Читать книгу Chronique de 1831 à 1862. T. 1 - Dorothée Dino - Страница 3
1832
ОглавлениеLondres, 23 mai 1832.– Hier, j'ai eu une longue visite du duc de Wellington. Il m'a dit qu'il regrettait que les convenances personnelles de M. de Talleyrand le décidassent à quitter l'Angleterre, même momentanément; qu'un remplaçant, quel qu'il fût, ne pourrait jamais maintenir les choses au point où M. de Talleyrand les avait conduites; qu'ici, il avait une position première et une influence prépondérante, non seulement sur ses confrères diplomatiques, mais encore sur le Cabinet anglais; qu'il était, en général, extrêmement considéré dans le pays, où on lui savait gré de se tenir éloigné de toute intrigue; qu'il était le seul qui pût maintenir, «sous quelque ministère que ce fût», l'union de la France et de l'Angleterre; que lui, duc de Wellington, craignait que les autres membres de la Conférence ne prissent le haut ton avec le remplaçant de M. de Talleyrand, et qu'à son retour, celui-ci ne trouvât un état de choses différent, et le terrain perdu difficile à ressaisir; qu'enfin, si M. de Talleyrand ne revenait pas à Londres, on ne pouvait plus compter sur la durée de la paix.
Il a ajouté que l'aspect des deux pays était bien grave, que toutes les prévisions étaient insuffisantes, et que qui que ce soit ne pouvait dire ce qu'apporteraient et «la réforme» par ses résultats futurs, et les moyens révolutionnaires qui ont été mis en jeu pour l'obtenir, ni quelles seraient les fantaisies royales, le «Bill de réforme» une fois passé.
Le duc de Wellington a été, comme toujours, fort naturel, fort simple, de très bon sens, et, à sa façon, qui n'est pas phraseuse, très amical.
Londres, 24 mai 1832.– M. de Rémusat est ici, il a, pour M. de Talleyrand, une lettre du général Sébastiani qu'il n'a pas encore remise.
Il m'en a envoyé une du duc de Broglie qui partait pour la campagne, assez soucieux, ce me semble, de l'état de décomposition de toutes choses en France. Il me réfère à ce que M. de Rémusat me dira, mais je connais celui-ci: il a de l'esprit, mais c'est un esprit dédaigneux, dénigrant, tout emmailloté de formes doctrinaires; même dans le temps où je voyais le plus les personnes de cette société, je le trouvais, lui, singulièrement désagréable, et je n'ai pas idée qu'il me fasse aujourd'hui une autre impression.
Londres, 25 mai 1832.– M. de Rémusat, que j'avais vu hier soir, m'avait annoncé sa visite pour ce matin, pour m'apprendre Paris, m'a-t-il dit. On sait que les doctrinaires enseignent toujours quelque chose! Il sort de chez moi. C'est très long à apprendre, la France, car il me l'a enseignée pendant plus de deux heures.
Ce qui m'en reste, c'est que le voyage de M. de Rémusat ici est une sorte de mission, qui lui a été confiée par les honnêtes gens du juste milieu, tels que MM. Royer-Collard, Guizot, Broglie, Bertin de Veaux, même Sébastiani, qui est en guerre ouverte avec Rigny. Cette mission consiste à décider M. de Talleyrand à accepter la présidence du Conseil, ou, si cela ne se peut, à être le patron d'un nouveau ministère dans lequel Sébastiani serait conservé et qu'on fortifierait en y faisant entrer Guizot, Thiers, Dupin. Tel qu'il est, décomposé et désuni, le ministère ne saurait durer; mais il faut décider le Roi à choisir des hommes plus forts, résolus à suivre le système de M. Perier et capables, par leur talent, d'en imposer à la Chambre. On voudrait que M. de Talleyrand, à Paris, fît assez sentir au Roi le péril de sa situation pour le déterminer à pareille chose. Voilà ce que M. de Rémusat est chargé d'obtenir de M. de Talleyrand, et sur quoi il s'est donné la peine de m'endoctriner. M. de Talleyrand est beaucoup trop déterminé à ne faire partie d'aucune administration pour être ébranlé sur ce point. Certes, son intention a toujours été de parler au Roi selon sa conscience, mais qu'en obtiendrait-il?.. Pas grand'chose peut-être…
Londres, 29 mai 1832.– Quelle journée que celle d'hier! Le «Drawing-room» qui a duré jusqu'à plus de cinq heures! C'était l'anniversaire du jour de naissance du Roi, qui, ayant appris que la princesse de Lieven et moi ne dînions pas chez lord Palmerston, nous a choisies pour représenter le Corps diplomatique à son dîner.
