Читать книгу Chronique de 1831 à 1862. T. 1 - Dorothée Dino - Страница 5
1834
ОглавлениеLondres, 27 janvier 1834.– Sir Henry Halford vient de me raconter que le feu roi George IV, dont il était le premier médecin, lui ayant demandé, sur l'honneur, deux jours avant sa mort, si son état était désespéré, et sir Henry, avec une figure très significative, lui ayant répondu qu'il était dans un état très grave, le Roi le remercia par un signe de tête, demanda à communier, et le fit très religieusement; il engagea même sir Henry à prendre part au sacrement. Lady Coningham était dans la chambre à côté. Ainsi, aucun des intérêts humains ne fut banni de la chambre de ce Roi moribond, charlatan, et communiant.
Londres, 7 février 1834.– J'étais hier soir chez lady Holland, qui, en finissant je ne sais quelle histoire qu'elle me contait, m'a dit: «Ce n'est pas lady Keith (Mme de Flahaut) qui me mande cela, car il y a plus de deux mois qu'elle ne m'a écrit.» Puis, elle ajouta: «Saviez-vous qu'elle détestait le ministère français actuel? – Mais, Madame,» ai-je répondu, «c'est vous qui avez appris il y a dix-huit mois à M. de Talleyrand, tout le mal qu'elle disait ici du Cabinet français, au moment de son origine. – C'est vrai, je m'en souviens; mais il faut néanmoins que ce Cabinet dure. Lord Granville écrit à lord Holland que nous ne devons pas croire tout ce que lady Keith nous mandera de la mauvaise position de M. de Broglie, puisqu'elle est très hostile pour celui-ci et désireuse de sa chute.» Je n'ai rien répliqué et cela en est resté là. Et puis, parlez-moi des amitiés du monde!
Au reste, voici un assez drôle de mot qu'on écrit, de Paris, sur M. et Mme de Flahaut: on prétend que leur faveur n'est plus aussi grande aux Tuileries, où on dit que «lui, est une vieille coquette et, elle, un vieux intrigant.»
Warwick Castle 15 , 10 février 1834.– J'ai quitté Londres avant-hier, et suis venue ce jour-là jusqu'à Stony-Stratfort, où je n'engage personne à jamais coucher: les lits y sont mauvais, même pour l'Angleterre; j'ai réellement cru m'étendre sur une couchette de trappiste. J'en suis repartie hier matin, par un brouillard bien froid, bien épais. Il n'y avait pas moyen de juger le pays, qui à travers quelques éclaircies, cependant, m'a semblé plutôt agréable; surtout à Iston Hall, beau lieu qui appartient à lord Porchester. On passe devant une superbe grille d'où on plonge dans un parc immense, par delà lequel on découvre un vallon qui m'a semblé joli. Leamington16, à deux lieues d'ici, est bien bâti et gai.
Quant à Warwick même, où je suis arrivée hier dans la matinée, on y pénètre par une entrée de château-fort: il offre l'aspect le plus austère, la cour la plus sombre, le Hall le plus vaste, les meubles les plus gothiques, la tenue la plus soignée qu'on puisse imaginer, tout cela dans le genre féodal. Une rivière impétueuse et considérable baigne le pied de vieilles tours crénelées, noires, hautes et imposantes; elle fait un bruit monotone auquel répond celui d'arbres entiers, qui éclatent en brûlant dans des cheminées de géants. Des souches énormes sont empilées sur des tréteaux dans le Hall; il faut deux hommes pour les prendre et les jeter dans l'âtre; ces tréteaux sont établis sur des dalles de marbre poli.
Je n'ai encore jeté qu'un rapide coup d'œil sur les vitraux de couleur des grandes et larges croisées qui répondent aux cheminées, sur les armures, les bois de cerf et les autres curiosités du Hall, sur les beaux portraits de famille des trois grands salons. Je ne connais bien encore que ma chambre, toute meublée de Boule, de noyer ciselé et pleine de conforts modernes à travers toutes ces vieilles grandeurs!
Le boudoir de lady Warwick est aussi rempli de curiosités. Elle est venue me prendre, hier, dans ma chambre, et après m'avoir montré ce boudoir, elle m'a menée dans le petit salon où j'ai trouvé le fils de son premier mariage, lord Monson, petite figure d'homme ou plutôt d'enfant, timide et silencieux, par embarras de sa petite taille et de sa faiblesse de corps; puis lady Monson, contraste frappant de son mari, grande et blonde Anglaise, raide, osseuse, avec de longs traits, de larges mains, une large poitrine plate, un air de vieille fille, des mouvements anguleux, tout d'une pièce, mais polie et attentive; ensuite lady Eastnor, sœur de lady Stuart de Rothesay, laide comme on l'est dans sa famille, et bien élevée, comme le sont aussi toutes les filles de lady Hardwick; lord Eastnor, grand chasseur, grand mangeur, grand buveur; son frère, un révérend, qui, je crois, ne s'était pas rasé depuis Noël et qui n'a ouvert la bouche que pour manger; lord Brooke, fils de la maison, du second mariage, âgé de quinze ans, d'une très jolie figure; son précepteur, silencieux et humble comme de raison; et, enfin the striking figure de lady Caroline Neeld, sœur des Ashley et fille de lord Shaftesbury. Elle est célèbre par un procès contre son mari, dont les journaux retentissaient l'année dernière; elle est l'amie de lady Warwick, protégée, recueillie, défendue par elle. C'est une personne bruyante, hardie, mal disante, avec des façons familières et un ton risqué; elle a une jolie taille, de la blancheur, de beaux cheveux blonds, ni cils ni sourcils, une figure longue et étroite, rien dans les yeux, un nez et une bouche qui font penser à ce que Mme de Sévigné disait de Mme de Sforze, qui était un perroquet mangeant une cerise.
Lord Warwick, retenu dans sa chambre par un rhumatisme goutteux, ne semblait faire faute à personne.
La maîtresse de la maison est la moins convenable possible pour le lieu qu'elle habite. Elle a été jolie, sans être belle; elle est naturellement spirituelle, sans rien d'acquis. Elle ne sait pas même un mot de la tradition de son château; elle a un tour d'esprit drôle et nullement posé, ses habitudes de corps sont nonchalantes, et cette petite femme, grasse, paresseuse, oisive, ne paraît nullement appelée à gouverner et à remplir cette vaste, sérieuse et presque formidable demeure. D'ailleurs, tout le monde me semble pygmée dans ce lieu-ci et il faudrait des gens plus grands que nature, tels qu'étaient les faiseurs de Rois17 pour la remplir: notre génération est trop mesquine dans ses proportions pour de tels lieux.
La salle à manger est belle, mais moins grandiose que le reste. En sortant de table, très longtemps avant les hommes, on nous a conduites dans le grand salon, qui est placé entre un petit et un moyen. Dans ce grand salon sont des Van Dyck superbes; une boiserie tout entière en bois de cèdre dans sa couleur naturelle, l'odeur en est assez forte et agréable; le meuble est en damas velouté où le gros rouge domine; force meubles de Boule vraiment magnifiques, quelques marbres rapportés d'Italie; deux énormes croisées faisant renfoncement et cabinets, sans rideaux et seulement entourées de grands cadres cerclés en cèdre. Pour tout cela, il y avait une vingtaine de bougies, qui me faisaient l'effet de feux-follets, trompant l'œil plutôt qu'elles n'éclairaient la chambre. Je n'ai, de ma vie, rien vu de si triste et de si chilling que ce salon; une conversation de femmes, très languissante… il me semblait toujours que le portrait de Charles Ier et le buste du Prince Noir allaient venir se mêler à nous, et prendre leur café devant la cheminée. Les hommes sont enfin arrivés, le thé ensuite; à dix heures une espèce de souper; à onze heures retraite générale, qui m'a semblé être un soulagement pour tous.
J'ai, dans cette longue soirée, vingt fois pensé à la description que Corinne fait du château de sa belle-mère.
A dîner, on n'a parlé que des county-balls, des Leamington-spas et des commérages du Comté: c'était, trait pour trait, la description de Mme de Staël.
Ce matin, j'ai parcouru avec lady Warwick le château, que je connaîtrais mieux si j'avais été livrée à moi-même, ou seulement aux prises avec une des deux housekeepers dont la plus ancienne a quatre-vingt-treize ans. A la voir, on croirait qu'elle va vous parler de tous les York et Lancastre. La maîtresse de la maison ne se soucie pas le moins du monde de toutes les curieuses antiquités dont ce lieu-ci abonde et qu'il m'a fallu voir en courant.
Je me suis cependant arrêtée devant la selle et le caparaçon du cheval de la Reine Élisabeth, par lequel elle est venue de Kenilworth ici, puis je me suis emparée du luth offert par lord Leicester à la Reine Élisabeth, merveilleusement sculpté, en bois, avec l'écusson de la Reine en cuivre doré, par-dessus et tout à côté de celui du favori, ce qui m'a paru assez familier. J'ai remarqué un curieux portrait de la Reine Élisabeth dans ses habits de couronnement et dans lequel elle ressemblait terriblement à son terrible père. Lord Monson, à l'occasion de ce portrait, m'a conté un détail que j'ignorais: c'est que la Reine Élisabeth, qui voulait toujours paraître jeune, n'a jamais permis qu'on fît son portrait autrement qu'en face, et éclairé de façon à empêcher que les ombres ne portassent sur ses traits, craignant que les ombres, en marquant les traits, ne marquassent aussi les années. On dit que cette idée lui était si constamment présente, qu'elle se mettait aussi toujours en face du jour, quand elle donnait ses audiences.
La bibliothèque ici n'est pas très remarquable et ne me paraît pas très fréquentée. La chambre à coucher de la Reine Anne avec le lit de l'époque est une belle pièce.
A dix heures, nous sommes montées en calèche, lady Warwick et moi, escortées par lady Monson et lord Brooke à cheval, et nous avons été, par un pays assez médiocre, aux fameuses ruines de Kenilworth. Là, j'ai éprouvé un mécompte réel; non pas que ces ruines ne donnent l'idée d'une noble et vaste demeure, mais le pays est si plat, l'absence d'arbres est si complète, que le pittoresque disparaît; à la vérité, le lierre y est partout superbe, ce qui fait bien, mais ce qui n'est pas suffisant.
Lady Monson, moins ignorante de la localité que sa belle-mère, m'a fait remarquer la salle des banquets; la chambre de la Reine Élisabeth; les bâtiments construits par Leicester, et qui sont plus détériorés que ceux des Lancaster, quoique plus modernes; le pavillon d'entrée sous lequel a passé le cortège de la Reine et qui avait été bâti exprès: il est encore en bon état, un fermier de lord Clarendon, auquel appartiennent les ruines, l'habite. Il y a, dans l'intérieur de ce pavillon, un chambranle de cheminée avec les chiffres et devise de Leicester. Le pavillon où Walter Scott fait arriver Amy Robsard, est rendu célèbre par le romancier, mais ne l'est pas dans l'histoire.
On ne m'a pas permis de monter sur les tours; depuis l'accident arrivé l'année dernière à la nièce de lady Sefton, les ruines sont en mauvais renom comme solidité; d'ailleurs, on m'a assuré que la vue n'en était point remarquable.
Nous avons pris le chemin le plus long pour revenir et nous avons traversé Leamington dans toute sa longueur. L'établissement des bains m'a semblé joli, ainsi que toute la ville, animée maintenant par beaucoup de gentlemen chasseurs, qui y vivent un peu comme à Melton Mowbray.
Il ne faisait pas encore sombre quand nous sommes revenues, et lady Warwick m'a menée voir, au bout du parc de Warwick, qui est très bien planté, une jolie vue de la rivière Avon, des serres qui ne sont ni très soignées, ni très fleuries, mais dans lequelles se trouve le Warwick vase: c'est un vase dans des proportions colossales, en marbre blanc, d'une superbe forme, avec de beaux détails; il a été rapporté d'Italie et du jardin de Trajan par le père du lord Warwick actuel.
Je retourne demain à Londres.
Londres, 12 février 1834.– M. de Talleyrand m'a raconté qu'hier soir, jouant au whist avec Mme de Lieven qui était partner de lord Sefton, la Princesse, dans ses distractions habituelles, avait renoncé deux fois; sur quoi lord Sefton a fait doucement remarquer qu'il était tout simple que ces diables de Dardanelles fissent souvent renoncer Mme de Lieven: cela a fait rire tous les assistants.
