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CHAPITRE UN

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Zéro était allongé à plat ventre sur une congère, espérant être à la fois suffisamment au ras du sol et suffisamment éloigné du chalet pour ne pas être visible tandis, que le soleil se couchait sur la prairie. Il maudit son manque de prévoyance – il aurait dû porter du blanc ; sa veste synthétique doublée de molleton était beige, une couleur assez proche en théorie, mais se détachant sans aucun doute sur le blanc pur de la neige. La cagoule qui lui recouvrait le visage était quant à elle noire car, eh bien, il était difficile d’en trouver une qui ne le soit pas, surtout dans des délais aussi brefs.

Il porta une nouvelle fois les jumelles à ses yeux et scruta le chalet au loin. Toujours aucun mouvement. Pourtant, il savait qu’il se trouvait au bon endroit ; la question était de savoir si oui ou non la cible se trouvait actuellement à l’intérieur.

Zéro aurait aimé être mieux équipé. Il n’avait qu’une vague idée de ce qui l’attendait et tout cela ne lui disait rien de bon. Il portait ses vêtements pour temps froid. Il avait les jumelles. Il avait une arme, un petit Walther PPK argenté avec un canon trois pouces trois et une capacité de six coups. Beaucoup croyaient que la série PP signifiait « pistolet de poche » car ces armes se dissimulaient facilement mais, en réalité, ces initiales correspondaient à Polizeipistole – littéralement, « pistolet de police » – ce qui était rendu d’autant plus amusant qu’il était actuellement dissimulé dans la poche droite de sa veste.

Zéro n’avait ni radio, ni détecteur de mouvements, ni dispositif d’écoute, pas même un téléphone. La CIA pourrait le localiser grâce à son téléphone… ou, bien plus dangereux encore, sa fille Maya pourrait le localiser avec son téléphone. Elle n’avait pas cru une seule seconde qu’il se rendait chez un neurologue en Californie pour la blessure qu’il avait subie à la main quelques années auparavant. Comme d’habitude, elle avait raison.

Zéro ne se trouvait pas en Californie. Il ne se trouvait même pas aux États-Unis. Au lieu de cela, il était allongé à moitié enseveli sous un amas de neige dans un coin reculé du Nord-Est de la province Saskatchewan, au Canada. Parce qu’il ne pouvait compter que sur l’utilisation de cartes papier et de stylos, il n’avait qu’une vague idée de l’endroit où il se trouvait. Le paysage qui l’entourait ne se résumait qu’à une vaste bande de prairie qui s’étalait à perte de vue, seulement entachée par la neige que des bourrasques avaient arrangée çà et là en congères et par de rares arbres décharnés.

Et bien sûr, il y avait le chalet.

Il se trouvait à environ cinq cents mètres de lui, une modeste construction modulaire de plain-pied qui ne semblait ni ancienne ni moderne. Il avait à peu près la taille et la forme d’un semi-remorque (sur lequel, supposait Zéro, on l’avait transporté jusqu’ici) et avait été déposé sans plus de cérémonie sur une fondation en parpaings, dont certains s’étaient affaissés sous son poids, le faisant pencher légèrement d’environ trois degrés.

Sur le côté est du chalet, Zéro pouvait apercevoir une citerne en acier inoxydable, certainement destinée à collecter la neige fondue et les eaux souterraines. Même à cette distance, il pouvait entendre le faible ronronnement du générateur diesel et n’arrivait pourtant pas à l’apercevoir d’où il était. On distinguait par ailleurs, très clairement, deux panneaux solaires sur le toit. Le chalet était petit, auto-suffisant et presque complètement introuvable.

Enfin, presque, sinon, il ne l’aurait jamais trouvé.

