Читать книгу L'Homme Qui Séduisit La Joconde - Dionigi Cristian Lentini - Страница 9
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La Comtesse de Forli
Girolamo Riario et Caterina Sforza
A l’attendre dans les salles du protonotaire, il ne trouva pas Giovanni Battista mais un clerc grassouillet, qui l’invita à rejoindre immédiatement Monseigneur, très occupé, directement dans la basilique Saint-Pierre, où ce dernier venait d’être convoqué d’urgence par le pape. Il les trouva là tous les deux, en pleine discussion sérieuse, devant le monument funéraire de Roberto Malatesta, le héros de la bataille de Campomorto.
Aux côtés de Sisto IV se trouvait son neveu, le sinistre capitaine général Girolamo Riario, que Tristano connaissait déjà, comme un des principaux auteurs de la conjuration échouée de Florence, ourdie quatre ans auparavant contre ses amis Lorenzo et Giuliano de’ Medici, et ayant coûté la vie à ce dernier. Non content d’avoir reçu de son oncle les seigneuries d’Imola et Forli, après avoir échoué à prendre possession de Florence et à conquérir Urbino, l’insatiable Riario risquait maintenant de voir aussi s’éteindre définitivement ses ambitions sur Ferrare.
La république de Venise, comme déjà mentionné, continuait à ignorer les avertissements et les excommunications du Pape ; et pire, après avoir rappelé ses ambassadeurs de Rome, elle menaçait chaque jour davantage la frontière milanaise et les territoires de l’Eglise en Romagne. Et c’était cette dernière visée qui inquiétait le plus le vieux Sisto IV.
Avant qu’il ne soit trop tard, on pensa alors à jouer la carte aragonaise : on décida d’envoyer Tristano à Naples, auprès du roi Ferdinando, pour tenter de le convaincre, après Campomorto, de stipuler un nouvel accord de coalition (auquel aurait aussi participé Florence et Milan) contre la Sérénissime. En vérité, Giovanni Battista n’était pas partisan de cette solution et avait proposé au contraire d’essayer de négocier directement avec le doge, mais vu la détermination du Saint Père, il s’y plia de bonne grâce et accepta la mission.
Le plus satisfait de cette situation était évidemment Girolamo, qui voyait dans cette décision sa dernière chance pour s’asseoir en protagoniste à la table des vainqueurs et mettre enfin les mains sur la cité des Este.
« Monseigneur Orsini », l’interpella-t-il avant que le Pape ne congédie les personnes présentes, « auriez-vous l’obligeance, Votre Grandeur et Notre Honorable Ambassadeur, d’accepter mon invitation à un modeste banquet, que mon épouse et moi tiendrons demain soir dans mon humble palais à Sant’Apollinare pour inaugurer la période des fêtes de Noël. »
Tristano, qui ne s’était pas prononcé devant le capitaine, la réunion terminée et une fois à l’écart, fut lui aussi prié par son protecteur d’accepter l’invitation. Descendant le grand escalier de la basilique constantinienne, Orsini lui enjoignit :
« Demain matin à la tierce, je t’attends dans mon bureau pour les détails sur Mantoue, mais d’abord, envoie immédiatement une confirmation à Riario. Tu pourrais décliner l’invitation du neveu du pape, mais pas celle de son fils ! »
Sur ces paroles il monta dans son coche et disparut dans les rues bondées de la ville.
Le jeune diplomate était épuisé et cette dernière indiscrétion, outre son extrême implication, le laissa sans voix ; il entra dans la première auberge ouverte et, après s’être restauré, dirigea Pietro et les deux chevaux vers un hébergement pour la nuit ; tandis que le soleil se couchait il retourna chez lui à pied.
Pourtant, arrivé devant sa demeure les émotions de la journée n’étaient pas encore terminées …
De la rue il entrevit une faible lueur de chandelle illuminant pour un instant l’étage supérieur de sa résidence. Il mit la main à son épée et monta avec précaution jusqu’au palier où il aperçut de nouveau cette lueur mais cette fois dans la chambre à coucher … Puis une autre lumière plus forte et une troisième bougie …
« Qui va là ? » demanda-t-il, s’emparant d’une dague accrochée sur un écu au mur, « Montrez-vous ! » et d’un coup de pied il ouvrit en grand la porte entrebâillée de la pièce.
Un rire impertinent brisa alors la tension, et devant ses yeux se profilèrent les courbes douillettes d’un corps féminin qu’il connaissait bien. C’était sa Veronica.
« Raconte-moi tout, oh mon héros ! Mes oreilles sont impatientes d’entendre ta voix », murmura son irremplaçable confidente et amante incomparable.
« Pas autant que moi de serrer ta taille, ma chérie », répliqua Tristano en posant ses armes sur un siège sur lequel se trouvaient la crinoline et les chausses de la jeune prostituée et, laissant tomber sur le sol sa cape bleu outremer, il s’avança virilement vers elle.
Elle sourit en approchant son index de sa bouche et secouant la tête lâcha sa chevelure bouclée. Il retira sa chemise et la poussant sur le lit, ajouta :
« Ce récit de ton héros, tu vas devoir te le gagner … »
Et entre les rires et les jeux érotiques dont ils étaient coutumiers, la fatigue disparut d’un seul coup.
Le lendemain, ayant récupéré ses forces et l’élégant manteau de laine noire qu’il avait commandé au bon Ludovico avant son départ pour Mantoue, le jeune diplomate se rendit, ob torto collo, au festin de Riario.
