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CHAPITRE SIX

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20 h 35, Heure de l’Est

Le ciel au-dessus de l’Océan Atlantique


— Rock and roll, dit Mark Swann.

— Hip-hop, mon gars, dit Ed Newsam. Hip-hop.

Il tendit sa grosse main au travers de l’allée étroite entre les sièges du petit jet et Swann la lui tapota doucement et lentement. Ensuite, Swann retourna sa propre main et Ed fit mine de lui placer quelques pièces dans la paume. Ils venaient de faire tout le swing des mains entre frères « gimme five, keep the change ».

Depuis la dernière mission, Newsam et Swann étaient devenus les plus improbables des amis.

Luke les regardait. Ed se prélassait dans son siège, avec son regard d’acier, énorme, soigneusement vêtu d’un pantalon cargo kaki et d’un tee-shirt EIS moulant. Ed s’occupait des armes et de la stratégie. Ses cheveux et sa barbe étaient coupés ras et les bords étaient parfaitement rectilignes. Son apparence correspondait exactement à ce qu’il était : un homme qu’il valait mieux éviter de contrarier.

De son côté, Swann ressemblait à tout sauf à un agent fédéral. Il portait des lunettes à monture noire. Ses cheveux formaient une longue queue de cheval. Il portait un tee-shirt qui indiquait DRAPEAU NOIR avec la photo d’un homme qui plongeait d’une scène dans une foule grouillante. Swann avait ses longues jambes étendues dans l’allée, un vieux jean déchiré sur ses jambes maigres et une paire de Chuck Taylor jaune vif. Le tout constituait un obstacle idéal pour empêcher qui que ce soit de passer. Il avait des pieds énormes.

À l’origine, Swann et Newsam s’étaient liés parce qu’ils aimaient tous les deux Public Enemy, le groupe de rap des années 1980, et parce qu’ils avaient le même sens de l’humour sarcastique. Maintenant, ils avaient trouvé Dieu sait quel autre intérêt commun. L’énergie des jeunes mâles ? Des possibilités infinies ?

Les hommes étaient heureux et se préparaient à un autre voyage au milieu de nulle part. C’était bien. Il fallait que ces hommes soient parfaitement compétents et aient l’esprit vif.

De son côté, Luke était beaucoup moins enthousiaste. Il se sentait épuisé, plus sur le plan émotionnel que physique. Évidemment, il était le seul homme ici présent à avoir un nouveau-né, une femme en colère et une belle-mère de connivence avec sa fille. Il était aussi le seul à avoir fait l’aller-retour de trois heures de New-York à l’Eastern Shore.

De leur côté, Newsam et Swann étaient allés au Red Lobster et paraissaient avoir bu quelques verres tout en mangeant leurs fruits de mer.

— Êtes-vous prêts à travailler, les gars ? dit Luke.

Ed haussa les épaules.

— Depuis ma naissance.

— Rock and roll, répéta Swann.

Le jet Lear à six sièges fendait le ciel vers le nord-est. Le jet était bleu foncé et n’avait aucune marque de quelque sorte que ce soit. Ils étaient partis d’un petit aéroport privé situé à l’ouest de la ville vingt minutes auparavant. Cet avion aurait pu être celui d’un PDG en voyage d’affaires ou d’un groupe de gosses riches partis s’amuser en Europe.

Derrière eux et à leur gauche, le soleil du début de soirée se couchait. Devant eux et à leur droite, la nuit arrivait rapidement.

À des moments comme celui-là, Luke avait toujours l’impression de plonger dans quelque chose qui le dépassait. Les missions ne l’inquiétaient pas. Il était nerveux, mais il n’avait pas vraiment peur. Il avait vu tant de scènes de combat que très peu de choses le privaient de son assurance. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était le contexte.

