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1837

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Paris, 17 avril 1837.– Le nouveau Ministère, qui s'est constitué avant-hier, et qui est destiné à illustrer la date du 15 avril, puisque c'est par des dates qu'on désigne les différentes administrations, le nouveau Ministère, dis-je, aura une rude guerre à soutenir; je désire, pour son chef, M. Molé, qu'il s'en tire honorablement. Le Journal de Paris fait de la franche opposition doctrinaire; le Journal des Débats, après l'oraison funèbre des sortants, promet paix et secours aux entrants; tout cela n'est ni sérieux, ni sincère, ni fidèle, ni stable, et je ne sais plus ni à qui, ni à quoi il est raisonnable de se fier dans les relations politiques. M. Royer-Collard est venu me voir ce matin avant d'aller à la Chambre des Députés; il n'avait pas l'air de croire que le nouveau Ministère pût traverser la session62.

Nous avons eu parmi nos convives, à dîner, M. Thiers qui a beaucoup causé, comme de coutume. Il venait de la Chambre où on avait vainement attendu la communication officielle du nouveau Ministère qui avait été annoncée. Le Roi devait mener l'Électrice63, qui est à Paris en ce moment sous le nom de Comtesse d'Arco, visiter Versailles; mais au lieu de cela, le Conseil ayant duré de dix heures du matin à cinq heures de l'après-midi, le Roi n'a pu sortir, ni les Ministres se rendre à la Chambre. Cela y a fait un très mauvais effet; on la dit irritée et méprisante.

Paris, 19 avril 1837.– Mme de Castellane, qui est venue chez moi ce matin, et qui était encore dans un état d'émotion très pénible de la séance de la veille à la Chambre, m'a appris que l'extrême longueur du Conseil d'hier avait tenu à une vive discussion sur le retrait absolu de la loi d'apanage, et sur la convenance de laisser en blanc le chiffre de l'apanage de Mgr le duc d'Orléans dans la loi qu'on va présenter à la Chambre à l'occasion de son mariage avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin; M. le duc d'Orléans, qui assistait au Conseil, voulait qu'on laissât le chiffre en blanc et il a fini par l'emporter.

A peine Mme de Castellane était-elle sortie de chez moi, que Mme de Lieven est entrée; elle venait me demander à dîner pour aujourd'hui. Elle m'a conté un mot qui court sur le nouveau Ministère, et qui est pris d'une nouvelle invention: on l'appelle le Ministère inodore.

J'ai eu, à la fin de la matinée, la visite de M. de Tocqueville, qui venait de la Chambre, où il avait assisté à l'entrée solennelle du Ministère. Il dit que cette entrée s'est faite au milieu du silence le plus absolu: pas une parole, pas un geste, comme si les banquettes avaient été vides et comme si on eût été au milieu des glaces du lac Ladoga, ainsi que le disait plus tard Mme de Lieven. Le même silence a régné pendant le discours de M. Molé, mais, au moment où le Ministère s'est retiré en masse pour aller à la Chambre des Pairs, il y a eu un mauvais murmure qui a fait rebrousser chemin à MM. de Salvandy et de Rosamel, qui sont venus se rasseoir sur le banc ministériel. Dans la discussion qui a suivi, le maréchal Clauzel paraît avoir été pitoyable, mais M. Jaubert très incisif; à son mot sur l'état provisoire des choses, les rires les plus désobligeants pour le Cabinet ont éclaté de toutes parts. En somme, l'impression était fort décourageante pour le nouveau Ministère.

Après notre dîner, le duc de Noailles est venu à son tour nous raconter l'entrée ministérielle à la Chambre des Pairs. M. Molé a dit quelques mots courts et troublés; M. de Brézé a dit qu'il les trouvait trop vagues, et a demandé quelques explications sur les causes qui avaient amené la rupture du dernier Cabinet. M. Molé a voulu y répondre sans trop y parvenir, au point qu'en se trompant, sans doute, il a fini par se servir du mot catégorique pour désigner la netteté de ses paroles. A ce mot de catégorique, M. Villemain a dit, méchamment, que le discours du Président du Conseil était tout, excepté catégorique, et qu'il désirait savoir ce que l'on ferait de la loi de non-révélation; M. de Montalivet a parlé alors, et très bien, dit-on; il aurait laissé la Chambre sur une très bonne impression, si M. Siméon, rapporteur de la loi de non-révélation, n'était pas venu annoncer que son discours était prêt, ce qui sera une grande gêne pour le Ministère, qui aurait voulu laisser tomber ce projet de loi en oubli.

Paris, 22 avril 1837.– J'ai eu, aujourd'hui, la visite de M. le duc d'Orléans: il venait d'apprendre le vote de la Chambre sur sa dotation, et le fond et la forme lui convenaient. Il m'a paru disposé à employer la moitié du million de frais d'établissement en œuvres de bienfaisance, aux ouvriers de Lyon, en livrets achetés pour des malheureux aux différentes caisses d'épargne du pays, à vêtir un grand nombre d'enfants dans les salles d'asile, enfin, en fort bonnes actions. Il est fort heureux de son mariage et de belle humeur. La princesse Hélène désire être escortée depuis Weimar par un envoyé de France; on cherche quelqu'un pour cette mission. Je voudrais qu'on en chargeât le baron de Montmorency. La Princesse verra le Roi de Prusse à Potsdam. Son portrait n'est pas encore arrivé. On espère toujours que le mariage se fera avant le 15 juin. La Princesse, n'étant pas mariée par procuration, et n'étant pas encore, par conséquent, Duchesse d'Orléans, sa maison n'ira pas la chercher à la frontière. Elle y trouvera seulement quelqu'un de la maison du Roi, et, peut-être, une des Dames de la Reine; elle vient, du reste, avec sa belle-mère, Mme la grande-duchesse douairière de Mecklembourg.

Meunier64 aura probablement sa grâce à l'occasion du mariage. Ce procès Meunier n'a aucun intérêt par le caractère des individus, ni leur langage rien de dramatique; c'est fort au-dessous de Fieschi, et même d'Alibaud; du dégoût, voilà tout ce que cela produit. Cela vaut, du reste, beaucoup mieux comme effet sur le public.

Le ridicule compliment de M. Dupin au Prince Royal est fort bien relevé, ce matin, dans le Journal de Paris. Le Roi n'a pas voulu que son fils reçût, ailleurs qu'auprès de lui, les félicitations des Chambres, ce qui faisait dire à M. de Sémonville qu'il aurait cru abdiquer en faisant autrement.

J'ai dîné chez M. et Mme Mollien avec M. et Mme Bertin de Veaux, M. Guizot, M. de Vandœuvre. On y a beaucoup parlé du discours embarrassé de M. Barthe, à la fin duquel il est resté court; de l'extrême pâleur du Ministère et de la presque infaillibilité d'un duel entre MM. Thiers et Guizot dans le cours d'une session qui doit amener encore tant de questions palpitantes, comme on dit maintenant; les deux champions se battront sur le dos du Ministère, qui pourrait bien succomber sous leurs coups. Ce dire est assez général et ne m'appartient pas en propre. Hier, on n'a fait qu'escarmoucher.

Paris, 26 avril 1837.– On me parle de discussions en Angleterre sur la question espagnole. M. Thiers assurait, l'autre jour, que le Ministère anglais était près d'abandonner l'Espagne à ses propres destinées; il en tirait avec effroi, pour la dynastie française actuelle, la conclusion du triomphe de Don Carlos. Il est vrai que cette question rentre dans celle de l'intervention à laquelle il tenait tant.

La duchesse d'Albuféra a été fort troublée par ce duel de son gendre, M. de La Redorte, qui s'est battu avec le gérant du Corsaire pour un article injurieux, paru il y a deux jours dans cette vilaine feuille, et dans lequel la personne aussi bien que les opinions de M. de La Redorte étaient violemment attaquées. On s'est battu au pistolet, le gérant a été blessé à la main; on croit qu'il perdra le doigt. L'état social est détruit par les excès de la presse!

Paris, 27 avril 1837.– J'ai vu, ce matin, Madame Adélaïde, qui m'a dit que le Roi venait de signer la commutation de peine de Meunier. J'ai appris aussi, chez elle, que la princesse de Mecklembourg et sa belle-mère seront le 25 mai à la frontière de France; le 28, jour de Saint-Ferdinand, fête de M. le duc d'Orléans, à Fontainebleau; et que le mariage aurait lieu le 31.