J'ai reçu de M. Royer-Collard une lettre dans laquelle je trouve la phrase suivante: «Monsieur de Bacourt m'a extrêmement plu; sa conversation nette, simple, judicieuse, m'a charmé; je n'en rencontre guère ici d'aussi bonne. Nous nous entendons de tous points.»
Londres, 15 février 1834.– La duchesse comtesse de Sutherland est venue me prendre hier, et nous a menées Pauline et moi au Panorama of the North Pole où le capitaine Ross joue un grand rôle. Comme peinture et perspective, c'est au-dessous de tout ce que j'ai vu dans ce genre; mais tout ce qui se rapporte à d'aussi rudes épreuves et à des souffrances aussi prolongées, est d'un véritable intérêt.
Un des matelots, qui avaient été d'abord avec le capitaine Parry sur la Furia, puis ensuite avec le capitaine Ross, se trouvait, par hasard, à ce Panorama. Il a donné à Pauline un petit morceau de la fourrure dont il s'était couvert chez les Esquimaux, et à moi, un petit morceau de granit, pris au point le plus nord de l'expédition. Nous l'avons beaucoup questionné; il est revenu bien souvent sur le moment où ils ont aperçu l'Isabella, qui les a rendus à leur patrie: c'était le 26 août. Il a ajouté que, tant qu'il vivrait, il boirait chaque année, ce jour-là, au souvenir de cette heureuse apparition.
Nous avons eu, hier soir, un raout chez nous. Il n'avait rien de remarquable comme toilettes, comme beautés, ni comme ridicules. Le marquis de Douglas était beau à ravir: miss Emily Hardy m'en a paru frappée.
Le ministère était représenté par lord Grey, lord Lansdowne, lord Melbourne. Ce ministère est fort embarrassé, car il se passe chaque jour, aux Communes, des incidents qui font éclater le schisme trop réel parmi eux; la figure de lord Grey en portait hier une visible empreinte.
Londres, 20 février 1834.– Il y a une nouvelle histoire, fort vilaine, qui circule sur M. le comte Alfred d'Orsay. La voici: sir Willoughby Cotton écrit, le même jour, de Brighton, à M. le comte d'Orsay et à lady Fitzroy-Somerset; il se trompe d'adresse et voilà M. d'Orsay qui, en ouvrant celle qui lui arrive, au lieu de reconnaître sa méprise à la première ligne, qui commence par «Dear Lady Fitzroy», lit jusqu'au bout, y trouve tous les commérages de Brighton, entre autres des plaisanteries sur lady Tullemore et un de ses amoureux, et, je ne sais encore à quel propos, un mot piquant sur M. d'Orsay lui-même. Que fait celui-ci? Il va au club, et, devant tout le monde, lit cette lettre, la met ensuite sous l'adresse de lord Tullemore auquel il l'envoie. Il a failli en résulter plusieurs duels. Lady Tullemore est très malade, le coupable parti subitement pour Paris. On est intervenu, on a assoupi beaucoup de choses, pour l'honneur des dames, mais tout l'odieux est resté sur M. d'Orsay.
Londres, 27 février 1834.– On s'amuse à répandre le bruit du mariage de lord Palmerston avec miss Jermingham: elle était hier à l'ambassade de Russie, chamarrée et bigarrée, à son ordinaire: elle y a été l'objet des moqueries de Mme de Lieven, qui, cependant, n'a pas cru pouvoir se dispenser de l'inviter. Pour se venger, peut-être, de cette nécessité, elle disait, assez haut, que miss Jermingham lui rappelait l'avertissement du journal le Times que voici: A house-maid wants a situation in a family where a footman is kept18. C'est assez joli, assez vrai, mais peu charitable… Elle ajoutait avec complaisance, à cette occasion, que les journaux satiriques avaient donné à lord Palmerston le surnom de venerable cupid…
Londres, 1er mai 1834.– M. Salomon Dedel est arrivé ce matin de la Haye, il m'a apporté une lettre du général Fagel. J'y trouve ce qui suit: «Quelqu'un a su que lord Grey avait manifesté l'espoir que Dedel reparaîtrait à Londres, muni d'instructions pour en finir. Dedel en parle au Roi et celui-ci lui répond: «Votre absence a eu pour motif de venir voir vos parents et vos amis, et vous pourrez en donner des nouvelles si on vous en demande.»
Plus loin je trouve dans la même lettre: «Nous voulons être forcés par les cinq puissances; nous ne tiendrons aucun compte d'une contrainte partielle comme celle de 1832; sans cette unanimité, nous nous refuserons toujours à un arrangement définitif. On prendrait, de guerre lasse, plutôt la route de Silésie, que de reconnaître Léopold.»
Mme de Jaucourt, en parlant de l'esprit de parti furibond qui règne en France en ce moment, mande à M. de Talleyrand que M. de Thiard, son frère, a dit, l'autre jour, chez elle: «Je donnerais mon bras droit pour que Charles X fût encore à la place d'où nous l'avons chassé.»
N'est-il pas singulier que le jeune Baillot, qui vient de périr assassiné dans les derniers troubles de Paris, se soit souvent vanté d'avoir, lors des journées de juillet 1830, tué plusieurs individus, exactement de la même manière que celle dont lui-même a péri?
On m'a raconté un mot amusant de la vieille marquise de Salisbury. Elle a été, dimanche dernier, à l'église, ce qui lui arrive rarement; le prédicateur, parlant du péché originel, a dit qu'Adam, en s'excusant, s'était écrié: «Seigneur, c'est la femme qui m'a tenté.» A cette citation, lady Salisbury, qui paraissait entendre tout cela pour la première fois, a sauté sur son banc, en disant: «Shabby fellow, indeed!»
Je viens d'une visite du matin chez la Reine, je l'ai trouvée agitée, inquiète et cependant heureuse de son prochain voyage en Allemagne. Le Roi l'a arrangé, à son insu; il est entré dans les plus petits détails; c'est lui qui a nommé la suite d'honneur, les domestiques, choisi les voitures. Tout cela est arrivé si subitement que la Reine n'en est point encore remise; elle ne sait si elle doit se réjouir de revoir sa mère qui est âgée et infirme ou se tourmenter de laisser le Roi seul, pendant six semaines. Elle m'a dit que le Roi avait voulu inviter M. de Talleyrand et moi à Windsor, pendant notre séjour à Salthill, mais qu'elle-même l'en avait détourné, comme tirant à conséquence, et obligeant à d'autres invitations, entre autres celle de la princesse de Lieven, dont le Roi ne se souciait pas.
La Reine tousse et se croit assez malade; elle compte sur l'air natal pour se rétablir.
Il est impossible, chaque fois qu'on a l'honneur de voir cette Princesse, de ne pas être frappé de la parfaite simplicité, vérité et droiture de son âme. J'ai rarement vu une personne sur laquelle le sentiment du devoir eût plus de puissance, qui, dans tout ce qu'elle dit et fait, parût plus d'accord avec elle-même. Elle a de la gaieté, de la bienveillance et quoiqu'elle manque de beauté, sa grâce est parfaite, le ton de sa voix malheureusement nasillard, mais il y a tant de bon sens et de vraie bonté dans ce qu'elle dit, qu'on l'écoute avec plaisir. La satisfaction qu'elle éprouve à parler allemand est bien naturelle, elle me touche, chaque fois, sensiblement; cependant, je voudrais que devant les Anglais elle s'y livrât moins: je voudrais, dans l'intérêt de sa situation, peut-être un peu plus d'anglais en elle; on ne saurait être restée plus Allemande qu'elle l'est; je crains qu'on ne le lui reproche parfois. Que ne reproche-t-on pas aux souverains maintenant? Responsables de toutes choses, ils sont sans cesse menacés d'expiations, bien ou mal fondées. La pauvre Reine a déjà éprouvé toute l'amertume de l'impopularité, de la calomnie. Elle y a opposé beaucoup de valeur, de dignité, et je suis convaincue qu'elle est en fonds de courage pour les dangers.
C'était aujourd'hui la Saint-Philippe; nous avions à dîner les Lieven et lady Cowper; le prince Esterhazy est venu nous voir après le dîner. Je remarque, depuis quelque temps, une certaine aigreur dans sa façon d'être avec les Lieven, qui ne lui est pas habituelle; sa plaisanterie, en s'adressant à la Princesse, tourne promptement à l'ironie. Je crois que, de son côté, elle regrettera peu son départ; elle n'a jamais pu le subjuguer; il coule et s'échappe de ses mains; les arlequinades, toujours fines, quelquefois malicieuses, d'Esterhazy la gênent et la déroutent; ils ont toujours l'air d'être sur le qui-vive l'un avec l'autre, et ils se dédommagent de cette contrainte par des coups de patte assez fréquents.
La Reine m'a dit qu'à Windsor, dernièrement, Esterhazy lui avait parlé de M. de Talleyrand avec un attachement particulier, lui disant que son plus grand plaisir était de venir l'écouter. Il a ajouté, qu'en rentrant chez lui, il écrivait souvent ce qu'il avait entendu de M. de Talleyrand. Il paraît qu'Esterhazy tient un journal fort exact; il l'a dit à la Reine, lui racontant que cette habitude est si ancienne qu'il a déjà rempli de gros volumes, qu'il se plaît à relire. La Reine s'étonnait, avec raison, de cette habitude suivie et sédentaire chez quelqu'un dont les allures sont si peu posées et l'esprit souvent distrait.
Lord Palmerston, qui, depuis notre dernier retour de France, n'a pas une seule fois accepté de dîner chez nous, qui n'est pas venu à une seule de nos soirées, était encore invité aujourd'hui, et la présence de lady Cowper nous faisait croire à la sienne, mais il s'est fait excuser au dernier moment.
Londres, vendredi 2 mai 1834.– Alava m'écrit qu'il reçoit des lettres du ministre d'Espagne à Londres, le marquis de Miraflorès, qui est son neveu, dans lesquelles il lui parle des éloges que lord Palmerston ne cesse de lui prodiguer sur son début diplomatique ici, qu'il dit être extrêmement brillant. Le Marquis, qui est un sot, ne voit pas la cause de ces éloges, qui proviennent de ce traité de la Quadruple Alliance, proposé par Miraflorès à l'instigation de lord Palmerston lui-même, et dont les résultats, bien obscurs encore, pourront devenir plus embarrassants qu'utiles à son inventeur et aussi à la France.
M. de Montrond a écrit à M. de Talleyrand pour lui dire qu'ayant fait exprimer à M. de Rigny son désir de venir à Londres, celui-ci avait trouvé, qu'avant de lui en faciliter les moyens, il fallait d'abord savoir si M. de Talleyrand serait satisfait de ce voyage. Ce doute choque beaucoup M. de Montrond, et moi je sais bon gré à M. de Rigny de l'avoir admis. Au fait, l'année dernière, M. de Montrond, se disant ici chargé d'une correspondance secrète et diplomatique, était un personnage gênant. L'humeur qu'il avait, et qu'il montrait, de n'être mis dans aucun des secrets de l'ambassade, lui faisait manquer, le plus souvent, aux convenances, blessait M. de Talleyrand dans les siennes, et importunait les spectateurs. Depuis dix-huit mois, M. de Montrond touche mille louis par an sur les fonds secrets du ministère des affaires étrangères: je doute qu'il leur rende jamais la monnaie de leur pièce!
Tous les ouvriers, à Londres, sont en révolte: les tailleurs ne peuvent plus travailler, faute d'ouvriers; on prétend que, sur les cartes d'invitation du bal de lady Lansdowne, il y avait: The gentlemen to appear in their old coats. Les blanchisseuses s'en mêlent, et, bientôt, il nous faudra laver notre linge comme les Princesses de l'Odyssée!
Londres, 3 mai 1834.– M. de Talleyrand dit que lord Holland a une bienveillance perturbatrice. C'est d'autant mieux dit que rien n'est plus vrai. Avec la plus parfaite douceur de manières, l'humeur la plus égale, l'esprit le plus gai, l'abord le plus obligeant, il est toujours prêt à mettre partout le feu à la mèche révolutionnaire; il y fait, en conscience, ce qu'il peut, et quand il n'y réussit pas, il en a du chagrin, autant qu'il en peut avoir.
