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ACTE SECOND.

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Table des matières

SCENE I.

ROSALIE, JUSTINE.

ROSALIE.

JUstine, approchez mon ouvrage.

(Justine approche un métier à tapisserie. Rosalie est tristement appuyée sur ce métier. Justine est assise d’un autre côté. Elles travaillent. Rosalie n’interrompt son ouvrage que pour essuyer des larmes qui tombent de ses yeux. Elle le reprend ensuite. Le silence dure un moment, pendant lequel Justine laisse l’ouvrage&considere sa maitresse).

JUSTINE.

Est-ce là la joie avec laquelle vous attendez Monsieur votre pere? sont-ce là les transports que vous lui préparez? Depuis un tems je n’entends rien à votre ame. Il faut que ce qui s’y passe soit mal; car vous me le cachez,&vous faites très-bien.

ROSALIE.

(Point de réponse de la part de Rosalie; mais des soupirs, du silence&des larmes).

JUSTINE.

Perdez-vous l’esprit, Mademoiselle? au moment de l’arrivée d’un pere! à la veille d’un mariage! Encore un coup, perdez-vous l’esprit?

ROSALIE.

Non, Justine.

JUSTINE (après une pause).

Seroit-il arrivé quelque malheur à Monsieur votre pere?

ROSALIE.

Non, Justine. Toutes ces questions se font à différens intervalles dans lesquels Justine quitte&reprend son ouvrage.

JUSTINE

(après une pause un peu plus longue).

Par hasard, est-ce que vous n’aimeriez plus Clairville?

ROSALIE.

Non, Justine.

JUSTINE

(reste un peu stupefaite. Elle dit ensuite):

La voilà donc la cause de ces soupirs, de ce silence&de ces larmes?... Oh, pour le coup, les hommes n’ont qu’à dire que nous sommes folles; que la tête nous tourne aujourd’hui pour un objet que demain nous voudrions savoir à mille lieues. Qu’ils disent de nous tout ce qu’ils voudront, je veux mourir si je les en dédis..... Vous ne vous êtes pas attendue, Mademoiselle, que j’approuverois ce caprice..... Clairville vous aime éperdument. Vous n’avez aucun sujet de vous plaindre de lui. Si jamais femme a pû se flater d’avoir un amant tendre, fidele, honnête; de s’être attaché un homme qui eût de l’esprit, de la figure, des mœurs, c’est vous. Des mœurs! Mademoiselle, des mœurs!... Je n’ai jamais pû concevoir, moi, qu’on cessât d’aimer; à plus forte raison qu’on cessât sans sujet. Il y a là quelque chose où je n’entends rien.

(Justine s’arrête un moment. Rosalie continue de travailler&de pleurer. Justine reprend d’un ton hypocrite&radouci,&dit tout en travaillant,&sans lever les yeux de dessus son ouvrage):

Après tout, si vous n’aimez plus Clairville, cela est fâcheux.... mais il ne faut pas s’en desespérer comme vous faites.... Quoi donc! après lui, n’y auroit-il plus personne au monde que vous pussiez aimer?

ROSALIE.

Non, Justine.

JUSTINE.

Oh pour celui-là, on ne s’y attend pas.

(Dorval entre, Justine se retire; Rosalie quitte son métier, se hâte de s’essuyer les yeux, &de se composer un visage tranquille. Elle a dit auparavant:

ROSALIE.

O Ciel! c’est Dorval.

SCENE II.

ROSALIE, DORVAL.

DORVAL (d’un ton un peu ému).

PErmettez, Mademoiselle, qu’avant mon départ (à ces mots Rosalie paraît étonnée), j’obéisse à un ami,&que je cherche à lui rendre auprès de vous un service qu’il croit important. Personne ne s’intéresse plus que moi à votre bonheur&au sien; vous le savez. Souffrez donc que je vous demande en quoi Clairville a pu vous déplaire,&comment il a mérité la froideur avec laquelle il dit qu’il est traité.

ROSALIE.

C’est que je ne l’aime plus.

DORVAL.

Vous ne l’aimez plus!

ROSALIE.

Non, Dorval.

DORVAL.

Et qu’a-t-il fait pour s’attirer cette horible disgrace?

ROSALIE.

Rien. Je l’aimois. J’ai cessé. J’étois legere apparemment, sans m’en douter.

DORVAL.