Après ce qui lui parut des heures, le soleil se coucha finalement derrière l’horizon, obscurcissant suffisamment la plaine pour que Zéro puisse sortir de sa tanière. Il en était reconnaissant car, avec la tombée de la nuit, la température avait chuté et le froid était mordant malgré les précautions qu’il avait prises pour s’en prémunir. La partie nord du Saskatchewan était tout sauf clémente au mois de février.

Avant de se diriger prudemment vers le chalet, il procéda à une rapide vérification mentale. C’était un exercice qu’il avait commencé à pratiquer quotidiennement, puis presque toutes les heures, et ce rituel, devenu comme une seconde nature, lui permettait de s’assurer que sa mémoire ne commençait pas à lui faire défaut ou à se détériorer. Tout d’abord, il pensait à ses filles, Maya et Sara, qui avaient respectivement dix-huit et seize ans. Il visualisait leur nom, leur visage, leur âge, le son de leur rire. Ensuite, il pensait à Maria Johansson, ses cheveux blonds lui descendant en cascade le long du dos et ses yeux d’une teinte gris ardoise qui, d’une certaine façon, réussissaient à paraître vifs et froids en même temps. Pour finir, il pensait à Kate, sa femme.

« Kate. » En fait, il avait murmuré son nom à voix haute, plus comme un mantra qu’autre chose, comme un Amen ponctuant une brève prière ; son nom avait été la première chose qu’il avait oublié lorsque les défaillances latentes de sa mémoire avaient commencé à se manifester. Il revoyait son visage, son odeur, son rire et le petit sifflement qu’elle émettait lorsqu’elle fulminait. Il se souvenait qu’elle avait été assassinée par un ancien agent de la CIA nommé John Watson, un homme que Zéro avait, par le passé, considéré comme étant son ami. Un homme qui s’était enfui et dont on avait perdu toute trace depuis que Zéro avait décidé de l’épargner.

Alors, il avança doucement et prudemment en direction du chalet, sur la pointe des pieds et balançant son poids à chacun de ses pas. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour les traces qu’il laissait dans la neige mais, au moins, il pouvait essayer d’éviter le crissement à chacun de ses pas.

Son rituel, sa « vérification mentale » comme il l’appelait, était un peu plus important que de s’assurer qu’il n’avait pas de simples trous de mémoire. Huit semaines auparavant, il avait consulté un neurologue suisse, le D. Guyer, le même homme qui lui avait auparavant implanté le suppresseur de mémoire, et qui lui avait annoncé de funestes nouvelles. Il l’avait informé que sa mémoire continuerait de se dégrader à un rythme inconnu jusqu’à disparaître complètement et les dommages infligés à son système limbique finiraient, selon toute vraisemblance, par le tuer.

Tout cela était en grande partie la raison pour laquelle il surveillait un chalet dans un coin isolé du Saskatchewan en pleine nuit et au beau milieu de l’hiver. Il avait besoin de tout reprendre depuis le début et de trouver quelqu’un qui pourrait lui fournir des réponses. Du moins, il l’espérait.

Il s’arrêta à une cinquantaine de mètres de l’habitation, posa un genou à terre et demeura ainsi pendant plusieurs minutes dans un silence complet en observant ce qui se passait. De là où il se trouvait, Zéro n’aperçut aucune lumière dans le chalet. Peut-être pour économiser de l’énergie ? Ou bien, les fenêtres étaient-elles recouvertes de planches en bois ? Ou peut-être n’y avait-il personne dans la maison. Toutefois, il pouvait entendre le ronronnement du générateur Diesel un peu plus nettement à présent. S’il n’y avait vraiment personne à l’intérieur, pourquoi était-il en marche ?

Zéro se hissa sur la pointe des pieds et reprit sa marche. Même de nuit, il pouvait voir la façade extérieure du chalet et ne remarqua ni caméra, ni détecteur, ni tourelles automatiques armées qui le déchireraient en lambeaux à la seconde même où il entrerait dans leur champ de vision. Aussi ridicule que cela puisse paraître, connaissant sa cible, ses craintes étaient bel et bien justifiées.

