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PROLOGUE
ОглавлениеLe navire à lui seul était une œuvre d’art moderne.
Mesurant seize mètres de la proue à la poupe, il pouvait accueillir confortablement jusqu’à quatorze hommes alors que trois suffisaient à le faire naviguer efficacement. Il contenait à son bord deux moteurs à double étalonnage combinés pour un total de quatorze cents chevaux et d’une vitesse de pointe atteignant les deux cent quarante kilomètres par heure. Équipé d’une technologie furtive, il était pratiquement invisible aux radars, aux sonars, aux infrarouges et à presque toute autre forme de détection électromagnétique. Sa coque était pourvue d’un revêtement réfléchissant qui, en y regardant de plus près, présentait un aspect argenté lui donnant une apparence presque fluide, imitant ainsi le mouvement de l’eau dans lequel il baignait lorsqu’il était au repos, amarré. Cependant, au-delà de trois cents mètres, il n’apparaissait plus que comme un simple flou nébuleux, une vague de chaleur peut-être, un reflet de l’océan, ou encore un mirage.
C’était la raison pour laquelle il portait le nom de Banjjag-Im, ou, dans l’adaptation de son coréen natal à l’anglais, langue que partageait l’équipage multiculturel, il était tout simplement appelé Glimmer (Lueur).
Et pourtant, en dépit de tous ses outils et accessoires, le Glimmer n’était qu’un simple vaisseau, non seulement au sens maritime du terme, mais également dans sa définition littérale de transporteur, un simple moyen d’acheminement d’un trésor bien plus grand. À la manière d’un coffre doré ou un d’un écrin à bijoux, ce que renfermait le Glimmer, caché derrière les formes incurvées de sa coque, enfoui sous une trappe automatisée en aluminium et relié à un ascenseur hydraulique, c’était le véritable chef-d’œuvre, le magnum opus de ceux qui connaissaient son secret.
Park Eun-ho se considérait comme incroyablement chanceux de pouvoir être des leurs. À l’âge de vingt-neuf ans, il était le plus jeune de l’équipage d’environ dix ans, mais son travail en théorie balistique du plasma était indispensable au projet qui ne serait, dorénavant, plus théorique. Cette simple pensée lui donnait le vertige, même s’il faisait de son mieux pour n’en rien montrer et maintenir la solennité qu’affichaient ses collègues. Il devait bien admettre, même si ce n’était qu’à lui-même, que son intérêt pour le domaine avait initialement été engendré par les jeux vidéos. Devant les autres, il pouvait disserter pendant des heures sur l’influence que la science-fiction avait sur le monde réel – des téléphones mobiles, écrans tactiles, réalité virtuelle, intelligence artificielle, aux boissons énergétiques – tous ces rêves qui semblaient impossibles mais qui devinrent réalité à force de persévérance.
Il avait été recommandé par son mentor, le Dr Lee de l’Université de Séoul et, pendant les tous premiers mois, Eun-ho n’avait eu pratiquement aucune idée de ce sur quoi il travaillait, si ce n’est, en raison de la charge de travail exigée et, évidemment de la nature de ses recherches, qu’il s’agissait d’une arme. Au final, les résultats des travaux de recherche avaient nécessité une mise en commun et, à cette occasion, les nombreux ingénieurs qui avaient travaillé d’arrache-pied à ce projet top-secret avaient été conviés.
Eun-ho découvrirait plus tard que seuls deux hommes avaient été mis dans la confidence de l’intégralité des détails du projet : un général du Ministère de la Défense Nationale et un politicien haut placé proche du président, tous deux membres du gouvernement de ce qu’il nommait Hanguk (Corée, dans la forme romanisée de sa langue natale quand on parlait anglais), le pays que l’Occident appelait Corée du Sud. Eun-ho ne les avait pas rencontrés, de même qu’ils n’avaient pas embarqué en compagnie des douze hommes dont faisait partie Park Eun-ho, à bord du Glimmer pour son voyage inaugural.
C’était un privilège qu’une infime partie de lui regrettait.