Pourquoi ? Pourquoi faisaient-ils ça ? Pourquoi les acteurs principaux faisaient-ils ce qu’ils faisaient ? Pourquoi y avait-il des terroristes et des groupes de terroristes ? Pourquoi la Russie, l’Amérique et de nombreux autres pays s’affrontaient-ils toujours en coulisse, tiraient-ils les ficelles et agissaient-ils comme des éminences grises ?

Quand il avait été plus jeune, ces questions ne l’avaient jamais préoccupé. La compréhension de la géopolitique ne faisait pas partie de son travail. Il y avait des hommes bons ici et des hommes mauvais là-bas.

Il avait eu l’habitude de citer inexactement ces vers d’un poème célèbre : « La charge de la brigade légère ». Au lieu de « Ce n’est pas à eux de discuter ni de chercher à comprendre », il avait dit « Ce n’est pas à nous de discuter ni de chercher à comprendre ». Pendant des années, il avait utilisé ces vers comme une sorte de devise.

Cependant, maintenant, il voulait en savoir plus. Il ne lui suffisait plus de tuer et de mourir pour des raisons que l’on n’expliquait jamais. Peut-être le suicide de Martinez lui avait-il finalement imposé la nécessité du doute.

Pour le moment, la source de la plus grande partie de ce qu’il savait était une femme qui avait presque dix ans de moins que lui. Il se retourna vers Trudy Wellington, leur agent scientifique et de renseignement, qui était assise une rangée derrière eux.

Elle était en tenue décontractée : un jean, un tee-shirt bleu et des chaussettes roses. Le tee-shirt avait deux mots courts imprimés sur le devant en petites lettres blanches : Soyez Gentil. Quand ils étaient montés dans l’avion, elle avait enlevé ses tennis. Elle était blottie sur son siège avec un porte-bloc, un dossier épais et un tas de papiers. Elle les lisait attentivement et y marquait des choses avec un stylo. Depuis le décollage, elle avait à peine parlé.

Elle sentit que Luke la regardait et leva le regard. Elle avait de grands yeux derrière ses lunettes rouges rondes. Elle était belle.

Trudy … que se passait-il donc dans sa tête ?

— Oui ? dit-elle.

Luke sourit.

— Je me suis dit que vous pourriez nous expliquer ce que nous faisons tous ici. Au briefing, on ne nous a presque rien dit parce que la majorité de ces informations sont ultra-secrètes. Quand Don a accepté la mission, il a dit que vous sauriez ce qui se passait quand nous serions dans l’avion.

À présent, Ed et Swann les regardaient.

— Or, officiellement, nous sommes dans l’avion, dit Swann.

Luke jeta un nouveau coup d’œil par son hublot. Le soleil était loin derrière eux, maintenant, et le jour sombrait dans le néant. Dans quelques heures, quand ils seraient plus loin vers l’est, le ciel commencerait à s’éclaircir. Luke regarda sa montre. Il était presque vingt-et-une heures.

— Alors, Trudy ? Vous êtes prête à nous divulguer votre savoir ?

Trudy fit une sorte bizarre de salut militaire avec sa main droite. C’était affreux. Luke évita de se tourner vers Ed de crainte de rire.

— Prête, capitaine.

Elle se leva et s’installa sur le siège de devant pour qu’ils soient réunis tous les quatre.

— Je vais supposer qu’aucun de vous n’a de connaissances préalables sur cette mission, les gens impliqués, l’état actuel de nos relations avec la Russie ou la tâche qu’on nous a attribuée, dit-elle. Cela pourra rendre cette conversation un peu plus longue que nécessaire, ou pas. Le but est de s’assurer que nous soyons tous sur la même longueur d’onde. Ça vous va ?

Luke hocha la tête.

— C’est bien.

— Ça me va, dit Ed.

— Le vol sera long, dit Swann.

Trudy hocha la tête.

— Dans ce cas, commençons.

Elle s’interrompit, inspira profondément et regarda la page qu’elle avait devant elle. Alors, elle se lança dans son histoire.