J'ai dîné hier chez sir Stratford Canning. Sa maison est singulière, jolie, bien arrangée, remplie de souvenirs rapportés de Constantinople et d'Espagne. Lui-même a de la politesse, de l'instruction, de l'esprit dans sa conversation, et sans une certaine contraction des lèvres qui nuit à une assez belle figure, sans l'air opprimé de sa femme, on aurait peine à comprendre la réputation de mauvais caractère qui lui est assez généralement acquise. C'est sous ce prétexte-là, du moins, que l'Empereur de Russie a refusé, l'année dernière, de le recevoir à Pétersbourg, comme ambassadeur.
Londres, 4 mai 1834.– Il y a une vanterie habituelle et une curiosité indiscrète dans Koreff, qui m'a quelquefois frappée sur le Continent, et qui, ici, m'inspire une défiance extrême. Son esprit, son instruction disparaissent à travers les inconvénients de son caractère, et le rendent souvent très importun. Il vit de commérages de toutes sortes, publics ou privés; la médecine n'arrive qu'en désespoir de cause; et quand il consent à être médecin, il parle de lui comme d'une divinité. Alors, il a sauvé un malade abandonné de tous, fait une découverte miraculeuse: magnétisme, homéopathie, le vrai, le faux, le naturel, le surnaturel, le possible, l'impossible, tout lui est bon pour augmenter son importance, faire disparaître le pauvre diable, et s'entourer de merveilleux à défaut de considération.
Il a dîné chez nous avec sir Henry Halford; il me semble qu'ils ne se sont pas pris de goût l'un pour l'autre; et, en effet, quels peuvent être leurs atomes crochus? La science? Oui, sans doute, si elle se formulait de même pour l'un que pour l'autre. Sir Henry Halford, homme doux, poli, mesuré, discret, fin, souple, respectueux, parfait courtisan, riche, considéré, et grand praticien, n'a jamais cherché à être autre chose que le médecin des grands, et s'est ainsi trouvé, sans le chercher, dans les secrets des affaires et des familles. Koreff, au contraire, a voulu être littérateur, homme d'État, et a dégoûté les gens dans les grandes affaires de le conserver pour médecin. C'est ainsi qu'il s'est perdu à Berlin, il se relèvera difficilement à Paris, et ne réussira pas à Londres, à ce que je crois.
A propos de bavardages et d'indiscrètes curiosités, je ne veux pas oublier une réflexion très vraie que le duc de Wellington vient de me faire sur Alava: «Quiconque», a-t-il dit, «veut être dans la confidence de tous, est obligé de donner la sienne à plusieurs, et cela se passe habituellement aux dépens des tiers.» Il y a un admirable bon sens et droiture de jugement dans le Duc. Nous avons beaucoup causé aujourd'hui ensemble à dîner; je voudrais me souvenir de tout ce qu'il m'a dit: le vrai, le simple, deviennent si rares, qu'on voudrait en ramasser les miettes.
Le duc de Wellington a une mémoire très sûre: il ne cite jamais inexactement; il n'oublie rien, n'exagère rien; et s'il y a quelque chose d'un peu haché, de sec et de militaire dans sa conversation, elle est néanmoins attachante par son naturel, sa justesse, et par une parfaite convenance. Il a un ton excellent, et une femme n'a jamais à se tenir en garde de la tournure que peut prendre la conversation. Il est bien plus réservé, à cet égard, que ne l'est lord Grey, quoique celui-ci ait une éducation, sous plusieurs rapports, bien plus soignée et l'esprit plus cultivé.
Le duc de Wellington m'a dit une chose assez remarquable sur le caractère anglais: c'est que, nulle part, le peuple n'était plus ennemi du sang qu'en Angleterre; un meurtre y est découvert avec une extrême promptitude, chacun se met à la recherche de l'assassin, le suit à la piste, le dénonce et veut que justice soit faite. Il m'a assuré que le soldat anglais était le moins cruel de tous, et que la bataille finie, il ne commettait presque jamais de violence: pillard à l'excès; sanguinaire, non.
L'extrême et naïve vanité de lady Jersey, dont le Duc s'est amusé, nous a conduits à parler de Mme de Staël que le Duc a beaucoup connue et dont les ridicules et les prétentions l'ont plus frappé encore que sa verve et son éloquence ne l'ont ébloui. Mme de Staël, qui voulait apparaître au Duc sous toutes les formes, même sous la plus féminine, lui dit, un jour, que ce qu'il y avait pour elle de plus doux à entendre, c'était une déclaration d'amour; elle était si peu jeune, et si laide, que le Duc ne put s'empêcher de lui dire: «Oui, quand on peut la croire vraie.»
Lady Londonderry, fort connue pour ses bizarreries, étant près d'accoucher et se persuadant qu'elle aurait un garçon, commande un petit costume de hussard, uniforme du régiment de son mari. En le commandant, elle dit au tailleur: «Pour un enfant de six jours. – De six ans, veut dire milady?» reprend le tailleur. – «Non, vraiment; de six jours. Ce sera le costume de baptême!»
Le duc de Cumberland était assez en faveur près de George IV, dans les dernières années de celui-ci, et c'est cependant à cette époque que le duc de Wellington, demandant au Roi pourquoi le duc de Cumberland était si universellement impopulaire, George IV répondit: «C'est qu'il n'y a ni amant et maîtresse, ni frère et sœur, ni père et enfants, ni amis que le duc de Cumberland ne parvienne à brouiller s'il s'approche d'eux.» On prétend, cependant, que le duc de Cumberland a de l'esprit, mais il est si de travers qu'il n'est bon à rien et est nuisible à tout.
Le prochain départ de la Reine d'Angleterre pour l'Allemagne inquiète les vrais amis du Roi; il paraît que ce Prince, qui a le meilleur cœur du monde, a quelquefois des accès d'emportement singuliers, qu'il se met des idées étranges dans l'esprit, et qu'il se trouve parfois dans un si bizarre état d'excitation que l'équilibre menace de se perdre tout à fait. La Reine, avec son attentive douceur et son grand bon sens, veille sur lui dans ces moments de crise, en abrège la durée, le modère, le calme, et lui fait reprendre une assiette convenable.
Le Roi, en ce moment, a beaucoup d'humeur contre dom Pedro, à cause du dernier règlement commercial qui a été publié en Portugal, la veille même du jour de la signature du traité de la Quadruple Alliance à Londres. Cette humeur n'ira probablement pas jusqu'à refuser de ratifier le traité, car ce pauvre Roi est la meilleure créature possible, mais non pas très consistent, comme on dit ici.
On m'a assuré que la vanité de lord Durham avait été tellement exaltée par l'accueil qui lui avait été préparé, il y a deux ans, à Pétersbourg, par les soins de Mme de Lieven, et par celui que les lettres de M. de Talleyrand lui avaient valu dernièrement à Paris, qu'il ne croit pas qu'il puisse se permettre de rester dans une situation privée. Son projet, assez avoué, est de culbuter lord Grey, son beau-père, et de se mettre à sa place, ou, du moins, d'entrer avec un portefeuille au Conseil, ce qui ferait déserter tous les autres membres. Il consentirait, peut-être, à n'être que vice-Roi d'Irlande, ou, comme pis-aller, à accepter l'ambassade de Paris; mais, si toutes ces chances venaient à lui manquer, il déclare qu'alors, il veut se faire le chef avoué de tous les radicaux et faire guerre à mort à tout ce qui existe.
Je sais que Pozzo écrit des hymnes sur le Roi des Français; le reflet s'en retrouve dans le discours qu'il vient de faire à l'occasion de la Saint-Philippe. Il prend M. de Rigny en bonne part, puisque, de fait, c'est le Roi qui est maintenant son propre ministre des affaires étrangères. Pozzo se montre surtout singulièrement soulagé d'être débarrassé de M. de Broglie, dont l'esprit argumentateur, les formes dédaigneuses, et l'exclusif abandon avec lord Granville, rendaient les rapports avec le reste du Corps diplomatique peu faciles et peu agréables.
Pozzo, comme beaucoup d'autres, ne croit pas la France tirée des crises révolutionnaires, il témoigne de l'inquiétude sur l'avenir, et je crois que c'est la disposition de ceux qu'une colossale présomption sur les destinées de la France n'aveugle pas.
Londres, le 5 mai 1834.– Je viens de recevoir une bien triste nouvelle, celle de la maladie grave de mon excellent ami, l'abbé Girollet: je n'aurai bientôt plus personne à aimer, plus personne dans l'affection de qui je puisse avoir foi. Ce cher abbé tient une si bonne place à Rochecotte, dans sa jolie demeure, au milieu de ses livres, de ses fleurs, des pauvres, des voisins! C'est un touchant tableau dont j'ai peu joui et que je ne retrouverai probablement plus: ce sera un rêve que mon absence a rendu fort incomplet, mais dont le souvenir me sera doux toute ma vie, car il sera consacré au plus pur, au plus fidèle des serviteurs de Dieu, au plus sincère, au plus discret, au plus dévoué des amis, au plus tolérant des hommes!
La duchesse de Kent a donné hier, en l'honneur de son frère, le duc Ferdinand de Saxe-Cobourg, une soirée, qui, par la foule réunie, ressemblait à un «Drawing-room» de la Reine. La jeune princesse Victoria m'a frappée, dès l'abord, comme étant un peu grandie, pâlie, amincie, fort à son avantage, quoique encore trop petite pour les quinze ans qu'elle aura dans trois semaines. Cette petite Reine future a un beau teint, des cheveux châtains superbes; malgré le peu d'élévation de sa taille, elle est bien faite; elle aura de jolies épaules, de beaux bras, l'expression de son visage est douce et bienveillante, ses manières le sont aussi; elle parle fort bien plusieurs langues et on assure que son éducation est très soignée; sa mère et la baronne Lehzen, une Allemande, s'occupent l'une et l'autre de la Princesse; la duchesse de Northumberland ne remplit ses fonctions de gouvernante qu'aux grandes occasions d'apparat. J'ai entendu reprocher à la duchesse de Kent de trop entourer sa fille d'Allemands et qu'il en résulte qu'elle n'a pas un bon accent anglais.
Londres, 6 mai 1834.– J'ai dîné hier chez lord Sefton. Il revenait de la Chambre des Pairs, où lord Londonderry avait renouvelé la même attaque qu'il a déjà soulevée, il y a quelques années, accusant, à propos de la politique extérieure, le ministère anglais d'être mené et abusé par l'esprit rusé de M. de Talleyrand, this wily politician. Il ne varie ni dans son opinion, ni même dans ses expressions, car ce sont les mêmes que celles dont il se servait il y a trois ans. Il fut alors fortement relevé par le duc de Wellington, qui, quoique du même parti que lui, prit occasion des paroles désobligeantes de lord Londonderry pour rendre le témoignage le plus honorable à M. de Talleyrand. Il paraît que lord Grey en a fait autant hier; c'est plus simple, puisqu'il défendait sa propre cause; néanmoins, je lui en sais bon gré, quoique je n'assimile pas son procédé à celui du duc de Wellington.
J'ai accompagné lady Sefton à l'opéra d'Othello. C'était, autrefois, mon opéra favori, il m'a fait moins d'impression hier: Rubini, plein d'expression et de grâce dans son chant, manque de cette force vibrante qui rendait Garcia incomparable dans le rôle d'Othello. L'orchestre était trop maigre, les morceaux d'ensemble n'étaient pas assez enlevés; Mlle Grisi a bien joué, bien chanté; je l'ai trouvée supérieure à Mme Malibran, mais ce n'est point encore cette sublime simplicité et cette grandeur de Mme Pasta! Il y a de plus belles voix, de plus belles femmes, mais la Muse tragique, c'est toujours Pasta: personne ne la détrônera dans mon admiration ni dans mon souvenir. Lorsqu'elle débuta à Paris, Talma, qui vivait alors, fut transporté de ses accents, de ses poses, de ses gestes, il s'écria: «Cette femme a deviné dès le premier jour ce que je cherche depuis trente ans.»
Londres, 8 mai 1834.– J'ai déjà parlé du bon procédé du duc de Wellington, en répondant il y a trois ans à lord Londonderry, qui attaquait M. de Talleyrand; il l'a complété avant-hier en montrant ouvertement par des hear, hear multipliés, combien il partageait la haute opinion que lord Grey a exprimée de M. de Talleyrand. Plusieurs personnes ont saisi, avec un obligeant empressement, cette occasion de témoigner leurs bons sentiments pour M. de Talleyrand. Le prince de Lieven et le prince Esterhazy ont, tous deux, hier, au Lever du Roi, remercié lord Grey de la justice rendue à leur collègue vétéran.