Ils avaient quitté la rive sud-ouest presque trois heures auparavant, durant ces heures étranges qui, selon la perspective, pouvaient être considérées comme très tard dans la nuit ou très tôt le matin. Lorsqu’il ne naviguait pas, le Glimmer était abrité sous un hangar bâti sur une étendue de plage rocheuse et encerclé par des panneaux avertissant les touristes que la zone était truffée de mines terrestres non explosées, datant de la guerre de Corée (ce qui, évidemment, n’était pas vrai). Sous couvert de la nuit, les douze hommes avaient embarqué sur le vaisseau miracle pour rejoindre l’océan Pacifique Nord en maintenant une vitesse fort peu impressionnante durant les premiers quatre-vingts kilomètres. Le Glimmer était véritablement indétectable, mais ils ne voulaient toutefois prendre aucun risque quant aux satellites de surveillance américains ou aux espions de leurs voisins du Nord, le pays qui continuait de s’autoproclamer les Choson.
Ce sur quoi Eun-ho avait de vagues regrets ne concernait ni l’heure ni les circonstances de leur départ, mais plutôt la période de l’année ; début février il faisait assez froid mais, sur l’océan, le froid devenait mordant. Le vent glissait aisément le long de la coque profilée du navire et lui cinglait sauvagement le visage. Les éclaboussures occasionnelles de l’océan glacé lui piquaient les joues. Les moteurs étaient étonnamment silencieux, ressemblant plus à un bourdonnement sous ses pieds qu’à un son audible, même si l’on pouvait partiellement attribuer cela au fait qu’il avait fermement rabattu la capuche de son anorak doudoune sur sa tête. Même si les machines ne faisaient presque aucun bruit, l’équipage n’en était pas moins sombre et silencieux, comme si l’excursion nécessitait une sorte de révérence. Parmi eux se trouvaient des chercheurs, des experts, des docteurs aux spécialisations scientifiques variées, dont Eun-ho n’avait pas la moindre idée et qu’il n’était pas autorisé à demander. Même leurs identités complètes n’étaient pas connues ni des uns ni des autres. Pour ses onze camarades, Eun-ho était tout simplement « Park », dont la prononciation anglicisée de ses compagnons non-Coréens l’agaçait légèrement. Dans sa langue maternelle, son nom se prononçait plutôt comme « Bahk ».
Il ne prenait pourtant pas la peine de les corriger.
À sa gauche, sur la banquette rembourrée près de la poupe du Glimmer, se trouvait un homme qu’il connaissait sous le nom de Sun, un collègue chercheur coréen que Eun-ho aurait pu croire charpentier ou pratiquant un tout autre métier manuel, en raison de l’état calleux de ses doigts et de ses articulations noueuses. À sa droite se trouvait un Européen à la mâchoire carrée et rasée de près, aux cheveux blonds dorés impeccablement coiffés et gominés de gel que même le vent glacial n’avait pas réussi à ébouriffer. Il était difficile de deviner son âge ; il pouvait aussi bien être un trentenaire aux traits marqués qu’un quarantenaire bien conservé ou avoir n’importe quel âge entre les deux. Il parlait rarement et, lorsqu’il le faisait, c’était d’une voix douce. Eun-ho supposait qu’il devait être néerlandais. Cependant, l’élément le plus frappant dans l’apparence de l’Européen était le pistolet anguleux d’un noir mat qui reposait sur sa hanche, fermement fixé dans son holster assorti en nylon. En dépit du fait qu’il se trouvait presque littéralement assis sur une des armes les plus puissantes et révolutionnaires au monde, la vision du pistolet sur la hanche de l’homme était bien plus troublante.
« Excusez-moi », lui demanda en anglais Eun-ho en couvrant les rugissements du vent. Son anglais était excellent ; il l’étudiait depuis qu’il avait sept ans. « À quoi cela vous sert-il ? »
L’Européen le regarda sans ciller : « Sécurité ».
Ah. Finalement, il n’était pas néerlandais. Sa voix, qu’il avait dû forcer pour parler de manière audible malgré le vent, était lourde de consonnes et, à l’oreille d’Eun-ho, ressemblait à de l’allemand.
Malgré tout, cette réponse n’était pas entièrement satisfaisante. Quels besoins, en termes de sécurité, avaient-ils ici, à presque cinq cents kilomètres au sud-ouest du Japon ? Personne ne savait qu’ils se trouvaient ici. Personne ne les recherchait. Le Glimmer était presque invisible.
Peut-être, pensa Eun-ho, est-ce dans l’éventualité où quelqu’un aurait des remords quant à ce que nous venons de créer. Il jeta un coup d’œil aussi désinvolte que possible sur les visages rouges et gercés de ses collègues. Est-ce que quelqu’un parmi eux pourrait changer d’avis à la vue de la puissance destructrice de l’arme ?