* * *

— Plus tôt dans la journée selon notre fuseau horaire et hier selon le leur, les Russes ont capturé le sous-marin de recherche américain Nereus dans les eaux internationales de la Mer Noire. La confrontation a eu lieu à environ deux-cent quarante-trois kilomètres au sud-est de la station balnéaire criméenne de Yalta. Oui, c’est l’endroit où la fameuse réunion a eu lieu entre FDR, Winston Churchill et Joseph Staline pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Ed Newsam sourit.

— On se retrouve plongés en pleine histoire.

— FDR ? dit Swann. Le gars qui s’est fait assassiner à, euh … Denver ?

Trudy sourit. Elle sembla presque rougir. Luke secoua la tête et faillit éclater de rire. Quel public pour une leçon d’histoire !

— Le Nereus était une cible facile. Un destroyer russe a repéré son emplacement dès le moment où il a été largué par son navire-mère. Le destroyer et deux navires plus petits des gardes-côte russes ont convergé sur le Nereus. Quand ils l’ont encerclé, ils ont largué trois bathyscaphes, qui ont encerclé le Nereus de près et l’ont escorté jusqu’à la surface. Ils ont aussi placé l’équipage en détention provisoire.

— Quand vous dites « l’équipage », de qui parlez-vous ? dit Luke.

Trudy chercha dans ses fichiers et plaça un autre papier au-dessus.

— Ils sont trois. Le pilote du submersible a quarante-quatre ans . Il s’appelle Peter Bolger, son adresse officielle est Falmouth, dans le Massachusetts. Il est diplômé de la Maine Maritime Academy, promotion de 1983. Il a passé quatre ans chez les garde-côtes, a bénéficié d’une libération honorable en 1987. Il a le grade de lieutenant. Il a passé presque dix ans à piloter des navires pour l’Institut océanographique de Woods Hole, à Cape Cod, en coopération avec de nombreuses universités et de nombreux aquariums. Il a été embauché par Poseidon Research International en novembre 1996. À première vue, c’est un civil qui a passé la plus grande partie de sa vie adulte sur l’eau, surtout à mener des recherches. La présence de quelqu’un comme Bolger est probablement censée donner à PRI une apparence réelle.

— Quand il faudra les libérer, il sera probablement le maillon faible, dit Luke.

Trudy hocha la tête.

— Selon le dossier, il mesure un mètre soixante-dix-neuf et pèse de cent-quatre à cent-huit kilos.

— Comment peut-il rentrer dans le submersible ? dit Swann.

Ed haussa les épaules.

— C’est peut-être seulement du muscle.

Alors, Trudy secoua la tête.

— Non.

Elle présenta une photo de Peter Bolger. Il n’était pas d’une obésité morbide, mais il n’était pas non plus du type à courir le cent mètres.

— Poursuivez, dit Luke.

Trudy plaça la feuille suivante au-dessus.

— Eric Davis, vingt-six ans, diplômé de l’Université de Hawaï. Il a un poste de chercheur attaché à l’université de Wood’s Hole. Comment trouvent-ils tout ça ? En fait, il a vingt-huit ans, il est agent des SEAL et son vrai nom est Thomas Franks. Il a fait le corps d’entraînement des officiers de réserve de la marine à l’Université du Michigan, a eu son diplôme avec félicitations. Juste après, il est entré dans la Marine et a immédiatement postulé pour accéder à la formation Basic Underwater Demolition/SEAL. Il a eu une période de service en Afghanistan et une en Irak et il a aussi participé à des missions ultra-secrètes pour le Commandement Conjoint des Opérations Spéciales. Ici, sa mission était de protéger les deux autres hommes et de saborder le Nereus en cas d’accident ou d’un autre contretemps. Visiblement, il n’a rien fait de tout ça.

— Visiblement, dit Swann.

— C’est notre maillon le plus fort, dit Luke. Si nous parvenons à retrouver ces hommes et s’ils sont en vie, il sera bon de lui confier une ou plusieurs armes. Le danger le plus grand avec Franks, ce serait qu’il essaie prématurément d’organiser une sorte de tentative d’évasion tout seul ou de se procurer une arme et d’ouvrir le feu. OK, suivant.