Nous avons eu à dîner la princesse de Lieven, le duc de Noailles, Labouchère, M. Thiers et Matusiewicz, qui revient très vieilli, de Naples, dont il parle très mal, comme climat et comme ressources sociales. La composition de ce dîner était assez disparate, ce qui a tenu aux distractions de M. de Talleyrand, mais enfin, cela s'est bien passé, et la conversation a été vive, surtout entre M. Thiers et Mme de Lieven. Elle est dans des coquetteries positives à son égard, et je me sers du mot coquetterie parce qu'il est le seul qui dise bien le vrai. M. Thiers a raconté la Chambre, en répétant sans cesse, d'un accent particulier qui fait rire malgré soi: ce pauvre Ministère! Il le protège cependant, mais ne consentirait jamais, je pense, à être protégé à ce prix! Il lui est commode de le faire vivre jusqu'à la session prochaine, mais on doute qu'il y réussisse, car, comme il dit lui-même, on peut faire vivre un malade, mais non pas un mort. Dans la séance d'hier, le Ministère a tergiversé, comme de coutume; il a fini par se décider contre le maréchal Soult, ce qui a donné beaucoup d'humeur à la gauche, parce que les Doctrinaires criaient de toutes parts: «Prononcez-vous; allons, prononcez-vous donc!» On dit que cela a été fort scandaleux. Mme de Lieven partie, ces Messieurs sont restés encore assez longtemps, et on a parlé des changements que le schisme, dans le juste milieu lui-même, avait apportés dans la société; de l'influence des salons, et de celle des femmes qui les gouvernent. Voici comment M. Thiers les a classés: le salon de Mme de Lieven, c'est l'observatoire de l'Europe; celui de Mme de Ségur, c'est la Doctrine pure, sans conciliation; la chambre de Mme de La Redorte est à M. Thiers sans partage; chez Mme de Flahaut, on veut ce qui est commode à M. le duc d'Orléans; chez M. de Talleyrand, ce qui est commode au Roi; la maison de Mme de Broglie est au 11 octobre, à la conciliation, mais à la plus aigre des conciliations; le cabinet de Mme de Dino est seul gouverné par la plus parfaite indépendance de l'esprit et du jugement: ma part n'est pas la plus mauvaise; à la vérité, elle est faite en ma présence!

Les journaux allemands annoncent la mort de M. Ancillon. Malade depuis longtemps, le médecin lui ordonne une potion intérieure et un liniment; il explique cela à Mme Ancillon, qui part pour un concert; en rentrant, elle s'aperçoit qu'on s'est trompé et peu d'heures après, le malade meurt! Le pauvre homme n'a pas eu le mariage heureux! Il avait d'abord épousé une femme qui aurait pu être sa mère, puis une autre qui pouvait être sa fille, et enfin cette beauté belge qui était, je crois, la pire des trois.

Paris, 29 avril 1837.– J'ai vu, ce matin, M. Royer-Collard, qui m'a parlé de la séance de la veille à la Chambre des Députés, où on a voté le million de la Reine des Belges. Le résultat, pour lequel lui aussi a voté, a sans doute été bon, mais il paraît que la discussion a été triste pour le gouvernement, et que M. de Cormenin, bien loin de recevoir les étrivières, a eu le dessus. Cette même impression m'a été rendue par deux autres personnes qui assistaient à la séance.

Paris, 20 avril 1837.– M. Thiers est venu me voir, ce matin, avant la séance de la Chambre: il m'a confirmé le dire général sur la séance du million de la Reine des Belges; mais le but de sa visite était de se plaindre de la princesse de Lieven. Il a très bien avisé ce que j'avais prévu depuis longtemps, c'est qu'elle ne le prenait pas au sérieux, qu'elle le produisait, le promettait et le mettait en scène comme acteur; il a trop d'esprit pour n'en pas sentir le ridicule et même pour ne pas le ressentir! Il m'a demandé si je m'en étais aperçue, et si d'autres s'en étaient aperçus. Je lui ai répondu que personne ne m'en avait fait la réflexion, mais que je croyais qu'un peu de réserve dans son langage, dans un salon que lui-même appelait l'observatoire de l'Europe, ne pourrait avoir que de l'avantage. Je l'ai engagé, cependant, à rester en bons termes avec la Princesse à laquelle il plaît au fond beaucoup, et dont l'esprit et la conversation facile et rapide lui plaisent aussi. Je crois qu'il a déjà trouvé, l'autre jour, l'occasion de lui glisser quelques mots qui l'ont fort effarouchée. Il n'y a pas de mal, c'est une personne avec laquelle il faut rester bien, mais qu'il faut contenir.

Paris, 1er mai 1837.– Le duc de Broglie va au-devant de la princesse de Mecklembourg, à Fulda, en deçà de Weimar, non pas pour épouser, mais pour complimenter et escorter. C'est la maréchale Lobau qui sera Dame d'honneur de la Princesse.

J'ai eu, hier, une lettre de l'Archevêque de Paris, qui m'envoie la copie de la réponse de Rome, qu'il venait de recevoir, relativement à ses dernières difficultés à l'occasion du terrain de l'Archevêché. Rome approuve entièrement sa conduite, le laissant libre cependant de faire telle transaction qui pourrait concilier tous les intérêts; cette dernière phrase est très vague. J'irai, probablement après-demain, remercier l'Archevêque et savoir quelques détails de plus; il ajoute, dans sa lettre, qu'il est certain que le gouvernement a reçu une réponse semblable à celle qu'il me communique.

Paris, 2 mai 1837.– On assure que c'est le baron de Werther, le Ministre de Prusse ici, qui remplacera M. Ancillon à Berlin; il fait seulement quelques difficultés d'accepter, mais on croit qu'il finira par là.

On a surnommé le marquis de Mornay, le Sosthène de la révolution de Juillet: c'est très drôle et assez vrai.

J'ai vu M. Royer-Collard, qui croyait que la loi sur les fonds secrets passerait, mais en blessant mortellement le Cabinet.

J'ai été, hier soir, à la réception de la Cour pour le 1er mai65. Il y avait un monde énorme, du beau et du laid, du joli et du malpropre, de tout enfin. M. le duc d'Orléans n'a pas paru, à cause d'un grand mal de gorge auquel se joint une fluxion sur l'œil. Il fait bien de se soigner, car il n'a plus que trois semaines pour cela.

On m'a dit au Château que, dans la séance de la Chambre ce matin, M. Jaubert avait écorché vif le Ministère et que la journée d'aujourd'hui pourrait bien en amener le renversement; je ne le crois pas, parce que personne n'est pressé de son héritage immédiat.

Le bruit circulait aussi d'une victoire importante qui aurait été remportée par don Carlos.

Il me semble que je n'ai pas mandé ce que Matusiewicz m'a raconté de la nouvelle Reine de Naples, sur laquelle je l'ai fort questionné; c'est l'archiduchesse Thérèse dont il était tant question l'année dernière. Il dit, donc, qu'elle est agréable, spirituelle, gracieuse, surtout gentille; point de grand air, ni de belles manières; point du tout Princesse. On dit que le Roi en est fort amoureux.

Paris, 4 mai 1837.– J'ai été hier au Sacré-Cœur, voir Mgr l'Archevêque; je l'ai trouvé enchanté des réponses de Rome, ne voulant pas en faire publiquement parade, et désireux, pour peu que de l'autre côté on y mette des formes, d'user de la latitude que lui laisse Rome pour traiter tout à l'amiable; enfin, plus calme, plus doux que je ne l'avais vu depuis longtemps.

Paris, 5 mai 1837.– M. Molé, qui a dîné hier chez nous, disait que son collègue, M. Martin du Nord, ferait, aujourd'hui même, une espèce d'amende honorable à la Chambre pour son équipée d'avant-hier. M. Thiers a harangué ses soldats et les a calmés.

Les ratifications du contrat de mariage de M. le duc d'Orléans sont arrivées du Mecklembourg; la maladie de M. de Plessen, le ministre mecklembourgeois, l'ayant empêché de se rendre à l'endroit où l'échange des ratifications devait se faire, on a craint des retards qui auraient été d'autant plus prolongés que M. de Plessen est mort depuis. M. Bresson lui a, en conséquence, envoyé quelqu'un qui lui a porté l'acte; il était presque agonisant quand il a signé; trois heures après, il est mort.

M. de Lutteroth mande que le portrait du Prince Royal, qu'il était chargé de porter à la princesse Hélène, a eu le plus grand succès. Deux accès de grippe, dont la Princesse a été atteinte, ont empêché d'achever le sien; à sa place, je n'en enverrais pas du tout! M. de Lutteroth ne tarit pas sur les agréments de la Princesse, bien qu'il convienne qu'elle ait un nez peu distingué et d'assez mauvaises dents. Le reste est très bien, surtout la taille, qui est charmante. Le jour où il a dîné avec elle, elle avait des gants trop larges et des souliers noirs qui, évidemment, n'avaient point été faits à Paris. Ce qui est fâcheux, c'est que M. le duc d'Orléans ait un échauffement de poitrine qui se prolonge. Il tousse beaucoup et a une forte extinction de voix; il se soigne, et il fait bien.