Il n'y avait à ce dîner, excepté la famille légitime et illégitime, que le strict service et quelques vieux amis du Roi, comme le duc de Dorset et lord Mount-Edgecumbe.
Le Roi ne s'est pas fait faute de toasts: le premier à Mme de Lieven, sur ce qu'après les longues années pendant lesquelles elle avait représenté à Londres une Cour toujours amie de celle de la Grande-Bretagne, il la regardait comme une amie personnelle. Puis à moi: «Je vous connais depuis moins de temps, Madame, mais vous nous laissez ici des souvenirs qui nous font désirer votre retour et que vous nous reveniez avec la bonne santé que vous allez chercher aux eaux. Les circonstances délicates et difficiles dans lesquelles votre oncle s'est trouvé ici, et pendant lesquelles il a montré tant de loyauté, d'intégrité et d'habileté, me font attacher beaucoup de prix à ce qu'il nous revienne et je vous prie de le lui dire.» Puis à Mme de Woronzoff, sur ce que, par son mari, elle était aussi Anglaise que Russe.
Mme de Lieven a répondu par un mot de reconnaissance, et moi de même, mais cette pauvre Mme de Woronzoff, en voulant aussi exprimer ses remerciements, s'est embrouillée de telle sorte que le Roi a repris la parole et j'ai cru que ce dialogue ne finirait plus.
Après la santé de la Reine, le Roi a remercié pour elle en anglais, en ajoutant qu'aucune Princesse ne méritait davantage le respect et l'attachement de ceux qui la connaissaient, car personne ne savait mieux remplir les devoirs de sa position. Il a alors donné le signal de se lever, et immédiatement celui de se rasseoir, et s'adressant à la duchesse de Kent, il a porté la santé de la princesse Victoria, comme étant la seule qui, par la divine Providence et les lois du pays, devait lui succéder, et à laquelle il comptait laisser les trois Royaumes, avec leurs droits, leurs privilèges et leur constitution intacte comme il les avait lui-même recueillis. Tout cela était accompagné de tant d'assurances d'une bonne santé personnelle, de force, de volonté de vivre et de se bien porter, et de la nécessité qu'il y avait que, dans les circonstances difficiles du présent, il n'y eût pas de minorité, que tout le monde s'est demandé s'il avait voulu être agréable ou désagréable à la duchesse de Kent, qui était pâle comme la mort; ou bien si, à cause des Fitzclarence qui se mêlent d'avoir des prétentions princières, il a voulu établir qu'il ne reconnaissait d'héritier possible que la jeune Princesse. D'autres prétendent que le tout était dirigé contre le duc de Sussex, qui était absent puisqu'on lui a défendu la Cour. Il paraît que le parti populaire voudrait le porter au trône ou que du moins le Roi se l'imagine et que c'est là ce qui nous a valu ce très long speech.
Avant la fin de la soirée, le Roi est venu deux fois à moi pour me dire qu'il ne fallait pas que M. de Talleyrand s'absentât longtemps, que la paix du monde dépendait de sa présence à Londres, et sur cela force éloges et gracieusetés. On n'a pas idée de ce qu'on nous montre, de tous côtés, de regrets obligeants qui ont l'air sincères.
Londres, 30 mai 1832.– M. de Talleyrand a reçu des lettres du Roi et de Sébastiani, écrites au moment du départ pour Compiègne: ils assurent qu'ils useront de tout leur crédit sur le roi Léopold pour le déterminer à se soumettre pleinement à la Conférence, afin de laisser aux Hollandais tout l'odieux du refus; mais ils veulent que M. de Talleyrand emporte ici l'évacuation d'Anvers, à laquelle ils ne veulent entendre qu'après que toutes les autres questions seront terminées. En apparence, les entêtements hollandais ne diminuent pas et le mauvais esprit se ranime en Belgique.
M. de Talleyrand partira aussitôt après l'arrivée de M. de Mareuil, et espère, avant cela, être arrivé à établir une certaine force armée qu'on appellerait l'armée combinée anglo-française et qui serait chargée de couper le nœud gordien.
Paris, 20 juin 1832.– J'attends M. de Talleyrand après-demain soir.