Son palais flambant neuf, qui s’érigeait sur les ruines d’un ancien temple d’Apollon, était une splendeur. Il avait été conçu par le maître de Forli, Melozzo di Giuliano degli Ambrosi, pour satisfaire la folie des grandeurs de Girolamo et le goût raffiné de sa jeune et belle épouse : Caterina Sforza, la fille naturelle du regretté duc de Milan, Galeazzo, et de son amante, Lucrezia Landriani.
Malgré l’atmosphère particulièrement rigide de cette soirée, la maîtresse de maison était aimable et détendue pour accueillir en compagnie de son mari, de vingt ans son aîné, les invités de haut rang qui affluaient dans leur superbe cour. Elle portait une longue cape moulante, ourlée d’une dentelle noire qui rehaussait la pâleur de sa peau. Sa robe, lacée dans le dos, était complétée par des manches séparées, brodées de fils d’or et formées de tissus variés. Ceux-ci, artistiquement coupés, étaient maintenus ensemble par des cordonnets et laissaient bouffer la chemise candide entre leurs entailles. Ses cheveux étaient voluptueusement retenus par un voile constellé de perles et de paillettes d’or.
Lorsqu’arriva le tour de Tristano, Riario fit obséquieusement les présentations de cet invité d’honneur à son épouse :
« Son Excellence Tristano de’ Ginni, celui en qui Sa Sainteté accorde toute sa confiance et sa bénédiction », comme s’il avait voulu souligner qu’il s’agissait là de l’homme dont dépendait la réussite de leur prochaine entreprise et donc le sort et la fortune de sa famille.
« Une extraordinaire renommée vous précède, Monsieur », prononça avec emphase Caterina en se tournant vers le beau diplomate.
« Extraordinaire est la facture de votre magnifique pendentif, gravé au burin, avec la technique supérieure des maîtres français de la fusion à cire perdue, Madame », répliqua aussitôt Tristano, fixant son cou et remontant jusqu’à ses yeux qui étaient profonds, fiers d’appartenir à une lignée de glorieux guerriers mais en même temps mélancoliques, miroirs résignés d’une âme insatisfaite, fidèles indicateurs du mal-être typique d’un bonheur trop ostentatoire.
Tristano fut conquis par ce regard, ne put s’en détacher un seul instant de toute la soirée et, profitant de l’absence momentanée du mari, en conversation dans une autre salle avec des cardinaux et des politiciens, il osa inviter Caterina pour une basse danse.
Depuis qu’elle vivait dans le milanais, elle avait pris l’habitude de pratiquer diverses activités, même certaines considérées comme inconvenantes pour son sexe ou pour son rang : c’était une chasseuse habile, elle était passionnée par les armes et elle avait un penchant prononcé pour commander, tous traits hérités de sa mère ; elle aimait aussi se lancer dans des expériences de botanique et d’alchimie. Elle était téméraire et aimait les téméraires.
Bien qu’elle fût le centre de tous les regards, elle ne put refuser.
« J’adore la sculpture grecque de Polyclète et Phidias. Et vous Madame ? » lui demanda Tristano quand les pas de la danse lui permirent de murmurer dans son oreille.
« Oui, elle est sublime. Je l’adore aussi », répondit-elle en souriant.
« Avez-vous déjà vu la collection d’art du Palais Orsini ? Il y a des corps herculéens sculptés dans le marbre d’une valeur inestimable », ajouta son audacieux cavalier.
« Oh !» fit la gente dame, feignant de s’étonner et de se troubler, « je peux imaginer … Mais vous aussi, Monsieur, devriez voir les tableaux de mon Melozzo que je garde jalousement dans mon palais », répondit-elle d’un ton caressant avant que la musique ne les sépare.
Pour le restant de la soirée l’élégante maîtresse de maison ignora les attentions du jeune séducteur qui par contre, ne voyait et ne sentait plus que la clarté et le parfum de sa peau à peine effleurée.
Le dîner se termina et les commensaux quittèrent peu à peu le magnifique banquet.
Tristano était déjà dans la cour quand un petit page le rejoint avec un billet plié.
« Les œuvres de mon Melozzo sont dans la loggia de l’étage noble. »
Et comme il n’avait pu refuser l’invitation du fils du pape, de même il ne pouvait absolument pas décliner celle de son estimée belle-fille. Il rentra et suivit le jeune serviteur au premier étage, où il attendit avec impatience le moment où il pourrait enfin libérer ces longs cheveux blonds, sous lesquels il découvrit l’intensité de ses lèvres, écarlates comme les blessures innombrables dont elle avait souffert.
Caterina avait une âme complexe … et cette complexité chez une femme, un bon séducteur peut l’observer au mieux dans deux situations particulières, dans le jeu et entre les draps.
Son ardeur ne faiblit pas jusqu’aux lueurs de l’aube, même quand elle lui confia en larmes les violences subies depuis sa tendre enfance.
« Parfois les secrets ne peuvent être confiés qu’à un étranger », dit-elle. Et elle commença son bouleversant récit :
« Ce n’était pas moi la promise de Girolamo Riario mais tout était organisé pour que ce fût ma cousine Costanza, qui avait onze ans à l’époque, pour être unie devant Dieu et les hommes à cet animal enragé. Mais la veille des noces, ma tante, Gabriella Gonzaga, exigea que la consommation de cette union légitime n’advienne qu’après trois ans, lorsque la petite Costanza aurait atteint l’âge légal. Girolamo, fou de rage, refusant ces conditions, annula le mariage et menaça toute la famille de terribles conséquences pour la grande honte subie. C’est ainsi que, comme on le ferait pour une bague abîmée, mes parents me substituèrent à ma cousine rejetée, et je dus consentir à toutes les exigences de mon époux despotique. Je n’avais que dix ans. »
Tristano, sidéré, ne put que la serrer très fort dans ses bras et essuyer les larmes qui coulaient sur son visage.