Les Princesses de Mecklembourg n'ont pas de dot, seulement, quand elles se marient, les États votent deux ou trois cent mille francs de don volontaire. M. le duc d'Orléans les a refusés, ce qui, dit-on, a fait grand plaisir aux Mecklembourgeois. Le duc de Broglie sera accompagné, dans sa mission, de M. le comte Foy, fils du général célèbre, du comte d'Haussonville, de M. Léon de Laborde, de Philippe de Chabot, et de M. Doudan, celui-ci avec le titre de premier secrétaire d'ambassade66.

Paris, 6 mai 1837.– Après une visite de M. Royer-Collard, et comme contraste, je suis allée hier matin faire une assez longue station chez Mme Baudrand, la célèbre marchande de modes. Je voulais choisir des chiffons, pour les fêtes de Fontainebleau; je m'y suis amusée. D'abord, les plus jolies choses du monde; puis une foule, qui attendait un tour de faveur; des messages du Château qui appelaient en hâte ce grand personnage. En vérité, on aurait pu se croire chez le chef de la Doctrine ou du Tiers-parti!

J'ai eu, hier soir, un billet de Mme de Castellane; écrit après la séance de la Chambre, et qui en fait le récit suivant: M. Martin du Nord a donné quelques mots d'explication raisonnables; M. Augustin Giraud a vivement attaqué M. Molé, qui lui a extrêmement bien répondu; M. Vatry a appelé les grands athlètes dans l'arène, en proposant un amendement; M. de Lamartine, dans un ennuyeux discours parfaitement étranger à la question, a provoqué M. Odilon Barrot, qui, alors, a fait un de ses plus beaux discours; M. Guizot, à son tour, lui a répondu admirablement.

On m'a éveillée tout à l'heure pour un billet de M. Molé qui me dit que M. Thiers, ébranlé, retourné même par la séance d'hier, veut renverser le Ministère pour forcer M. Guizot à se présenter, avec ses amis, et le renverser à son tour; il ajoute que M. Dupin a rappelé à M. Thiers ses engagements, en lui disant qu'en agissant comme il voulait le faire, il ferait une mauvaise action. M. Thiers a paru de nouveau ébranlé et a annoncé qu'il réunirait de nouveau ses amis. M. Molé me mande ces nouvelles en me priant d'en causer avec M. Thiers dans le même sens que Dupin. C'est se fort mal adresser, car chat échaudé craint l'eau froide, et je me souviens trop bien des scènes de l'année dernière pour me jeter dans un pareil guêpier; je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas! Mais, enfin, la journée d'aujourd'hui sera décisive pour le Ministère.

Paris, 7 mai 1837.– Je ne suis pas sortie hier matin, et j'ai laissé ma porte ouverte; cela m'a valu des visites: M. Jules d'Entraigues, le duc de Noailles, la petite princesse Schœnbourg. Chacun arrivait encore tout ému de la séance de la veille et du magnifique discours de M. Guizot. Il est, en effet, admirable, et a occasionné la plus forte émotion parlementaire au sein de la Chambre.

Vers cinq heures, M. de Tocqueville est arrivé. Il sortait de la séance et venait d'entendre Thiers, qui avait répondu à Guizot. Il paraît que jamais on n'a eu plus d'esprit: c'est lui qui a sauvé le Ministère et fait passer la loi67.

Il a ajouté que Thiers avait parlé bas, froidement, avec l'affectation de montrer qu'il ne cherchait aucun effet de tribune, et ne voulait rivaliser en rien sous le rapport dramatique, mais porter coup, et on dit que c'est fait!

A dîner, nous avons eu la duchesse d'Albuféra, M. et Mme de La Redorte, MM. Thiers et Mignet. M. Thiers était fort satisfait de sa journée, rendant une éclatante justice à M. Guizot et établissant bien qu'il n'aurait jamais fait la bêtise de chercher à l'éclipser, attendu que cela ne se pouvait pas; mais qu'il avait cherché à le rendre impossible et qu'il croyait y être parvenu. Il nous a dit alors son discours: il m'a paru d'une clarté, d'un bon sens et d'une application frappants. Il m'a conté que M. Royer-Collard l'avait presque embrassé en lui disant: «Vous les avez tués!»

J'ai été, le soir, chez Mme Molé, pour y payer le dîner que j'avais fait dernièrement avec l'Électrice: il n'y était question que de la séance de la Chambre. Le Ministère en jouissait comme d'un succès; assurément, il n'y avait pas, pour lui, moyen d'en triompher. Je suis revenu par chez Mme de Lieven: elle avait été entendre M. Guizot la veille, mais non pas Thiers le matin; elle était donc restée toute Guizot, ce qui avait d'autant plus d'à-propos, qu'il est arrivé lui-même, fort enchanté du concert d'éloges qui l'a accueilli; mais, au fond, il était atteint. Cela m'a paru sensible, à moi qui le connais bien!

Je suis tout étourdie, en écrivant, par le bruit du tambour qui bat sans discontinuer, pour la grande revue de la Garde nationale que le Roi doit passer aujourd'hui. Dieu veuille qu'elle se passe bien! J'en suis dans une grande anxiété.

Je sais que MM. de Werther et Apponyi se montrent médiocrement satisfaits des doctrines politiques exprimées par M. Guizot, dans son discours d'avant-hier; ils s'attendaient à un système moins rétréci, moins bourgeois! En cela, ils avaient tort, car le système social de M. Guizot est le seul approprié au temps et au pays, tel qu'il est fait maintenant!

Paris, 8 mai 1837.– Je serais charmée si la nouvelle que j'ai apprise se réalisait, et que la grande-duchesse Stéphanie mariât sa fille au duc de Leuchtenberg; il n'y aurait plus de chances, alors, pour la marier à un de nos Princes, et j'en serais également contente, parce que je ne me soucie pas d'en voir un neveu du Préfet de Blois68.

Avant-hier soir, chez Mme de Lieven, j'ai rencontré le marquis de Conyngham; il a raconté que la duchesse de Kent, qui ne manque jamais de faire des gaucheries, a invité dernièrement à dîner lord Grey, en même temps que lady Jersey. Leur rang réciproque indiquait que lord Grey devait conduire lady Jersey à table; sir John Conroy est venu le dire à lord Grey, qui s'y est positivement refusé, de façon que lady Jersey a été conduite par un inférieur en rang. Cela a déplu vivement aux uns et aux autres.

Il paraît certain que la duchesse de Saint-Leu se meurt. C'est le chirurgien Lisfranc, revenu d'Arenenberg, qui l'a dit; la pauvre femme a beau avoir mal gouverné sa vie et sa situation, l'expiation est trop cruelle. Survivre à son fils aîné, mourir loin du second, dans un isolement complet de tous les siens, c'est affreux! Et cela désarme tout jugement sévère qu'on pourrait être tenté de porter sur elle.

Hier, à l'occasion de la grande revue, toutes mes chambres n'ont pas désempli depuis onze heures du matin. On voyait parfaitement, de nos fenêtres, la défilade, qui suivait toute la rue de Rivoli, et passait ensuite devant l'Obélisque, où se trouvaient le Roi, la Reine, les Princes et un très nombreux entourage. Les soixante mille gardes nationaux, et vingt mille hommes de troupes de ligne ont défilé. Avant cela, le Roi avait passé dans tous leurs rangs tant dans l'intérieur de la cour du Carrousel que sur l'Esplanade des Invalides. La Garde nationale a fort bien crié: «Vive le Roi!» et la troupe de ligne encore mieux. Le vent était aigre et froid, mais le soleil brillant. Le Roi est rentré au Château par le milieu du jardin des Tuileries. Voilà donc enfin le Roi débloqué! C'est excellent. il faut espérer que, d'une part, on ne se croira plus obligé de renouveler souvent ce genre de solennité, et que, de l'autre, on pourra, peu à peu, se relâcher de cet excès de précautions qui nuisent au bon effet, et qui, hier, étaient telles, que je n'ai rien vu au monde de plus triste et de plus pénible: les quais, la rue de Rivoli, la place, les Tuileries, ont été interdits à tout le monde, excepté les uniformes; hommes, femmes, enfants, petits chiens, enfin tout être vivant, repoussé, refoulé; un vide complet; chacun bloqué dans sa maison; mon fils Valençay, pour venir de chez lui, rue de l'Université, ici, obligé de passer par le pont d'Auteuil! Il en a été ainsi jusqu'au moment où le Roi est rentré dans ses appartements. Toute la police sur pied et les gardes nationaux doublés, de chaque côté, d'un rang de sergents de ville et de gardes municipaux, dans toute la longueur du groupe royal; on aurait dit une ville déserte, pestiférée, et dans laquelle passait une armée conquérante, sans trouver ni arrêt, ni habitants!