Il réalisa alors que sa main s’était automatiquement glissée dans la poche de sa veste et avait agrippé son PPK. Il le relâcha. Il n’aurait pas besoin de son arme, pas ici. Il ne l’avait apportée que par simple mesure de précaution. Cependant, tandis que Zéro atteignait la porte d’entrée du chalet, il était vaguement conscient que sa minutieuse planification s’arrêtait là. Il avait imaginé ce scénario des centaines de fois, notamment durant les dernières heures qu’il avait passées allongé sur la congère et, pourtant, il n’avait aucun moyen de savoir avec certitude ce qui l’attendait derrière cette porte. S’il s’était agi d’un assaut, les choses auraient été bien plus simples ; généralement, il surgissait à l’intérieur, arme au poing et prêt à affronter n’importe quelle situation. Il tirait en premier et posait des questions ensuite.

Cette fois-ci, cependant, il tourna simplement la poignée de la porte. Elle s’ouvrit facilement, car elle n’était pas fermée à clef. Il poussa la porte et enjamba le seuil prudemment. Comme il l’avait soupçonné depuis l’extérieur, la cabane était entièrement plongée dans le noir. Pourtant, le générateur vrombissait quelque part derrière lui.

C’est un piège.

Son cerveau eût à peine le temps d’enregistrer le message qu’il avait déjà fait un autre pas à l’intérieur. Une dalle sous son poids s’enfonça légèrement, pas plus de cinq ou six millimètres.

Une plaque de pression.

Zéro se figea.

« Je ne relèverais pas ce pied si j’étais toi. » La voix lui était familière et pourtant lui semblait venir de toute part, comme si elle provenait d’un microphone multi-directionnel. « Lève les mains, s’il te plaît. »

Zéro fit ce que la voix lui ordonnait. « Je ne suis pas armé », dit-il d’une voix rendue serrée et rauque pour avoir passé des heures de silence dans le froid dehors.

« Si, tu l’es », le contredit simplement l’ingénieur. « Tu viens de passer environ quatre heures, allongé derrière une congère. Des caméras dissimulées dans deux des arbres étaient braquées sur toi. Le gros rocher que tu as dépassé il y a une centaine de mètres était en réalité un scanner corporel. Tu as un pistolet caché dans la poche droite de ta veste. Garde les mains levées et les piedsàterre. »

Une lumière s’alluma et une LED blanche aveugla Zéro. Derrière celle-ci, une silhouette provenant d’une petite pièce arrière apparut.

« Bixby », prononça Zéro.

La silhouette se figea.

Lentement, Zéro porta les mains à sa tête et fit ce qu’il aurait dû faire avant même d’entrer dans le chalet. Il saisit le tissu de sa cagoule et la retira. Ses cheveux étaient emmêlés et des mèches égarées étaient collées sur son front par la sueur.

« Oh », s’exclama Bixby. La déception dans sa voix était palpable. « Je ne pensais pas qu’ils t’enverraient, toi, mais je suppose que j’aurais dû m’en douter.

– Ce n’est pas le cas », insista Zéro calmement, les deux mains levées au niveau de ses oreilles. « Je te jure que ce n’est pas le cas. Personne ne m’a envoyé ici. Je suis venu ici de mon propre chef et je suis seul. »

Bixby fit un pas en avant, en veillant à rester suffisamment à distance pour ne pas se faire attraper mais suffisamment proche pour que Zéro puisse le voir, à la limite du halo lumineux émis par la LED. La dernière fois que Zéro avait vu l’ingénieur et inventeur excentrique de la CIA, Bixby portait alors une chemise en soie douce violette sous un gilet noir à trois boutons. Il arborait toujours ses lunettes de marque à monture d’écaille mais ne portait qu’un simple tee-shirt en flanelle et un jean. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours et sa barbe grise naissante allait de pair avec la couleur poivre et sel de ses cheveux qui semblaient avoir été peignés à la hâte, plus par habitude et hygiène que par souci du résultat.