M. de Rigny a écrit, confidentiellement, à M. de Talleyrand, que le mariage de la princesse Marie d'Orléans avec le second frère du Roi de Naples était décidé, qu'on allait s'occuper de dresser le contrat avec le prince Butera, qui venait d'arriver à Paris. L'Amiral a l'air de croire que quelques discussions d'intérêt retarderaient la conclusion de cette affaire; j'en serais fâchée, car les princesses d'Orléans, tout agréables, bien élevées, grandes dames et riches qu'elles sont, n'en restent pas moins difficiles à marier. Il y a, autour d'elles, un petit reflet d'usurpation, dont quelques familles princières reculent à prendre leur part d'alliance. Il est singulier que le Roi Louis-Philippe, qui a, pour ses enfants, l'espèce de tendresse que l'on est convenu d'appeler bourgeoise, se montre si difficile à couvrir par de riches dots, auxquelles les Princesses, ses filles, ont droit, la gêne de leur position. La princesse Marie sera bien mieux établie en Italie, qu'elle n'aurait pu l'être partout ailleurs; elle a beaucoup d'imagination, de vivacité, peu de maintien, et, malgré une éducation qui a dû assurer ses principes, elle a une facilité de conversation et de manières, qui pourrait faire douter de leur solidité, quoique sans le moindre fondement.
Nous avons réalisé, aujourd'hui, un projet formé depuis plus d'un an, celui de visiter Eltham, une grange qui servait jadis de salle de banquets aux Rois d'Angleterre. Depuis Henri III jusqu'à Cromwell, ils ont souvent habité le palais dont cette salle faisait partie; elle est dans de belles proportions, mais il n'est plus guère possible de juger de ses ornements: quelques pans de muraille et les fossés plantés maintenant et arrosés par un joli ruisseau, un pont gothique fort pittoresque et couvert de lierre indiquent l'étendue qu'avait autrefois ce royal manoir.
Nous avons dîné hier chez la duchesse de Kent: l'odeur très forte des fleurs dont on avait encombré son appartement, qui est bas et petit, le rendait malsain sans l'égayer.
Tout, d'ailleurs, dans ce dîner destiné à réunir la famille royale, quelques grands du pays et le haut Corps diplomatique, était aussi raide que sombre. Le peu de bienveillance des Princes entre eux, le mécontentement du Roi contre la duchesse de Kent, l'absence du duc de Cumberland que sa belle-sœur n'avait pas prié, pour la très bonne raison qu'à son retour de Berlin, il a négligé de venir chez elle, enfin, jusqu'à la disposition des fauteuils, qui rendait toute conversation impossible; la longueur, la chaleur, le malaise visible de la maîtresse de la maison, qui ne manque pas de politesse, mais qui a un certain air emprunté, pédant et gauche, tout a rendu ce dîner fatigant. Le duc de Somerset est le seul qui ait pris le bon parti, celui de s'endormir derrière un pilastre durant tout l'après-dîner.
Il y avait un besoin général de blâmer qui se faisait jour sans trop de déguisement. La Reine se plaignait de la chaleur, et, au dessert, a dit à la duchesse de Kent, que si elle ne mangeait plus, ce serait une grande charité de quitter la table. Le Roi disait à ses voisins, que le dîner était à l'entreprise, et prétendait ne pouvoir comprendre un seul mot de ce que le duc Ferdinand de Saxe-Cobourg lui disait. Ce Prince, frère de la duchesse de Kent, est laid, gauche, embarrassé; il n'a pas grand succès ici, fort peu surtout du Roi, auquel il n'a montré aucun empressement d'être présenté; celui-ci, à son tour, l'a fait attendre fort longtemps avant de le recevoir, ce qui a mis la duchesse de Kent de fort mauvaise humeur.
Mme de Lieven me faisait remarquer l'espèce de familiarité de langage et de manières d'Esterhazy avec la famille royale, dont elle se montrait fort scandalisée; la raison de parenté, que j'ai alléguée, lui a semblé une très mauvaise explication. Il y a toujours une rivalité de position entre eux, qui était, surtout, très sensible, dit-on, sous le feu Roi. La princesse de Lieven, à force de coquetteries et de soins pour lady Hertford, et ensuite pour lady Conyngham, et grâce à sa maigreur, qui rassurait l'embonpoint des favorites, fut introduite par elles dans l'intimité du Roi; elle établissait, par là, une certaine balance avec les Esterhazy, que leur bonne humeur, leur grande position et leur parenté avec la famille royale rapprochaient, naturellement, davantage de la Cour.
On remarquait l'absence de lord Palmerston, qui aurait dû faire partie de ce dîner auquel assistaient les ambassadeurs. On prétend qu'il est dans les fortes déplaisances de la duchesse de Kent, qui, lorsqu'il lui fait la révérence, dans les «Drawing-rooms», ne lui adresse jamais la parole. On s'étonnait aussi de n'y pas voir le ministre de Saxe, ministre de famille pour la Reine, pour la duchesse de Kent elle-même, et notamment aussi pour le duc Ferdinand de Saxe-Cobourg, que, d'office, il accompagne partout. La duchesse de Gloucester ne pouvait s'empêcher de terminer une phrase doucereuse et apologétique par la charitable remarque de la gaucherie innée de la duchesse de Kent; et la princesse de Lieven risquait de rappeler que George IV, lorsqu'il parlait de sa belle-sœur, la nommait la gouvernante suisse.
Quelque tort qu'on trouve à la duchesse de Kent, on ne saurait lui refuser le mérite de beaucoup de prudence dans sa conduite politique. Appelée, comme elle le sera sans doute, à la Régence, ce point n'est pas indifférent. Il n'y a personne qui sache de quel parti ses opinions politiques la rapprochent; elle les invite et les confond chez elle, et maintient parfaitement l'équilibre. Son obstination dans sa conduite envers les Fitzclarence est d'un petit esprit: elle se met, pour l'expliquer, sur un terrain de pruderie assez ridicule; je sais, que, pour répondre aux observations que lord Grey lui faisait à ce sujet, elle lui dit assez sottement: «Mais, my lord, comment voulez-vous que j'expose ma fille à entendre parler de bâtards, et à m'en demander l'explication? – Alors, madame», réplique lord Grey, «ne permettez pas à la Princesse de lire l'histoire du pays qu'elle est appelée à gouverner, car la première page lui apprendra que Guillaume de Normandie avait le surnom de Bâtard avant celui de Conquérant.» On dit que cette réponse a laissé une impression fâcheuse contre lord Grey, à la duchesse de Kent.
Londres, 9 mai 1834.– On mande, de Paris, à M. de Talleyrand, par dépêche télégraphique, qu'un secrétaire d'ambassade, arrivant d'Espagne, apporte la nouvelle que don Carlos quitte la Péninsule et s'embarque pour l'Angleterre, qu'il veut, dit-on, choisir pour arbitre, dans son grand procès de famille et de couronne. Cette nouvelle paraît peu probable, et tout le monde attend sa confirmation pour y croire.
L'espèce de curiosité et d'intérêt qu'excite la personne de M. de Talleyrand en Angleterre ne s'use pas. En descendant de voiture l'autre jour à Kensington, nous avons vu des femmes soulevées dans les bras de leurs maris, afin qu'elles pussent mieux regarder M. de Talleyrand. Son portrait, par Scheffer, est maintenant chez le marchand de gravures Colmaghi pour être gravé; il y attire beaucoup de curieux; les boutiques devant lesquelles s'arrête la voiture de M. de Talleyrand sont aussitôt entourées de monde. A propos de son portrait, il est placé, chez Colmaghi, à côté de celui de M. Pitt. Un des curieux qui les examinaient tous les deux, dit, l'autre jour, en montrant celui de M. Pitt: «Voilà quelqu'un qui a créé de grands événements; celui-ci (en indiquant M. de Talleyrand), a su les prévoir, les guetter et en profiter.»
M. de Talleyrand me racontait, hier, que lorsqu'il se fut débarrassé de sa prêtrise, il se sentit un désir incroyable de se battre en duel; il passa deux mois à en chercher soigneusement l'occasion, et avait avisé le duc de Castries actuel, qui était à la fois colère et borné, comme l'homme avec lequel il était le plus aisé d'avoir une querelle. Ils étaient, tous deux, du club des Échecs; un jour qu'ils y étaient ensemble, M. de Castries se met à lire tout haut une brochure contre la minorité de la noblesse. L'occasion parut belle à M. de Talleyrand, qui pria M. de Castries de ne pas continuer une lecture qui lui était personnellement injurieuse. M. de Castries répliqua, que, dans un club, tout le monde avait le droit de lire et de faire ce qui lui convenait: «A la bonne heure!» dit M. de Talleyrand, et, s'emparant d'une table de trictrac, il se plaça auprès de M. de Castries, fit sauter, avec un fracas épouvantable, les dames qui s'y trouvaient, de façon à ce que la voix de M. de Castries fût entièrement couverte. La querelle et les coups d'épée paraissaient immanquables; M. de Talleyrand était ravi d'y toucher de si près, mais M. de Castries se borna à rougir, à froncer le sourcil, et finit sa lecture en sortant du club sans rien dire; c'est que, probablement, pour M. de Castries, M. de Talleyrand ne pouvait cesser d'être prêtre!
Londres, 10 mai 1834.– J'ai lu hier, fort vite, le dernier ouvrage de M. de Lamennais, les Paroles d'un Croyant: c'est l'Apocalypse d'un Jacobin. De plus, c'est fort ennuyeux, et c'est ce qui m'a étonnée, car M. de Lamennais est un homme de beaucoup d'esprit et d'un talent incontestable. Il venait de se réconcilier avec Rome, mais voilà de quoi rompre la paix, car cette guerre jurée à tout pouvoir temporel ne saurait convenir à aucun souverain, pas plus au Pape qu'à un autocrate.
On se disait beaucoup, tout bas, hier, que le Roi d'Angleterre ressentait plus vivement que de coutume l'influence printanière pendant laquelle il éprouve, tous les ans, un manque d'équilibre, physique et moral, assez marqué. Avec les précédents de la maison de Brunswick, il y a de quoi s'alarmer.
Je n'ai jamais entendu parler, sur le continent, d'une maladie connue ici sous le nom de hay fever (fièvre de fenaison), et qui se déclare au moment de la récolte des foins. Beaucoup de personnes, entre autres le duc de Devonshire et lady Grosvenor, éprouvent alors de la fièvre, de l'insomnie, de l'agitation, et une grande souffrance nerveuse. Ceux qui sont sujets à cette maladie rentrent en ville, évitent les prairies et l'odeur du foin.
Mais au malaise physique du Roi d'Angleterre se mêlent une agitation d'esprit et une loquacité étranges; si cet état fâcheux n'était pas bien fini avant le mois de juillet, je suis convaincue que la Reine désobéirait au Roi et ne partirait pas pour l'Allemagne; elle seule peut avoir une action salutaire et modératrice sur lui, dans de semblables moments.
On me mande, de Paris, le mariage d'Élisabeth de Béranger, avec un de mes cousins, riche et bien élevé, Charles de Vogüé. Elle était fort recherchée, car, à de la naissance et de la fortune, elle joint de la beauté et des talents. Je l'ai beaucoup connue dans son enfance; elle était alors fort gentille, très vive, et pas mal indépendante, ce qui, dans une fille unique, idolâtrée par son père, a dû fort augmenter depuis la mort de sa mère. Celle-ci était une des plus aimables femmes que j'aie connues, par son esprit, son caractère et ses manières; elle avait été très belle, on le voyait bien. Ses façons étaient caressantes et douces; elle parlait avec une élégance et une correction remarquables; amie dévouée, je n'ai vu personne, excepté Mme de Vaudémont, laisser un vide aussi senti et des regrets aussi prolongés; ses ennemis (la distinction en a toujours) prétendaient que la douceur de ses manières l'avait entraînée fort loin, pendant son veuvage du duc de Châtillon; qu'elle était devenue plus tard bel esprit, et quelques critiques prétendaient aussi qu'il y avait, dans sa conversation, une éloquence étudiée qui la rendait fatigante; je ne m'en suis jamais aperçue; je me plaisais beaucoup dans sa société, elle m'a toujours laissé l'idée qu'elle se plaisait dans la mienne; nous avions des amitiés communes, qui nous attachaient par un lien de bienveillance, et, dans le monde, c'est chose rare, car on y est, malheureusement, bien plus souvent rapproché par des haines semblables que par des affections communes; c'est, je crois, ce qui rend les amitiés du monde si peu durables et si peu sûres; elles reposent souvent, trop souvent, sur une mauvaise base.
