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CHAPITRE II

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Colère et menaces du duc de Montpensier à la nouvelle du départ de sa fille. – Sa réponse à la lettre de l'électeur palatin. – Une information judiciaire a lieu à Jouarre. Dépositions importantes des religieuses. – Négociations entamées à Heydelberg pour obtenir le renvoi de Charlotte de Bourbon en France. – Fermeté de l'électeur. – Lettre de Jeanne d'Albret. – Charlotte demeure à Heydelberg sous la protection de l'électeur et de l'électrice. – Dernière lettre de Jeanne d'Albret à Charlotte. – Douleur de celle-ci en apprenant la mort de la reine de Navarre, et, bientôt après, les massacres de la Saint-Barthélemy. – Charlotte vient en aide aux Français qui se réfugient à Heydelberg. – Ses procédés généreux à l'égard de l'apostat Sureau du Rosier. – Ses intéressantes relations avec Pierre Boquin, Doneau, François Dujou, Jean Taffin et autres personnages distingués, ses compatriotes. – Sa correspondance avec les fils de l'amiral de Coligny. – Intervention des ambassadeurs polonais auprès du roi de France en faveur de Charlotte de Bourbon. – Passage à Heydelberg de Henri, élu roi de Pologne. Double incident qui s'y rattache. – Joie que Charlotte éprouve du séjour de son cousin, le prince de Condé, à Heydelberg. – Mme de Feuquères et Ph. de Mornay à Sedan. – Mort du duc de Bouillon en décembre 1574. – Affliction que causa à Charlotte de Bourbon le veuvage de la duchesse, sa sœur.

Au milieu de l'émotion causée par la fuite de Charlotte de Bourbon, l'une de ses sœurs, abbesse de Farmoutiers, était accourue à Jouarre, et avait aussitôt informé le duc de Montpensier de la disparition de sa fille, sans avoir pu, du reste, lui donner le moindre renseignement, soit sur ses intentions, soit sur la direction qu'elle avait prise.

Le duc était alors en Auvergne, où le retenaient ses devoirs militaires. A l'ouïe de l'événement inopiné qui le blessait au vif dans ses préjugés et son autocratie, il frémit de colère et déclara: qu'il fallait que chacun s'employât «pour sçavoir où la fugitive s'estoit retirée, afin de trouver moyen de luy faire quelque bon admonestement»; ajoutant qu'il fallait aussi qu'on l'aidât, «pour qu'elle pût estre trouvée, en quelque part qu'elle fût, dedans ou dehors le royaume, et ramenée, vive ou morte, afin que l'injure et déshonneur faits à son père par elle et ceulx qui l'avoient induite, conseillée et favorisée à commettre ceste faute, fussent réparés, avec une pugnition et chastiment si exemplaires, que la mémoire en demeureroit perpétuelle, à l'advenir40».

Le 17 mars, le duc ignorait encore ce qu'était devenue Charlotte, ainsi qu'il l'annonçait, d'Aigueperse, ce même jour, «à son bon seigneur, parent et amy, le duc de Nemours41».

La réception de la lettre de l'électeur palatin mit un terme à son incertitude; mais, en même temps, excita en lui un redoublement de colère.

Les sentiments désordonnés auxquels il était alors en proie se traduisirent avec amertume dans une réponse qu'il adressa, le 28 mars, à l'électeur42.

Il ne s'en tint pas à cet acrimonieux factum: il écrivit au roi, à la reine mère, et à divers personnages sur le concours desquels il croyait pouvoir compter43. Il provoqua, d'un côté, une enquête, et, de l'autre, des négociations ayant pour objet le retour de sa fille en France, même par voie de contrainte. Il insistait, dans ses accès de fureur, sur le châtiment exemplaire qu'il lui réservait.

Ses démarches et ses menaces n'aboutirent pas, au gré de ses désirs.

En effet, en premier lieu, une information secrète, dirigée à Jouarre même, sur l'ordre du premier président du Parlement de Paris, n'eut d'autre résultat, que la constatation réitérée de la brutale pression dont Charlotte de Bourbon avait été victime, le 17 mars 1559.

Sans se laisser intimider par la présence ni par les interpellations du magistrat chargé de les interroger, six religieuses, autres que celles dont les déclarations avaient été recueillies, le 25 août 1565, confirmèrent pleinement ces déclarations par des dépositions empreintes de sympathie pour la jeune princesse, qui, durant son long séjour à l'abbaye de Jouarre, s'était constamment montrée affectueuse et bonne pour chacune d'elles.

L'information secrète dont il s'agit est d'une si haute portée, qu'il faut en reproduire ici la teneur exacte. La voici44:

«Information secrète, faicte par nous, Nicolas de Gaulnes, lieutenant-général de monsieur le bailly de Juere (Jouarre), appelé avec nous, Pierre Desmolins, greffier de ce bailliage, et ce, à la postulation et requeste de noble homme, Me Pierre André, sieur de La Garde, advocat en la Cour de Parlement de Paris, et superintendant des affaires de Monseigneur le duc de Montpensier; joinct le procureur desdites religieuses et couvent dudict lieu, aux fins de trouver la vérité de ceux qui ont suborné madame Charlotte de Bourbon, abbesse de Jouarre, fille de mondit seigneur le duc, pour la tirer hors de ladite abbaye, pour la conduire hors de ce royaume, comme aussi des occasions qui peuvent avoir induict icelle dicte dame d'avoir laissé son habit qu'elle avoit porté par l'espace de douze à treize ans, sans en avoir faict plainte ni doléance à mondict seigneur ou à aultre, ainsi que prétend ledict André; joinct qu'elle n'avoit faict protestation contraire à la profession par elle faicte; de façon que, si aulcune se trouvoit, qu'elle seroit sans cause, faulte d'induction, séduction, force, contrainte et menaces, tant dudict seigneur duc, que de deffuncte madame sa mère, ou autres ses supérieures; à la vérification desquelles choses, pour servir auxdicts procureur, seigneur duc, ou à ladicte dame de Juere ce que de raison, avons vacqué comme s'en suit:

»Du 28e jour d'apvril, l'an 1572.

»1o. – Vénérable religieuse Catherine de Richemont, religieuse en l'abbaye de Juere, âgée de soixante-quatre ans ou environ, laquelle, après serment par elle faict, a dict que, plus de cinquante ans a, qu'elle est religieuse en ladite abbaye, mais qu'elle ne sçait qui a sollicité ny fait sortir hors de ce royaume de France madame Charlotte de Bourbon, abbesse de ladite abbaye, sinon qu'elle pense que Françoys et Georges d'Averly luy pourroient bien avoir sollicité de ce faire, parce que journellement ils hantoient et fréquentoient en ladite abbaye, où icelle madite dame leur monstroit grande faveur. On ne sçayt personne qui sceust aucune chose de l'occasion pour laquelle elle a délaissé sadite maison, sinon que icelle portoit son habit à contre-cœur, parce qu'elle n'a esté religieuse que par le commandement de madame sa mère, laquelle la faisoit importuner et solliciter d'estre religieuse par plusieurs personnes, lesquelles rapportant à madite dame sa mère, que sa fille n'y vouloit entendre, elle-même luy envoyoit des lettres rigoureuses, pleines de menaces et de l'envoyer en fosse de religion de Fontevrault; crainte de quoy et pour éviter les rudesses, elle fit ce que sadite mère voulut; mais le regret luy en fist avoir la fiebvre qui la tint pour un long temps. N'a la déposante jamais entendu que monseigneur le duc de Montpensier ayt oncques forcé sadite fille, mais au contraire marry contre sa défunte femme de ce qu'elle attaquait sa fille n'estre contre son gré telle qu'elle la desiroit, et prophétisa ce qui est advenu de cette force et importunement; et pense ladite déposante que, si ladite fille eust fait entendre librement à mondit seigneur que son habit luy déplaisoit, que fort voluntiers il luy eust faict oster; mais elle estoit fille si craintive, qu'elle n'osa jamais luy en parler, crainte de l'ennuyer et fascher. Bien l'a-t-elle dict souvent à plusieurs, qui l'ont célé à mondit seigneur, de peur de l'irriter. Toutefois elle continuoit toujours à dire, en lieu de liberté, qu'elle n'estoit professe, et que, si elle n'avoit craint que mondit seigneur son père se fâchast, qu'elle auroit bien tantost changé de voile. Elle le luy a souvent ouy dire, veu et entendu ce que dessus, et est bien certaine de tout, pour avoir eu cest honneur de parler à elle souvent et familièrement, comme veu et entendu ce que sa défunte mère si faisoit, et la révérence paternelle qu'elle portoit à sondit père.

Ainsi signé: »Richemont.