Il avait des poches sous les yeux et sa peau était un peu jaunâtre. Zéro n’avait pas de mal à imaginer que Bixby n’avait pas dû beaucoup dormir ces deux derniers mois alors qu’il tentait d’échapper à la CIA.

« Comment puis-je être sûr que tu me dis la vérité ? demanda prudemment Bixby.

– Tu as bien dit que tu m’avais scanné non ? Si je suis armé, c’est par simple mesure de précaution. » Lorsqu’il prononça cette excuse à voix haute, il réalisa à quel point elle semblait ridicule, surtout pour un homme qui pensait que Zéro était là pour le tuer. « Je n’ai pas de téléphone. Pas de radio. Pas de traceur GPS. Tu l’aurais vu. »

Bixby haussa légèrement les épaules. « Fais mieux.

– On est amis.

– On l’était.

– On l’est », répliqua catégoriquement Zéro. Il pouvait voir dans les yeux de l’homme plus âgé que celui-ci souhaitait vraiment pouvoir le croire. Combien de fois Bixby l’avait-il préparé en vue d’une opération ? Combien de mauvaises blagues avaient-ils échangées ? La seule pensée que Zéro se trouvait ici pour l’assassiner était risible, du moins pour lui, mais Bixby ne pouvait pas être trop prudent. Pas après ce qu’il avait fait.

Deux mois plus tôt, Zéro et son équipe avaient empêché une bande de mercenaires chinois et leur chef russe de faire exploser un réacteur nucléaire d’une des installations de Calvert Cricks. Bixby les avait aidés en réalisant des modifications sur une machine appelée OMNI, un supercalculateur de la CIA capable d’espionner n’importe quel téléphone portable, tablette, ordinateur, radio ou tout autre dispositif intelligent situé sur le territoire continental des États-Unis. Son existence même était destinée à des situations tout à fait exceptionnelles et son utilisation nécessitait des autorisations émanant des plus hautes instances ; cette machine était hautement immorale, illégale et follement coûteuse.

Les modifications que Bixby avaient apportées à OMNI avaient également causé des dommages irréparables à ce fameux supercalculateur. Non seulement Bixby était le seul à avoir causé de tels dommages, mais il était également le seul à pouvoir les réparer, sauf que celui-ci s’était enfui et avait disparu de la circulation. Les deux hommes qui se trouvaient actuellement dans ce chalet ne doutaient pas un seul instant que, si la CIA posait la main sur Bixby, il n’y aurait pas d’arrestation, pas de procès et pas de peine de prison. Il n’y aurait qu’une balle entre les yeux et une tombe peu profonde, raison pour laquelle Zéro avait pris tant de précautions pour arriver là.

« Comment as-tu réussi à me trouver ? demanda Bixby.

– Est-ce que tu penses que tu pourrais désamorcer ce sur quoi je me trouve avant toute chose ? demanda Zéro en désignant la plaque de pression enfoncée sous son pied. Qu’est-ce que c’est, d’ailleurs ? Une mine ?

– Bien sûr que non, répondit Bixby. Les mines, ça en met partout. Tu sais bien que ce n’est pas mon style.

– Ah. » Une arme sonique selon toute vraisemblance. Si Zéro avait vu juste, soulever son pied de la plaque de pression déclencherait une explosion sonique soigneusement dirigée qui provoquerait instantanément des étourdissements, des nausées et une affreuse migraine, si ce n’était la rupture de ses organes internes.

« Enlève ta veste », ordonna Bixby. « Doucement. Et lance-la-moi. »

Zéro obéit, retirant d’abord ses gants épais, puis tira doucement sur la fermeture éclair du manteau doublé de molleton pour ensuite le faire glisser de ses épaules. Il l’envoya vers Bixby qui l’attrapa par le col. Ce ne fut qu’à ce moment-là que l’ingénieur extirpa une petite télécommande noire de sa poche arrière, appuya sur un simple bouton et lui fit un signe de tête entendu.