Trudy leva le dernier morceau de papier.

— Reed Smith, trente-six ans, commandant de mission, dit-elle. Un fantôme. Un électron libre total. Sa véritable identité et son âge réel sont ultra-secrets. Je n’ai rien du tout sur lui. Je sais seulement qu’il est employé comme associé de recherches par PRI depuis les six derniers mois. Personne ne sait d’où il vient ni ce qu’il a fait. C’est l’homme qui inquiète le plus la CIA et le Pentagone. Apparemment, il y a beaucoup de secrets à l’intérieur de sa petite tête.

Swann regarda Luke.

— Les Black Ops. Je suis étonné que lui et Franks n’aient pas encore renversé le gouvernement russe.

Luke sourit.

— J’adore votre sens de l’humour, Swann. C’est pour ça que je ne vous tue pas.

Il regarda Trudy.

— J’aimerais un peu de contexte, si vous en avez. Où ont-ils capturé le Nereus ? L’État russe sera-t-il prêt et dans quelle mesure quand … si nous allons là-bas ?

Trudy hocha la tête.

— J’ai quelques infos. Le Nereus a été placé dans la cale d’un vieux cargo et amené au Port d’Adler, juste au sud de Sotchi, station balnéaire de la Mer Noire, et juste au nord de la frontière entre la Russie et la Géorgie. Ils essaient de cacher le Nereus et de faire comme s’ils ne l’avaient pas. Ils font comme si le cargo s’était arrêté au port pour une raison entièrement normale. De plus, ou du moins d’après ce que nous savions quand nous avons quitté Washington, il n’y a aucune preuve qu’ils ont déplacé l’équipage du Nereus ailleurs. Sur ces quais-là, il s’est passé très peu de choses.

— Ils savent que nous les observons, dit Swann.

— Cela semble être le cas, dit Trudy.

— Et le reste ? dit Luke. Dans quelle mesure les Russes sont-ils prêts ?

Trudy avança les lèvres.

— Je peux vous donner ma propre théorie.

— Dites-moi, dit Luke.

— C’est un peu complexe.

Luke fit un signe de la main.

— Je devrais y arriver.

Trudy hocha la tête.

— Vladimir Poutine est confronté à des débâcles de plusieurs sortes. Le désastre du Koursk. Le massacre de l’école de Beslan. Qui sait quand ça s’arrêtera ? Cependant, entre temps, il progresse sur de nombreux fronts. Il a renforcé son emprise sur le gouvernement. Bien que l’économie russe soit encore dans un état lamentable de notre point de vue, elle est plus prospère qu’elle ne l’a été dans les quinze dernières années, surtout grâce aux prix mondiaux élevés du pétrole et du gaz naturel. Les évaluations de menace du Pentagone suggèrent que l’armée est mieux financée, un peu mieux entraînée et que les soldats sont mieux payés qu’ils ne l’ont été depuis longtemps. Ils modernisent certains systèmes d’armement, surtout les systèmes de missiles balistiques.

— La Russie a un chemin long et ardu à parcourir pour retrouver la place qu’elle occupait avant dans le monde. Personne ne sait si elle y parviendra. Cependant, d’un autre côté, il n’y a aucun doute que, depuis que Poutine est arrivé au pouvoir, la Russie a bien pris ce chemin alors que, avant, elle était au fond du trou.

— Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? dit Luke.

— Cela signifie que les Russes ont capturé ce submersible pour nous avertir, dit Trudy. La Mer Noire leur a incontestablement appartenu pendant des générations. À l’exception de la côte turque, c’était le terrain de jeu des Russes. Pendant des années, c’est à peine si nous y avons navigué. Ils nous disent qu’ils sont de retour et qu’ils ne nous permettront plus d’y introduire des navires d’espionnage quand nous le voulons.