Comme pour répondre à cette question, le gémissement des moteurs diminua et le bateau ralentit. Eun-ho sentit un frisson lui parcourir l’échine qui n’était dû ni à l’eau glacée ni au froid mordant. Le soleil se levait à l’horizon, transformant les eaux sombres en bleu et ornant le ciel de stries roses.
« Messieurs. » L’homme que l’on appelait Kim, seulement Kim, se tenait près de la proue. Il les salua de ses mains gantées et répéta cette phrase en anglais au profit de leurs amis non coréens. Ses petites lunettes rondes et ses tempes dégarnies faisaient de lui un véritable stéréotype du scientifique dédié à la fabrication d’armes tels ceux qu’Eun-ho pouvait trouver dans ses romans de science-fiction. « Aujourd’hui est un jour capital. Il marque l’aboutissement de deux années de travail collectif acharné. Il est regrettable que si peu de personnes puissent assister à cet événement. Toutefois, soyez assurés, mes amis, que l’histoire se souviendra de vos noms !« Seulement si cette satanée machine fonctionne », grommela Sun dans sa barbe.
Eun-ho retient un gloussement.
« Allons-y », déclara Kim. Il fit un signe de tête à un autre, qui se tenait devant un panneau de commandes complexes piloté par trois personnes, juste derrière la colonne de direction du Glimmer et séparé du reste du bateau par un pare-brise épais que Eun-ho savait à l’épreuve des balles. L’homme inséra une clé dans une fente, la tourna et saisit un code à quatre chiffres sur le clavier tactile.
Les portes en aluminium au centre du navire s’élevèrent avec un lourd vrombissement, s’ouvrant vers l’extérieur comme une paire de portes Bilco. Un bourdonnement plus profond résonna lorsque l’ascenseur métallique fut activé. En quelques instants, l’arme sortit des entrailles du Glimmer telle une apparition angélique. C’était un spectacle magnifique à contempler.
Même les experts les plus pointus en la matière diraient qu’un canon à plasma est, au mieux de la théorie, au pire un rêve farfelu, et pourtant, ils en avaient construit un. Après deux ans d’un travail acharné vingt-quatre heures sur vingt-quatre de la part de quelques-uns des esprits les plus brillants que les mondes oriental et le monde occidental aient connu, de mariages brisés, de vies personnelles jetées aux oubliettes et d’un budget absolument indécent, une arme que l’on pensait ne jamais voir le jour venait de naître.
Dressée sur toute sa hauteur sur l’ascenseur hydraulique, l’arme dépassait la coque du Glimmer d’environ trois mètres. Les deux rails parallèles qui composaient essentiellement le « canon » de l’arme mesuraient six mètres de long, une paire d’électrodes ultra-résistantes le long desquelles une armature de particules ionisées de type gazeux glisserait à une vitesse supérieure à environ sept fois celle du son. La portée de tir effective du canon, pour autant que ses modèles prédictifs puissent le dire, était de deux cent quarante à trois cent vingt kilomètres.
Les paroles de Sun résonnaient dans la tête de Eun-ho. Seulement si cette satanée machine fonctionne. Bien sûr, tous les systèmes qui composaient le canon à plasma avaient leur importance et formaient un tout, mais il aimait à penser que son travail était sans nul doute le plus important ; après tout, si l’arme ne pouvait pas tirer de projectile à plasma, elle serait parfaitement inutile.
Il n’était pas superstitieux, et pourtant, il croisa les doigts.
« Regarde », lui marmonna Sun tandis qu’il lui présentait une paire d’épaisses jumelles noires.
Eun-ho les saisit en hochant la tête. « Où ? »
Sun lui montra du doigt, et Eun-ho regarda dans la direction qu’il lui indiquait. Il pouvait à peine la voir, telle une ombre vague à travers le soleil encore levant. C’était une barge à ordures de soixante-dix mètres de long où s’entassaient des déchets en provenance de Séoul. Elle n’avait pas d’équipage à son bord et les quelques faibles lumières autour de son périmètre étaient les seuls avertissements qu’un quelconque navire pourrait recevoir pour éviter une collision. La barge était amarrée depuis trois semaines à présent, à cet endroit précis et dans ce but précis.
Elle ne se trouvait qu’à dix-huit kilomètres. Le test d’aujourd’hui était un voyage inaugural pour ainsi dire, non pas pour tester l’étendue des possibilités du canon, mais pour s’assurer de son efficacité, de sa précision et de sa puissance – et surtout, comme l’avait si justement souligné Sun, que cette satanée machine fonctionne bien.
« Prêt », déclara Kim.