Quand bien même, Zéro retint sa respiration en soulevant son pied, ne reprenant son souffle que lorsqu’il constata que rien ne se produisait. « Merci.

– Assieds-toi là », lui dit platement Bixby. Zéro avait tellement été préoccupé par ce qu’il avait sous les pieds qu’il n’avait prêté aucune attention à ce qui l’entourait : c’était une simple pièce qui servait à la fois de salon, de salle à manger et de cuisine. La pièce à l’arrière devait être une petite chambre et il supposa qu’un coin salle de bain se trouvait quelque part, mais c’était à peu près tout.

Zéro fit ce qu’on lui dit et s’assit sur une petite chaise en bois.

« Comment m’as-tu trouvé ? » demanda encore une fois Bixby.

« Ça n’a pas été facile », admit Zéro. C’était le moins que l’on puisse dire. Les huit semaines qu’il lui avait fallu pour localiser la cabane isolée avaient été la mission la plus longue sur laquelle il avait travaillé jusqu’alors. « Je me suis rendu à ton appartement après ta disparition et le ratissage en règle de la CIA. J’ai regardé ce que tu avais emporté et laissé. Tu as plutôt fait du bon boulot pour couvrir tes traces, mais j’ai quand même noté que tout ton équipement pour le froid avait disparu. Je ne suis même pas sûr que la CIA savait que tu en possédais un. Je savais également que tu ne resterais pas aux États-Unis, ce qui nous a permis de réduire le nombre des pays vers lesquels tu aurais pu prendre la fuite…

– Nous ? l’interrompit sèchement Bixby.

– Reidigger m’a aidé », admit Zéro. Quand il s’agissait de retrouver quelqu’un, Alan était presque aussi habile que pour le faire disparaître. « Je me rappelais également cet hiver particulièrement rude durant lequel tu t’étais plaint de ton arthrite à la main, continua-t-il. Tu as dit que le seul médicament qui t’aidait lorsqu’il faisait si froid était le Trexall. Avec toutes ces informations et l’aide d’un certain hacker danois que nous connaissons bien tous les deux, nous avons répertorié toutes les nouvelles prescriptions de Trexall dans chacun des pays vers lesquels tu aurais pu fuir et nous avons recoupé ces données avec des identités jusqu’à ce que nous en trouvions une qui ne correspondait en fait à personne. Des milliers de noms. Cela nous a pris des semaines puis, soudain, un nom est sorti du lot, un homme résidant dans la Saskatchewan du nom de Jack Burton. Jack Burton qui, comme par hasard, est le nom du héros principal de ton film préféré. »

La commissure des lèvres de Bixby se retroussa légèrement en quelque chose qui ressemblait vaguement à un sourire : « Tu te souviens de ça ?

– Je m’en souviens, oui. Je suis donc venu ici et j’ai rendu une petite visite à la pharmacie qui te délivre tes médicaments. J’ai essayé de soudoyer le pharmacien avec mille dollars pour qu’il me dise où je pourrais te trouver, mais il n’a rien voulu dire. Je pensais que c’était une impasse quand, soudain, quelque chose m’est venu à l’esprit. J’ai demandé au pharmacien s’il connaissait la fameuse blague du paradoxe de la forêt amazonienne.

En entendant cela, Bixby sourit : « Ça sent le sapin ».

Zéro savait qu’il y avait peu de choses que Bixby aimait plus qu’une blague vaseuse ou un mauvais jeu de mots et, comme le pharmacien était le seul être humain que Bixby avait côtoyé depuis des semaines, il avait dû toutes les entendre.

« Cela l’a finalement convaincu que je te connaissais et que je devais te retrouver », conclut Zéro.