J'ai appris encore un autre mariage, celui de ma nièce à la mode de Bretagne, la princesse Biron, avec un Arménien, le colonel Lazareff, au service de Russie. On le dit d'une richesse fabuleuse, possédant des palais en Orient, des pierreries, des trésors enfin; je ne sais ce qui l'a conduit à Dresde, où il a fait la connaissance de ma jeune parente, qui vit près de sa sœur, la comtesse de Hohenthal. On la dit éblouie et passionnée; j'avoue que cette origine arménienne, cette magnificence à la façon des Mille et une nuits, m'étonnent, m'inquiètent un peu: les sorciers, les diseurs de bonne aventure, les chevaliers d'industrie, ont souvent les pays peu connus pour berceau; leurs pierreries tombent souvent en poussière de charbon, ils supportent rarement le grand jour! En un mot, j'aurais préféré pour ma cousine un peu plus de naissance, un peu moins de fortune, et quelque chose de moins oriental et de plus européen.
Londres, 12 mai 1834.– L'état fébrile et nerveux du roi d'Angleterre se manifeste de plus en plus; il dit vraiment des choses fort bizarres. Au bal de la Cour, il a dit à Mme de Lieven que les têtes se dérangeaient beaucoup depuis quelque temps, et, en indiquant son cousin, le duc de Gloucester, il a ajouté: «Celui-là, par exemple, croit à la transmigration des âmes: il croit que l'âme d'Alexandre le Grand et celle de Charles Ier ont passé dans la sienne.» La Princesse a ajouté assez légèrement: «Ah! les pauvres défunts doivent s'étonner beaucoup de s'être nichés là.» Le Roi l'a regardée avec un air incertain, puis il a ajouté, ce qui, pour lui, n'est vraiment pas trop mal trouvé: «Heureusement, il n'a pas assez d'esprit pour porter sa tête sur l'échafaud.»
Ce qui est plus fâcheux que ces propos ridicules, c'est qu'il dort peu, qu'il se met dans de fréquentes colères, qu'il a une manie guerrière, étrange et puérile: ainsi il va dans les casernes, fait manœuvrer un à un les soldats, donne les ordres les plus absurdes sans consulter les chefs, porte le désordre dans les régiments et s'expose à la risée des soldats. Le duc de Wellington, le duc de Gloucester, tous deux feld-maréchaux, et lord Hill, commandant en chef de l'armée, ont cru qu'il était de leur devoir de faire ensemble des représentations respectueuses, mais sérieuses: ils ont été très mal reçus; lord Hill a été le plus maltraité, et il en est resté consterné. On assurait que si cette pauvre tête royale partait tout à fait, ce serait à l'occasion de l'armée, car il se croit de grands talents militaires; ou sur le chapitre des femmes, près desquelles il se croit des mérites particuliers. On prétend qu'il n'est si pressé de faire partir la Reine que pour passer six semaines en garçon.
Il a déjà porté avant-hier, à la Reine, tous les cadeaux qu'elle sera dans le cas de faire sur le Continent; il pousse le temps par les épaules. La famille royale est fort inquiète, ou voudrait empêcher le Roi de s'exposer autant à la chaleur, de boire autant de vin de Xérès, de réunir autant de monde autour de lui; on voudrait enfin l'engager à mener une vie plus retirée jusqu'à ce que cette crise, plus forte que les autres, fût entièrement passée; mais il est peu gouvernable.
Parmi ses propos les plus bizarres, je dois citer celui d'avoir demandé au prince Esterhazy «si on se mariait en Grèce?» Et, sur l'air étonné du Prince, il a ajouté: «Mais oui, car, en Russie, vous savez bien qu'on ne se marie pas.»
Le bon duc de Gloucester, qui est très attaché au Roi, est sincèrement affligé; quant au duc de Cumberland, il s'en va, tout simplement, crier, dans les clubs, que le Roi est fou, et que c'est tout juste comme son père, ce qui est, à la fois, peu fraternel et peu filial. Quelques personnes songent déjà à qui irait la Régence, si ce triste état se prolongeait, ou se confirmait; car c'est encore un état fiévreux plus que ce n'est de la vraie démence. La duchesse de Kent n'est rien, aussi longtemps que le Roi marié vit et peut avoir des enfants; la princesse Victoria, héritière présomptive, n'est pas majeure; la question se débattrait donc entre la Reine et le duc de Cumberland, deux chances presque également défavorables au Cabinet actuel; aussi laissera-t-on le mal prendre un haut degré d'influence avant de l'avouer. Lord Grey mettait, hier, une affectation marquée à dire que le Roi ne s'était jamais mieux porté.
Quand on a su ici que Jérôme Bonaparte se disposait à y venir, on a prévenu la Cour de Wurtemberg, qu'il serait à désirer qu'il n'amenât pas la Princesse sa femme, parce que, malgré la proche parenté, on ne pourrait la recevoir. Jérôme est donc venu seul, et nonobstant l'avertissement, il n'en a pas moins désiré une audience du Roi d'Angleterre que M. de Mendelsloh, le ministre de Wurtemberg, a eu la sottise de demander. Au premier mot le Roi a dit: «Qu'il aille au diable!» Il est si vif sur la question des Bonaparte, qu'il a été au moment de défendre la Cour au duc de Sussex, pour avoir reçu Lucien, et qu'il a trouvé très mauvais que le Chancelier eût exposé le duc de Gloucester à rencontrer le prince de Canino à une soirée de lady Brougham.
Lord Durham a dîné, hier, chez nous, pour la première fois, et c'est pour la première fois aussi que j'ai causé avec lui directement. J'ai examiné les mouvements de sa figure: elle est très vantée, et, sans doute, avec raison, mais elle ne s'embellit pas lorsqu'il parle; le sourire surtout lui sied mal; le trait marquant de ses lèvres, c'est l'amertume; tous les reflets intérieurs déparent sa beauté. Un visage peut rester beau, lors même qu'il n'exprime pas la bienveillance, mais le rire qui n'est pas bon enfant me repousse singulièrement.
Lord Durham passe pour être spirituel, ambitieux, colère et surtout enfant gâté, le plus susceptible et le plus vaniteux des hommes. Avec des prétentions nobiliaires qui lui font reculer son origine jusqu'aux Saxons, tandis que lord Grey, son beau-père, ne se réclame que de la conquête, lord Durham n'en est pas moins dans toutes les doctrines les plus radicales. Ce n'est, dit-on, pour lui, qu'un moyen d'arriver au pouvoir; Dieu veuille que ce n'en soit pas un de le détruire.
Londres, 13 mai 1834.– Charles X a dit à Mme de Gontaut, le 25 avril: «L'éducation de Louise étant finie, je vous prie de partir après-demain 27.» Mademoiselle, qui aime beaucoup Mme de Gontaut, a été au désespoir19.
La duchesse de Gontaut a été très courageuse, elle a passé la journée du 26 à essayer de consoler Mademoiselle, mais sans succès. La vicomtesse d'Agoult remplace, dit-on, momentanément, Mme de Gontaut: c'est une sainte à la place d'une personne d'esprit. Cela s'est passé avant l'arrivée, à Prague, de Mme la duchesse de Berry, qui n'a dû y être que le 7 mai.
On m'a dit que Jérôme Bonaparte faisait le Roi tant qu'il pouvait. A l'Opéra, il est seul sur le devant de sa loge, et deux messieurs, qui l'accompagnent, sont debout derrière son fauteuil.
J'ai été, hier, passer plus d'une heure chez Mme la princesse Sophie d'Angleterre; elle est instruite, causante, animée, ce qui ne l'empêche pas, sous le prétexte de sa mauvaise santé, de vivre dans une assez grande retraite. La princesse Sophie passe pour avoir le talent d'imiter (si tant est que cela en soit un) à un haut degré, comme l'avait aussi le feu roi George IV. On dit qu'ils se divertissaient fort ensemble, et se mettaient, réciproquement, très en valeur. Hier, en effet, la conversation étant tombée sur Mme d'Ompteda, bonne femme, mais au moins singulière, si ce n'est ridicule, la princesse a voulu me répéter une plainte que Mme d'Ompteda lui a adressée, contre une personne de la Cour, et m'a donné la plus parfaite représentation comique que j'aie vue; je me roulais de rire à un tel point, que j'en ai demandé pardon à la Princesse; elle n'a pas paru trop en colère de mon manque de maintien.
Londres, 14 mai 1834.– M. Dupin l'aîné a écrit à M. de Talleyrand, pour lui annoncer son arrivée ici; il finit sa lettre par: «Votre affectionné, Dupin.» M. Dupin a souvent plaidé pour M. de Talleyrand, et, je crois, fort bien, mais alors, sa formule était moins royale.
On sait que le traité de la Quadruple Alliance est arrivé à Lisbonne, qu'il y a été approuvé, et on en attend, à tout instant, la ratification, malgré la folle colère de dom Pedro, qui a trouvé fort mauvais que la France, l'Angleterre et l'Espagne se soient permis de donner le titre d'Infant à dom Miguel, que lui, dom Pedro, lui avait ôté par décret.
Londres, 15 mai 1834.– On assure que M. Dupin vient à Londres pour se montrer, voulant accoutumer l'Europe à son importance; car il rêve, à ce qu'il paraît, de réunir entre ses mains, à la session prochaine, la présidence du Conseil et le ministère des Affaires étrangères. Dans un temps comme celui-ci, on n'est vraiment plus en droit de taxer de chimère l'idée la plus étrange! Ce n'est pas la première fois que M. Dupin désire le portefeuille des Affaires étrangères: il a cherché à l'emporter de vive force il y a deux ans, et le Roi ayant essayé, alors, de lui faire comprendre qu'il ne serait peut-être pas tout à fait propre à ce genre d'affaires, M. Dupin eut une grande explosion de colère, et, prenant un de ses pieds entre ses mains, en montrant la semelle de son soulier au Roi, il lui dit: «Ah! Ah! c'est donc parce que j'ai des clous à mes souliers, que je ne puis traiter avec Monsieur Lord Granville!» C'est à la suite de cette explication, qui devint de plus en plus insolente de la part de M. Dupin, que le Roi, en dépit de son indulgence et de ses habitudes, se prit, à son tour, d'une telle rage, que, saisissant M. Dupin par le collet, et appuyant son poing fermé sur sa poitrine, il le poussa hors de sa chambre. Je tiens tout ceci d'un témoin. La réconciliation se fit bientôt après; on s'est revu sans embarras; l'épiderme n'est pas sensible à Paris!
La Quotidienne a d'abord loué le dernier ouvrage de M. de Lamennais; le faubourg Saint-Germain a hésité pendant quelque temps, enfin il a pris le parti de blâmer. On a même été demander à M. de Chateaubriand de prendre la plume pour le réfuter; mais il a répondu que, pour lui, il l'admirait dans toutes ses pages, dans toutes ses lignes, et que s'il se décidait à dire au public ce qu'il pensait de cet ouvrage, ce serait pour lui faire rendre l'honneur qui lui est dû. M. de Chateaubriand tourne, ou affecte de tourner de plus en plus au républicanisme; il dit que toute forme monarchique est devenue impossible en France.
Les carlistes iront aux élections, et enverront, tant qu'ils pourront, des républicains à la Chambre, lorsqu'ils ne pourront pas réussir pour eux-mêmes. Ces mots de république, de républicains, ont cours partout maintenant, sans plus choquer personne: les oreilles y sont façonnées!
Londres, 16 mai 1834.– Voici le joli moment de parcourir Londres; cette multitude de squares, si verts, si fleuris, ces parcs si riches de végétation, toutes ces vérandahs suspendues aux maisons et couvertes de fleurs, ces plantes grimpantes qui tapissent les murs de beaucoup de maisons jusqu'au second étage, tout cela est d'un coup d'œil si doux qu'on regrette un peu moins le soleil qui aurait rapidement fait justice de tant de fraîcheur.