Après notre dîner, j'ai été savoir des nouvelles de la Reine et faire mes adieux à Madame Adélaïde, qui part ce matin pour Bruxelles. Il y avait eu un grand dîner militaire de deux cent soixante personnes, dans la salle des Maréchaux: on était fort paré, fort content, fort animé.

J'ai fini ma soirée chez Mme de Castellane, où j'ai trouvé M. Molé, très fier de l'issue de la revue.

J'ai recueilli, dans mes différentes courses, que le dernier discours de M. Thiers pénétrait de plus en plus avant dans les esprits. On trouve que, sans se perdre dans les théories générales, il ouvrait une route pratique qui satisfait tous les esprits positifs; on lui sait gré de s'être, dans ce discours, par deux fois isolé de la gauche, sans la blesser; enfin, il a diminué, par ses habiles paroles, une partie des craintes qu'il inspirait, et levé quelques-uns des obstacles qui se plaçaient entre lui et le pouvoir. J'ai recueilli cette impression de bien des côtés différents, et excepté la doctrine pure, et la pointe gauche, tout le monde y arrive.

Paris, 9 mai 1837.– J'ai eu, hier, une longue visite de M. Royer-Collard, dont l'admiration pour le discours de M. Thiers est à son comble: il en loue l'à-propos, la convenance et avant tout la vérité! Et non seulement la vérité personnelle, c'est-à-dire la sincérité individuelle, mais la vérité sur la situation réelle des esprits, que lui seul a justement appréciée! Il dit que c'est un de ces discours qu'on ne saurait assez méditer, qui pénètre de plus en plus, et dont l'effet ira croissant. Il convient que la séance de MM. Odilon Barrot et Guizot avait offert le spectacle le plus intéressant; que les deux acteurs avaient supérieurement joué, mais qu'ils avaient joué; qu'ils avaient été de bons orateurs, mais non pas des hommes d'État; que l'un et l'autre s'étaient placés dans la vétusté de leurs opinions extrêmes; que M. Guizot surtout n'était plus de son temps, que c'était un émigré, et que c'était là ce que Thiers avait admirablement relevé. M. Royer trouve le discours de Guizot imprudent et irritant, en quoi il dit qu'il a obéi à son tempérament arrogant. Enfin, il dit bien des choses; il les dit dans mon cabinet, mais il les répète à la Chambre, à l'Académie, à chacun, à tous; il s'en fait une affaire! Cela est très utile à M. Thiers, dans le discours duquel il y a quelque chose de trop fin, de trop subtil, pour être saisi sans commentaires.

Je ne suis pas sortie après la visite de M. Royer et je suis restée à lire la Vie de Raphaël, par M. Quatremère: cela manque de chaleur et de vivacité, mais c'est bien écrit, et il y a un grand repos, par le temps qui court, à se replacer dans l'art et dans l'art exquis d'une époque où les hommes de génie étaient complets, parce qu'ils possédaient toutes les nuances, pour ainsi dire, du génie. Ce genre de lecture me donne des rages d'Italie inexprimables!

Le soir, j'ai été un moment à l'Ambassade d'Autriche, où Mme de Lieven m'a raconté une quantité de commérages de Londres. En voici un; au dernier Lever, le Roi, par le moyen d'un interprète, et à haute voix, a remercié l'ambassadeur de Turquie d'avoir, à l'occasion de la mort de lady de l'Isle, sa fille naturelle, remis un dîner qu'il comptait donner, et de lui avoir ainsi témoigné des égards qui lui avaient été refusés dans sa propre famille; ceci s'appliquait à la duchesse de Kent. Au dernier «drawing-room» auquel la Reine, malade, n'a pas pu assister, mais qui a été tenu par la princesse Auguste, la duchesse de Kent est arrivée avec sa fille: le Roi a fort embrassé celle-ci, sans regarder la mère, et voyant sir John Conroy dans la salle du Trône, il a ordonné à son grand chambellan de l'en faire sortir. Enfin, le prince de Linange étant arrivé chez sa mère, la duchesse de Kent, avec sa femme (qui n'est pas ebenbürtig)69, le Roi a envoyé lord Conyngham chez la Duchesse, lui dire qu'il recevrait sa belle-fille, mais qu'il ne pouvait lui accorder les entrées intérieures; la Duchesse n'a pas voulu recevoir lord Conyngham, et lui a fait dire que s'il venait en particulier lui rendre visite, elle le verrait avec plaisir, mais qu'elle ne le recevrait pas comme envoyé du Roi, et qu'il n'avait qu'à mettre par écrit ce qu'il avait à lui dire; à la lettre que lord Conyngham lui a, alors, adressée, elle a répliqué par une épître de douze pages, dans laquelle elle a énuméré tous les griefs qu'elle croit avoir contre le Roi, et elle finit en disant que si sa belle-fille n'est pas reçue en Princesse, elle ne mettra plus jamais le pied chez le Roi. Elle a fait faire plusieurs copies de cette lettre, et les a adressées à tous les membres du Cabinet. Lord Conyngham, qui a raconté tout cela à Mme de Lieven, tout whig qu'il est, a encore dit que la position du Ministère anglais était mauvaise, désagréable auprès du Roi et dépopularisée dans le pays; que les embarras de la Banque et la tournure des affaires en Espagne étaient des incidents extrêmement fâcheux pour le Cabinet.

C'est décidément le duc de Coigny qui sera le Chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans. Il est bien peu poli dans sa nature, sauvage dans ses habitudes, et puis manchot, ce qui ne lui permettra pas d'offrir la main à la Princesse. Un choix également arrêté, c'est celui de la comtesse Anatole de Montesquiou, comme première Dame pour accompagner la Princesse, et pour remplacer la Dame d'honneur70, que sa santé délicate empêchera souvent de faire son service. Ce choix est excellent: Mme de Montesquiou a quarante-six ans, une réputation parfaite, elle a été jolie, elle a encore un extérieur agréable, des manières convenables et simples, reflet exact de sa vie et de son caractère; on ne pouvait choisir personne de mieux et de plus approprié à cette situation.

J'ai vu, dans les journaux, qu'on colportait, à la Chambre des Députés, une souscription pour la réimpression du discours de M. Guizot à cinquante mille exemplaires. M. Martin du Nord, un des membres du Cabinet actuel, a souscrit, ce qui a confirmé l'opinion, déjà accréditée, qu'il était un doctrinaire caché, et un traître dans le Cabinet. Là-dessus, M. Molé est allé chez le Roi, demander le maintien de M. Martin du Nord, ou offrir sa démission. J'ignore encore la conclusion de cette complication nouvelle.

Paris, 10 mai 1837.– Lorsque j'écrivais, hier, je n'avais pas encore lu le Moniteur, qui annonçait l'amnistie71. Je savais que depuis longtemps M. Molé avait le désir de faire adopter cette mesure, mais je crois que c'est le discours de Thiers qui en a encouragé et hâté l'exécution. Toute la journée, je n'ai pas entendu parler d'autre chose; cela occupe tous les esprits et empêche de faire attention à la Pairie donnée à M. Bresson, et qui, d'ailleurs, s'explique par le mariage. Quelle fortune que la sienne! Sans doute, il est capable, mais les circonstances l'ont servi avec une rapidité et une constance qui se rencontrent rarement dans la destinée humaine. Pour en revenir au grand événement de l'amnistie, je dirai que le beau monde l'approuve fort, et d'autant plus qu'elle est arrivée quand on ne s'y attendait pas, qu'elle n'est donc pas arrachée par l'importunité des partis, qu'elle est vraiment un acte de clémence et non pas de faiblesse. Les habiles y voient bien plus un acte d'hostilité contre les Doctrinaires, que de magnanimité pour les détenus politiques; en effet, c'est dire: la mesure n'a pu s'effectuer tant que les Doctrinaires étaient dans les affaires, mais séparés d'eux, nous nous hâtons de l'accorder. C'est, de plus en plus, les isoler dans le pays. Je le répète, il y a des gens qui voient, dans cette mesure, la suite du discours de M. Thiers et jusqu'à son influence ad hoc! Les Doctrinaires en sont dans la plus violente fureur, et les Pairs de leurs amis annoncent que tous les contumaces vont se présenter pour se faire juger, et qu'alors eux, Pairs, au lieu de siéger, ils iront à la campagne se reposer. Voici ce qui se racontait beaucoup, hier. M. Jaubert, parlant de l'amnistie à M. Dupin, lui disait: «Il est un peu dur qu'après nous avoir laissé tout l'odieux des mesures de rigueur, que nous avons courageusement défendues pendant les crises et les dangers, on nous ôte les mesures de clémence.» M. Dupin lui a répondu: «En effet, c'est bien triste; mais vous avez une consolation, c'est que c'est Persil qui fera frapper la médaille.» (M. Persil est Doctrinaire et Directeur de la Monnaie.) Le mot est piquant. Les approbateurs de l'amnistie disent encore, et non sans fondement, qu'elle efface le mauvais effet qu'avait produit l'excès des précautions, le jour de la revue.