Avez-vous oublié que Clairville est l’amant que votre cœur a préféré?... Songez-vous qu’il traîneroit des jours bien malheureux, si l’espérance de recouvrer votre tendresse lui étoit ôtée?.... Mademoiselle, croyez-vous qu’il soit permis à une honnête femme de se joüer du bonheur d’un honnête homme?

ROSALIE.

Je sais là-dessus tout ce qu’on peut me dire. Je m’accable sans cesse de reproches. Je suis desolée. Je voudrois être morte!

DORVAL.

Vous n’êtes point injuste.

ROSALIE.

Je ne fais plus ce que je suis. Je ne m’estime plus.

DORVAL.

Mais pourquoi n’aimez-vous plus Clairville? Il y a des raisons à tout.

ROSALIE.

C’est que j’en aime un autre.

DORVAL.

Rosalie! Elle! (avec un étonnement mêlé de reproches).

ROSALIE.

Oui, Dorval, ... Clairville sera bien vengé!

DORVAL.

Rosalie, ... si par malheur il étoit arrivé... que votre cœur surpris... fût entraîné par un penchant.... dont votre raison vous fit un crime... J’ai connu cet état cruel!... Que je vous plaindrois !

ROSALIE.

Plaignez-moi donc.

DORVAL

(ne lui répond que par le geste de commisération).

ROSALIE,

J’aimois Clairville. Je n’imaginais pas que je pusse en aimer un autre, lorsque je rencontrai recueil de ma confiance &de notre bonheur... Les traits, l’esprit, le regard, le son de la voix, tout dans cet objet doux&terrible sembloit répondre à je ne fais quelle image que la nature avoit gravée dans mon cœur. Je le vis. Je crus y reconnoître la vérité de toutes ces chimeres de perfection que je m’étois faites,&dabord il eut ma confiance... Si j’avois pû concevoir que je manquois à Clairville!... Mais hélas! je n’en avois pas eu le premier soupçon, que j’étois toute accoûtumée à aimer son rival.... Et comment ne l’aurois-je pas aime?... Ce qu’il disoit, je le pensois toujours. Il ne manquoit jamais de blâmer ce qui devoit me déplaire. Je loüois quelquefois d’avance ce qu’il alloit approuver. S’il exprimoit un sentiment, je croyois qu’il avoit deviné le mien.... Que vous dirai-je enfin? Je me voyois à peine dans les autres; (elle ajoûte en baissant les yeux&la voix)&je me retrouvois sans cesse en lui.

DORVAL.

Et ce mortel heureux connoît-il son. bonheur?

ROSALIE.

Si c’est un bonheur, il doit le connoître.

DORVAL.

Si vous aimez, on vous aime sans doute?

ROSALIE.

Dorval, vous le savez.

DORVAL (vivement).

Oui, je le fais,&mon cœur le sent... Qu’ai-je entendu?... Qu’ai-je dit?... Qui me sauvera de moi-même?.....

(Dorval&Rosalie se regardent un moment en silence. Rosalie pleure amerement. On annonce Clairville).

SYLVESTRE (à Dorval).

Monsieur, Clairville demande à vous parler.

DORVAL (à Rosalie).

Rosalie... Mais on vient... Y pensez-vous?... C’est Clairville. C’est mon ami. C’est votre amant.

ROSALIE.

Adieu, Dorval. (Elle lui tend une main; Dorval la prend,&laisse tomber tristement sa bouche sur cette main,&Rosalie ajoûte), Adieu, quel mot!

SCENE III.

DORVAL seul.

DAns sa douleur, qu’elle m’a paru belle! Que ses charmes étoient touchans! J’aurois donné ma vie pour recueillir une des larmes qui couloient de ses yeux... «Dorval, vous le savez»... Ces mots retentissent encore dans le fond de mon cœur... Ils ne sortiront pas si-tôt de ma mémoire!...

SCENE IV.

DORVAL, CLAIRVILLE.

CLAIRVILLE.

EXcusez mon impatience. Eh bien; Dorval!...

DORVAL.

(Dorval est troublé. Il tâche de se remettre; mais il y réussit mal. Clairville qui cherche à lire sur son visage, s’en apperçoit, se méprend,&dit):

CLAIRVILLE.

Vous êtes troublé! Vous ne me parlez point! Vos yeux se remplissent de larmes! Je vous entends, je suis perdu!

(Clairville, en achevant ces mots, se jette dans le sein de son ami. Il y reste un moment en silence. Dorval verse quelques larmes sur lui,&Clairville dit, sans se déplacer, d’une Voix basse&sanglotante:

CLAIRVILLE.