— Oui, mais est-ce réellement vrai ? dit Luke. Sont-ils de retour ? Si nous allons là-bas pour essayer de sauver ces hommes, allons-nous marcher sur un terrain miné ?

Trudy secoua la tête et fit un demi-sourire.

— Non. Ils ne sont pas de retour. Pas encore. Le moral est encore bas. Le commandement et le contrôle sont encore de piètre qualité. La corruption est endémique. Des quantités d’infrastructures et d’équipements sont dégradés ou hors-service. Avec un plan assez habile et une attaque rapide, je pense que vous les prendrez par surprise. Je ne le dis pas à la légère, mais je crois que nous pourrons sortir ces hommes de là-bas.

Luke la regarda fixement. Il se souvint du plan qu’elle avait concocté pour éliminer le renégat Edwin Lee Parr, ex-contractuel militaire américain, et sa milice hétéroclite en Irak. Il se souvint aussi qu’elle avait présenté une évaluation optimiste de leurs chances d’y arriver. À cette époque, Luke avait fait peu de cas d’elle, de son plan et de son évaluation.

Ensuite, les événements s’étaient tous déroulés d’une manière très proche de ce qu’elle avait anticipé. Il fallait encore que Luke et Ed aillent effectuer la mission sur place, mais c’était une évidence.

— Eh bien, j’espère que vous avez raison, dit-il.

* * *

Luke s’était endormi et son sommeil était agité. Ses rêves étaient étranges, effrayants et ils changeaient rapidement. Il sautait en parachute la nuit. Pendant qu’il tombait, son parachute refusait de s’ouvrir. Sous lui, il y avait la grande étendue d’un fleuve sombre. Des dizaines d’alligators le regardaient tomber du ciel. Ils convergeaient sur lui. Cependant, sa jambe était attachée à un élastique. Il rebondissait lentement et longuement juste au-dessus de l’eau, les bras pendants, pendant que les alligators bondissaient et tentaient de le mordre.

Le rêve suivant se passait le jour. Un hélicoptère Black Hawk avait été abattu dans le ciel. Son rotor de queue avait disparu et l’hélicoptère, hors de contrôle, partait en vrille et perdait vite de l’altitude. Luke courait dans un pré, un vieux stade de foot déserté, vers l’hélicoptère. S’il pouvait l’atteindre avant qu’il ne s’écrase, il pourrait l’attraper et sauver les hommes qui étaient à bord. Cependant, l’herbe poussait tout autour de lui, montait, se contorsionnait, lui tirait sur les jambes, le ralentissait. Il avait les bras tendus, essayait de toucher … Il était trop tard. Il était trop tard.

Mon Dieu, l’hélicoptère descendait sur le flanc. Il … arrivait …

Il se réveilla en se cabrant brusquement au milieu d’une turbulence en plein ciel. L’avion trembla puis franchit l’air instable comme sur un grand huit. Luke jeta un coup d’œil autour de lui. Les lumières étaient éteintes. Pendant un moment, il ne sut pas s’il était endormi ou réveillé. Alors, il remarqua que les autres membres de son équipe étaient allongés, inconscients, à divers endroits de la cabine assombrie.

Il regarda par son hublot. Il ne vit qu’une lumière qui clignotait sur l’aile. Loin au-dessous, l’océan était vaste, infini et noir. Le soleil était loin derrière eux, maintenant, et le jour était terminé depuis longtemps.

Ils volaient depuis des heures et ils n’étaient pas encore arrivés.

Dans plusieurs heures, quand ils seraient plus loin à l’est, le ciel commencerait à s’éclaircir. Luke consulta sa montre. À Washington DC, il était juste après minuit, ce qui signifiait que, à Sotchi, il était déjà un peu après huit heures du matin. Déjà le matin.

Quand il regarda sa montre, il comprit que des événements se profilaient à l’horizon. Les Russes pouvaient déplacer leurs prisonniers quand ils le voulaient. Ils les avaient peut-être déjà déplacés pendant la nuit.