J'ai été hier à l'École des beaux-arts, où Sigalon, qui arrive de Rome, venait de placer la superbe copie du Jugement dernier de Michel-Ange, ce chef-d'œuvre qui s'efface, comme toutes les fresques du Vatican. La copie est dans les mêmes proportions que l'original et fait le fond d'une salle à laquelle on a donné la forme et les dimensions de la Chapelle Sixtine. C'est la plus belle et la plus surprenante chose qui se puisse imaginer. J'en ai été tout étourdie; variété, richesse, hardiesse de composition, tout s'y trouve réuni; on reste pétrifié devant la puissance d'un tel génie. On a déposé, dans la même salle, des plâtres des différentes statues de Michel-Ange, qui arrivent aussi d'Italie, et qui complètent l'admiration pour ce grand homme. La statue de Laurent de Médicis, celle du Jour et de la Nuit, sont d'admirables figures. Nous avons vu ensuite le charmant portail du château d'Anet et la ravissante porte de celui de Gaillon, deux chefs-d'œuvre de la Renaissance; puis, la cour intérieure, ornée de bassins, de fragments d'antiquité, et qui est très élégante. L'édifice, en lui-même, est d'un fort bon style. Il contient, et contiendra de plus en plus, les beaux modèles de tous les genres et de toutes les époques; c'est un ensemble aussi curieux qu'intéressant, et une nouvelle richesse pour Paris.

De là, nous avons été à la nouvelle église de Notre-Dame de Lorette. Elle m'a paru extrêmement lourde, bariolée d'ornements, et, sans quelques très beaux tableaux que j'y ai vus, je n'y aurais eu aucun plaisir. On dit qu'elle est dans le goût des églises d'Italie; je ne connaissais pas ce genre, et, d'après cet échantillon, je sens que j'aimerai toujours mieux prier Dieu sous les voûtes élevées, hardies, austères, des pierres découpées et gothiques de Notre-Dame et de Saint-Étienne-du-Mont, qu'au milieu du clinquant de cette imitation méridionale. Nous avons terminé en visitant l'église de la Madeleine. L'intérieur répond, jusqu'à présent, parfaitement au dehors, et il semble que Calchas va y immoler Iphigénie, tant la mythologie paraît seule en possession de ce beau monument. On commence déjà à dorer les voûtes et les chapiteaux des colonnes, sous prétexte que la pierre blanche, fort enrichie, d'ailleurs, de marbres divers, est trop froide à l'œil. On prépare ainsi un contraste désagréable entre le dehors et le dedans. Je n'y comprends pas bien, non plus, le culte chrétien.

Le soir, j'ai vu, chez Mme de Lieven, Berryer, qui, en fait d'admiration pour le discours de M. Thiers, ne le cède pas à M. Royer. J'ai appris que M. Martin du Nord avait reculé sur la souscription au discours Guizot, comme sur le reste. Pour quelqu'un qui se dit dans la résistance, il me semble qu'il ne résiste guère!

Paris, 11 mai 1837.– J'ai eu, hier, la visite de l'excellent abbé Dupanloup. Nous avions, réciproquement, le désir de nous voir, dans l'intérêt de Pauline, avant l'éparpillement général pour la campagne. Comme de coutume, j'ai été touchée et satisfaite de sa douce et spirituelle raison. Nous avons parlé de notre espoir, que l'amnistie donnera, au gouvernement, le courage de rouvrir l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, dont la clôture est le plus grand scandale de la révolution de Juillet; et quand la clémence s'étend depuis Ham jusqu'à la République et la Vendée, bouder contre l'Église, et laisser la croix brisée, me paraîtrait un vrai contre sens. On doit rouvrir l'église, sans regarder aux difficultés que peut élever l'Archevêque, le forcer ainsi à nommer un curé sage, et à aller ensuite remercier aux Tuileries; mais il faut s'y prendre tout de suite, pendant que l'effet de l'amnistie est encore tout-puissant; dans un semblable moment, il n'y a pas d'émeute à craindre dans le quartier, et c'est donner, d'ailleurs, la plus ferme réponse aux Doctrinaires, dont la tactique est de représenter l'amnistie comme le prix du pacte fait avec la gauche. Rouvrir Saint-Germain-l'Auxerrois, c'est retrouver l'équilibre. Je crois que ce serait autant un coup politique qu'une réparation religieuse. Si on tarde trop, les journaux religieux et les dévots vont crier, et avec raison, à l'injustice, et ce que l'on fera plus tard aura l'air d'avoir été concédé à leurs plaintes, ce dont les ennemis s'empareront pour irriter contre la mesure. Il faut donc que tout soit spontané, la réparation religieuse comme l'a été la clémence royale. Je pense qu'on va s'en occuper. Il me semble que cela devrait déjà être fait.

Paris, 14 mai 1837.– Le Moniteur d'hier contenait, Dieu en soit loué! l'ordonnance en vertu de laquelle l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois sera rendue au culte. J'en suis ravie. Le baron de Montmorency, qui est venu chez moi ce matin, avait dîné hier au Château, où la Reine en pleurait de joie.

J'ai été le soir faire mes adieux à l'hôtel de Broglie, où on est fort monté contre l'amnistie, Mme de Broglie fort occupée de maintenir la princesse Hélène dans le protestantisme.

J'ai été, de là, chez la duchesse de Montmorency, où l'on m'a donné de fort mauvaises nouvelles du prince de Laval. Il a pris une petite grippe, il ne s'est pas soigné, il a été aux courses de Chantilly par un temps très aigre. Son mal a empiré, et donne maintenant de graves inquiétudes. Je serais désolée qu'il lui arrivât mal, car avec toutes ses manies et ses ridicules, il a un excellent cœur et c'est un très bon ami.

J'ai fini ma soirée chez Mme de Castellane où est venu M. Molé, qui nous a dit que Mgr. l'Archevêque, accompagné de deux de ses grands vicaires, était venu ce soir-là même chez lui et chez le Garde des Sceaux, après avoir été chez le Roi. Il paraît que cette apparition dans les salons ministériels y a fait grande sensation. Avant sa visite, l'Archevêque avait fait bénir l'église à petit bruit. On y dit la messe ce matin; la semaine se passera en restaurations convenables, et dimanche prochain on y installera le nouveau curé. M. Dupanloup ayant refusé cette cure, le choix est tombé sur M. Demerson, curé de Saint-Séverin, incontestablement l'ecclésiastique le plus distingué du diocèse; il est le confesseur de Mme Andral, et l'ami de son père, M. Royer-Collard, qui m'en a beaucoup parlé et en fait grand cas.

Paris, 15 mai 1837.– J'ai été, hier au soir, aux Tuileries; j'ai trouvé le Roi radieux d'une visite qu'il avait faite le matin au Jardin des Plantes, pour y voir les nouvelles serres qui y sont établies. Il avait été extrêmement applaudi sur son passage; enfin, il avait l'air de renaître. On est fort satisfait auprès de lui. Il y avait été sans escorte et s'est promené pendant deux grandes heures avec les Ministres de l'Intérieur et de l'Instruction publique, le Préfet de police, et un seul aide de camp. La foule a été toujours grossissant, et ces Messieurs, qui voyaient toutes les abominables figures de la rue Mouffetard et de ce quartier se presser autour du Roi, mouraient de peur; mais il n'y a pas eu moyen de faire rentrer le Roi, qui était ravi. Il a été applaudi, on ne saurait davantage, par tout ce peuple. Je crois, cependant, qu'il vaudrait mieux ne pas trop souvent recommencer de pareilles épreuves.

Paris, 16 mai 1837.– Le prince de Laval ne va pas bien. On a été obligé de le saigner une seconde fois; les médecins disent que son état est grave.