»2o. – Vénérable religieuse, Catherine de Perthuis, religieuse en l'abbaye de Juerre, âgée de soixante ans ou environ, laquelle, après serment par elle faict, a dit que, quarante-six ans a, elle est religieuse en ladite abbaye, et qu'elle ne sçayt ceux qui pourroient avoir sollicité et donné conseil à madame Charlotte de Bourbon, abbesse de ladite abbaye, de sortir hors et s'en avoir allé hors du royaume de France, sinon Françoys et Georges d'Averly, qui estoient ordinairement avec madite dame, ausquels elle monstroit grande faveur; et nul ne pouvoit sçavoir ce qu'ils vouloient faire; et emmenèrent madite dame, faisant semblant d'aller voir madame du Paraclet; et a on esté longtemps qu'on pensoit qu'elle ne fust allée que jusques audict Paraclet, jusques à tant qu'il vint nouvelles de ceulx qui estoient allez avec elle, qui estoient Me Jehan Petit, Jehan Parent, Loys Lambinot, Gilles Leroy et Jacques de Conches, fussent revenus, qui dirent qu'elle estoit allée en Allemagne, au logis du comte palatin, et que lesdits d'Averly et un nommé Robichon estoient demourez avec madite dame; et qu'elle pense certainement qu'il y a jà longtemps que lesdits d'Averly sollicitoient madite dame de s'en aller. Dict aussy que, quand monseigneur le duc de Montpensier vint à Jouarre, durant les désastres qui ont esté en ce royaume, et qu'il fit publier de baptiser plusieurs enfans des huguenots, madite dame dict: puisque mondit seigneur son père luy avoit joué ce tour, qu'elle ne se pourroit plus contenir qu'elle n'en feist un autre et ne luy monstrast qu'elle n'eut jamais envie d'estre religieuse, en ayant faict profession par forcedite de madame sa mère, laquelle, à la vérité, luy a tenu toutes les rigueurs du monde pour la faire telle. Et en a veu la déposante tant de menaces de sadite mère et tant de sollicitations de plusieurs gentilshommes et serviteurs, qu'elle n'en ose dire la centième partie, voire que, pour tromper cette pauvre enfant, elle déposante vit que, quand monsieur Ruzé, à présent évesque d'Angers, vint pour luy faire faire sa profession, il avoit deux lettres; l'une contenant paroles douces et fort légères, de profession, non accoustumées à dire, afin que ceste abbesse ne les trouvast rudes, et une autre véritable, de laquelle on ne fit lecture quelconque; et a entendu que, si elle n'eust faict ladicte profession, que madite dame sa mère luy eust faict toutes les rigueurs du monde. N'a jamais entendu que mondit seigneur son père en ait esté content, mais bien marry; mais ladite abbesse l'a tousjours tant redoubté, qu'elle ne s'est oncques osée déclarer à luy, sinon par personnages qui luy ont tousjours célé sa dévotion (volonté); qui est l'occasion qu'elle luy peult présentement avoir baillé un ennui. Dict, oultre, qu'elle a tousjours entendu continuer sa volonté n'estre en cest estat, et pour cest effect n'a oncques voulu se faire béniste abbesse. C'est tout ce qu'elle peult dire, quant à présent, sinon ce qu'il est notoire.

Ainsi signé: »C. de Perthuis.

»3o. – Vénérable religieuse, sœur Marie Brette, grand'prieure de l'abbaye de Jouarre, âgée de quatre-vingts ans, ou environ, laquelle, après serment par elle faict, a dict que, soixante-dix ans a, elle est religieuse en ladicte abbaye, et qu'elle ne sçayt ceulx qui peuvent avoir donné conseil et sollicité madame Charlotte de Bourbon, abbesse de ce lieu, de s'en aller et sortir hors de ceste abbaye, mesmes de s'en aller hors de ce royaume, sinon Françoys et Georges d'Averly, qui estoient ordinairement à ladite abbaye et à l'entour d'icelle madite dame; et pense qu'il n'y avoit aulcunes religieuses de ladite abbaye qui en pussent sçavoir aulcune chose, sinon Jehanne Mousson et Jehanne Vassetz, qui s'en sont allées avec madite dame. Et quand elle partit, elle disoit qu'elle alloit au Paraclet; et néanmoins elle s'en seroit allée en Allemaigne, au logis du comte palatin, ainsy qu'elle a ouy dire. Dict aussy qu'elle n'a point sceu que madite dame ayt oncques, de son bon gré, voulu estre religieuse; car, encores qu'elle ayt faict vœu de religion, si est-ce qu'il ne fut jamais, ainsy qu'il appartient, faict aux religieuses, parce que, encores qu'elle fust prompte à hanter et fréquenter l'église; et quand ladicte déposante l'allait quérir pour aller au service, elle y estoit aussitost que ladicte déposante; si est-ce que cela estoit sinon pour agréer à monseigneur son père; mais, pour tout cela, la déposante ne peut croire qu'icelle n'eust tousjours dévotion (volonté) de poser son habit, qu'elle a entendu luy déplaire infiniment, et pour l'avoir pris trop jeune, à contre-cœur, par force de sa mère, laquelle luy a faict faire profession par des subtilitez et forces estranges.

Ainsi signé: sœur »Marie Brette.

»4o. – Vénérable religieuse, sœur Radegonde Sarrot, religieuse en ladicte abbaye, âgée de cinquante-six ans, ou environ, laquelle, après serment par elle faict, a dict que, quarante-deux ans a, elle est religieuse en ladicte abbaye, et qu'elle a tousjours connu, depuis que madame Charlotte de Bourbon a esté en ceste maison de Jouarre, fort jeune, qu'elle y a faict une profession oultre son gré et volonté, parce que, quand elle fit ladicte profession, mesme auparavant le décez de feue madame Loïse de Givry, au précédent, elle, abbesse de ladicte abbaye, et deux ou trois jours auparavant que ladicte dame de Givry décedast, elle se voulut démettre de ladicte abbaye entre les mains de madite dame Charlotte de Bourbon, fut assemblé tout le couvent de ladicte abbaye pour la faire professe, qu'elle ne vouloit accorder; tellement que madame sa mère fut extrêmement offensée, et dès lors infinies rudesses avec inductions et sollicitations grandes, qui émurent tellement cette jeune princesse, que l'appréhension qu'elle en eust luy donna une fiebvre qui la print; et disoit à toutes les filles de ladicte abbaye qui l'alloient veoir, qu'elle ne vouloit estre professe; et ladicte maladie venoit, craincte que sadite mère ne la traitast mal; pour obvier auxquels mauvais traictemens, qu'elle seroit contrainte faire son commandement; dont monsieur son père estoit bien fasché contre sadite femme; et que, si les serviteurs de mondit sieur luy eussent faict entendre ce que madame leur abbesse leur disoit, qu'elle déposante a opinion qu'il luy eust osté l'habit qu'elle a tousjours porté et fait actes de religion convenables à sa charge, pour donner plaisir à sondit père, plustost que de volonté, car elle n'eut oncques le cœur de demeurer en ceste charge, qualité et habit de religion; qu'elle, comme tout le monde sçayt, a faict vœu par force et mille inductions de sadicte mère, laquelle escrivoit audict couvent, qu'elle vouloit que madicte dame Charlotte de Bourbon donnast son bien à monseigneur le prince son frère. Ne sçayt ladicte déposante si elle fit ou non, parce qu'elle n'y estoit présente. Dict aussy que, quand madicte dame fit sa profession, que nulles des filles dudict couvent n'entendirent jamais un seul mot de la lecture de son vœu; aussy qu'il y avoit deux lettres, l'une simulée, et l'autre ordinaire; et quand eust présenté à l'autel une desdictes lettres, sœur Cécile Crue, autrement appelée Chauvillat, print icelle et la mit dans son sein; et que telle prétendue profession fut faicte assez maigrement, par les ruses de madame du Paraclet, qui n'estoit professe; et sy y eust infinies menées, desquelles toutes les religieuses du couvent se mescontentoient. Dict aussy qu'elle pense qu'il n'y avoit personne quy ayt sollicité ladicte dame de Bourbon de sortir de sa maison, sinon Françoys et Georges d'Averly, auxquels elle portoit faveur, et estoient ordinairement à son conseil. Dict aussy que, quand madicte dame fit sa profession, elle dict à monsieur Ruzé, avec plusieurs autres religieuses de ladicte abbaye, qu'elles n'avoient point entendu la profession de madicte dame, lequel leur fit responce, qu'elle estoit aussi tenue de garder les biens, comme les autres abbesses avoient faict auparavant.

Ainsi signé: sœur »R. Sarrot.

«5o. – Sœur Marie Beauclerc, religieuse en ladite abbaye âgée de quarante-trois ans, ou environ, laquelle, après serment par elle faict, a dict que, trente ans a, elle est religieuse professe en ladite abbaye, et qu'elle sçayt que madame Charlotte de Bourbon a esté contraincte d'estre religieuse et faire sa profession par madame la duchesse de Montpensier, sa mère, la menaçant, si elle ne faisoit ladite profession, elle la feroit mener à Frontevrault; depuis lequel temps, depuis deux ans en çà, ladite dame Charlotte de Bourbon avoit dict à feue madame de Reuty, qu'elle n'estoit professe et qu'elle n'avoit faict les vœux ainsi que ladite déposante a ouy dire à madite dame de Reuty; et qu'elle ne sçayt qui lui a donné conseil de laisser son abbaye, sinon d'Averly et quelques autres de la religion prétendue réformée, qui hantoient en ladite maison, qui lui mettoient en opinion qu'elle se damnoit en ladite abbaye. Sçayt ce que dessus pour avoir vû les lettres mesmes envoyées au couvent de ladite dame, et pour avoir esté présente quand plusieurs personnes venoient de la part de madite dame vers ladite dame Charlotte pour luy faire récit des volontés de sadite mère, en quoy faisant, ceste jeune princesse trembloit, et, au moyen de ce, fit la volonté de sadicte mère, dont elle en gagna une fiebvre. Sçayt que, en la profession y eut du murmure des religieuses qui voyoient la manifeste contrainte et les menées avec la force, peu de volonté de ladite abbesse, surprise par le moyen de deux lettres de profession et des belles promesses par ceulx qui estoyent venus pour luy faire faire le vœu, connu par toutes moins que légitime et solennel; joinct que ladicte abbesse ne l'a jamais approuvé, sinon pour faire plaisir, monstrant toujours effect contraire à iceluy.