C’était frustrant d’être piégé dans cet avion à regarder l’heure avancer.

Luke n’avait pas dormi longtemps, mais il savait qu’il n’allait pas se rendormir. Beaucoup de soucis le hantaient. Les fantômes du passé. Becca et Gunner. L’avenir incertain d’un bébé né dans un monde terrible. Cette mission dangereuse.

Il se leva et alla à la minuscule kitchenette qui se trouvait à l’arrière de l’avion. Il passa Ed Newsam et Mark Swann, qui somnolaient des deux côtés de l’allée. Sans allumer la lumière, il fit couler une demi-tasse d’eau chaude au robinet et y mélangea du café instantané, noir avec un tout petit peu de sucre. Il le goûta. Il n’était pas si mauvais. Il prit un chausson aux pommes emballé dans du plastique et revint à son siège.

Il alluma la lampe du dessus.

Il jeta un coup d’œil de l’autre côté de l’allée. Trudy dormait roulée en boule. Elle était jeune pour ce travail. Cela devait être sympa d’en savoir tant à un âge aussi précoce. Luke se revit quand il avait un peu plus de vingt ans. Il avait été comme un super-héros de sous-marque, celui qui était en granit et dont la réponse à tous les problèmes était de baisser la tête et de défoncer les murs. Au niveau cérébral, il ne se passait pas grand-chose.

Il secoua la tête et regarda les papiers qu’il avait sur les genoux. Elle lui avait donné des quantités de donnés utiles. Il avait des photos satellitaires du cargo, dont des gros plans sur les passerelles de l’étage supérieur, sur les pièces où l’on pensait que les hommes étaient détenus et sur les cales d’au-dessous où le submersible était probablement caché.

Luke dut admettre que le submersible n’était pas une priorité personnelle pour lui, mais il savait que d’autres personnes n’étaient pas d’accord. Elles voulaient qu’il soit détruit. OK. Si c’était possible, et si ça ne mettait pas les hommes en danger, OK. Il le ferait.

Bon. Qu’avait-il d’autre ? Beaucoup de choses. Le schéma du cargo. Des cartes et des images satellite des rues de la ville aux alentours, des quais et du long brise-lames qui protégeait le port de la Mer Noire. Des plans plus éloignés, sur carte et sur photo, montraient la zone entière avec l’étendue de la station balnéaire de Sotchi juste au nord, la Mer Noire et la frontière avec la Géorgie au sud, cruellement proche.

Si près, et pourtant si loin.

Quoi d’autre ? Des évaluations des troupes présentes au port et dans les infrastructures voisines, plus ou moins précises, en fait. Des évaluations des capacités des premiers intervenants dans Sotchi la métropolitaine : ces capacités avaient été bonnes autrefois mais, à présent, elles étaient financées insuffisamment et très dégradées. Des évaluations du moral des troupes, mauvais partout. Les deux guerres Tchétchènes, apocalyptiques, et les attentats terroristes sur des cibles civiles vulnérables qui avaient suivi par voie de conséquence, associés au désastre du Koursk, avaient provoqué beaucoup de renvois dans l’élite de l’armée russe et avaient plongé les troupes de première ligne dans le désarroi.

Luke n’en doutait pas. Le choc du 11 septembre, plus des défaites répétées en Irak et en Afghanistan, les critiques formulées par les Américains, tout cela avait poussé beaucoup de citoyens américains à ressentir la même chose que les Russes. Les équipements, l’entraînement et les personnels américains étaient en général de premier niveau, mais les gens étaient humains et, quand les choses allaient à la dérive, ils en souffraient.

Luke laissa les informations lui glisser dessus.