Le canon à plasma prit vie dans un craquement sourd. Eun-ho savait qu’il lui fallait huit secondes pour préparer sa charge, délai durant lequel l’opérateur entrait habilement les coordonnées et, en quelques secondes seulement, l’arme corrigeait automatiquement sa trajectoire afin d’atteindre sa cible.
« Prêt », répéta l’homme derrière la console.
Kim jeta un regard à ses collègues qui attendaient dans l’expectative. Alors, en hochant brièvement la tête, il dit : « Feu ! »
Tout alla si vite que Eun-ho n’eut pas le temps de réaliser ce qu’il se passait. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, une étincelle de plasma bleu se mit à danser le long des électrodes du canon. Ce fut terminé tout aussi rapidement. Il n’y eut pas de craquement strident, pas de boum sonore, pas de bourdonnements aigus dans les oreilles. Il y eut un simple son étrange – comme un zoum ! – et une microseconde de plasma bleu. À peine plus qu’un flash.
Et l’instant d’après, à dix-huit kilomètres de là, la barge explosa. Même à distance, la force de l’explosion le fit tressaillir. Un instant, on apercevait à peine la barge à l’horizon même avec les jumelles et, l’instant d’après, il y eut un arc de feu ardent dans le ciel en une explosion de morceaux qui volèrent sur des centaines de mètres dans toutes les directions, éclairant les premières heures matinales.
Quelques secondes après, ces morceaux enflammés crépitèrent avant de sombrer dans les eaux glaciales de l’Océan Pacifique Nord.
En de telles circonstances, beaucoup de grands hommes avaient eu la clairvoyance de préparer un discours pour l’occasion, sachant, ou tout du moins suspectant, que leurs mots seraient rapportés aux générations futures dans les livres d’histoire, ou déversés sur Internet, ou, au pire, consignés par une des personnes présentes. Cependant, Eun-ho n’avait rien préparé de tel et, à ce moment précis, il ne réussit à prononcer qu’une syllabe étouffée.
« Ho ! »
Le test s’était particulièrement bien déroulé. Cette satanée machine fonctionnait à la perfection. À l’endroit où s’était trouvée la barge quelques instants auparavant, on ne voyait à présent rien d’autre que les eaux bouillonnantes. La force destructrice du canon à plasma était immense, pas tout à fait celle d’une ogive, mais ce n’était pas une arme explosive. C’était une arme tactique, précise ; ses objectifs étaient plus petits, plus stratégiques et pouvaient même être mobiles. Le canon à plasma serait des plus aptes à couler des navires, à abattre des avions, ou même à contrer des missiles. La capacité qu’il avait à corriger automatiquement sa trajectoire presque instantanément et la vitesse du projectile à plasma de Mach 7 le rendaient virtuellement indestructible. Son seul défaut ne résidait que dans les huit secondes de chargement qui étaient nécessaires avant de pouvoir tirer et, quand bien même, c’était un pâle défaut quand on le comparait aux missiles à longue portée, torpilles ou autres canons de cuirassés. Sa taille relativement petite lui procurait une plus grande mobilité et ses capacités de furtivité le rendaient presque invisible aux yeux de l’ennemi, même à proximité.
Le canon à plasma pourrait révolutionner l’aspect des conflits militaires modernes, même si ce n’était pas son but premier, du moins, ce n’était pas ce que l’on avait dit à Eun-ho et ses collègues. Malgré les nombreux milliards dépensés pour la création de cette arme (la Corée du Sud possédait le dixième budget militaire le plus élevé au monde), ils en produiraient cinq de plus. De cette façon, la demi-douzaine de canons à plasma protégeraient la frontière qui les séparait de leur voisin du Nord, mais les protégeraient aussi de n’importe quel ennemi ou envahisseur potentiels. Ils ne cherchaient pas à devenir une plus grande puissance militaire ou à détruire quiconque qui ne soit pas un agresseur ; il s’agissait de protection, d’assurer la sécurité de leur peuple et rien de plus.
Et il était, lui, Eun-ho Park, parmi ceux qui étaient responsables du bien-être et de la sécurité de son peuple. Il avait contribué à rendre une telle chose possible. Même le vent mordant de février en provenance de l’océan ne pouvait gâcher l’immense sentiment de fierté qui l’étreignait.