« Pourquoi ? questionna Bixby.

– Parce que nous sommes amis. »

L’ingénieur approuva d’un hochement de tête, mais son regard était perdu au loin. « Oui. Je suppose que nous le sommes, mais je ne reviendrai pas, Zéro. Je ne peux pas et nous le savons très bien tous les deux.

– Laisse Alan t’aider, plaida Zéro. Il est vraiment doué pour faire disparaître les gens et, quand je dis disparaître, je ne te parle pas à la manière de la CIA, je veux dire qu’il peut te procurer une nouvelle identité, une nouvelle vie. Pas… » Zéro désigna le petit chalet dans lequel ils se trouvaient. « Pas ça. »

Bixby tira la seconde chaise située de l’autre côté de la petite table en bois qui les séparait et s’assit en poussant un gros soupir : « Est-ce que tu travailles toujours pour eux ?

– J’y suis obligé. Tu le sais bien. » La seule raison pour laquelle Zéro ne se trouvait pas en prison ou pire, comme dans la prison secrète marocaine H-6 par exemple, tenait au fait qu’il avait accepté de reprendre du service dans les Forces Spéciales.

« Amis ou pas, déclara Bixby, si tu travailles toujours pour eux, alors, ta présence ici ne peut que m’apporter des ennuis. Je ne peux pas te laisser m’aider. Ni Alan. J’ai fait mes propres choix et je dois les assumer à présent. Et puis… » Il grimaça. « Ce n’est pas si mal. Et ce n’est que la première étape d’un long voyage. Crois-moi. »

Zéro expira longuement, sachant qu’il n’obtiendrait pas gain de cause sur ce coup-là. Cependant, convaincre Bixby d’accepter son aide était seulement une des raisons pour lesquelles il se trouvait ici. En fait, il comptait s’en servir comme monnaie d’échange contre un service beaucoup plus personnel.

« Il y a autre chose. J’ai besoin… de ton aide. »

Bixby haussa un sourcil. « Oh ? »

Zéro inspira profondément, ne sachant pas trop ce qu’il pouvait dévoiler sans en dire trop. « Le suppresseur de mémoire, commença-t-il. Tu en es l’un des deux inventeurs et, dernièrement, j’ai expérimenté certains… appelons-les “effets secondaires”. Des très mauvais.

– Zéro… »

Il ignora Bixby et continua dans son élan. « Il doit y avoir quelque chose que l’on puisse faire pour m’aider ou, je ne sais pas, un moyen de le désactiver. Il doit bien y avoir quelque chose que tu sais et que j’ignore…

– Zéro…

– J’ai besoin d’aide, bordel ! » Il frappa la table du poing.

« Zéro », répéta encore une fois Bixby en insistant. « Écoute-moi, s’il te plaît. Ce qui t’est arrivé est sans précédent. Je veux dire, ils t’ont extirpé ce fichu truc du crâne avec une paire de tenailles. Personne n’aurait pu imaginer une telle chose. Personne n’aurait pu prévoir une telle chose. Pour être tout à fait honnête, je suis même surpris que tu aies réussi à t’en sortir. Et même si je pouvais t’aider… » Bixby désigna le décor spartiate de son petit chalet. « Je manque cruellement de ce que l’on pourrait appeler des ressources.

– Oui », prononça doucement Zéro. Il regardait fixement la surface de la table en bois. Il avait fait tout ce chemin pour rien. Il avait passé des semaines à rechercher un homme qui ne voulait pas être retrouvé, pour rien. Il n’y avait aucune réponse à trouver ici ou ailleurs. Son propre cerveau finirait par le tuer et il devrait vivre en sachant cela jusqu’à ce qu’il ne soit plus.

Une minute entière de silence s’écoula entre eux avant que Bixby ne se racle légèrement la gorge. Quand Zéro releva la tête, l’ingénieur lui tendait sa veste.