J'appliquais presque la même observation, hier matin au «Drawing-room» de la Reine, où l'éclat des beaux teints anglais, les beaux cheveux blonds tombant en longs anneaux sur les joues les plus roses et les cous les plus blancs, ne permettaient pas trop de regretter le manque d'expression et de mouvement de ces transparentes beautés. Il est convenu de reprocher aux Anglaises de manquer de tournure: elles marchent mal, cela est vrai; au repos, leur nonchalance a de la grâce, elles sont généralement bien faites, moins pincées dans leurs ajustements que ne le sont les Françaises, leurs formes sont plus développées et plus belles. Elles s'habillent parfois sans beaucoup de goût, mais du moins, chacun s'arrangeant ici comme il l'entend, il y a une diversité dans les toilettes, qui les fait mieux valoir une à une. Les épaules découvertes, les coiffures plates et les cheveux longs des jeunes filles, ici, seraient assez déplacés en France, où les très jeunes personnes sont presque toutes petites, noires et maigres.
Ce que je dis des jardins et de la beauté des femmes, je serais tentée de l'appliquer, moralement, aux Anglais. Il y a, dans leur conversation, une réserve, une froideur, un manque d'imagination, qui ennuie pendant assez longtemps, mais cet ennui fait place à un véritable attrait, si on se donne le soin de chercher tout ce qu'il y a de bon sens, de droiture, d'instruction et de finesse cachés sous ces dehors embarrassés et silencieux; on ne se repent presque jamais d'avoir encouragé leur timidité, car ils ne deviennent jamais ni familiers, ni importuns, et ils vous témoignent, de les avoir devinés, et d'être venu au secours de leur fausse honte, une reconnaissance qui, à elle seule, est une véritable récompense. Je voudrais seulement qu'en Angleterre, on n'exposât pas de pauvres orangers aux brouillards épais de l'atmosphère, que les femmes ne s'ajustassent jamais d'après le journal des modes de Paris et que les hommes prissent les allures plus vives et plus libres de la conversation sur le Continent. Détestables caricatures quand ils copient, les Anglais sont excellents quand ils sont eux-mêmes; ils sont si bien faits pour leur propre région, qu'il ne faut les juger que sur leur sol natal. Un Anglais, sur le Continent, est tellement hors de sa sphère, qu'il est exposé à passer pour un imbécile ou pour un extravagant.
Londres, 17 mai 1834.– Le ministre de Suède, M. de Bjoerstjerna, qui veut toujours faire valoir son souverain, même sous les rapports les plus frivoles, vantait, l'autre jour, à M. de Talleyrand, la force, la grâce et la jeunesse que le Roi Charles-Jean a conservées à son âge avancé. Il se répandait surtout en admiration sur la quantité de cheveux qu'a le Roi, et sur ce qu'ils étaient noirs comme du jais, sans qu'il y en eût un blanc. «Cela paraît, en effet, merveilleux», dit M. de Talleyrand, qui demanda «si, par hasard, le Roi ne teignait pas ses cheveux? – Non, vraiment», répliqua le Suédois, «il n'y a rien de factice dans cette belle couleur noire. – Alors, c'est en effet, bien extraordinaire», dit M. de Talleyrand. – «Oui, sûrement», reprit M. de Bjoerstjerna, «aussi l'homme qui arrache, chaque matin, les cheveux blancs du Roi est fort adroit». Il y a mille histoires de ce genre sur M. de Bjoerstjerna, qui cherche à donner crédit au dire populaire qui désigne les Suédois comme étant les Gascons du Nord.
Samuel Rogers, le poète, a assurément beaucoup d'esprit, mais il est tourné à la malignité et parfois même à la méchanceté. Quelqu'un lui ayant demandé pourquoi il ne parlait guère que pour dire du mal de son prochain, il répondit: «J'ai le son de voix si faible, que, dans le monde, je n'étais jamais ni entendu, ni écouté; cela m'impatientait. J'essayai alors de dire des méchancetés, et je fus écouté: tout le monde a des oreilles pour le mal qui se dit d'autrui». Il passe sa vie chez lady Holland, dont il se moque, et dont il se plaît à exagérer et à exciter les terreurs de la maladie et de la mort. Pendant le choléra, lady Holland était saisie d'inexprimables angoisses: elle songeait sans cesse à toutes les mesures de précaution, et, racontant à Samuel Rogers toutes celles qu'elle avait réunies autour d'elle, elle énumérait tous les remèdes qu'elle avait fait placer dans la chambre voisine: bains, appareils fumigatoires, couvertures de laine, sinapismes, drogues de tous genres. «Vous avez oublié l'essentiel», dit M. Rogers. – «Et quoi donc? – Un cercueil!..» Lady Holland s'évanouit…
Le comte Pahlen revient de Paris, où il a vu le Roi, le soir, en famille, n'ayant pas d'uniforme pour une présentation en règle; le Roi lui ayant dit qu'il voulait qu'il vînt à un des grands bals du Château, le Comte s'en excusa sur le manque d'uniforme. «Oh! qu'à cela ne tienne», reprit le Roi, «vous y viendrez en frac, en député de l'opposition!» En effet, M. de Pahlen fut à ce bal (matériellement magnifique), et se vit, lui seul, avec un groupe de députés opposants, en frac, à travers le Corps diplomatique et ce qu'on appelle la Cour, en uniforme.
Le prince Esterhazy nous a fait ses adieux hier. Il était visiblement ému en quittant M. de Talleyrand, qui ne l'était pas moins; on ne se sépare pas de quelqu'un de l'âge de M. de Talleyrand sans une pensée d'inquiétude, et il y a, dans l'adieu que dit un vieillard, un retour sur lui-même qui n'échappe pas aux assistants.
Le prince Esterhazy est généralement aimé et regretté ici, et avec raison; son retour est vivement désiré; la finesse de son esprit ne nuit en rien à la droiture de son caractère, la sûreté parfaite de son commerce est inappréciable, et, malgré un certain décousu dans ses façons et dans son maintien, il reste, toujours, un grand seigneur.
Londres, 18 mai 1834.– Cette semaine-ci, le Roi d'Angleterre a semblé mieux; le temps est moins chaud; la grande excitation qu'il éprouvait a fait place, au contraire, à une sorte d'affaissement; on lui a vu bien souvent des larmes dans les yeux: c'est aussi du manque d'équilibre, mais de moins mauvais augure que la grande irritation qu'il témoignait la semaine passée.
Woburn Abbey, 19 mai 1834 20. – Cette demeure-ci est, certainement, une des plus belles, des plus magnifiques, des plus grandes et des plus complètes de l'Angleterre. L'extérieur du château cependant est sans caractère, et sa situation basse, et même, je crois, un peu humide; mais les Anglais détestent d'être vus et renoncent volontiers, à leur tour, à voir par-delà de l'enceinte la plus limitée; il y a rarement, des châteaux d'Angleterre, d'autre vue que celle de l'entourage le plus immédiat; aussi le mouvement des passants, des voyageurs, des paysans travaillant dans les champs, la perspective des villages, des lieux environnants, il ne faut pas espérer en jouir. De verts gazons, des fleurs dans le pourtour de la maison et des arbres superbes qui interceptent toute échappée de vue, voilà ce qu'ils aiment, et ce qu'on trouve ici presque partout; je ne connais jusqu'à présent que Windsor et Warwick qui fassent exception.
Les hôtes qui se trouvent à Woburn, en ce moment, sont à peu près les mêmes que ceux que j'y ai rencontrés, lors de mon premier séjour: lord et lady Grey et lady Georgina, leur fille; lord et lady Sefton, M. Ellice; lord Ossulston; les maîtres de la maison, trois de leurs fils, une de leurs filles, M. de Talleyrand et moi.
Il y a, dans toutes ces personnes, des gens fort distingués, de l'esprit, de l'instruction, d'excellentes manières, mais j'ai déjà remarqué qu'à Woburn la réserve anglaise était poussée plus loin qu'ailleurs, et cela en dépit du langage presque hardi de la duchesse de Bedford, qui contraste avec la timidité silencieuse du Duc et du reste de la famille. Il y a, aussi, dans la pompe, l'étendue, la magnificence de la demeure, quelque chose qui jette du froid, de la raideur et du décousu dans la société; d'ailleurs, le dimanche, quoiqu'on ne l'ait pas tenu rigoureusement puisqu'on a fait jouer M. de Talleyrand, est toujours plus sérieux que tout autre jour.
Woburn Abbey, 20 mai 1834.– Le Chancelier est venu augmenter le nombre des visiteurs. En parlant des grandes existences aristocratiques du pays, il m'a dit que le duc de Devonshire avec ses cent quarante mille livres sterling de rente, ses châteaux et ses huit membres du Parlement, était, avant la réforme, aussi puissant que le Roi lui-même. Cet avant la réforme est bien l'aveu du coup porté, par cette réforme, à l'ancienne constitution du pays. J'en ai fait convenir lord Brougham, qui, tout en soutenant qu'elle était nécessaire, et ayant commencé sa phrase en disant qu'on n'avait fait que couper des ailes qui étaient tant soit peu trop longues, l'a finie en disant qu'ils avaient fait une révolution complète, mais sans effusion de sang. «Et notre grande journée révolutionnaire», a-t-il dit encore avec une satisfaction apparente, «a été celle du mois de 1831 où nous avons dissous le Parlement qui avait osé repousser notre Bill; le peuple est impérissable, comme le sol, c'est donc à son profit qu'à la longue doivent tourner toutes les modifications, et une aristocratie qui a duré cinq siècles a duré tout ce qu'elle pouvait durer!» Voilà la pensée dominante de sa conversation qui m'a frappée, et d'autant plus, qu'elle avait commencé de sa part par une sorte d'hypocrisie qui s'est dissipée avant la mienne; il avait commencé avec quelques ménagements pour mes préjugés aristocratiques que je lui ai rendus par de petits ménagements pour sa passion nivelante. Cinq minutes de tête-à-tête de plus, et nous serions arrivés, lui à 1640, et moi à 1660.
Londres, 21 mai 1834.– On nous a montré un petit coin du parc de Woburn que je ne reconnaissais pas, et qui est joli dans le moment actuel de la floraison; cela se nomme The Thornery, à cause de la multitude d'aubépines que renferme cet enclos agreste, au milieu duquel se trouve une chaumière ornée, fort jolie.
Lord Holland avait recommandé au duc de Bedford de nous conduire à Ampthill, qui lui appartient, et qui n'est qu'à sept milles de Woburn. Lady Holland tenait aussi à ce que nous y vissions un beau portrait d'elle qui la représente en Vierge du soleil; il est beau, agréable et a dû être ressemblant.
La maison d'Ampthill est triste, humide, mal meublée, mal tenue, et en contraste avec un des plus jolis parcs qu'on puisse voir. Le pays est joli, accidenté, riant et boisé.
Ampthill n'est pas sans quelques traditions. C'est là que s'est retirée Catherine d'Aragon après son divorce. Il ne reste plus rien de l'ancien château qui était sur le haut de la montagne, et non pas au fond de la vallée comme l'est la maison actuelle. Une croix gothique est placée là où était l'ancienne demeure, et sur le piédestal se trouvent quelques vers assez médiocres en souvenir des cruautés d'Henri VIII; ces vers n'ont pas même le mérite d'être du temps. Une autre curiosité du lieu, c'est un certain nombre d'arbres tellement vieux, que du temps même de Cromwell, on ne les trouvait plus propres à la marine; ils ont entièrement perdu leur beauté et ressembleront bientôt à ce qu'on appelle des truisses en Touraine.
Lord Sefton remarquait hier devant lord Brougham que tous les défenseurs de la Reine Caroline d'Angleterre étaient parvenus aux plus hautes dignités du pays, lord Grey, lord Brougham, etc… Ce qui m'a fait dire au Chancelier qu'il n'y avait donc plus d'inconvénient pour lui, à avouer qu'il avait défendu alors une bien mauvaise cause. Il n'a jamais voulu en convenir, et a cherché à nous persuader que si la Reine avait eu des amants, Bergami n'était pas du nombre. Il voulait nous faire croire que telle, du moins, était sa conviction, et, à l'appui de cette assertion, que personne, pas plus que lui-même je crois, ne prenait au sérieux, il nous a raconté que, pendant les trois dernières heures de la vie de la Reine, durant lesquelles le délire le plus marqué s'était emparé d'elle, elle avait beaucoup parlé du prince Louis de Prusse, de l'enfant de Bergami nommée Victorine et de plusieurs autres personnes, mais qu'elle n'avait pas une seule fois prononcé le nom de Bergami. Il m'a semblé que pour un aussi grand jurisconsulte, la preuve était par trop négative et peu concluante.