Don lui avait promis qu’il rencontrerait des gens quand ils arriveraient en Turquie, des agents d’infiltration qui connaissaient les lieux, qui parlaient couramment le russe et qui avaient de l’expérience en opérations rapides, efficaces et secrètes. Don n’avait pas dit d’où ils venaient, seulement qu’ils seraient les meilleurs qui soient. Il avait promis à Luke que lui et Ed bénéficieraient de méthodes grâce auxquelles, en agissant séparément, ils pourraient entrer en Russie sans se faire repérer. Il avait promis à Luke qu’il aurait tout ce qu’il voudrait, si c’était raisonnable : des armes, des bombes, des voitures, des avions, ce qu’il voudrait.

Une image commença à émerger …

Oui. Il commençait à percevoir les contours de cette mission. Dans un monde idéal … s’il obtenait tout ce qu’il voulait … avec le facteur surprise … un engagement total … et s’ils procédaient très vite …

Il voyait comment ça pourrait fonctionner.

* * *

— Ils m’appelaient Monstre.

Luke regardait fixement Ed. Assis au fond de l’avion, ils étaient les deux seuls à être réveillés, mais, maintenant, Luke s’endormait. Plus loin vers l’avant, Trudy était encore roulée en boule et Swann était étendu, ses longues jambes au travers de l’allée.

Les obturateurs de hublot étaient baissés, mais Luke voyait un peu de lumière s’infiltrer par les bords. Où qu’ils soient dans le monde, c’était le matin, maintenant.

Luke venait d’expliquer à Ed comment il commençait à imaginer la mission. Il pensait qu’il allait peut-être profiter de son opinion. Est-ce que cette partie paraissait possible ? Y avait-il une chose importante qu’il avait oubliée ? Quelle sorte d’armes devraient-ils porter ? De quelle sorte d’équipements avaient-ils besoin ?

Au lieu de ces éclaircissements, Ed lui avait dit :

— Ils m’appelaient Monstre.

C’était la seule réponse dont il avait besoin, supposait-il. Cet homme était un monstre. S’il le fallait, il s’attaquerait à ce problème avec une moitié de plan et une poignée de clous rouillés.

— D’une façon ou d’une autre, ça ne me surprend pas, dit Luke.

Ed secoua la tête. Il était lui-même à moitié endormi.

— Pas à cause de ma taille. Parce que j’étais très cruel. J’ai grandi à Crenshaw, à Los Angeles. J’étais l’aîné de quatre enfants. Dans le quartier, ce qui ressemblait le plus à une épicerie était une boutique qui vendait de l’alcool, des tickets de loterie et des boîtes de soupe et de thon. Parfois, ma mère ne pouvait pas garder les lumières allumées.

— Je me suis dit que ça ne pouvait pas continuer comme ça. Il n’était pas juste que nous soyons forcés de vivre de cette façon et j’allais y remédier. À douze ans, j’étais au coin de la rue et j’essayais de gagner de l’argent. À quinze ans, je fréquentais les pires garçons et j’étais pire qu’eux. J’étais tout le temps à la maison d’arrêt pour jeunes délinquants. Je ne résolvais aucun problème.

Ed soupira lourdement.

— Lors de dix de ces nuits, j’aurais pu mourir facilement. Des gens mouraient. J’ai reçu une balle longtemps avant d’aller en Irak, en Afghanistan ou à un de ces autres endroits ultra-secrets où je ne suis pas censé être allé.

Il plissa les yeux et secoua la tête.

— Je me suis retrouvé devant une juge à dix-sept ans. Elle m’a dit que, maintenant, on pouvait me juger comme un adulte. Je pouvais aller en prison pour adultes et y rester longtemps ou je pouvais avoir une condamnation avec sursis et rejoindre l’Armée des États-Unis. C’était à moi de choisir.

Il sourit.

— Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je me suis enrôlé. Aussitôt, dès les premiers cours, le sergent instructeur de l’endroit, un certain Brooks, m’a immédiatement repéré. C’était le sergent-chef Nathan Brooks. Il ne m’aimait pas et a décidé qu’il allait me dresser.

— Y est-il arrivé ? dit Luke.