»Ainsi signé: sœur Marie Beaucler.

>»6o. – Sœur Marie de Méry, religieuse professe en l'abbaye de Jouarre, âgée de quarante ans, ou environ, dict que, vingt-cinq ans a, elle est professe en ladite abbaye, et que douze ans a, vu que feue madame Loïse de Givry décéda, et depuis son décez, fut pourvue de ladite abbaye madame Charlotte de Bourbon. Ladite déposante a vû que ladicte dame Charlotte de Bourbon ne vouloit faire profession, et ne l'eust jamais faicte, ains la contrainte de madame sa mère et induction de sa part en ladicte abbaye. Dict aussi qu'elle a ouy dire à sœur Cécile de Crue qu'il falloit qu'elle fust professe, parce que c'étoit la volonté de madame sa mère, à laquelle elle n'oseroit désobéir. Mesme, le jour de sa profession, elle pleuroit tellement, qu'on ne sceut entendre un seul mot de sa profession, et fut la lettre cachée par ladite de Crue; mais ne sçayt ceux qui ont sollicité à faire sortir de ladite abbaye madicte dame.

»Ainsi signé: Marie, sœur de Méry.

»Signé: de Gaulnes,

»Desmolins.»

Après avoir échoué sur le terrain de l'enquête, le duc de Montpensier échoua également sur celui des négociations entamées, à la cour d'Heydelberg.

Le premier président de Thou et le sieur d'Aumont s'étaient rendus auprès de Frédéric III et lui avaient demandé, au nom du roi, de renvoyer Charlotte de Bourbon à son père: l'électeur répondit avec fermeté qu'il ne la lui renverrait qu'à la condition expresse que la princesse serait certaine d'obtenir, pour la sûreté de sa personne et pour le libre exercice de son culte, la protection à laquelle elle avait droit45.

Les envoyés du roi n'ayant pouvoir de s'engager sur aucun de ces deux points, la négociation qu'ils avaient entamée fut rompue.

Sa rupture consolida la position de Charlotte, à la cour de l'électeur et de l'électrice; position honorable et sûre, qu'elle avait immédiatement conquise, sans effort, par l'intérêt qu'excitait son infortune, par la franchise de son maintien, par le charme de son caractère, et par le sérieux de ses hautes qualités.

Jeanne d'Albret, qui suivait, de cœur et de pensée, sa jeune amie sur la terre étrangère, se montra sensible à l'accueil qu'elle y recevait, en lui écrivant46:

«Ma cousine, sachant la dépesche qui se faisoit en Allemaigne, j'ay escrit à monsieur le comte palatin et à monsieur le duc Casimir, son filz, pour leur mander la bonne nouvelle de la convention du mariage de madame et de mon filz. Je les remercye, par mesme moyen, du bon recueil qu'ils vous ont faict, et les supplie de continuer. Cependant j'estime que ce mariage vous pourra servir, car j'auray meilleur crédict, duquel vous pouvez faire estat comme de la meilleure de vos parentes. J'ay commencé à parler de vostre faict; mais monsieur de Montpensier tient encores les choses, ung petit, aigres. Je ne fauldray de solliciter pour vous et d'employer tout le pouvoir que Dieu m'a donné. Parmy la joye que j'ay du mariage de mon filz, Dieu m'a affligée d'une maladie qu'a ma fille, d'une seconde pleurésie qui luy a repris quatre jours après l'autre. Elle a été saignée: j'espère en Dieu que l'issue en sera bonne; elle est entre ses mains; il en disposera comme il luy plaira. Je luy supplye lui donner ce qu'il sçait lui estre nécessaire, et à vous, ma cousine, ce que vous désirez.

»De Bloys, ce 5e d'apvril 1572.

»Vostre bonne cousine et parfaite amye,

»Jehanne.»

La dignité personnelle d'une femme chrétienne, aux prises avec les difficultés inséparables d'une vie de privations, recèle en elle-même des secrets trésors d'abnégation et de délicatesse, que pressent et que respecte, dans sa généreuse sympathie, tout cœur qui aspire à soulager une souffrance noblement supportée.

Cette touchante vérité se fit sentir, en 1572, à Heydelberg, dans la sincérité de son application.

La jeune fugitive, à son arrivée, se trouvait dans un état voisin du dénûment. Plus, sans affectation, elle se montrait humblement résolue à en subir les rigoureuses conséquences, plus, de leur côté, l'électeur et l'électrice s'attachèrent, par de judicieux et tendres ménagements, à l'affranchir du malaise inhérent à un tel état. Profondément touchée de leurs prévenances, elle en déclinait cependant en partie les effets, dans la crainte de leur être à charge. Ils ne réussirent à surmonter son extrême réserve et à lui faire accueillir la plénitude de leurs bons offices qu'en la convainquant que le meilleur moyen à adopter, pour leur prouver la réalité de son affection et de sa gratitude, était de les laisser l'aimer et la traiter comme si elle eût été leur propre fille.

Heureuse de pouvoir, en toute confiance, s'abriter sous la bienveillante protection de l'électeur et de l'électrice, Charlotte de Bourbon rencontra un appui de plus dans le dévouement éprouvé de François d'Averly, seigneur de Minay, qui avait pris à cœur, disait-elle «de la secourir et de l'assister en ses affaires», et qui, de fait, avec l'assentiment de Frédéric III, dont il s'était concilié l'estime, resta auprès d'elle, à Heydelberg, tant qu'elle-même y résida.

La jeune princesse avait le don de se faire aimer de tous ceux qui l'entouraient. Sa constante bonté la rendait particulièrement chère aux personnes attachées à son service. Au premier rang de celles-ci, se trouvait une femme recommandable, du nom de Tontorf, sur les soins vigilants et sur la fidélité de laquelle elle se reposait. Confidente discrète de maintes pensées et de maints sentiments exprimés dans l'épanchement de la familiarité par sa maîtresse, cette femme de cœur s'élevait, en quelque sorte, à leur niveau, par la seule intensité de son dévouement. Ayant voué à Charlotte de Bourbon une sorte de culte, elle ne la quitta jamais. On verra plus tard dans quelles circonstances la mort seule les sépara l'une de l'autre.

Dans la douce retraite que ses deux protecteurs lui assuraient à leur côté, par sympathie pour ses épreuves et pour ses convictions religieuses, Charlotte, libre désormais de professer publiquement ces dernières et d'y conformer pleinement sa vie, se fit un devoir de prendre part aux exercices du culte réformé, auquel sa mère s'était rattachée naguères, et que sa sœur, la duchesse de Bouillon, continuait à pratiquer. Elle le fit en toute simplicité, avec un sérieux d'attitude et une modestie de langage qui lui concilièrent le respect de tous.

Enfin était venu le jour où, éprouvant pour la première fois une réelle dilatation de cœur, elle commençait à goûter le charme d'une existence paisible et utilement employée.

La reine de Navarre ne cessait de soutenir par d'affectueux conseils sa protégée, ou, pour mieux dire, sa fille adoptive, en même temps qu'elle agissait, dans son intérêt, auprès du duc de Montpensier et de Catherine de Médicis, ainsi que le prouvent ces lignes47, datées de Vendôme, où la pieuse Jeanne était allée remplir un solennel devoir48:

«Ma cousine, je croy que vous avez maintenant receu mes lettres, et monsieur le comte, les remercimens que je luy fais de vous avoir receue; ce que mon filz continuera, à sa venue. Quant à vostre affaire, j'ay monstré à la royne, mère du roy, celles-ci que m'a escript monsieur le comte, et sur cela ay adjousté ce que j'ay pensé vous pouvoir servir; mais je n'ay eu telle responce que j'eusse désiré. Vous avez beaucoup de gens qui ont pitié de vous, mais peu qui osent parler, pour l'aigreur en quoy monsieur de Montpensier tient tous ceux de ceste court. Cependant je ne craindray chose qui puisse me fermer la bouche. Je m'employeray de cœur et d'effect en tout ce que je verray de pouvoir faire et que vous congnoistrez que j'en auray le moyen. J'ay eu mes deux enfans extrêmement malades: Dieu les a encores conservez pour sa gloire. Ma cousine, faictes estat de mon amitié, de mes moyens et biens; et sur cela, je prie Dieu, ma cousine, vous donner sa saincte grâce et assistance, en toute et si grande affaire.

»De Vendosme, ce 5e de may 1572.

»Vostre bien bonne cousine et parfaicte amye.

»Jehanne.»

A un mois de là, une mort inopinée ravit à l'affection de Charlotte de Bourbon cette parfaite amie, qui s'était montrée pour elle une seconde mère, et à laquelle l'attachaient des liens devenus de jour en jour plus étroits49. Cette séparation déchirante la plongea dans une affliction dont la correspondance de Frédéric III atteste la profondeur50.