Londres, 22 mai 1834.– En revenant hier en ville, nous y avons appris la nouvelle du rappel du prince de Lieven. C'est quelque chose dans la politique, c'est beaucoup dans la société de Londres. L'excellent caractère, le bon esprit, les manières parfaites de M. de Lieven, lui conciliaient la bienveillance et l'estime générale, et la femme la plus redoutée, la plus comptée, la plus entourée et la plus soignée est Mme de Lieven. Son importance politique, que beaucoup de mouvement d'esprit et de savoir-faire justifiaient, marchait de front avec une autorité incontestée par la société. On se plaignait quelquefois de sa tyrannie, de son humeur exclusive, mais elle maintenait, par cela même, une barrière utile entre la haute et exquise société et celle qui l'était moins. Sa maison était la plus recherchée, celle où on attachait le plus de prix à être admis. Le grand air, peut-être même un peu raide, de Mme de Lieven, faisait très bien dans les grandes occasions. Je ne me fais pas une idée d'un «Drawing-room» sans elle. A l'exception de lord Palmerston, qui, par son arrogance obstinée dans l'affaire de sir Stratford Canning, a amené le départ de M. et de Mme de Lieven, je suis sûre que personne ne sera bien aise de ce départ; peut-être, cependant, M. de Bülow, aussi, se sentira-t-il soulagé d'échapper au joug et à la surveillance de la Princesse devant laquelle son rôle, quelquefois double et triple, jamais simple, n'était pas facile à jouer.
M. de Lieven est nommé gouverneur du jeune Grand-Duc, héritier de Russie. On dit qu'il y a là tout ce qui peut flatter et consoler; pour lui oui, mais non pour elle, qui retombera difficilement après vingt-deux ans de séjour en Angleterre et des agitations politiques de tous genres, dans les glaces et les nullités de Saint-Pétersbourg.
Il paraîtrait que les trois Cours du Nord, en opposition à la Quadruple Alliance méridionale, sont assez disposées à conclure un engagement séparé avec la Hollande. Le fait est qu'on se ménage en paroles, mais qu'on aiguise ses armes en silence.
Les Cortès sont convoquées pour le 24 juillet. La nouvelle télégraphique d'Espagne de l'autre jour, qui n'a conduit qu'à un jeu de bourse, s'est évaporée assez honteusement. On mande, de Paris, que le général Harispe a été prié de ne plus donner, télégraphiquement, des nouvelles douteuses, et que le président du Conseil a été engagé à ne pas répandre les nouvelles de ce genre avant confirmation.
L'amiral Roussin a refusé le ministère de la marine. Il était question d'y appeler l'amiral Jacob. M. de Rigny avait laissé le Conseil parfaitement libre, en ce qui le concerne personnellement, de le nommer, soit à la marine, soit aux Affaires étrangères; la décision n'est point encore connue.
A propos du départ des Lieven, voici ce que la Princesse m'a raconté: Il y a plusieurs semaines déjà, au retour de lord Heytesbury de Pétersbourg, lord Palmerston dit à M. de Lieven qu'il comptait nommer sir Stratford Canning à Pétersbourg; le prince de Lieven en écrivit à sa Cour, et M. de Nesselrode répondit, au nom de l'Empereur, que le caractère entier, l'esprit anguleux et l'emportement de sir S. Canning lui étant personnellement désagréables, il désirait un autre ambassadeur, ne donnant d'exclusion qu'à celui-là. Lord Palmerston, à son tour, exposa tous les motifs qui lui faisaient désirer de vaincre cette opposition. M. de Lieven écouta les raisons de lord Palmerston et lui promit de les faire valoir près de l'Empereur. Dès le lendemain, il expédia un courrier, à cet effet, à Pétersbourg, mais le courrier n'était pas embarqué que la nomination de sir S. Canning, au poste de Pétersbourg, parut officiellement dans la Gazette de Londres. Ce manque d'égards rendit l'opposition russe décisive d'une part, et l'obstination de lord Palmerston plus invétérée de l'autre; le Cabinet anglais se prétendit maître de nommer qui il lui plaisait aux postes diplomatiques; l'Empereur Nicolas, sans contester ce droit, dit qu'il avait, lui, celui de ne recevoir chez lui que ceux qui lui plaisaient. La brèche a toujours été ainsi, en s'élargissant, et l'opposition des systèmes politiques, jointe à l'hostilité des individus, ne présage pas, dans l'état actuel si compliqué du monde, une paix bien solide ni bien prolongée.
Londres, 23 mai 1834.– Je crois le Cabinet de Londres embarrassé du départ de M. de Lieven, et lord Grey personnellement peiné. Lord Brougham paraît aussi en sentir tous les inconvénients. J'ai reçu de l'un et de l'autre de longs billets, fort curieux à ce sujet, et que je conserverai soigneusement.
Voilà M. de La Fayette mort. Quoiqu'il ait été, toute sa vie, Gilles le Grand pour M. de Talleyrand, sa mort ne lui a pas été indifférente. A plus de quatre-vingts ans, il semble que tout contemporain soit un ami.
Londres, 24 mai 1834.– Lord Grey est venu me faire une longue et très amicale visite; je l'ai trouvé très peiné du départ des Lieven, mais mettant du soin à détruire l'opinion que lord Palmerston, par ses mauvaises façons, l'eût provoqué. J'ai vu qu'il désirait vivement que les semences d'aigreur entre M. de Talleyrand et lord Palmerston ne germassent pas. Il est impossible de montrer plus de bienveillance personnelle pour nous qu'il ne m'en a témoigné.
Nous avons dîné à Richmond chez cette pauvre princesse de Lieven, qui fait vraiment grande pitié. Je crains, pour elle, que les choses ne soient encore pires, en réalité, qu'elles ne le sont en apparence. Je crois qu'elle se flatte de rester au courant de toutes choses, et par la confiance de l'Empereur, et par l'amitié de M. de Nesselrode, comme par l'espèce de faveur dont jouit son frère, le général de Benkendorff. Je crains, au contraire, pour elle, qu'elle ne perde bientôt la carte de l'Europe ou qu'elle ne la voie plus que par une lunette fort réduite, ce qui serait certainement pour elle une sorte de mort morale. Ses espérances, ses regrets, tout cela s'exprimait avec vivacité et naturel; elle m'a semblé plus aimable que de coutume, parce qu'elle était tout en dehors, avec abandon et simplicité. Ce laisser-aller des personnes habituellement contenues a toujours quelque chose de particulièrement piquant.
L'abominable article du Times sur elle, qui est vraiment honteux pour le pays, l'a d'abord fait pleurer; elle en est convenue, en disant qu'elle avait été navrée de penser que c'étaient là les adieux que lui faisait le public anglais, à elle, qui quittait ce pays-ci avec tant de chagrin, mais elle a senti bientôt que rien n'était plus méprisable et plus généralement méprisé. Elle a fini par si bien reprendre sa belle humeur qu'elle nous a raconté, le plus drôlement du monde, car elle raconte parfaitement, une petite scène fort ridicule du marquis de Miraflorès. Ce petit homme, qui m'a tout de suite paru d'une fatuité insupportable, et dont la figure plaisait à Mme de Lieven et me déplaisait souverainement, a été s'asseoir à côté d'elle au bal de l'Almacks. La princesse lui ayant demandé s'il n'était pas frappé de la beauté des jeunes Anglaises, il a répondu, avec un air sentimental, un son de voix ému et un regard prolongé et significatif, qu'il n'aimait pas les femmes trop jeunes, qu'il préférait celles qui cessaient de l'être et qu'on appelait des femmes passées.
La duchesse de Kent a vraiment un talent remarquable pour aviser toujours si juste une gaucherie qu'elle n'en manque pas une. C'est aujourd'hui le jour de naissance de sa fille, qu'elle devait, à cette occasion, mener pour la première fois à Windsor, où cet anniversaire devait se fêter en famille. La mort du petit prince de Belgique, à peine âgé d'un an, et que ni sa tante, ni sa cousine n'avaient vu, a fait renoncer la duchesse de Kent à cette petite fête de famille. Rien ne pouvait être plus désobligeant pour le Roi.
Londres, 25 mai 1834.– Le Roi Léopold paraît disposé à appeler ses neveux à la succession du trône de Belgique. Est-ce à dire qu'il ne compte plus sur sa descendance directe? On en a de l'humeur aux Tuileries; je crois que ce sera assez indifférent partout ailleurs, où ce nouveau royaume et cette nouvelle dynastie ne sont guère encore pris au sérieux.
L'exposition de peinture, à Somerset-House, est bien médiocre, plus encore que celle de l'année dernière; celle de sculpture encore plus pauvre. Les Anglais excellent dans les arts d'imitation, mais ils restent les derniers dans les arts d'imagination; c'est par ce côté surtout que le manque de soleil se fait sentir. Entourés des chefs-d'œuvre enlevés au Continent, ils ne produisent rien qui puisse leur être comparé! Rien ne se colore à travers le voile brumeux qui les enveloppe!
Londres, 26 mai 1834.– Lord Grey est au moment de voir son administration se décomposer, par la retraite de M. Stanley et celle de sir James Graham, s'il fait de nouvelles concessions aux catholiques irlandais au détriment de l'Église anglicane. S'il se refuse à ces concessions pour conserver M. Stanley, dont le talent parlementaire est de premier ordre, il est à supposer que le Cabinet restera en minorité aux Communes, et que la chute de tout le ministère en sera le résultat. C'était, du moins, ce qu'on disait et croyait, hier, et la figure soucieuse de lord Grey, à dîner, chez lord Durham, ainsi que quelques propos échappés à la naïve niaiserie de lady Tankerville, confirmaient assez ce bruit. La question se videra demain, mardi 27, à l'occasion de la motion de M. Ward.
Mme de Lieven ne m'a pas caché son espoir, que si le Cabinet change, soit en tout, soit en partie, et que lord Palmerston soit du nombre des sortants, elle pourrait bien rester ici, se flattant que la première démarche du nouveau ministre des Affaires étrangères serait une demande à Pétersbourg à l'effet de garder M. de Lieven ici. Elle compterait, dans cette circonstance, a-t-elle ajouté, sur l'influence de M. de Talleyrand auprès du nouveau ministre, quel qu'il fût, pour le décider à cette démarche.
Londres, 27 mai 1834.– Il est singulier que le fils du maréchal Ney, qui est à Londres, ait désiré se faire présenter à la Cour d'Angleterre, qui a abandonné son père qu'elle aurait pu sauver; de s'y faire présenter par M. de Talleyrand, sous le ministère duquel le maréchal a été arrêté et accusé, le même jour que M. Dupin, le défenseur du maréchal, doit également être présenté, et le tout en face du duc de Wellington, qui, en maintenant strictement les termes de la capitulation de Paris, aurait pu peut-être couvrir de son égide l'accusé, qu'il n'a pas cru devoir protéger. Le jeune prince de la Moskowa n'a sans doute pas fait tous ces rapprochements, mais M. de Talleyrand, qui a compris que d'autres les feraient, qu'ils ne seraient agréables pour personne, et moins encore pour le jeune homme que pour qui que ce soit, a décliné cette présentation sous le prétexte du peu de temps qui restait entre la demande et la réception, et qui ne lui laissait pas le temps de remplir les formalités voulues.
Hier, à sept heures du soir, j'ai reçu un billet assez curieux d'un des amis et confidents du ministre: «Rien n'est changé depuis hier; aucune amélioration ne s'est établie dans la situation des choses; on va employer la soirée à obtenir que la question reste ouverte, c'est-à-dire qu'elle ne soit pas regardée comme une question de Cabinet, que chacun soit libre de tout engagement et puisse voter comme il lui plaira. Le Chancelier s'emploie fort à faire adopter ce biais, mais lord Grey, qui paraît évidemment désireux de se retirer des affaires, pourra bien faire manquer cette combinaison.»
Londres, 28 mai 1834.– Après beaucoup d'agitations et d'incertitudes, lord Grey s'est décidé à laisser sortir du ministère M. Stanley et sir James Graham, dont l'exemple sera probablement suivi par le duc de Richmond et lord Ripon; et lui, lord Grey, reste, en se rangeant du côté de la motion de M. Ward. Il avait eu, un moment, le bon instinct de se retirer aussi, mais M. Ellice, qui le gouverne maintenant, l'a poussé dans une autre voie, et le Chancelier a fortement agi sur le Roi, qui, à son tour, a prié lord Grey de rester.