« Je suis désolé, dit-il. Je t’aurais bien invité à rester pour la nuit, mais tu sais bien que je ne peux prendre aucun risque. »

Zéro comprenait. Malgré sa méticuleuse préparation, l’Agence trouverait des moyens pour le retrouver si elle le jugeait nécessaire. Les satellites, les dispositifs de traçage sous-cutané, les bons vieux réseaux d’espionnage… chaque minute durant laquelle il s’attardait en était une de plus durant laquelle il mettait Bixby en danger.

Il saisit sa veste, se leva et l’enfila lentement. « Je suppose que si quiconque revenait ici, il n’y aurait plus personne. »

Bixby sourit tristement. « Suppose donc ça. » Il ajouta une dernière fois : « Je suis désolé. »

Zéro hocha la tête et se dirigea vers la porte. « Prends soin de toi, Bixby.

– …Attends. »

Zéro s’immobilisa à mi-parcours, une main sur la poignée de la porte, son cerveau imaginant immédiatement qu’il y avait un autre piège oublié.

« Attends une seconde. » Bixby retira ses lunettes, se frotta les yeux et les reposa sur son nez. « Je… Je t’ai menti. Avant. Quand je t’ai dit que tu avais été la première personne à qui l’on avait implanté le suppresseur. »

Zéro se retourna brusquement. « Quoi ? Tu as menti ?

– Sous la menace de mort ? Oui, certainement, mais, bon, de l’eau a coulé sous les ponts. » Il gloussa légèrement malgré lui. « Le suppresseur qui t’a été installé n’était pas notre premier. Avant cela, il y a eu un autre prototype. Et il y a eu un unique essai humain. À peu près un an avant que ton suppresseur ne disparaisse de mon laboratoire. Un homme, début ou milieu de la trentaine. Affilié à l’Agence. »

Une autre personne à qui on avait installé un suppresseur ? Soudainement, ce voyage valait entièrement le déplacement.

« Un agent ? demanda Zéro.

– Je ne sais pas.

– Où se trouve-t-il ?

– Je ne sais pas.

– Qui était-il ?

– Je ne le sais pas non plus.

– Alors, que sais-tu ? demanda Zéro, exaspéré.

– Écoute, pour moi, il n’était que le “sujet A”, déclara Bixby, sur la défensive, mais il y a bien eu quelque chose. Une fois la puce installée, alors qu’il se réveillait de l’anesthésie, le neurochirurgien l’a appelé Connor. Je m’en rappelle très clairement. Il a dit : « Savez-vous qui vous êtes, Connor ? »

– Connor était son prénom ou son nom de famille ? demanda Zéro avec empressement.

– Je ne sais pas. C’est tout ce que je peux te dire, lui répondit Bixby. Toi et moi savons très bien comment l’Agence procède et, à l’heure qu’il est, il est probablement mort depuis longtemps et toute trace de lui aura été détruite. Toutefois… qui sait, c’est peut-être une piste à suivre. Si tu creuses suffisamment. »

Zéro opina. Il tenait quelque chose, il ne savait juste pas encore quoi. « Merci. » Il lui tendit une main que Bixby serra, probablement pour la toute dernière fois. L’ingénieur n’avait déjà pas été facile à trouver et il pouvait être sûr que, la prochaine fois, il ne ferait pas les mêmes erreurs. « S’il te plaît, sois prudent. Disparais. Va te faire bronzer sur une plage pour les vingt prochaines années. »

Bixby sourit. « Je suis Irlandais. Je prends facilement des coups de soleil. » Son sourire s’estompa. « Bonne chance Zéro. J’espère que tu trouveras ce que tu cherches.

– Merci. » Toutefois, tandis que Zéro retournait dehors dans le froid et dans la nuit incroyablement noire de la Saskatchewan, il ne put empêcher cette pensée de traverser son esprit :

J’espère que je me souviendrai ce que je recherche.

Le Leurre Zéro

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