Quel surcroît de douleur la jeune princesse n'eut-elle pas à subir, peu de temps après, quand parvinrent à Heydelberg les premières nouvelles des effroyables massacres commis à Paris et dans les provinces de France lors de la Saint-Barthélemy! Elle en fut frappée de stupeur et navrée.

Mais bientôt, se relevant de ses souffrances morales, sous l'impulsion d'un grand devoir à remplir, elle concentra ses pensées sur l'adoption immédiate de moyens propres à soulager ceux de ses compatriotes qui, ayant échappé au fer des égorgeurs, viendraient chercher un refuge dans les États de l'électeur palatin. Plusieurs y vinrent, en effet, et ne tardèrent pas à se ressentir des bienfaits du ministère de charité et de consolation qu'elle remplit auprès d'eux: pieux ministère, dans l'accomplissement duquel, associée aux efforts et aux généreux procédés de l'électeur et de l'électrice adoption, que, dès le premier moment, ils lui avaient accordé.

Aimée par eux, que ne l'était-elle aussi par son père? Que ne pouvait-elle le convaincre non seulement de son respect pour lui, mais, en outre, de l'énergique besoin qu'elle éprouvait de gagner son affection et de lui faire sentir la sincérité de celle, qu'en retour, elle lui porterait? Question douloureuse pour le cœur anxieux de Charlotte de Bourbon, mais en présence de laquelle elle ne désespérait cependant pas de l'avenir; et pourquoi? parce qu'il lui semblait impossible que Dieu ne répondît pas, un jour, à ses prières, en touchant le cœur du duc, en lui inculquant un sentiment de justice envers une fille qui n'avait, en rien, démérité de lui, et en lui inspirant enfin pour elle une affection vraiment paternelle. On verra plus loin combien Charlotte de Bourbon, inébranlable dans sa foi et fidèle aux pressentiments de sa confiance filiale, eut raison de n'avoir jamais désespéré de gagner le cœur de son père.

Cependant, que faisait celui-ci, alors qu'il continuait à la délaisser?

Selon son habitude, il menait de front les assiduités d'un homme de cour et les plates obsessions d'un esprit formaliste et intolérant. Il se complut, notamment, à reprendre, dans les derniers mois de 1572, ses menées de convertisseur, à l'égard de sa fille la duchesse de Bouillon. Il détacha vers elle le jésuite Maldonat et le ministre apostat Sureau du Rosier51; mais tous deux échouèrent dans leur mission: Maldonat en dépensant son argumentation en pure perte, et du Rosier en n'affrontant la présence de la duchesse que pour subir les légitimes reproches qu'elle lui adressa sur son infidélité.

Revenu à résipiscence, l'apostat se rendit à Heydelberg, où Charlotte de Bourbon put lire, dans un écrit qu'il y publia52, cet aveu, précédé de bien d'autres: «Le duc de Montpensier m'avoit envoyé, le mardi 4 novembre 1572, avec Maldonat, jésuite, pour aller à Sedan vers madame de Bouillon, pour la ramener à l'obéissance du pape. J'escrivis lettres à ladite dame, à Sedan, par le commandement de monsieur son père, pour la tirer à cest estat: lui faisant une triste et pauvre recongnoissance de l'humanité receue de sa part, tant par moy que par plusieurs autres, aux troubles de l'an 1568.»

Bourrelé de remords, sous le poids des lâchetés dont il s'était rendu coupable, du Rosier avait eu finalement le courage d'avouer publiquement l'énormité de ses méfaits et d'exprimer un repentir dont il n'était guère permis de révoquer en doute la sincérité. La loyale et compatissante Charlotte de Bourbon y crut pleinement; et, se représentant les angoisses qui torturaient l'âme du malheureux, elle s'empressa au nom de sa sœur, la duchesse, dont elle connaissait les sentiments élevés, de couvrir d'un généreux pardon l'offense commise à Sedan. Ce fut là pour du Rosier, dans sa détresse, un réel bienfait, sous l'impression duquel il se retira à Francfort, où, trois ans plus tard, il termina sa triste existence.

Combien différaient de du Rosier, par leur valeur morale et intellectuelle, certains Français, théologiens, prédicateurs, savants de divers ordres, tels, par exemple, que Pierre Boquin, François Dujon, Jean Taffin, Hugues Doneau, dont Frédéric III aimait à s'entourer et dont il avait vu le nombre s'accroître, à Heydelberg, à dater de 1572! Cédant à l'attrait qu'exerçaient la complète affabilité et la vive intelligence de Charlotte de Bourbon, ces hommes distingués avaient noué, sous les yeux de l'électeur et de l'électrice, de sérieuses et consolantes relations avec leur gracieuse compatriote. On la vit, charmée elle-même de les connaître, s'entretenir avec eux de leurs affections domestiques, de leurs intérêts personnels, de leurs travaux, puis aussi et surtout de la France, de cette patrie commune à laquelle tous demeuraient profondément attachés, dans la crise terrible qu'elle traversait et dont ils suivaient, de cœur et de pensée, les incessantes péripéties.

Pierre Boquin, professant depuis 1557 la théologie à Heydelberg, avait rarement quitté cette ville, et était ainsi demeuré à l'écart des événements qui, dans le cours des quinze dernières années, s'étaient accomplis de l'autre côté du Rhin. Dans ses entretiens avec lui, la jeune princesse se reportait, de préférence, vers le passé; elle se plaisait à l'entendre parler d'une mission dont l'électeur palatin l'avait chargé, en 1561, et à l'occasion de laquelle il avait, à l'issue du colloque de Poissy, vu, à Saint-Germain, une foule de hauts personnages, et, plus particulièrement que tous autres, l'amiral de Coligny et divers membres de sa famille53.

Charlotte de Bourbon portait un vif intérêt aux récits de Boquin.

Pour être d'une nature différente, ceux que lui faisaient d'autres Français ne l'intéressaient pas moins.

Le célèbre jurisconsulte Doneau, récemment appelé par l'électeur à occuper, à Heydelberg, une chaire de droit54 dont il venait d'inaugurer avec éclat la prise de possession, entretenait la princesse des scènes sanglantes dont Bourges et le Berri avaient été le théâtre, lors de la Saint-Barthélemy, et auxquelles il n'avait échappé qu'à grand'peine; de ses dangereuses pérégrinations à travers la France, et du triste sort d'une masse de victimes de la persécution, en proie à la misère, à des perplexités, à des souffrances de tout genre, et cherchant au loin un refuge. Détournant ensuite du tableau de tant d'infortunes les pensées de son interlocutrice, il les reportait sur des sujets religieux, historiques ou littéraires, qu'il savait être de nature à captiver son attention. Il n'y avait qu'à gagner dans les familières communications d'un tel homme, doué de vastes connaissances, que son esprit judicieux et lucide mettait avec aisance à la portée d'autrui.

L'énergique et docte François Dujon, connu dans le monde littéraire sous le nom de Junius, parlait à Charlotte de Bourbon de l'actif et périlleux ministère qu'il avait, comme pasteur, exercé jusqu'en 1566, dans les Pays-Bas, et de la confiance dont Frédéric III l'avait honoré, en le chargeant de la direction de l'église de Schonau, puis en l'envoyant à l'armée du prince d'Orange, pour y remplir, pendant toute la durée d'une laborieuse campagne, les fonctions d'aumônier, et enfin en le rappelant dans le Palatinat, pour y reprendre son service au sein de l'église de Schonau, qu'il devait ultérieurement quitter, par ordre de l'électeur, afin de devenir, en 1573, à Heydelberg, le collaborateur de Tremellins dans la traduction de la Bible55.

Quant à Jean Taffin, que l'électeur avait investi, à sa cour, du titre et des fonctions de prédicateur français56, et dont les antécédents dans l'exercice du saint ministère, spécialement à Anvers, étaient des plus recommandables, il avait, par ses solides qualités, promptement gagné la confiance de la princesse, qui depuis lors attacha toujours un grand prix à ses pieux conseils. On ne saurait mieux caractériser le sérieux et l'efficacité de ses relations avec elle, qu'en disant, à l'honneur de tous deux, que Charlotte de Bourbon inspira à Taffin un dévouement qui ne se démentit jamais, et qu'en toute occasion elle sut dignement reconnaître.

Vivant, comme on le voit, dans un milieu favorable à l'affermissement de ses intimes convictions et à l'expansion de son activité chrétienne, la pieuse fille du persécuteur des réformés français ne cessait d'étendre, de loin comme de près, sa sollicitude sur tous les infortunés, qui, sortis de France, portaient, à des degrés divers, le douloureux poids de l'expatriation.

De ce nombre étaient les enfants de l'homme éminent dont plus que de tout autre, elle pleurait la mort, de Coligny. Deux des fils de la grande victime, Chastillon et d'Andelot, réfugiés en Suisse, venaient d'écrire, de Bâle, à l'électeur et à Charlotte de Bourbon, qu'ils savaient être, à Heydelberg, sous sa protection; ils connaissaient la chrétienne sympathie de Charlotte pour les affligés, et la vénération qu'elle avait constamment professée pour leur père. Aussitôt leur parvinrent ces lignes tracées, le 12 mars 1573 par la princesse57.