Qu’a-t-elle dit? Quel est mon crime? Ami, de grâce, achevez-moi.

DORVAL.

Que je l’acheve!

CLAIRVILLE.

Elle m’enfonce un poignard dans le sein!&vous, le seul homme qui pût l’arracher peut-être, vous vous éloignez! vous m’abandonnez à mon desespoir!... Trahi par ma maîtresse! abandonné de mon ami! que vais-je devenir! Dorval, vous ne me dites rien?

DORVAL.

Que vous dirai-je?..... Je crains de parler.

CLAIRVILLE.

Je crains bien plus de vous entendre; parlez pourtant, je changerai du-moins de supplice.... Votre silence me semble en ce moment, le plus cruel de tous.

DORVAL (en hésitant).

Rosalie....

CLAIRVILLE (en hésitant).

Rosalie....

DORVAL.

Vous me l’aviez bien dit..... ne me paroît plus avoir cet empressement qui vous promettoit un bonheur si prochain.

CLAIRVILLE.

Elle a changé!... Que me reproche-t-elle!

DORVAL.

Elle n’a pas changé, si vous voulez... Elle ne vous reproche rien... mais son pere....

CLAIRVILLE.

Son pere a-t-il repris son consentement?

DORVAL.

Non. Mais elle attend son retour.... Elle craint.... Vous savez mieux que moi qu’une fille bien née craint toûjours.

CLAIRVILLE.

Il n’y a plus de craintes à avoir. Tous les obstacles font levés. C’étoit sa mere qui s’opposoit à nos voeux; elle n’est plus,& son pere n’arrive que pour m’unir à sa fille, se fixer parmi nous,&finir ses jours tranquillement, dans sa patrie, au sein de sa famille, au milieu de ses amis. Si j’en juge par ses lettres, ce respestable vieillard ne fera guere moins affligé que moi. Songez, Dorval, que rien n’a pû l’arrêter; qu’il a vendu ses habitations; qu’il s’est embarqué avec toute sa fortune, à l’âge... de quatre-vingts ans, je crois, sur des mers couvertes de vaisseaux ennemis.

DORVAL.

Clairville, il faut l’attendre. Il faut tout espérer des bontés du pere, de l’honnêteté de la fille, de votre amour,&de mon amitié. Le Ciel ne permettra pas que des êtres qu’il semble avoir formés pour servir de consolation&d’encouragement à la vertu, soient tous malheureux sans l’avoir mérité.

CLAIRVILLE.

Vous voulez donc que je vive.

DORVAL.

Si je le veux!.... Si Clairville pouvoir lire au fond de mon ame!... Mais j’ai satisfait à ce que vous exigiez.

CLAIRVILLE.

C’est à regret que je vous entends. Allez, mon ami. Puisque vous m’abandonnez dans la triste situation où je suis, je peux tout croire des motifs qui vous rappellent. Il ne me reste plus qu’à vous demander un moment. Ma sœur allarmée de quelques bruits fâcheux qui se sont répandus ici sur la fortune de Rosalie&sur le retour de son pere, est sortie malgré elle. Je lui ai promis que vous ne partiriez point qu’elle ne sût rentrée. Vous ne me refuserez pas de l’attendre.

DORVAL.

Y a-t-il quelque chose que Constance ne puisse obtenir de moi!

CLAIRVILLE.

Constance! hélas, j’ai pensé quelquefois Mais renvoyons ces idées à des tems plus heureux. Je fais où elle est, &je vais hâter son retour.

SCENE V.

DORVAL seul.

SUis-je assez malheureux!.. J’inspire une passion secrete à la sœur de mon ami... J’en prends une insensée pour sa maîtresse; elle, pour moi.... Que fais-je encore dans une maison que je remplis de desordre? Où est l’honnêteté? Y en a-t-il dans ma conduite?... (Il appelle comme un forcené) Charles, Charles.... On ne vient point.... Tout m’abandonne.... (Il se renverse dans un fauteuil. Il s’abyme dans la rêverie. Il jette ces mots par intervalles) .... Encore, si c’étoient-là les premiers malheureux que je fais!... mais non, je traîne par-tout l’infortune..... Tristes mortels, miserables jouets des événemens.... soyez bien fiers de votre bonheur, de votre vertu!.... Je viens ici, j’y porte une ame pure... oui; car elle l’est encore.... J’y trouve trois êtres favorisés du Ciel; une femme vertueuse &tranquille; un amant passionné&payé de retour; une jeune amante raisonnable &sensible...... La femme vertueuse a perdu sa tranquillité. Elle nourrit dans son cœur une passion qui la tourmente. L’amant est desespéré. Sa maîtresse devient inconstante,&n’en est que plus malheureuse..... Quel plus grand mal eût fait un scélérat!... O toi qui conduis tout, qui m’as conduit ici, te chargeras-tu de te justifier?.... Je ne sai où j’en suis.... (Il crie encore) Charles, Charles.

