Читать книгу Le fils naturel, ou Les épreuves de la vertu - Denis Diderot - Страница 3
ОглавлениеLE sixieme Volume de l’Encyclopédie venoit de paroître,&j’étois allé chercher à la campagne du repos&de la santé; lorsqu’un événement, non moins interessant par les circonstances que par les personnes, devint l’étonnement& l’entretien du canton. On n’y parloit que de l’homme rare qui avoit eu, dans un même jour, le bonheur d’exposer sa vie pour son ami,&le courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune&sa liberté.
Je voulus connoître cet homme. Je le connus,&je le trouvai tel qu’on me l’avoit peint, sombre&mélancolique. Le chagrin&la douleur, en sortant d’une ame où ils avoient habité trop long-tems, y avoient laissé la tristesse. Il étoit triste dans sa conversation&dans son maintien, à-moins qu’il ne parlât de la vertu, ou qu’il n’éprouvât les transports qu’elle cause à ceux qui en font fortement épris. Alors vous eussiez dit qu’il se transfiguroit. La sérénité se déployoit sur son visage. Ses yeux prenoient de l’éclat&de la douceur. Sa voix avoit un charme inexprimable. Son discours devenoit pathétique. C’étoit un enchaînement d’idées austeres&d’images touchantes qui tenoient l’attention suspendue&l’ame ravie. Mais comme on voit le soir, en automne, dans un tems nébuleux&couvert, la lumière s’échapper d’un nuage, briller un moment,&se perdre en un ciel obscur; bientôt sa gaieté s’éclipsoit,&il retomboit tout-à-coup dans le silence&la mélancolie.
Tel étoit Dorval. Soit qu’on l’eût prévenu favorablement, soit qu’il y ait, comme on le dit, des hommes faits pour s’aimer sitôt qu’ils se rencontreront, il m’accueillit d’une maniere ouverte qui surprit tout le monde, excepté moi;&dès la seconde fois que je le vis, je crus pouvoir, sans être indiscret, lui parler de sa famille, &de ce qui venoit de s’y passer. Il satisfit à mes questions. Il me raconta son histoire. Je tremblai avec lui des épreuves auxquelles l’homme de bien est quelquefois exposé;&je lui dis qu’un ouvrage dramatique dont ces épreuves seroient le sujet, feroit impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu,&quelqu’idée de la foiblesse humaine.
Hélas! me répondit-il en soupirant, vous avez eu la même pensée que mon pere. Quelque tems après fou, arrivée, lorsqu’une joie plus tranquille&plus douce commençoit à succéder à nos transports,&que nous goûtions le plaisir d’être assis les uns à côté des autres, il me dit:
Dorval, tous les jours je parle au Ciel de ROSALIE&de toi. Je lui rends graces de vous avoir conservés jusqu’à mon retour, mais sur-tout de vous avoir conservés innocens. Ah! mon fils, je ne jetté point les yeux sur ROSALIE, sans frémir du danger que tu as couru. Plus je la vois, plus je la trouve honnête&belle; plus ce danger me paroît grand. Mais le Ciel qui veille aujourd’hui sur nous, veut nous abandonner demain. Nul de nous ne connoît son sort. Tout ce que nous savons, c’est qu’à mesure que la vie s’avance, nous échappons à la méchanceté qui nous suit. Voilà les réflexions que je fais toutes les fois que je me rappelle ton histoire. Elles me consolent du peu de tems qui me reste à vivre;&si tu voulois, ce seroit la morale d’une Piece dont une partie de notre vie seroit le sujet,&que nous représenterions entre nous.
«Une Piece, mon pere!.....»
Oui, mon enfant. Il ne s’agit Point d’élever ici des treteaux, mais de conserver la mémoire d’un événement qui nous touche,& de le rendre comme il s’est passé... Nous le renouvellerions nous-mêmes, tous les ans, dans cette maison, dans ce salon. Les choses que nous avons dites, nous les redirions. Tes enfans en feroient autant,&les leurs,& leurs descendans. Et je me survivrois à moi-même,&j’irois converser ainsi, d’âge en âge y avec tous mes neveu..... Dorval, penses-tu qu’un ouvrage qui leur transmettroit nos propres idées, nos vrais sentimens, les discours que nous avons tenus dans une des circonstances les plus importantes de notre vie, ne valût pas mieux que des portraits de famille qui ne montrent de nous qu’un moment de notre visage.
«C’est-à-dire que vous m’ordonnez de » peindre votre ame, la mienne, celles » de Constance, de Clairville,&de Rosa» lie. Ah, mon pere, c’est une tâche au-dessus de mes forces,&vous le savez bien»!
Ecoute; je prétends y faire mon rôle une fois avant que de mourir;&pour cet effet j’ai dit à ANDRÉ de ferrer dans un coffre les habits que nous avons apportés des prisons.
«Mon pere.».
Mes enfans ne m’ont jamais opposé de refus; ils ne voudront pas commencer si tard.
En cet endroit, Dorval détournant son visage,&cachant ses larmes, me dit du ton d’un homme qui contraignoit sa douleur ... la piece est faite ... Mais celui qui l’a commandée n’est plus ... Après un moment de silence, il ajoûta ..... Elle étoit restée-là cette Piece,&je l’avois presque oubliée; mais ils m’ont répété si souvent que c’étoit manquer à la volonté de mon pere, qu’ils m’ont persuadé;& Dimanche prochain nous nous acquittons pour la premiere fois d’une chose qu’ils s’accordent tous à regarder comme un devoir.
Ah, Dorval, lui dis-je, si j’osois!... Je vous entends, me répondit-il; mais croyez-vous que ce soit une proposition à faire à Constance, à Clairville,&à Rosalie. Le sujet de la Piece vous est connu; &vous n’aurez pas de peine à croire qu’il y a quelques scenes où la présence d’un étranger gêneroit beaucoup. Cependant c’est moi qui fais ranger le salon. Je ne vous promets point. Je ne vous refuse pas. Je verrai.
Nous nous séparâmes Dorval&moi. C’étoit le lundi. Il ne me fit rien dire de toute la semaine. Mais le Dimanche matin il m’écrivit..... Aujourd’hui, à trois heures précises, à la porte du Jardin..... Je m’y rendis. J’entrai dans le salon par la fenêtre;&Dorval qui avoit écarté tout le monde me plaça dans un coin, d’où, sans être vû, je vis&j’entendis ce qu’on va lire, excepté la derniere scene. Une autre fois je dirai pourquoi je n’entendis pas la derniere scene.