux sauver l'enfant. Dieu sait quels risques il court!...»
Encore une fois, le génial guérisseur prit l'expression dont s'aiguisait sa physionomie au moment d'un diagnostic difficile, pour demander à Delchaume:
—«Dites-moi, en vous interrogeant à fond, en descendant jusqu'au dernier ressort de votre sentiment le plus secret, ce qui vous attache à cet enfant.»
Le jeune homme regarda Perrelot, d'abord avec un peu de surprise, puis avec une concentration profonde, et enfin, avec trouble. Son vieux maître le vit rougir légèrement, détourner les yeux.
—«Delchaume...
—Je... je réfléchis.
—Une réflexion vient de vous frapper déjà. Pourquoi ne me la dites-vous pas?
—Parce qu'elle constate en moi un état d'âme trop récent...
—C'est celui-là qu'il importe de connaître.
—Mais, dès le début, tout inclinait ma tendresse vers ce petit être... Ma pitié pour lui, mon désir d'exécuter le vœu de Francine, sa propre grâce, à cet innocent... Il est adorable... Son isolement dans la vie... le nom que je lui ai donné, et qui l'a fait mien... Aujourd'hui, je me sens pris, lié... Je n'aimerais pas davantage mon propre fils...
—J'admets... oui. Maintenant voyons, mon ami, ce dernier motif dont vous hésitiez à convenir avec vous-même.
—Ah! diagnostiqueur infaillible!» s'écria Raymond, qui ne put s'empêcher de sourire. «Oui... j'hésite,—non pas à en convenir avec moi-même, mais avec vous. Car c'est trop long à expliquer. Et, sans explication, cela vous paraîtra si étrange...
—Racontez... sans explication.
—Eh bien, une autre personne que moi souffrira cruellement si je ne retrouve pas mon fils adoptif.
—Une autre personne?... une femme?
—Une femme... oui.
—Une femme...» répéta encore le vieillard pensivement.
Il sembla peser en lui-même l'importance, les conséquences, de cette nouvelle donnée, puis, tandis que son masque aigu et spirituel s'éclairait d'une lueur de malice, il reprit:
—«Allons... Tout cela est moins désastreux que je ne le craignais. Vous ne serez pas une force perdue.
—Je crois, mon cher maître, que vous vous lancez dans des hypothèses inexactes.
—Mais non. Du moment qu'une femme est auprès de vous, une femme qui se montre maternelle à l'enfant que vous élevez, une femme à qui vous redoutez de faire de la peine... vous n'êtes plus l'isolé, en proie à une sombre folie de vengeance que je découvrais en vous tout à l'heure. Delchaume, vous n'avez plus besoin de moi,—sauf, n'est-ce pas? pour ce que vous m'avez demandé d'abord. Mais c'est un point élucidé: n'ayez aucun scrupule quant à mon rôle au lit de mort de votre pauvre Francine. Je reviens entièrement à la vérité, très volontiers, très haut, quoi qu'il en puisse advenir.»
Le grand chirurgien prononça ces mots du ton d'un homme qui conclut une conversation. Toutefois, au moment de se lever, il se ravisa sur un geste, suppliant de Delchaume.