SCENE VI.

DORVAL, CHARLES, SYLVESTRE.

CHARLES.

Monsieur, les chevaux font mis. Tout est prêt. (Cela dit, il sort).

SYLVESTRE (entre).

Madame vient de rentrer. Elle va descendre.

DORVAL.

Constance?

SYLVESTRE.

«Oui, Monsieur. (Cela dit, il sort).

CHARLES

(rentre,&dit à Dorval, qui, l’air sombre &les bras croisés, l’écoute&le regarde.

(En cherchant dans ses poches), Monsieur... vous me troublez aussi avec vos impatiences.... Non, il semble que le bon sens se soit enfui de cette maison... Dieu veuille que nous le ratrapions en route... Je ne pensois plus que j’avois une lettre;&maintenant que j’y pense; je ne la trouve plus. (A force de chercher, il trouve la lettre&la donne à Dorval).

DORVAL.

Et donne donc? (Charles sort).

SCENE VII.

DORVAL seul. (Il lit).

«LA honte&le remords me poursui vent.... Dorval, vous connoissez les lois de l’innocence... Suis-je criminelle?... Sauvez-moi!... Hélas, en est-il tems encore?.... Que je plains mon pere!... mon pere!... Et Clairville? je donnerois ma vie pour lui.... Adieu, Dorval, je donnerois pour vous mille vies..... Adieu!... vous vous éloignez,&je vais mourir de douleur».

(Après avoir lû d’une voix entre-coupée& dans un trouble extrême, il se jette dans un fauteuil. Il garde un moment le silence. Tournant ensuite des yeux égarés&distraits sur la lettre qu’il tient d’une main tremblante, il en relit quelques mots,&il dit):

«La honte&le remords me poursui vent». C’est à moi de rougir, d’être déchiré.... «Vous connoissez les lois de l’innocence».... Je les connus autrefois..... «Suis-je criminelle»? Non, c’est moi qui le suis..... «Vous vous éloignez,&je vais mourir»..... O Ciel, je succombe!.... (En se levant): Arrachons-nous d’ici..... Je veux.... je ne puis.... ma raison se trouble.... Dans quelles tenebres fuis-je tombé?... ... O Rosalie! ô vertu! ô tourment!

(Après un moment de silence, il se leve, mais avec peine. Il s’approche lentement d’une table. Il écrit quelques lignes pénibles; mais tout au-travers de son écriture, arrive Charles, en criant).

SCENE VIII.

DORVAL, CHARLES.

CHARLES.

MOnsieur, au secours. On assassine... Clairville....

(Dorval quitte la table où il écrit, laisse sa lettre à moitié, se jette sur son épée qu’il trouve sur un fauteuil,&vole au secours de son ami. Dans ces mouvemens, Constance survient,&demeure fort surprise de se voir laisser feule par le maître&par le valet).

SCENE IX.

CONSTANCE seule.

QUe veut dire cette fuite?.... Il a dû m’attendre. J’arrive, il disparoît..... Dorval, vous me connoissez mal.... J’en peux guérir....

(Elle approche de la table,&apperçoit la lettre à demi-écrite).

Une lettre!

(Elle prend la lettre,&la lit).

«Je vous aime,&je suis.... hélas, beaucoup trop tard!... Je suis l’ami de Clairville.... Les devoirs de l’amitié, les lois sacrées de l’hospitalité»?......

Ciel! quel est mon bonheur!.... Il m’aime!... Dorval, vous m’aimez.... (Elle se promene agitée)... Non, vous ne partirez point. Vos craintes font frivoles... votre délicatesse est vaine. Vous avez ma tendresse. Vous ne connoissez ni Constance ni votre ami..... Non, vous ne les connoissez pas.... Mais peut-être qu’il s’éloigne, qu’il suit au moment où je parle. (Elle sort de la Scene avec quelque précipitation).

Fin du second Acte.

Le fils naturel, ou Les épreuves de la vertu

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