Il se pourrait que M. Dupanloup fût ambitieux; je ne le connais pas assez pour dire oui ou non. Douceur, sagesse, mesure, connaissance du monde, bon langage, discrétion infinie, conversation fine, il réunit tout ce qui est convenable pour diriger parfaitement une personne du monde. Toutes ses pénitentes, toutes les mères de ses pénitentes en font le plus grand cas. Cela n'exclut pas l'ambition! Je sais qu'il se tient fort à l'écart de la politique, mais que, vis-à-vis de l'Archevêque, il a le petit tort de le pousser à aller aux Tuileries, et d'y aller lui-même, à la suite du curé de Saint-Roch dont il est le vicaire et l'ami. Mais la robe de l'ambition est comme celle du caméléon, et on la voit selon le reflet sous lequel on est placé. Je ne garantis donc rien, si ce n'est qu'il a refusé deux cures considérables de Paris. Je sais que l'Archevêque le destine in petto à la cure de la Madeleine quand elle deviendra vacante, et, en effet, c'est une paroisse de beau monde qui lui va le mieux.

Paris, 18 mai 1837.– J'ai été, hier, dans la matinée, chez Madame Adélaïde, où j'ai vu le Roi. On est uniquement occupé, au Château, des préparatifs du mariage, et du voyage de Fontainebleau qu'on veut rendre splendide. J'en suis charmée. Je le serais encore plus, si je n'avais appris qu'on comptait, non seulement sur les mères, mais aussi sur les filles; j'ai fait tout au monde pour que la mienne fût dispensée, parce que j'y vois des inconvénients infinis, mais M. de Talleyrand est arrivé chez Madame, à travers tout cela, et, au lieu de me soutenir, il s'est mis contre moi. Cela me paraît fâcheux.

Paris, 19 mai 1837.– La mort de ce pauvre jeune comte Putbus est un bien triste événement pour sa famille et pour la malheureuse comtesse Buol. Elle me fait grande pitié, et son mari me semble manquer de cœur et de délicatesse. Dans une position telle que la sienne avec sa femme, on peut se séparer avec autant d'éclat qu'on veut, mais quand, par des considérations d'argent, on ne le fait pas, il faut alors rester doux, ou du moins humain. Du reste, je persiste à dire, pour ce qui la concerne, qu'il vaut mieux pleurer son amant mort qu'infidèle, et que, toute malheureuse qu'elle est, elle le serait bien davantage encore si M. de Putbus l'avait abandonnée. Le danger, pour une femme, de trouver son amant infidèle, c'est d'être portée à la vengeance, et de perdre les illusions qui abritent, non contre une faute, mais contre la sécheresse du cœur et la galanterie proprement dite. La mort laisse toutes les illusions du cœur; elle les encourage même…

Paris, 21 mai 1837.– Nous sommes invités, M. de Talleyrand, M. et Mme de Valençay, Pauline et moi, pour toute la durée du séjour de Fontainebleau, c'est-à-dire pour y arriver le 29 mai et y rester jusqu'au 3 juin inclusivement. C'est une faveur, car presque tout le monde est échelonné par vingt-quatre heures.

Une de mes amies d'Allemagne, chanoinesse, personne d'esprit et de discernement72, m'écrit ce qui suit, sur la princesse Hélène de Mecklembourg: «La plus aimable, la plus instruite, la plus douce des Princesses allemandes va orner le trône de France. Je suis sûre qu'elle vous plaira beaucoup; elle est gaie comme une enfant de quinze ans, et solide comme une personne de trente. Elle réunit le charme de tous les âges.»

Le marquis de Praslin et le duc de Trévise sont les deux chevaliers d'honneur nommés comme adjoints au sauvage duc de Coigny qui sera leur chef.

Paris, 22 mai 1837.– M. le duc d'Orléans ira d'abord à Verdun, voir sans être vu, et ensuite à Melun pour être vu. Henri IV, déguisé, fut à la frontière voir souper Marie de Médicis, et Louis XIV en fit autant à Fontarabie!

Parmi les personnes invitées à Fontainebleau, il y en a une qu'on a eu bien raison, ce me semble, de ne pas oublier, c'est la grande Mademoiselle Palmyre, la fameuse couturière! A la vérité, elle a travaillé sur un modèle envoyé de Mecklembourg, mais il ne me paraît pas certain que ce modèle soit bien bon, ni bien fait. Les quatre-vingts robes de la corbeille pourraient donc fort mal aller, et on fait bien d'avoir là quelqu'un tout prêt à rajuster ce qui pourrait en avoir besoin. Du reste, les marchands, les ouvriers, les diligences, les postes, tout cela ne sait où donner de la tête. C'est inouï tout ce qui se dépense, se commande et s'emploie. On ne peut rien se procurer, et, certes, le commerce n'a pas le droit de crier, car le mouvement est énorme. Il arrive aussi une foule d'étrangers à Paris, surtout des Anglais.

Les Werther partent décidément aussitôt après le mariage du Prince Royal, sans même attendre les fêtes, car M. de Werther a accepté de remplacer Ancillon. Ce sont de très braves gens, qu'on regrettera à Paris, et qui, de leur côté, partent avec de sincères regrets.

Paris, 25 mai 1837.– Pour le 29 et le 30, qui sont les jours d'arrivée et de mariage, on a invité à Fontainebleau les Maréchaux, les bureaux des deux Chambres, les Ministres du 11 octobre, du 22 février, du 6 septembre et tout le Cabinet actuel. J'ai toujours dit que Fontainebleau était un Château chronologique! On n'a pas voulu remonter plus haut que le 11 octobre pour éviter M. Laffitte. On a invité aussi tous les premiers Présidents des Cours. En Corps diplomatique, M. et Mme de Werther73, M. et Mme Lehon74; le reste pour les autres jours, deux par deux.

Il faut que je raconte un trait de Mme Molé, qui végète plus qu'elle ne vit. L'autre soir, chez la duchesse de Montmorency, on parle de la tristesse des Werther; elle demande pourquoi ils sont tristes: «Mais de quitter Paris!» Elle reprend: «Mais aller à Fontainebleau n'est ni bien triste, ni bien fatigant. – Mais, Madame, M. de Werther va à Berlin remplacer M. Ancillon! – Ah! c'est donc M. Ancillon qui vient ici?» Je ne pense pas qu'après un pareil trait on accuse M. Molé de livrer les secrets de la diplomatie à sa femme!

La Reine d'Angleterre a écrit une lettre charmante à la Reine des Français sur le mariage du Prince Royal, et, se prévalant de sa très proche parenté avec la princesse Hélène, elle envoie à celle-ci un magnifique châle des Indes, l'un des plus beaux qui soient jamais sortis des magasins si riches de la Compagnie! On dit que c'est une merveille. Je le verrai à Fontainebleau, où on exposera la corbeille.

Paris, 26 mai 1837.– Le Roi d'Angleterre a tenu, assis, le dernier «drawing-room». Depuis, il s'est senti encore plus mal; on en est inquiet. Il aura voulu vivre juste assez pour jouer le mauvais tour à la duchesse de Kent de ne pas lui laisser un seul jour de Régence, puisque la princesse Victoria a atteint depuis deux jours sa majorité.

On dit que l'anarchie est à son comble à Madrid, mais qu'aussi Don Carlos est à bout de voies.

Le duc de Broglie et les Messieurs de sa suite écrivent des lettres transportées sur la princesse Hélène. Tous disent qu'elle est très agréable d'extérieur; tous en ont l'air amoureux; puis ils ne tarissent pas sur sa bonne grâce et disent qu'elle est très bien mise. Le trousseau, commandé par ses ordres ici, est, dit-on, très magnifique.

Fontainebleau, 30 mai 1837.– C'est un tour de force que d'écrire ici! Le temps a été trop beau hier, de sorte qu'un gros orage s'en est suivi; il a éclaté le matin et s'est dissipé dix minutes avant l'arrivée de la Princesse, qui a été reçue par le plus beau soleil et par des cœurs bien émus. L'arrivée a été fort belle; une scène de famille très intime au milieu de la pompe la plus royale. La Princesse a eu beaucoup d'émotion, aucun embarras, de la bonne grâce, de la noblesse, de l'à-propos. Je ne sais pas si elle est jolie. On n'y regarde pas, tant elle a d'obligeance. Elle rappelle un peu Mme de Marescalchi, mais avec un type beaucoup plus allemand et un bas de visage un peu fuyant. Elle a de beaux cheveux, de la couleur la plus correcte, enfin elle est fort bien, et le Prince Royal très satisfait.

Pauline n'a pas quitté mon côté, pas même à dîner, où j'ai été conduite par M. de Werther. Il était entre Mme la grande-duchesse de Mecklembourg et moi. M. de Talleyrand était à bout hier, mais faisait bonne contenance à force de volonté. J'en ai été tout le temps dans une grande inquiétude.

Nous sommes, jusqu'à demain, deux cent quatre-vingts personnes à table. Ma journée d'hier a commencé à cinq heures et demie du matin à Paris, et a fini ici à une heure de la nuit. Il faut être tout habillée à dix heures, à la messe de la Reine.