«Messieurs, pour estre affligée par la mesme cause qui a réduit vos affaires en telle extrémité comme elles sont, vous ne pouviez pas à qui mieux vous adresser qu'à moy, pour ressentir vostre peine et vous y plaindre infiniment, n'en faisant point seulement comparaison à la mienne, mais l'estimant, selon qu'à la vérité l'on peult juger, ne vous en pouvoir advenir de plus grande; mais j'espère que les moyens qui vous sont cachez à ceste heure pour en pouvoir sortir, ce bon Dieu vous les descouvrira lorsqu'il luy plaira vous en retirer. De ma part, si je puis quelque chose pour cest effect, je m'y emploieray de bien grande affection, tant pour le mérite du faict, que pour celle que j'ay tousjours portée à feu monsieur l'admiral, vostre père, dont le zèle et piété qu'un chacun a recongneu en luy me fait honnorer la mémoire. Incontinent donc que j'ay receu vos lettres et celles que vous escriviez à monsieur l'électeur, j'ay esté les luy présenter, lequel a faict congnoistre les avoir bien agréables et vouloir son Exelence embrasser l'affaire dont luy faites requeste, avec une singulière affection; ce que vous pourra dire le gentilhomme qui l'est venu trouver de vostre part, à qui il a parlé de façon que je vous puis assurer que son Exelence est résolue à faire bientost la dépesche, tant pour madame l'admirale58, que pour vostre regard, telle que vous la pouvez desirer; ce que je ne fauldray de luy ramentevoir, si je congnois qu'il en soit besoin; comme aussy madame l'électrice m'a fait entendre estre en pareille volonté; en sorte que vous ne pouviez pas choisir un meilleur et plus favorable recours que celuy de leurs Exelences, qui sçavent peser les causes selon la droiture et équité, et ont tousjours les mains ouvertes pour donner ayde aux affligez. Je prie Dieu, Messieurs, de vous oster de ce nombre et bientost vous remettre en tel heur, bien et félicité, que vous vouldroit veoir celle de qui vous recevrez les affectionnées recommandations à vos bonnes grâces, et la tiendrez pour

»Vostre affectionnée et meilleure amye,

»Charlotte de Bourbon.

»A Heydelberg, ce 12 mars.»

L'excellente et judicieuse princesse avait découvert promptement ce à quoi «elle pouvoit s'employer de bien grande affection». Elle réussit à concilier à ses jeunes correspondants la protection de Frédéric III et celle de l'électrice.

La réponse des deux frères à Charlotte de Bourbon fut celle de cœurs émus de reconnaissance. «Mademoiselle, disaient-ils59, la prompte et briefve expédition de nos affaires en la cour de monseigneur l'électeur nous est assez suffisant témoignage de la grande sollicitude et bonne vigilance qu'il vous a pleu prendre d'icelles; mais surtout les lettres qu'il vous a pleu nous escrire rendent la preuve si certaine de vostre charitable affection envers nous, que nostre ingratitude seroit la plus extrême qui fust oncq, si nous ne sentions à bon escient combien nous sommes obligez à recongnoistre par tous très humbles services, quand Dieu nous en donnera les moïens, le très grand bien et faveur que recevons de vous, mademoiselle, qui estes esmeue et incitée à nous bien faire, par la seule inclination naturelle d'une grande et vertueuse princesse, de laquelle vous estes partout merveilleusement recommandée. A ceste cause, mademoiselle, après vous avoir très humblement remercié du très grand bien et plaisir qu'avons promptement receu par vostre moïen, des sainctes consolations et vertueux enseignemens qu'il vous a pleu nous adresser par vos lettres, avec les offres tant honnestes et amyables, accompagnées d'une vifve démonstration de la charité chrestienne que pouvons espérer et attendre de vous, nous vous supplions très humblement, mademoiselle, nous faire cest honneur de croire que mettrons si bonne peine et diligence, avec la grâce de Dieu, à suivre le droit chemin de vertu et vraye piété, que toutes les contrariétés et grandes difficultés qui se présentent à nous, en ce bas âge, ne pourront nous en fermer le passage. Que si nostre bon Dieu, prenant compassion de notre calamité, comme avons bonne espérance qu'avec le temps il fera, nous relève de ceste oppression très dure, et qu'ayons moïen de vous faire très humble service, nous osons bien vous promettre, mademoiselle, que jamais n'aurés serviteurs plus humbles ni plus affectionnés pour recevoir et obéir à tous vos commandemens, quand il vous plaira les nous faire entendre; et sur ceste assurance d'avoir cest honneur que serons creus de vous, mademoiselle, nous supplions l'Eternel, nostre bon Dieu, qu'il luy plaise vous maintenir très longuement, mademoiselle, en très bonne santé et heureuse vie, pour servir à sa gloire et à la consolation et soulagement des pauvres affligez.

»Vos très humbles et obéissans serviteurs,

»Chastillon, Andelot.

»De Basle, ce 1er juin 1573.»

Peu de temps après avoir donné, dans sa correspondance avec les fils de Coligny, une preuve de l'affectueux intérêt qu'elle prenait à leur situation, la princesse fut, en ce qui concernait l'atténuation des rigueurs imposées à la sienne par la dureté et l'avarice de son père, l'objet d'une démarche officielle que tentèrent auprès de Charles IX les ambassadeurs polonais venus en France, à l'occasion de l'élévation du duc d'Anjou au trône de leur patrie.

Ces ambassadeurs firent entendre au monarque devant lequel ils se présentaient d'énergiques paroles60. Après avoir réclamé en faveur des droits et des intérêts de la généralité des protestants français, ils dirent61: «Nous conjoignons aussi à ces causes les requestes de beaucoup de princes d'Allemaigne et les larmes de tant de milliers de personnes qui, chassées de leur pays, sont en Allemaigne, Suisse et autres lieux, lesquelles ayant estimé que nostre intercession vaudroit beaucoup, en ce temps, envers Vostre Majesté, n'ont cessé, en présence, quand elles nous ont rencontrés, et par lettres, de nous prier et supplier d'employer toute la faveur et crédit que Dieu, par sa puissance et grâce nous donneroit, tant envers Vostre Majesté que nostre sérénissime esleu, à ce qu'il y ait paix en France, et que les innocens et affligés soient soulagés. Parquoy la pitié et les requestes de ceux auxquels nous n'avons pû ne dû refuser ce que nous pouvons en cest endroist, font que nous supplions Vostre Majesté que, selon sa royale clémence et bénignité envers les siens, il luy plaise pourvoir et remédier à une si longue et grande calamité d'armes civiles, par une équitable et très ferme paix.»

L'histoire atteste62 «qu'outre ceste requeste pour ceux de la religion, ces nobles ambassadeurs en firent d'autres pour divers particuliers, de la part desquels ils en avoient esté suppliez, notamment pour mademoiselle de Bourbon, jadis abbesse de Jouarre, fille du duc de Montpensier, laquelle ayant quitté l'habit, s'étoit retirée en Allemaigne, chez l'Electeur palatin, où elle fut receue honorablement. Ce qu'ils demandoient pour elle estoit qu'il pleust au roy faire tant envers le duc de Montpensier, que sa fille eust de quoy s'entretenir selon le rang qu'elle devoit tenir, estant fille d'un prince du sang.»

Le généreux langage des ambassadeurs polonais se perdit dans le bruit des pompes et des fêtes par lesquelles seules la cour de France prétendait honorer leur présence; aucun droit ne fut fait à leurs légitimes demandes63, et une grande iniquité de plus vint ainsi s'ajouter à tant d'autres déjà commises.

L'électeur palatin, qui très probablement avait invité les ambassadeurs polonais à intercéder en faveur de Charlotte de Bourbon, donna-t-il à celle-ci, après l'échec de la démarche tentée par ces ambassadeurs vis-à-vis de Charles IX, le conseil de s'adresser directement à la reine mère? Il est permis de supposer que oui, quand on voit la jeune princesse, trop réservée pour se décider seule à entrer en rapports avec l'autorité souveraine, entretenir d'une affaire qui la concernait personnellement Catherine de Médicis, dans une correspondance que semble clore la lettre suivante64:

«Madame, d'aultant que l'estat de mon affaire dépend seulement de vostre grâce, j'ay prins, encores à ceste fois, la hardiesse de supplier très humblement Vostre Majesté d'en user envers moy, à qui vous laisserez un perpétuel devoir de prier Dieu qu'il vous conserve vostre santé, madame, en très heureuse et très longue vie. De Heidelberg, ce 8 novembre 1573.

»Vostre très humble et très obéissante subjecte et servante,

»Charlotte de Bourbon.»

Il y a lieu de croire que l'affaire dont il s'agissait dans cette lettre concernait la situation de la princesse vis-à-vis de son père.

Quoi qu'il en soit, rien ne changea encore dans les dispositions du duc à l'égard de Charlotte. Il persista à refuser de l'assister, à Heydelberg, et de recevoir d'elle la moindre communication. Son obstination demeurait telle, qu'elle ne fut même pas ébranlée par les démarches officieuses que la reine d'Angleterre chargea, à diverses reprises, ses ambassadeurs d'accomplir, en France, dans l'intérêt de la jeune princesse65.