Je vois bien du monde maintenant: on m'assomme, à la lettre. Que d'absurdités, de fautes, de passions! Pauvre M. de Talleyrand! Dans quel gâchis et dans combien d'intrigues ne va-t-il pas tomber!
Du reste, l'état de choses actuel, que tout le monde condamne, doit nécessairement changer, au moins ministériellement; car le tollé contre le ministère est général et l'effroi se propage. La Vendée cependant touche à sa fin et on croit la duchesse de Berry sauvée: ce serait un point essentiel. Mais l'état du Cabinet est pitoyable; sa marche saccadée, hésitante, des gaucheries sans nombre, tout assure sa dissolution. On attend M. de Talleyrand pour frapper les grands coups: pauvre homme!
La vraie difficulté est dans le caractère du chef suprême. Que tout ceci est laid! Sébastiani s'en va chaque jour davantage; il m'a fait pitié hier; il se rend compte de son état et il en est profondément malheureux. Je vais ce soir avec lui à Saint-Cloud et je tremble qu'il ne tombe mort à côté de moi dans la voiture.
Wessenberg m'écrit de Londres que le ministère y est triste, inquiet, embarrassé de son triomphe et redoutant une chute prochaine. Je vois qu'en Angleterre on est inquiet de l'état de l'Allemagne: le Corps diplomatique se plaint ici du double jeu de Sébastiani à propos de ce qui se passe sur le Rhin. Bref, personne n'est content, personne n'est tranquille; c'est une singulière époque!..
Paris, 6 septembre 1832.– On écrit à M. de Talleyrand que les coquetteries qu'on avait faites à Pétersbourg avaient pour objet de détacher l'Angleterre de notre alliance; qu'on avait été jusqu'à proposer de remettre Anvers aux Anglais. Tout cela n'a pas pris, et la froideur a succédé aux gentillesses. Toutes les difficultés de la Conférence viennent maintenant de Bruxelles, où le mariage a exalté toutes les têtes et où ils se croient en état de forcer la main à la France10.
Paris, 21 septembre 1832.– Il paraît que M. de Montrond est en espérance de Pondichéry et fort désireux d'y aller. Les amis de Sébastiani le disent entièrement rétabli depuis Bourbonne et naviguant avec adresse au milieu des écueils que rencontre sa route ministérielle.
Le Roi des Pays-Bas fait le méchant, celui des Belges n'est pas plus doux. La Conférence se fatigue, et a, dit-on, grand besoin de M. de Talleyrand pour reprendre son ensemble.
On dit tous les Cabinets fort ébouriffés de ce qui se passe entre l'Égypte et la Porte ottomane. Chacun recule, plus ou moins, devant les résultats prochains du Nord, du Midi, du Couchant et du Levant, car partout il en faut prévoir, sans que personne ait le courage d'y mettre la main.
Paris, 23 septembre 1832.– Voilà l'horizon qui se rembrunit de toutes parts: aux singuliers événements d'Orient, à l'état précaire de l'Allemagne et de l'Italie, au désaccord qui règne dans le Cabinet français, à l'approche des Chambres françaises et à celle du Parlement, aux complications portugaises, à l'obstination toujours croissante de la Hollande, voici qu'il faut joindre le coup de foudre de la mort de Ferdinand VII; guerre de succession et, par conséquent, guerre civile, entre les partisans de don Carlos et ceux de la petite Infante; peut-être intervention de l'Espagne en Portugal, et, par conséquent, apparition de la France et de l'Angleterre dans la Péninsule.
D'un autre côté, changement de ministère à Bruxelles, et départs, si précipités, du duc d'Orléans, du maréchal Gérard et de M. Le Hon pour la Belgique. Ne sommes-nous pas, plus que jamais, dans le grabuge?
M. de Talleyrand reçoit force lettres, tant de Paris que de Londres, pour presser son départ.
Paris, 27 septembre 1832.– Quelle mystification que cette résurrection de Ferdinand VII11! Au fait, c'est très heureux, car assurément les complications ne manquent point, et une de moins, c'est quelque chose!
10
Léopold Ier, élu Roi des Belges en 1831, avait épousé, en 1832, Louise, princesse d'Orléans, fille de Louis-Philippe, Roi des Français.
11
En 1832, le Roi Ferdinand VII tomba si gravement malade, qu'on le crut mort. Calomarde se réunit alors aux partisans pour faire signer au moribond un décret mettant à néant la déclaration de 1830, par laquelle le Roi abolissait la loi salique en Espagne.