« Dr Kim ! » s’écria brusquement l’homme derrière la console. « Un bateau ! »
La tête d’Eun-ho pivota rapidement en direction du cri de détresse et ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il s’aperçut que l’homme ne regardait pas l’écran radar de sa console, mais désignait quelque chose par-delà la proue. Un bateau s’approchait en effet, à moins de quinze cents mètres et bondissait sur les crêtes à pointes blanches tandis que sa distance s’amenuisait.
Ils avaient tous été distraits par la démonstration et en avaient oublié de rester vigilants. Ils avaient supposé qu’ils étaient en sécurité.
« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » grogna Dr Kim. « Qui…? »
Eun-ho se rendit compte qu’il tenait toujours dans ses mains les jumelles de Sun. Il les souleva à hauteur de son visage et les ajusta. Il ne s’y connaissait pas trop en bateaux, mais suffisamment pour savoir que celui qui était à l’approche n’était pas militaire et pas aussi récent que l’était le Glimmer. La coque ébréchée et décolorée témoignait d’une certaine usure… et étaient-ce des impacts de balles qu’il apercevait sur son flanc ?
Il regarda sur le pont et laissa presque échapper un cri d’étonnement. Les hommes qui y étaient rassemblés portaient des vêtements adaptés au froid, mais les zones exposées de leur peau sombre laissaient supposer qu’ils étaient Africains. En outre, les armes qu’ils tenaient fermement dans leurs mains indiquaient clairement que leurs intentions étaient tout sauf amicales.
Eun-ho n’était pas un spécialiste des bateaux mais, en revanche, il s’y connaissait bien en armes, suffisamment en tout cas pour reconnaître un AK-47 lorsqu’il en voyait un.
« Monsieur », dit-il docilement à Kim. « Je ne sais pas comment dire ça, mais je crois que ce sont… des pirates. »
« Donnez-moi ça ! » s’exclama Kim en lui arrachant les jumelles des mains. Les joues imberbes du docteur s’affaissèrent légèrement tandis qu’il gardait les yeux rivés aux jumelles.
Bien sûr, ils avaient tous entendu des histoires sur ces pirates des temps modernes, tout particulièrement ceux en provenance de Somalie, mais cela ne concernait que certaines zones territoriales ; leurs victimes étaient celles qui naviguaient dans le golfe d’Aden, la mer d’Arabie et certainement pas dans le Pacifique Nord où ils se trouvaient à des milliers de kilomètres de leur territoire de chasse.
L’Allemand se tenait debout à présent, son regard perçant fixé au-delà de la proue du navire. Il défit l’attache de l’étui en nylon qu’il portait à la taille et en sortit son arme avec une fluidité telle qu’on aurait pu imaginer qu’elle venait tout juste d’apparaître dans sa main.
Ce fut Sun qui prit la parole.
« Pointez l’arme sur eux. »
Dr Kim lui lança un regard de totale incrédulité : « Est-ce que vous êtes devenus fous ? Vous voulez qu’on les tue tout simplement ?
– Ils ont des armes, murmura l’Allemand, des fusils d’assaut.
– Ils ont tout vu, insista Sun. Ils nous ont vus tirer avec le canon et ils veulent le récupérer. Pas de doute possible. Visez-les. »
Une boule de panique vrilla les entrailles de Eun-ho. C’était assez étrange de penser qu’en dépit de tout le temps qui avait été consacré à ces recherches, il n’avait pourtant jamais envisagé que cette arme de génie puisse être utilisée pour supprimer des vies. Qu’il en serait partie prenante. Que ses propres mains avaient permis la construction de ces projectiles. À présent, ils étaient là, confrontés à une menace bien réelle et avec très peu d’échappatoires possibles.
« Vous avez quinze secondes pour vous décider, déclara l’Allemand avec son accent âpre et d’une voix tonitruante qu’il ne lui connaissait pas.
– Non, déclara Kim fermement. Nous pouvons les distancer aisément. Mettez les moteurs en marche !
– Nous devons d’abord abaisser l’arme… balbutia l’homme à la console.
– Eh bien allez-y ! hurla Kim. Maintenant, vite !
– Mais ils ont tout vu ! insista Sun encore une fois.
– Dix secondes », intervint l’Allemand. »
Une salve de tirs automatiques déchira l’air, si forte et nette au-dessus de l’océan que Eun-ho porta instinctivement ses mains sur son crâne. Il ressentit le vrombissement de l'ascenseur hydraulique descendant le canon à plasma au fond des entrailles du Glimmer. Il entendit les cris, d’abord ceux paniqués et suppliants de certains de ses collègues, puis d’autres, gutturaux, furieux et inintelligibles à son oreille, une langue qui n’était ni le coréen, ni l’anglais, ni le mandarin que Eun-ho parlait aussi couramment, mais qui semblait à la fois furieuse, exigeante et terriblement menaçante.