Fontainebleau, 31 mai 1837.– Les deux journées les plus fatigantes sont passées, et j'en bénis le ciel, car j'ai tremblé tout le temps pour M. de Talleyrand, qui a traversé, avec une témérité incroyable, de si rudes épreuves. Enfin, il a été témoin de tout, et, à un peu de fatigue près, il s'en est tiré.

Les personnes correctes suivent ici la Reine à sa messe matinale et particulière. Pauline vient de m'y conduire dans une petite chapelle charmante, souvenir de Louis VII le Jeune.

On n'a pas vu hier les deux Princesses allemandes pendant toute la matinée. Des promenades, pour ceux qui en ont été tentés (je n'étais pas du nombre), l'inspection de la corbeille pour les autres (et j'étais de ceux-ci) ont rempli l'avant-dîner. Les cadeaux, les chiffons, tout est magnifique et élégant, surtout le meuble de Boule qui renfermait les châles, et qui est une des plus belles choses que j'aie vues. Le tout exposé dans l'appartement des Reines mères. Les diamants sont beaux, les bijoux de fantaisie nombreux, mais pas une perle. M. le duc d'Orléans ne les aime pas; la Princesse pourra, d'ailleurs, porter celles de la Couronne.

La famille Royale a dîné en particulier. C'est Mme de Dolomieu et le général Athalin qui tenaient la table de deux cent quatre-vingts couverts, dans la galerie de Diane. Pauline a été encore près de moi à dîner, et M. Thiers de l'autre coté.

A huit heures et demie, le mariage civil a eu lieu, dans la salle de Henri II. C'était superbe; c'est le plus beau local imaginable, et il était éclairé magnifiquement. Le Chancelier, nouvellement nommé à ce poste, M. Pasquier, en simarre, était devant une immense table rouge et or autour de laquelle étaient tous les assistants, et en face les mariés. On s'y était rendu en cortège. De là, on s'est transporté à la grande chapelle ornée des écussons de France et de Navarre. Le discours de l'Évêque de Meaux75 a été aussi court que mesuré. Malheureusement, il y a obligation aux mariages mixtes de laisser de côté beaucoup de cérémonies, qui auraient ajouté à l'éclat de la chose. Le curé de Fontainebleau, qui est le fameux abbé Lieutard, et, jusqu'à présent, un des grands opposants au gouvernement actuel, assistait l'Évêque, et avait même réclamé cela comme un droit. La salle arrangée en temple protestant nous contenait avec peine, on y suffoquait; le discours du Pasteur, M. Cuvier, a été très long, très lourd, remontant à l'origine de la création, et revenant sans cesse sur la progéniture. C'était le puritain parfait! Avant la bénédiction, il a demandé à la mariée la permission de s'acquitter de la mission dont il était chargé par la Société Biblique, en lui offrant une Bible dans laquelle il l'a engagée à lire souvent. J'ai trouvé cela bien déplacé dans un pareil moment, et d'un grand manque de respect pour la Reine, qui, sous le rapport religieux, fait un grand sacrifice.

La Princesse a été tout le temps d'un calme parfait. Je n'ai aperçu aucun trouble et moins d'émotion qu'à son arrivée. Elle était parfaitement bien arrangée; malheureusement elle n'a pas de couleur, ce qui lui donne quelque chose de terne, mais, malgré sa maigreur, elle a bien bonne grâce, et, de plus, une simplicité charmante. Son pied est très long, mais bien fait, sa main blanche et fine; en tout, beaucoup de choses agréables.

On s'est séparé après toutes ces cérémonies. J'ai encore été veiller chez M. de Talleyrand dont j'étais inquiète, et que j'ai trouvé bien. M. Molé y est venu. Il a de l'humeur. En effet, c'est singulier que dans tout ceci il n'ait obtenu aucune grâce d'aucun genre.

Fontainebleau, 1er juin 1837.– Il n'y a rien à savoir, ici, de la politique. Les Princes sont absorbés en eux-mêmes; M. de Salvandy, le seul Ministre resté de garde auprès du Roi, en fait autant. La curiosité est ailleurs, et il y a beaucoup ici pour l'exciter et la satisfaire.

Voici le récit de la journée d'hier:

Après le déjeuner, une très longue promenade dans la forêt; vingt-six voitures, attelées chacune de quatre chevaux, le grand char de la famille Royale de huit chevaux, puis quatre-vingts chevaux de selle, le tout conduit par la riche livrée d'Orléans, offraient, dans la grande cour du Cheval blanc, des ressources de promenade pour tout le monde. Chacun s'est empressé de suivre le Roi et de parcourir les plus beaux points de la forêt. Beaucoup de curieux, qu'on voyait galoper fort imprudemment dans les rochers, joints à tout le cortège royal, animaient le bois et lui donnaient un aspect charmant.

J'oubliais de dire que le déjeuner avait été précédé d'une messe dite par l'Évêque de Meaux dans la grande chapelle. Tout le monde y a assisté, ainsi que la famille Royale, y compris Mme la duchesse d'Orléans. J'aurais voulu qu'au moins hier, où il n'était plus question de mariage mixte, et où c'était tout simplement la messe du Roi, le culte fût splendide, et qu'il y eût de la musique religieuse. Au lieu de cela, il n'y a rien eu du tout; pas de clergé, pas un son, on avait oublié jusqu'à la sonnette pour l'élévation. Les méthodistes ont bien plus de charlatanisme dans leur simplicité prétentieuse et leur parole affectée et solennelle, mais aux messes où la parole ne s'entend pas, il faut de la pompe extérieure, de l'encens, de la musique, des fleurs, de l'or, des cloches, tout ce qui émeut en élevant l'âme à Dieu, sans qu'on ait besoin d'entendre articuler des mots.

Il est parti beaucoup de monde, il en est venu d'autre; parmi les nouveaux arrivés, l'Ambassadeur de Turquie76, qui était, à table, à côté de Pauline. La salle de spectacle n'est point encore restaurée; elle a un air terne; l'orchestre, qui ne venait pas de Paris, était abominable; Mlle Mars, vieillie, et ne détaillant plus ses rôles; les autres acteurs fort médiocres, le choix des pièces peu heureux. C'étaient les Fausses confidences et la Gageure imprévue. La Princesse Royale était en grande loge, au fond de la salle, entre le Roi et la Reine. Elle écoutait avec attention, mais sa physionomie exprime peu ce qu'elle éprouve et n'est pas variée: toujours douce et calme; elle l'est jusqu'à l'immobilité, dans sa personne; elle ne fait pas de gestes, ce qui est distingué; le grand repos donne beaucoup de dignité, et quand elle marche ou qu'elle salue, elle a une grâce parfaite.

M. Humann, en partant d'ici, hier, a été emporté, par les chevaux de poste, à la descente de Chailly: il a voulu se jeter hors de la voiture, il a eu le visage tout meurtri et l'épaule démise.

Fontainebleau, 2 juin 1837.– La journée d'hier a été moins remplie que les précédentes, puisque après la messe, le déjeuner et le cercle qui l'a suivi, on s'est séparé avec quelques heures de liberté. Je les ai passées, soit chez M. de Talleyrand, soit à une visite dans la ville. M. de Talleyrand est allé voir Madame Adélaïde, à laquelle il voulait donner une nouvelle, qui nous venait des Bauffremont, qu'elle intéresse, et qui, à juste titre, a été amère ici: c'est celle du mariage du comte de Syracuse, frère du Roi de Naples, avec Philiberte de Carignan; cette jeune personne est la petite-fille du comte de Villefranche, Prince de la maison de Carignan, qui, par un coup de tête, avait épousé, en 1789, la fille d'un armateur de Saint-Malo, Mlle Magon-Laballue; la Cour de Sardaigne n'avait consenti à reconnaître ce mariage qu'à la condition que les enfants qui en naîtraient entreraient dans les ordres, mais la Révolution ayant délié tous les engagements, le fils est entré au service et a épousé Mlle de La Vauguyon, sœur de la duchesse douairière actuelle de Bauffremont, et qui est morte brûlée en 1820. Ce n'est qu'après sa mort, et à l'avènement du Roi de Sardaigne actuel, que ses deux derniers enfants ont été reconnus Princes du sang et traités comme tels. La fille aînée, mariée avant cette reconnaissance, a épousé un particulier de grande maison, mais enfin un particulier, le prince d'Arsoli, d'une famille de Rome. Philiberte, fille et petite-fille de mariages contestés ou très ternes, devient ainsi Princesse de Naples: le mariage par procuration a dû se faire avant-hier; on y met beaucoup de hâte et de précipitation. On comprend l'espèce de déplaisir que cela cause ici. C'est le Roi de Naples qui fait ce mariage.