Sur ces entrefaites, arriva à Heydelberg, dans les derniers jours de l'année 1573, un homme pervers, pour lequel Charlotte de Bourbon éprouvait une répulsion que ne justifiait que trop, à ses yeux, le triple titre d'ennemi personnel de ses cousins, le roi de Navarre et le prince de Condé, d'insolent et vil auteur des infortunes domestiques de ce dernier, et de promoteur du meurtre de Coligny, ainsi que de tant d'autres personnages. Cet être dégradé était le duc d'Anjou, qui, élu roi de Pologne, s'acheminait alors vers Varsovie, en compagnie de plusieurs seigneurs66, et ne pouvait se dispenser d'aller, avec eux, saluer l'électeur palatin. Une telle obligation lui pesait, car il devait nécessairement se trouver déplacé et mal à l'aise dans le milieu essentiellement honnête, digne et ferme qu'il allait aborder.

De même que l'électeur et l'électrice, Charlotte de Bourbon se résigna à subir la présence de l'odieux visiteur et de son entourage.

«Frédéric III, rapporte d'Aubigné67, averti des hôtes qui lui venoient, ne voulut point faire paroistre beaucoup de gens armez, pour bonne considération; et cela fut la première frayeur du roi de Pologne et des siens, qui estimoient les gens de guerre cachez pour leur faire un mauvais tour. Ce vieil prince n'oublia, à sa réception, rien d'honnesteté et aussi peu de sa gravité. Il mena ce roi pourmener dans une galerie de laquelle le premier tableau estoit celui de l'amiral de Coligny, le rideau tiré exprès. A cette vue, le palatin ayant vû changer de couleur son hoste, voilà, dit-il, le portrait du meilleur François qui jamais ait esté68, et en la mort duquel la France a beaucoup perdu d'honneur et de sûreté; tesmoin les lettres qui furent trouvées en sa cassette, par lesquelles il instruisoit son roi des cautions qui lui estoient nécessaires au traitement des princes les plus proches, et de mesme pour les affaires d'Angleterre. Nous avons receu qu'on fit lire cet escrit à Mgr d'Alençon, vostre frère, et à l'ambassadeur d'Angleterre, en leur demandant: eh bien! étoit-ce là vostre bon ami, comme vous estimiez? on nous a encores dit que leur responce, bien que non concertée, fut pareille et telle: ces lettres ne nous assurent point comment il estoit nostre ami, mais elles monstrent bien qu'il estoit bon François. – Le roi de Pologne dit qu'il n'estoit point coulpable de ce qui s'estoit fait, et couppa court, induisant ceste remonstrance pour un affront.»

La sévère leçon que donna ainsi l'électeur était méritée: le royal meurtrier de Coligny s'en vengea, avec sa grossièreté accoutumée, en cherchant à blesser Frédéric III dans son affection pour Charlotte de Bourbon. Voici, en effet, ce que mentionne Michel de La Huguerye69, qui, à ce moment, se trouvait à Heydelberg:

«Une chose me feist esmerveiller, que le roy (de Pologne), ayant veu et salué mademoiselle de Bourbon comme les aultres, quand ce fut au partir, il ne luy feist jamais aucun présent, comme il feist à toutes les aultres, bien qu'il veist l'affection dudit sieur électeur envers elle, dont il luy recommanda les affaires; et, s'il se contraignoit en aultre chose, il se pouvoit bien accommoder à la gratifier de quelque peu, pour le respect dudit sieur électeur, qui en fut fort marry et deist depuis que, s'il eust crû cela, il se feust esloigné de Heydelberg, à son passage.»

Quant à la princesse, trop haut placée dans l'estime générale, pour se sentir, un seul instant, atteinte par un mauvais procédé du méprisable roi qu'elle venait d'avoir sous les yeux, elle ne songea qu'à applaudir, avec toute l'énergie de son cœur de chrétienne et de Française, à la leçon qu'il avait reçue de l'électeur, et qu'à remercier ce généreux protecteur de la nouvelle preuve de bonté qu'il lui accordait, en considérant, dans sa paternelle susceptibilité, comme faite à lui-même, l'offense calculée, qui ne s'adressait qu'à elle, et qu'au surplus, ajoutait-elle, il n'y avait qu'à dédaigner.

Après un tel précédent, la princesse ne put que sourire de l'aplomb avec lequel le roi de Pologne, devenu roi de France, fit appel à l'amitié qu'il prétendait exister entre l'électeur et lui, et vouloir resserrer, en écrivant, de Cracovie, le 15 juin 157470 à Frédéric III: «Mon cousin, puisqu'il a pleu à Dieu, en disposant du feu roy, mon frère, me faire légitime héritier et successeur de sa couronne, j'espère l'estre aussy de l'amitié dont vous l'avez aymé, et que j'aurai maintenant tout seul ce qui estoit départy entre luy et moy: toutefois, pour ce que je le désire ainsy, et afin qu'elle soit perpétuelle, je vous prie croire que vous pouvez attendre de moy autant de bonne volonté et affection en vostre endroit, que je vous en ay moy-mesme promis, passant par vostre maison

Quelques mois après le séjour du roi de Pologne à la cour de Frédéric III, Charlotte de Bourbon eut inopinément la satisfaction d'apprendre que son cousin le prince de Condé, dont la position, depuis près de deux ans, la tenait dans l'anxiété, se trouvait en Alsace, et qu'il se rendrait prochainement à Heydelberg.

Ce fils de Louis Ier de Bourbon et d'Eléonore de Roye avait, en août 1572, au Louvre, fait preuve d'énergie, en réponse à ces trois mots, «messe, mort, ou Bastille,» que Charles IX, dans un accès de fureur, lui avait jetés à la face; et si, plus tard, par une défaillance regrettable, il s'était prêté, pour la forme, à conférer avec l'apostat Sureau du Rosier; s'il avait même plié sous la main de ses oppresseurs, jusqu'au point de déserter extérieurement sa foi, ce n'avait été qu'en se réservant, au fond du cœur, le droit de désavouer, un jour, avec éclat, une abjuration que la contrainte seule lui avait imposée. Sans doute, quelque formel que pût être, à cet égard, un désaveu ultérieur, il n'en devait pas moins laisser subsister la tache du coupable pacte de conscience qui l'avait précédé; mais il est juste de reconnaître, à l'honneur de Condé, que, sans prétendre d'ailleurs effacer cette tache indélébile, il aspirait avec ardeur à se relever de sa chute, et comptait, pour y réussir, sur la miséricorde et les directions providentielles de Dieu.

Dans les premiers mois de l'année 1574, Charlotte de Bourbon passa de l'anxiété à l'espérance, lorsqu'elle vit venir enfin, pour ce jeune prince, le jour d'un relèvement digne de lui et du nom qu'il portait.

Les faits, sur ce point, parlaient d'eux-mêmes.

En un an, de 1572 à 1573, les protestants français, qu'on croyait d'abord perdus sans retour, avaient relevé la tête; La Rochelle, Nîmes, Montauban, Sancerre et d'autres villes encore avaient tenu en échec les troupes royales; la cour s'était résignée à certaines concessions inscrites dans le traité dit de La Rochelle, concessions envisagées bientôt comme insuffisantes par les assemblées de Milhau, de Montauban et de Nîmes, qui, en les répudiant, avaient élevé, dans une série d'articles que leurs députés présentèrent au roi, des revendications dont l'étendue et la hardiesse effrayèrent Catherine de Médicis elle-même.

Cette étendue et cette hardiesse étaient parfaitement justifiées par la gravité des circonstances.

Il avait fallu composer avec des adversaires comptant désormais non seulement sur leurs propres forces, mais en outre sur l'appui que leur prêtait le parti des politiques, ayant à sa tête les Montmorency et Cossé. La question d'une pacification avait été vainement agitée: la mauvaise foi et l'insatiable ambition de la reine mère avaient mis obstacle à sa solution, et provoqué, de la part des mécontents, un mouvement dont ils espéraient que le duc d'Alençon, le roi de Navarre et Condé prendraient la direction. Les deux premiers de ces princes ayant échoué, en mars 1574, dans une tentative d'évasion, étaient retenus à la cour, en une sorte de captivité, tandis que les maréchaux de Montmorency et de Cossé demeuraient incarcérés à la Bastille. La formation en Normandie, en Poitou, en Dauphiné et en Languedoc de divers corps d'armée destinés à agir contre les protestants et leurs alliés venait d'être ordonnée, et un nouveau conflit allait s'engager.

Ce fut alors que Condé ayant, en avril, par une fuite que tout légitimait, recouvré sa liberté d'action, rompit avec la cour et se posa résolument, vis-à-vis d'elle, en défenseur des opprimés.

De la Picardie, où il était en tournée, comme gouverneur titulaire de cette province, il réussit à gagner le territoire du duché de Bouillon, fut rencontré, entre Sedan et Mouzon par Duplessis-Mornay, qui l'accompagna jusqu'à deux lieues au delà de Juvigny71, et finalement il arriva à Strasbourg, avec l'un des Montmorency, Thoré.

A son arrivée dans cette ville, il fit publiquement, en l'église des Français72, profession de son retour à la religion réformée, jura d'en soutenir, à l'exemple de son père, les sectateurs contres leurs adversaires, et il informa les églises tant du Languedoc, que d'autres provinces, de l'engagement solennel qu'il venait de contracter.

Préoccupé du soin de réunir les ressources nécessaires à la levée des troupes destinées à composer une armée qui pût, un jour, marcher au secours des réformés français, il rechercha, sous ce rapport, des appuis en Suisse, en Allemagne, et spécialement le concours de l'électeur palatin, auprès duquel il se rendit en mai73 et en juillet.