Lorsqu’il osa à nouveau regarder, l’esquif des pirates – car il était désormais arrivé à la conclusion qu’il s’agissait bien de pirates – s’était rapproché et avait ralenti pour se positionner perpendiculairement à la proue du Glimmer de sorte qu’il ne pouvait désormais plus avancer.
« Renversez les gaz, maintenant ! » glapit Kim tandis que la trappe se refermait sur le canon.
L’homme à la console enveloppait sa main sur la manette des gaz lorsqu’une détonation brusque et soudaine fit sursauter Eun-ho. La tête du pilote fut projetée sur la droite tandis qu’un nuage de brume rouge se déversait sur la mer derrière lui.
L’Allemand abaissa son pistolet. Le silence et l’incrédulité qui suivirent le moment étaient écrasants ; l’homme de la console s’affaissa sur le pont. Les pirates observaient la scène. Les collègues d’Eun-ho restaient, eux, parfaitement immobiles. Ses jambes se tétanisèrent, si pesantes qu’elles semblaient s’être enracinées au pont du navire.
Dans ce moment de flottement, l’Allemand se tourna et sans la moindre émotion tira une seconde balle en pleine tête du Dr Kim.
Cela les fit sortir de leur torpeur. Plusieurs crièrent. Deux autres se précipitèrent en avant, Sun et un autre homme, Bong, si Eun-ho se rappelait correctement. Ils se jetèrent sur l’Allemand mais celui-ci pivota et, au lieu de s’embêter avec son pistolet, il leur asséna un grand coup de coude qui vint s’écraser sur le nez de Sun avec un craquement sinistre ; la tête de celui-ci fut projetée en arrière et le sang qui en jaillit en arc de cercle vint maculer la parka d’Eun-ho. Avec la même fluidité dont il avait fait preuve pour décocher son arme, l’Allemand fit tourner le pistolet dans sa paume, l’agrippant par le canon et asséna un coup à Bong juste derrière la mâchoire avec la crosse.
Les jambes d’Eun-ho s’affaissèrent, ses genoux se dérobèrent et percutèrent lourdement le pont, lui provoquant une onde de douleur dans tout le corps. Deux autres coups de feu furent tirés, pop-pop en une rapide succession et, même les yeux fermés, il reconnut le son révélateur de deux corps qui s’écroulaient.
Il y eut un splash, puis un autre, des collègues qui, entre la fuite, la lutte ou l’immobilisme avaient choisi la fuite. Cependant, alors que la terreur s’était emparée de lui, Eun-ho se dit que cette option revenait au même que l’immobilisme. En effet, en plein mois de février dans les eaux glacées du Pacifique Nord, ils seraient immobiles pour l’éternité en moins d’une minute.
Pop.
Pop-pop.
Ce n’était pas le son déchirant des rafales automatiques que l’on entendait, mais les simples détonations du pistolet noir mat. Ce n’étaient pas les pirates qui faisaient feu, réalisa-t-il alors, ils patientaient. Ils attendaient patiemment que tout soit fini pour s’emparer du canon. L’Allemand les avait trahis. L’homme responsable de leur sécurité était celui qui avait causé leur perte.
Quand finalement Eun-ho rassembla suffisamment de courage pour ouvrir de nouveau les yeux, le pont du Glimmer était maculé de sang par endroits et blanc immaculé en d’autres. Quatre des pirates africains étaient montés à bord, se mettant à deux afin de balancer les corps de ses collègues par-dessus bord.
L’Allemand était debout derrière lui, tenant négligemment son pistolet dans la main gauche comme s’il s’agissait d’un simple accessoire.
« Pourquoi ? » demanda Eun-ho, ou tout du moins essaya-t-il, mais tout ce qui réussit à sortir de sa bouche fut un son étouffé pareil à un sifflement.
« Un simple jeune homme », murmura l’Allemand, de cette voix douce, celle qui avait fait croire à tort à Eun-ho qu’il pouvait être hollandais, « mais ce sont souvent les jeunes hommes qui souffrent le plus dans ce genre de situation. »
Eun-ho ne put s’empêcher de sursauter légèrement lorsqu’il sentit le canon du pistolet pressé contre sa tempe. Il ferma de nouveau les yeux. La brise était fraîche, mais le soleil matinal venait agréablement caresser son visage.