Hier, après le dîner, on est allé entendre Duprez dans une partie de l'opéra de Guillaume Tell, et les Essler ont dansé dans un joli divertissement. J'ai été étonnée que le calme de la Princesse Royale ne l'abandonnât pas, même dans les moments les plus entraînants de Duprez: je n'ai surpris ni un mouvement de tête, ni un geste, ni une expression plus animée. Il en a été de même au ballet, ce que je comprends davantage.

Fontainebleau, 3 juin 1837.– M. de Talleyrand est parti ce matin avec Pauline; on veut me garder ici jusqu'à demain. Il est impossible d'avoir été plus environné d'égards et d'attentions que ne l'a été M. de Talleyrand: il en est parti tout ému. Le Roi et Madame Adélaïde ont exigé son retour à Paris pour l'hiver prochain; je doute cependant qu'il renonce à son projet de Nice.

Le séjour que Pauline a fait ici ne lui a pas nui. Elle y a été à merveille, d'un maintien toujours parfait; j'étais contente d'elle; elle était charmée d'habiter la même chambre que moi, ses toilettes étaient de fort bon goût; elle est partie, ravie d'être venue, mais bien aise de partir et nullement dissipée de cœur ni d'esprit.

Presque tout le monde est parti; il ne reste plus que le service strict et les intimes. Je pars demain, en même temps que la Reine et avec la duchesse d'Albuféra, qui est arrivée ici hier. La promenade dans le camp a été fort jolie, très animée et très populaire. On a été ensuite dans la plus belle partie de la forêt, appelée le Calvaire, d'où la vue est admirable; du fond des ravins sur lesquels on était suspendu, des chanteurs allemands, qu'on y avait placés, ont fait entendre leurs chants; c'était charmant, et le temps, merveilleux donnait tant de mérite à la promenade, qu'on a songé à l'allonger; on est enfin rentré en longeant la grande treille et le canal.

Après dîner, on nous a donné un ennuyeux opéra-comique, l'Éclair, suivi du Calife de Bagdad, que le Roi a demandé comme ancien souvenir. Le tout a fini fort tard, et ma veillée, ensuite, chez M. de Talleyrand, a fort abrégé mon sommeil, d'autant plus que son départ matinal m'a forcée à être prête de très bonne heure. Le Roi et Madame sont venus lui dire adieu dans sa chambre. Après le déjeuner, le Roi s'est amusé à montrer le Château à trois ou quatre convives: j'ai été ravie du Château et du cicerone.

Paris, 5 juin 1837.– Je suis revenue hier de Fontainebleau. Nous avions eu la messe à six heures du matin, puis le départ. Je me suis trouvée comprise dans le cortège royal, aussi suis-je arrivée avec une rapidité admirable, et je ne me suis séparée du cortège que lorsqu'il s'est détourné pour prendre vers Saint-Cloud. La dernière journée de Fontainebleau, celle d'avant-hier, a été remplie, fort à mon gré, par une promenade historique; le soir, nous avons eu une représentation par les acteurs du Gymnase. Le séjour entier de Fontainebleau a été fort agréable pour moi, par les attentions et les bontés dont j'ai été l'objet.

Aussitôt arrivée, hier, j'ai été aux Champs-Élysées, chez Mme de Flahaut, qui m'y avait engagée de la manière la plus pressante, pour voir l'entrée royale, qui a été servie par un temps superbe. Il y avait un monde innombrable, le cortège était très brillant, la Princesse saluait avec une grâce parfaite. Le coup d'œil, de la place Louis XV et des Champs-Élysées, était magnifique. Tout était bien, mais pas assez de cris; beaucoup plus de curiosité que d'enthousiasme; on ouvrait les yeux, mais fort peu la bouche. Enfin, l'essentiel, c'est qu'il n'y a pas eu de coup de pistolet, que le Roi a pu se montrer aux flots de la population, sans aucune précaution apparente.

Paris, 6 juin 1837.– J'ai vu, hier, M. Royer-Collard, qui était en aigreur sur le mariage du Prince Royal, comme pourrait l'être un homme du faubourg Saint-Germain. Cela m'a impatientée, et nous nous sommes un peu querellés. Il a l'esprit partial et la conversation intolérante à un point inimaginable.

Avant-hier, dans le jardin des Tuileries, où il y a eu plus de soixante mille personnes, depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir, il y a eu un enthousiasme réel, au point d'obliger le Roi à quitter son grand dîner dans la salle des Maréchaux pour venir, avec sa famille, sur le balcon, du haut duquel il a adressé quelques mots de remerciements, qui ont été reçus avec des transports infinis. Depuis le moment de l'entrée dans le jardin jusqu'à la défilade des troupes, la famille Royale s'est tenue au Pavillon de l'Horloge, d'où le coup d'œil était magnifique. Le soleil couchant dorait la cime de l'Obélisque et le sommet de l'Arc de triomphe, et se reflétait sur les cuirasses et les armes des troupes; les baïonnettes de la garde nationale étaient ornées de bouquets. C'était, à ce que l'on m'a assuré, une vraie magie.

Il me semble qu'on penche beaucoup vers une dissolution de la Chambre, du moins M. Molé; M. Royer-Collard l'y pousse vivement.

L'Ambassadeur turc ici dit quelques mots de français. C'est à moi que cette découverte est due, car tout le monde avait si bien pris son ignorance à la lettre, que personne ne lui adressait la parole; cela m'a fait de la peine, il avait l'air si triste; je me suis risquée: il a un peu répondu, et cela m'a valu de voir le portrait du Sultan Mahmoud, qui paraît avoir un très beau visage.

Paris, 7 juin 1837.– J'ai été, hier, chez la Reine, faire mes remerciements pour Fontainebleau. Mme la duchesse d'Orléans était chez sa belle-mère, gracieuse, embellie, aimable. C'est une vraie trouvaille que cette Princesse, son succès est général. Elle a ravi le Conseil d'État, les Pairs, les Députés, ajoutant une phrase aimable aux réponses faites par son mari aux différentes harangues; elle a parlé à chaque Pair individuellement, jamais de banalités; ils en sont tous enchantés.

Mon réveil ce matin est bien triste. On est entré chez moi avec la nouvelle de la mort d'Adrien de Laval. C'était un ami sincère: ils sont rares. Je le regrette vivement, pour lui-même, et aussi pour sa tante, la bonne vicomtesse de Laval, qui n'est guère en état de supporter un coup pareil, et si elle aussi s'en va, quel coup pour M. de Talleyrand!

62

Voici la composition de ce Ministère: MM, Molé, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères; Barthe, ministre de la Justice; de Montalivet, ministre de l'Intérieur; Lacave-Laplagne, ministre des Finances; de Salvandy, ministre de l'Instruction publique; le général Bernard, l'amiral de Rasamel et M. Martin du Nord gardaient leurs portefeuilles. M. de Rémusat, sous-secrétaire d'État, suivait son ministre dans sa retraite.

63

Marianne-Léopoldine, archiduchesse d'Autriche-Este, née en 1771, avait épousé l'électeur Charles-Théodore de Bavière. Après la mort de son mari, elle épousa le grand-maître de sa Cour, le comte Louis Arco. Cette princesse mourut en 1848.

64

Le 27 décembre 1837, jour de l'ouverture de la session parlementaire, un nouvel attentat avait été commis contre le Roi Louis-Philippe, qui se rendait en voiture, avec trois de ses fils, au Palais-Bourbon. L'auteur du crime était Meunier, un jeune homme de vingt-deux ans. Il fut condamné à mort par la Chambre des Pairs, mais le Roi obtint, en effet, que sa peine fût commuée en bannissement perpétuel, à l'occasion du mariage de M. le duc d'Orléans.

65

Fête du Roi Louis-Philippe.

66

Cette ambassade d'honneur était envoyée au-devant de la royale fiancée; elle la rencontra à Fulda, le 22 mai 1837.

67

Il s'agissait d'une loi de crédit pour les dépenses secrètes de la police.

68

Le comte de Lezay-Marnesia.

69

Égale de naissance.

70

La comtesse de Lobau.

71

A l'occasion du mariage du duc d'Orléans, une amnistie fut accordée, par ordonnance du 8 mai, à tous les individus détenus pour crimes ou délits politiques.

72

Mlle Sidonie de Dieskau, dont il sera parlé plus loin, pendant le voyage en Allemagne de la duchesse de Talleyrand.

73

Le baron de Werther était, depuis 1824, ministre de Prusse à Paris.

74

Le comte Lehon était ministre de Belgique.

75

Mgr Gallard.

76

S. E. Mohamed-Nouri-Effendi.

Chronique de 1831 à 1862, Tome 2 (de 4)

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