L'accueil qu'à Heydelberg Charlotte de Bourbon fit à son cousin fut naturellement des plus expansifs. On se représente aisément la joie qu'elle éprouva à nouer avec Henri de Bourbon des entretiens dont la franche intimité atténua momentanément, pour elle comme pour lui, les rigueurs de l'expatriation.

Condé dut bientôt quitter le Palatinat, revenir à Strasbourg et de là aller se fixer, pour plusieurs mois, à Bâle, résidence qui, mieux que toute autre, pouvait faciliter ces communications simultanées avec la France, la Suisse, l'Alsace et l'Allemagne.

Du fond de sa retraite d'Heydelberg, Charlotte de Bourbon s'associait, de cœur, à l'existence que menaient, au loin, sa sœur aînée et son beau-frère, aux relations qu'ils soutenaient avec autrui, au bien qu'ils faisaient, à leurs joies, à leurs épreuves, à la sollicitude dont ils entouraient leurs enfants. Les circonstances ne lui ayant pas permis de se fixer à Sedan, comme elle en avait eu le vif désir, en quittant Jouarre, elle cherchait du moins à se rapprocher d'eux, en pensée, à titre de sœur aimante et dévouée.

Elle savait que, surtout depuis 1572, se manifestait, au point de vue de la large hospitalité accordée aux réfugiés français, une véritable similitude entre Heydelberg et Sedan, et que dans cette dernière ville se trouvait une jeune femme française d'une haute distinction, Mme veuve de Feuquères74, qui, ayant échappé au massacre de la Saint-Barthélemy, était, ainsi qu'elle se plaisait à le dire75, «receue avec beaucoup d'honneur et d'amytié par M. le duc et Mme la duchesse de Bouillon.» La princesse savait, de plus, qu'à Sedan se trouvait également un jeune Français singulièrement recommandable par la noblesse de ses sentimens et par la rare maturité de son caractère, Philippe de Mornay, seigneur du Plessis, Marly, etc., etc., investi de la confiance du duc et de la duchesse, dont il avait conquis l'affection76; qu'il soutenait d'excellents rapports, avec nombre de personnes notables de la ville et du dehors; «qu'il étoit aussi visité journellement de plusieurs ministres et autres gens de lettres; et qu'il ne se passoit affaires, tant pour les troubles de France et la cause de la religion, que pour l'estat particulier de M. de Bouillon, qui ne luy feust communiqué77

Charlotte de Bourbon, connaissant les liens étroits qui attachaient à sa sœur et à son beau-frère Mme de Feuquères et Philippe de Mornay, se félicitait de leur présence à Sedan, et se reposait sur eux du soin de continuer à assister de leur affection et de leur dévouement ces deux membres de sa famille qui lui étaient particulièrement chers.

Vers la fin de l'année 1574, elle eut la douleur de voir brisé pour toujours le bonheur domestique de sa sœur, par la mort du duc de Bouillon78.

Un fait qui précéda de bien peu les derniers moments de ce prince, demeurera dans l'histoire comme un titre d'honneur indissolublement attaché à sa mémoire, ainsi qu'à celle de sa fidèle et courageuse compagne. Voici ce fait, tel que Mme de Feuquères le consigna dans ses Mémoires79, alors qu'elle était devenue Mme de Mornay:

«Tout cest hyver M. de Bouillon ne feit que languir et traisner; et estoit tout commun qu'il ne pouvoit reschapper, et qu'il avoit esté empoisonné au siège de La Rochelle. Cependant Mme de Bouillon, sa mère, l'estoit venu voir, et craignoit-on fort que, survenant la mort de M. de Bouillon, son filz, elle se saisist du chasteau de Sedan, attendu mesmes que plusieurs avoient mauvaise opinion du sieur des Avelles, qui en estoit gouverneur. L'église de Sedan estoit belle par le nombre des réfugiés. M. Duplessis (Ph. de Mornay), qui en prévoyoit avec beaucoup de gens la dissipation, après avoir tenté plusieurs et divers moyens, s'avisa d'en communiquer avec le sieur de Verdavayne, mon hoste, médecin de mondit seigneur de Bouillon, homme fort religieux et zélé. Ilz prinrent résolutions que le sieur de Verdavayne déclareroit à Mme de Bouillon, sa femme, qui estoit lors en couche, l'extrême maladie de M. de Bouillon, son mary, et le danger qu'il y avoit, en cas qu'il pleust à Dieu de l'appeler, que madame sa belle-mère, qui estoit fort contraire à la religion80, par le moyen du sieur des Avelles, ne se saisist de la place, pour en faire selon la volonté du roy81. – Elle, après l'avoir ouy, toute affligée qu'elle estoit, se délibéra d'en escrire à M. de Bouillon qui estoit en une autre chambre, lequel, après avoir veu sa lettre, la voulant voir pour en communiquer avec elle, elle se feit doncq porter en sa chambre, et après résolution prise entr'eux, fut reportée en son lict. – Le lendemain M. de Bouillon envoyé quérir ses plus confidens, particulièrement fait prier M. Duplessis de s'y trouver, et avec eux esclarcit les moyens d'effectuer sadicte résolution; puis appelle tous ceux de son conseil et les principaux de sa maison, et leur déclare que, pour certaines causes, M. des Avelles ne pouvoit plus exercer sa charge, et pour ce, sur-l'heure mesme, luy ayant demandé les clefz, les mit ès mains de MM. Duplessis, de La Laube, d'Espan, d'Arson, et de La Marcillière, conseiller au grand conseil, pour, appelés les officiers et gardes du chasteau, leur déclarer l'intention dudict seigneur duc de Bouillon, et les remettre ès mains dudict sieur de la Lande, lieutenant de sa compagnie. – Ainsi, ceste place forte fut asseurée, et le sieur des Avelles s'en partit dans vingt-quatre heures; et, deux jours après, mourut M. de Bouillon fort chrestiennement, remettant madame sa femme, messieurs ses enfans, et son estat soubs la conduite de Dieu; et y demeurasmes, nonobstant sa mort, non moins paisiblement que auparavant.»

Plus Charlotte de Bourbon était attachée à la duchesse, sa sœur, plus elle souffrait de la voir, jeune encore, vouée au veuvage, sans rencontrer dans la famille de son mari, pour elle et ses enfants, l'appui et la sympathie que sa position et la leur commandaient. Aussi, éprouva-t-elle un allègement à ses préoccupations fraternelles, en acquérant la conviction que la duchesse pouvait compter du moins sur le concours de l'électeur palatin, auquel le duc de Bouillon avait confié, ainsi qu'au duc de Clèves, l'exécution de ses dernière volontés, et sur le dévouement à toute épreuve de Mme de Feuquères et de Philippe de Mornay.

Avec l'année 1575 allait s'ouvrir, pour Charlotte de Bourbon, la phase la plus solennelle de sa vie, que feront connaître les développements qui vont suivre.

40

Lettre du duc de Montpensier à sa fille, l'abbesse de Farmoutiers (ap. dom Toussaint Duplessis, Hist. de l'église de Meaux, in-4o, 1731, t. II, Pièces justificatives, no 5).

41

Bibl. nat., mss., f. fr., vol. 3.353, fo 23.

42

Cette réponse, démesurément longue, est intégralement reproduite avec les annotations qu'elle nécessite, au no 2 de l'Appendice, dans la rudesse de ses assertions, pour la plupart outrageantes et mensongères.

43

«Le duc de Montpensier lors emplissoit la cour de plaintes, pour sa fille, l'abbesse de Jouarre, qui, se voyant menacée, s'enfuit à Heidelberg.» (D'Aubigné, Hist. univ., t. II, liv. 1er, ch. II.)

44

Bibl. nat., mss., f. fr., vol. 3,182, fos 58 et suiv. – Au dos du document ci-dessus transcrit se trouve la mention suivante: «Par commandement de messieurs le premier président et Boissonnet, conseiller, ceste information faicte par les officiers de Jouerre.»]

45

«Il y eut force dépesches vers le comte palatin pour r'avoir Charlotte de Bourbon, mais lui, ne voulant la renvoyer qu'avec bonnes cautions, pour la liberté de la dame en sa vie et en sa religion, le père aima mieux ne l'avoir jamais.» (D'Aubigné, Hist. univ., t. II., liv. Ier, chap. II). – «Le père, grand catholique, avoit redemandé sa fille à l'électeur, vers lequel fut envoyé M. le président de Thou, et puis M. d'Aumont. L'électeur offrit de la renvoyer au roi, pourvu qu'on ne la forçât point dans sa religion; mais M. de Montpensier aima mieux la laisser vivre éloignée de lui que de la voir, à ses yeux, professer une religion qui lui étoit si à contre-cœur.» (Mémoires pour servir à l'histoire de la Hollande et des autres provinces unies par Aubery de Maurier. Paris, in-12, 1688, p. 63.)

46

British museum, mss. Harlay, 1.582, fo 367.

47

British museum, mss. Harlay, 1.582, fo 367.

48

«La de Vandoma (qualification dédaigneusement appliquée par les Espagnols à Jeanne d'Albret) partio ayer para la dicha Vandoma. Oy el conde Lodovico, el almirante y toda la camarada se han de hallar alli para hazer su cena y el enterramiento del principe de Condé que por la honrra le quieren poner en la yglesia entre los otros de su sangre.» (Pedro de Aguila au duc d'Albe; Blois, 5 mai 1572, Archiv. nat. de France, K. 1.526, B. 32.)