Il aurait eu du mal à imaginer une telle chose, mais ce n’était pas la première fois qu’il entendait ce genre d’histoire.

— Est-ce qu’il t’a dressé ?

Ed rit.

— Oh, oui. Il m’a dressé, puis il m’a dressé une autre fois, et encore une fois. Jamais on ne m’a dressé aussi durement de toute ma vie. Il me voyait venir de loin. Il avait fait de moi son projet personnel. Il avait dit : « Tu te crois dur, négro ? T’es pas dur. Tu ne sais même pas encore ce que c’est, mais moi, je vais te le montrer ».

— Est-ce qu’il était blanc ? dit Luke.

Ed secoua la tête.

— Non. À cette époque, si un homme blanc me traitait de négro, je le tuais directement. C’était un gars de chez moi, de quelque part en Caroline du Sud. Je ne sais pas. Il m’a cassé en deux et, quand il a fini, il m’a remonté et j’étais un peu mieux qu’avant. J’étais au moins devenu un homme avec lequel les autres gens pouvaient travailler, dont ils pouvaient faire quelque chose.

Il resta silencieux pendant un moment. L’avion traversa une zone de turbulence en tremblant.

— Je n’ai jamais vraiment trouvé la bonne façon de remercier ce gars.

Luke haussa les épaules.

— Eh bien, tu peux encore le faire. Envoie-lui des fleurs. Une carte Hallmark. Je ne sais pas.

Ed sourit, mais avec mélancolie.

— Il est mort depuis peut-être un an. Il avait quarante-trois ans. Il avait passé vingt-cinq ans à l’armée. Il aurait pu prendre sa retraite n’importe quand. Apparemment, il a préféré se porter volontaire pour aller en Irak et on le lui a accordé. Il était dans un convoi qui est tombé dans une embuscade près de Mossoul. Je ne connais pas tous les détails. Je l’ai lu dans Stars and Stripes. Il s’avère qu’il avait beaucoup de décorations. Quand il me plaquait la gueule au sol, je ne le savais pas. Il ne l’avait jamais mentionné.

Il s’interrompit.

— Et je ne lui ai jamais dit ce qu’il représentait pour moi.

— Il le savait probablement, dit Luke.

— Oui. Il le savait probablement, mais j’aurais quand même dû le lui dire.

Luke ne contesta pas le fait.

— Où est ta mère ? dit-il pour changer de sujet.

Ed secoua la tête.

— Encore à Crenshaw. J’ai essayé de la faire déménager près de chez moi, mais elle a refusé de partir. Tous ses amis sont là-bas ! Donc, moi et ma sœur, on a mis la main à la poche et on lui a acheté un petit pavillon à six pâtés de maisons du vieil immeuble minable où nous avions vécu. Tous les mois, une partie de ma paie est consacrée au paiement de l’emprunt immobilier sur cette maison. En plein milieu du même quartier dans lequel je risquais ma vie pour qu’elle puisse le quitter.

Il soupira lourdement.

— Au moins, il y a de la nourriture dans le réfrigérateur et les lumières sont allumées. J’imagine que c’est tout ce qui compte pour moi. Elle dit : « Personne ne viendra m’embêter. Ils savent que tu es mon fils et que tu t’en prendras à eux s’ils le font ».

Luke sourit. Ed l’imita et, cette fois-ci, son sourire fut plus sincère.

— Elle est impossible, l’ami.

Alors, Luke rit et, au bout d’un moment, Ed aussi.

— Écoute, dit Ed. J’aime ton plan. Je crois qu’on pourra y arriver. Deux hommes de plus, ceux qu’il faut …

Il hocha la tête.

— Oui. C’est faisable. Il faut que je dorme un peu plus et, après, j’aurai peut-être quelques idées personnelles, quelques choses à ajouter.

— Bonne idée, dit Luke. Je suis impatient de les entendre. Je préférerais qu’aucun membre de notre équipe ne se fasse tuer là-bas.

— Surtout pas nous, dit Ed.

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