49

Jeanne d'Albret succomba, à Paris, le 9 juin 1572. – Voir sur ses derniers moments et sur sa mort, notre publication intitulée: Gaspard de Coligny, amiral de France, t. III, p. 383, 384, 385.

50

Lettre de l'électeur Frédéric III, à J. Junius, de juin 1572 (ap. Kluckhohn, Briefe, etc., etc., Zweiter Band, no 662, p. 467). – Voir aussi, Calendar of state papers, foreign series, lettre du 27 juin 1572. On y lit: «Mademoiselle de Bourbon is very grieved at the death of the queen of Navarra.»]

51

Benoit, Hist. de l'édit de Nantes, t. Ier, p. 42. – Bayle, Dict. phil., Vc Rosier (Hugues Sureau du). – Voir aussi les détails que donne sur les missions de Maldonat et de du Rosier un écrit intitulé: «Oraison funèbre pour la mémoire de très noble madame Françoise de Bourbon, princesse de Sedan, faicte et prononcée par de Lalouette, président de Sedan, etc., etc. Sedan, in-4o, p. 10.»]

52

La confession et recongnoissance d'Hugues Sureau, dit du Rosier touchant sa chute en la papauté et les horribles scandales par lui commis, à, etc. (Mémoires de l'Estat de France sous Charles IX, t. II, p. 238 et suiv.).

53

Relation, ap. Kluckhohn, Briefe Friederich des frommens, Erst Band, p. 215 à 229. – Voir, sur la mission de Boquin, les développements contenus dans notre publication intitulée: Les protestants à la cour de Saint-Germain, lors du colloque de Poissy, 1574.

54

Doneau fut appelé, le 19 décembre 1572, à Heydelberg, pour y enseigner le droit romain.

55

Voir sur François Dujon, D. 1o Scrinium antiquarium, Groning, 1754, t. Ier, part. 2, Francisci Junii vita ab ipsomet conscripta; 2o G. Brandts, Historie der Reformatie, Amst., 1677, in-4o, Boek 5, 6, 7, 8, 9, 10, 15, 17.

56

«Taffin (Jean), Bleef echter tot in 1572, te Metz, beget zich naar den Paltz in weerd fransch predikant te Heidelberg.» (Dict. biogr., Holland.) – Voir sur J. Taffin, l'intéressante et substantielle monographie de M. Charles Rahlenbeck, intitulée: Jean Taffin, un réformateur belge du XVIe siècle, Leyde, 1886, br. in-8o.

57

La lettre écrite à Chastillon et à d'Andelot par Charlotte de Bourbon, le 12 mars 1573, est ici intégralement reproduite d'après l'original que M. le duc de La Trémoille possède dans ses riches archives, et qu'il a bien voulu me communiquer.

58

Jacqueline d'Entremont, que le duc de Savoie tenait alors en captivité. (Voir, sur ce point, notre publication intitulée Madame l'amirale de Coligny, après la Saint-Barthélemy. Br. in-8o, Paris, 1867.)

59

Archives de M. le duc de La Trémoille (même indication que dans la note précédente).

60

Mém. de l'Estat de France sous Charles IX, t. III, p. 6 à 15. – La Popelinière, Hist., t. II, liv. 36, fos 196, 197, 198. – Du Bouchet, Hist. de la maison de Coligny, p. 569.

61

Mém. de l'Estat de France sous Charles IX, t. III, p. 8.

62

Mém. de l'Estat de France sous Charles IX, t. III, p. 14, 15.

63

«Le roi, dit de Thou (Hist. univ., t. V, p. 6), éluda leurs demandes sous prétexte qu'elles n'intéressoient en rien la Pologne.»]

64

Bibl. nat., mss., f. Colbert, Ve vol. 397, fo 947.

65

Calendar of state papers, foreign series: 1o The queen to Dr Valentin Dale, 3 février 1574; – 2o Dr Dale to the queen, 19 février 1574; – 3o Answer, 8 mars 1574; – 4o Instruction to lord North in special embassy to the French king, 5 octobre 1574.

66

Sa suite se composait du duc de Nevers, du duc de Mayenne, du marquis d'Elbeuf, de Jacques de Silly, comte de Rochefort, du comte de Chaunes, de Jean Saulx-Tavannes, vicomte de Lagny, de Louis P. de la Mirandole, de René de Villequier, de Gaspard de Schomberg, d'Albert de Gondi, maréchal de Retz, de Roger de Bellegarde, de Belville, de Jacques de Levi de Quélus, de Gordes, des frères de Balzac d'Entragues, et de plus de six cents autres Français, tous gentilhommes. Il y avait, en outre, Pomponne de Bellièvre qui suivait le prince en qualité d'ambassadeur de France à la cour de Pologne, Gui du Faur de Pibrac, Gilbert de Noailles et Vincent Lauro, évêque de Mondovi, ministre du pape. (De Thou, Hist. univ., t. V, p. 21.)

67

Hist. univ., t. II, liv. II, ch. XIV.

68

Rappelons ici ces belles paroles que, quelques années auparavant, Frédéric III avait adressées à l'amiral: «Gratulamur tibi quod, præ cæteris, posthabitis omnibus iis rebus quas mundus amat, suscipit et admiratur, totus in propagatione gloriæ Dei acquiescas; nec dubitamus quin Deus his tuis conatibus felicem et exoptatum successum sit daturus, quos nos arduis ad Christum precibus juvare non cessabimus.» (Lettre du 23 mai 1561, ap. Kluckhohn, Briefe Friederich des frommen, Kurfürsten von der Pfalz, 1868, in-8o, t. Ier, p. 179). – L'électeur palatin, Frédéric III, a rédigé, sur son entrevue à Heydelberg avec le roi de Pologne, un récit en allemand, qui a été imprimé dans un recueil intitulé: Monumenta pietatis et litteraria virorum in re publica et litteraria illustrium selecta, Francfort, 1701, in-4o, et que reproduit le tome IV des œuvres de Brantôme (édit. L. Lal.), à l'appendice, p. 412 et suiv.

69

Mémoires, in-8o, 1877, t. Ier, p. 195, 196.

70

Kluckhohn, Briefe Friedrichs des frommen, t. II, p. 694.

71

Mém. de Mme Duplessis-Mornay, édit. de 1824, t. Ier, p. 80. —Histoire de la vie de messire Philippe de Mornay, Leyde, 1647, in-4o, p. 28.

72

«Condœus prœsens nuper publice processus est, in ecclesia gallica quæ est Argentorati, se gravissime Deum in eo offendisse, quod post illam parisiensem stragem, metu mortis, ad sacra pontificia accesserit, et petiit à Deo et ab ecclesia ut id sibi ignosceretur.» (Huberti Langueti Epist., lib. Ier, p. 19, 24 junii 1574.)

73

Lettre de Guillaume Ier, prince d'Orange, au comte Jean de Nassau, du 7 mai 1574. (Groen van Prinsterer, Correspondance de la maison d'Orange-Nassau, 1re série, t. IV, p. 385.) – Cette lettre, dans laquelle Guillaume parle de l'arrivée de Condé à Heydelberg, contient ce passage remarquable: «Il nous faut avoir cette assurance que Dieu n'abandonnera jamais les siens; dont nous voyons maintenant si mémorable exemple, en la France, où, après si cruel massacre de tant de seigneurs, gentilshommes et autres personnes de toutes qualitez, sexe et aage, et que chacun se proposoit la fin et une entière extirpation de tous ceux de la religion, et de la religion mesme, nous voyons ce néantmoins qu'ils ont de rechef la teste eslevée plus que jamais.»]

74

Charlotte Arbaleste de La Borde, veuve de Jean de Pas, seigneur de Feuquères. Elle était en 1572, âgée de vingt-deux ans.

75

Mém. de Mme de Mornay, édit. de 1824, t. Ier, p. 71.

76

Philippe de Mornay, en 1572, était âgé de vingt-trois ans.

77

Mém. de Mme de Mornay, édit. de 1824, t. Ier, p. 82.

78

Henri-Robert, duc de Bouillon, mourut le 2 décembre 1574. Il eut pour successeur Guillaume-Robert, son fils aîné, âgé de douze ans.

79

Mém. de Mme de Mornay, édit. de 1824, t. Ier, p. 84, 85. – Voir aussi l'Histoire de la vie de messire Philippe de Mornay, Leyde, in-4o.

80

Elle était fille de Diane de Poitiers, et avait hérité de la haine de celle-ci contre les protestants, ainsi que de l'âpre cupidité qui la poussait à s'enrichir de leurs dépouilles.

81

On voit par là que Mme de Bouillon mère était de la même école que le duc de Montpensier, et qu'elle n'avait pas plus de ménagements pour son fils, que Louis de Bourbon II n'en avait pour sa fille aînée; car, si la duchesse de Bouillon était exposée aux obsessions tenaces de son père, en matière religieuse, le duc de Bouillon, de son côté, avait à redouter et à déjouer les coupables manœuvres de sa mère, hostile à la religion réformée qu'il professait, et, par voie de conséquence, aux droits dont il était investi, dans l'étendue de son duché.

Charlotte de Bourbon, princesse d'Orange

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