Hier, les ministres se louaient du Roi avec des attendrissements infinis. Ce pauvre Roi a soutenu «la réforme» malgré tous ses scrupules politiques: il abandonne aujourd'hui le clergé, malgré ses scrupules de conscience; aussi le Chancelier disait-il, hier, que c'était un grand Roi, et ajoutait, avec une satisfaction joyeuse et l'enivrement de paroles qui lui est propre, que la journée d'hier était la seconde grande journée révolutionnaire bénigne des annales de l'Angleterre moderne. Cet étrange Chancelier, sans dignité, sans convenance, sale, cynique, grossier, se grisant de vin et de paroles, vulgaire dans ses propos, malappris dans ses façons, venait dîner ici, hier, en redingote, mangeant avec ses doigts, me tapant sur l'épaule et racontant cinquante ordures. Sans les facultés extraordinaires qui le distinguent comme mémoire, instruction, éloquence et activité, personne ne le repousserait plus vivement que lord Grey. Je ne connais pas deux natures qui me paraissent plus diamétralement opposées. Lord Brougham, merveilleux aux Communes, est un perpétuel objet de scandale à la Chambre Haute, où il met tout sens dessus dessous, où lui, Chancelier, est souvent rappelé à l'ordre, où il embarrasse lord Grey à tout instant par ses incartades; aussi, il ne s'y sent pas sur son terrain, et je crois que le jour où il pourrait ensevelir la Pairie de ses propres mains, il ne s'en ferait pas faute.
Il dînait hier ici avec M. Dupin, autre produit grossier de l'époque, sentencieux et criard comme un vrai procureur, avec la plus lourde vanité plébéienne qui apparaît à tout instant. Le premier mot qu'il a dit au Chancelier, qui se souvenait de l'avoir vu il y a quelques années, a été celui-ci: «Oui, quand nous étions avocats tous deux…»
Lord Althorp a demandé, hier, aux Communes, l'ajournement de la motion de M. Ward, pour avoir le temps de remplir les vides laissés par la retraite de quelques membres du Cabinet, ce qui a été accordé.
On ne peut imaginer ce qui inspire à la duchesse de Kent une mauvaise grâce aussi continue contre la Reine. Malgré son refus de conduire la princesse Victoria à Windsor, la Reine a voulu aller la voir à Kensington avant-hier au soir. La duchesse de Kent a refusé, sous le plus léger prétexte, de recevoir la Reine; celle-ci en est péniblement affectée. Personne ne peut comprendre le motif d'une semblable conduite. Lord Grey, hier, l'attribuait à sir John Conroy, le chevalier d'honneur de la Duchesse, qu'on dit fort ambitieux, fort borné, et très puissant auprès d'elle. Il croit que sous la Régence de la Duchesse, il est appelé à jouer un grand rôle, qu'il veut escompter dès à présent, et s'imaginant avoir été blessé dans je ne sais quelle occasion par la Cour de Saint-James, il s'en venge en semant l'aigreur et la discorde dans la famille royale. J'ai su la dernière scène de Kensington par le Dr Küper, chapelain allemand de la Reine, qui, en sortant, hier matin, de chez Sa Majesté, est venu me parler de l'affliction de cette bonne Princesse. Lord Grey, à qui j'en parlais, hier à dîner, m'a dit que le Roi Léopold, en quittant l'Angleterre, lui avait dit qu'il était inquiet de laisser sa sœur livrée aux conseils d'un aussi mauvais esprit que celui de ce chevalier Conroy; qu'heureusement la princesse Victoria ayant quinze ans, et devant être majeure à dix-huit, la régence de la duchesse de Kent serait, ou bien nulle, ou du moins fort courte.
Londres, 29 mai 1834.– La princesse Victoria ne paraît encore qu'aux deux «Drawing-rooms» qui sont destinés à fêter les jours de naissance du Roi et de la Reine. J'ai trouvé à celui d'hier, qui, par parenthèse, a duré trois grandes heures, pendant lesquelles la défilade a été de plus de dix-huit cents personnes, que cette jeune princesse avait vraiment beaucoup gagné depuis trois mois. Ses manières sont parfaites, et elle sera, un jour, assez agréable pour être presque jolie. Elle aura, comme tous les Princes, le don de se tenir longtemps sur ses jambes sans fatigue ni impatience. Nous succombions, hier, toutes, tour à tour; la femme du nouveau ministre grec, seule, que son culte habitue à rester longtemps debout, a très bien supporté cette corvée! Elle est d'ailleurs soutenue par la curiosité et la surprise; elle s'étonne de tout, fait des questions naïves, des réflexions et des méprises amusantes. C'est ainsi que, voyant le Chancelier passer en grande robe et perruque, et portant le sac brodé qui contient les sceaux, elle l'a pris pour un évêque portant l'Évangile, ce qui, appliqué à lord Brougham, était particulièrement comique.
La princesse de Lieven a paru, hier, pour la première fois, dans le costume national russe, qui est nouvellement adopté, à Saint-Pétersbourg, pour les occasions d'apparat. Ce costume est si noble, si riche, si gracieux, qu'il va bien à toutes les femmes, ou, pour mieux dire, qu'il ne va mal à aucune. Celui de la Princesse était particulièrement bien arrangé et lui allait bien, le voile dissimulant la maigreur de son col.
On ne parlait hier, à la Cour et ailleurs, que de la retraite des quatre membres du ministère, qui lui ôte une grande force morale, surtout celle de M. Stanley, à cause de ses grands talents, et celle du duc de Richmond, à cause de sa considération personnelle. Les conservatifs sont fort satisfaits; ils voient, par là, leurs rangs se grossir, ceux de leurs adversaires, si ce n'est s'affaiblir numériquement, du moins se mal recruter. On parlait de lord Mulgrave, lord Ebrington, Mr Abercromby, Mr Spring Rice pour entrer au Cabinet, mais rien n'était encore décidé.
Au grand dîner diplomatique qui, pour la fête du Roi, a eu lieu chez le ministre des Affaires étrangères, lord Palmerston avait, pour la première fois, invité des femmes. Assis entre la princesse de Lieven et moi, il était en froideur à droite, en fraîcheur à gauche; il était évidemment mal à l'aise, quoique son embarras ne fût nullement augmenté de n'avoir pas été dans son salon, à l'arrivée des dames, d'y être venu tout à son aise et sans même nous faire la plus petite excuse.
M. Dupin, fort bien traité ici par un monde brillant et élevé, y prend assez de goût pour faire le difficile sur celui de Paris. Ne s'avise-t-il pas de trouver, lui, que la Cour des Tuileries manque de dignité, que les femmes n'y sont pas assez bien mises, que tout y est trop confondu et que le Roi Louis-Philippe ne trône pas assez! Allant à des dîners, aux «Drawing-rooms», à la Cour, aux soirées, aux concerts, à l'Opéra, au bal, aux courses, M. Dupin est lancé dans un train de dissipations qui en fera une espèce de dandy fort grotesque, je m'en flatte, et qui étonnera un peu Paris.
Mme de Lieven, qui parle volontiers du feu roi George IV, me disait qu'il avait une telle aversion pour la roture, qu'il n'avait jamais fait aucune politesse à M. Decazes, qu'il ne l'avait vu qu'une seule fois, et cela à l'occasion des lettres de créance qu'il lui a présentées. Quant à Mme Decazes, n'ayant pas eu de «Drawing-room» pendant la durée du séjour qu'elle a fait à Londres, il a pu se dispenser de la recevoir, et on n'a jamais pu le décider à lui accorder une audience particulière ou à l'inviter à Carlton-House. Il en a agi presque aussi rudement avec la princesse de Polignac, dont l'obscure origine anglaise lui était importune. Quant à Mme Falk, le motif pour lequel elle n'a pas vu le feu Roi est plus singulier encore: Mme Falk a une grosse beauté flamande fortement développée qui offusquait particulièrement lady Conyngham, comme trop dans les goûts du Roi; elle a toujours empêché qu'elle ne fût reçue.
M. Dupin a été si frappé du beau costume des femmes, à la Cour d'Angleterre, qu'il m'a fait, à ce sujet, une phrase vraiment amusante: «Il faudrait que la Reine des Français établît aussi un costume de Cour: on prélèverait ainsi sur nos vanités bourgeoises, qui ont la rage de se montrer à la Cour, l'impôt d'un grand habit.»
Londres, 30 mai 1834.– Les ratifications portugaises au traité de la Quadruple Alliance sont enfin arrivées, mais inexactes et incomplètes. Le préambule en entier du traité est passé sous silence; il est donc peu à supposer qu'il n'y ait là que de l'oubli et pas de mauvaise volonté. L'avocat de la Couronne a été appelé au Foreign-Office, pour aider à trouver un biais qui rendît l'échange possible; on n'a rien trouvé qui fût sans inconvénient. Cependant, lord Palmerston penchait vers l'échange en laissant de côté le préambule, ce qui ôterait pourtant à son traité la force morale, la seule peut-être qu'il ait réellement; on ne doit prendre à cet égard de détermination que ce matin.
J'ai souvent entendu dire que personne ne pouvait être aussi astucieux qu'un fou: ce qu'on vient de me raconter me le ferait croire. En réponse aux félicitations des évêques pour son jour de naissance, le Roi les a assurés en pleurant, que, se sentant vieux et près de porter son âme devant Dieu, il ne voudrait pas charger sa conscience d'un tort vis-à-vis de l'Église, et qu'il soutiendrait de toute sa puissance les droits et privilèges du clergé anglican. Ceci s'est dit dans la même journée où le Roi demandait à lord Grey de ne pas se retirer et de laisser aller M. Stanley.
Hier au soir, le remaniement du ministère n'était pas encore arrêté. Ce qui semble prouvé, c'est que personne ne veut de lord Durham. Il s'est, dit-on, livré à une rage épouvantable; lady Durham, qu'il a traitée avec brutalité, ce qui arrive chaque fois qu'il est mécontent de lord Grey, s'est évanouie, à dîner, chez sa mère, sans que son mari ait seulement daigné tourner les yeux de son côté.
Le marquis de Lansdowne qui s'est, tout dernièrement encore, exprimé au Parlement comme favorable à l'Église, pourrait bien, dit-on, selon ce qui se passera lundi prochain aux Communes, se retirer également du Cabinet. Sur cette nouvelle, lady Holland a été, en toute hâte, chez lord Brougham, lui dire que cette retraite lui paraîtrait un grand malheur et qu'il faudrait l'éviter à tout prix! Le Chancelier, que la modération de lord Lansdowne ne satisfait point, a répondu qu'il trouvait, au contraire, que cette retraite était très avantageuse, et qu'il y aiderait plutôt que de l'empêcher. Là-dessus, lady Holland s'est animée, et, en énumérant tous les mérites de son ami, elle a demandé au Chancelier s'il songeait bien à tout ce que représentait le marquis de Lansdowne. «Oui,» a répondu lord Brougham, «je sais qu'il représente parfaitement toutes les vieilles femmes de l'Angleterre.»
Londres, 31 mai 1834.– Le ministère anglais est rajusté, sans avoir pris une couleur plus marquée dans aucun sens.
Grâce à des déclarations et à des réserves, on va procéder à l'échange des ratifications portugaises.
Il me semble que toute la besogne de la semaine est assez pauvre et que les résultats en seront à l'avenant.
Londres, 1er juin 1834.– J'ai rencontré hier des ministres sortants et des entrants. Les premiers me paraissent plus satisfaits que les autres, et, je crois, avec raison.
Lady Cowper, malgré son esprit fin et délicat, a cependant une extrême nonchalance et naïveté, qui lui fait dire parfois des choses singulières par leur trop grand abandon. C'est ainsi qu'elle dit hier matin à Mme de Lieven: «Je vous assure que lord Palmerston regrette en vous une ancienne et agréable connaissance, qu'il rend justice à toutes les excellentes qualités de votre mari, et qu'il convient que la Russie ne saurait être plus dignement représentée que par lui; mais voyez-vous, c'est par cela même que l'Angleterre ne saurait que gagner à votre départ.» Mme de Lieven m'a semblé également frappée de la sincérité de l'aveu, et mécontente de son résultat.
Lady Cowper lui a montré aussi, sans beaucoup de réflexion, une lettre de Mme de Flahaut, dans laquelle, après avoir exprimé quelques regrets polis sur le rappel de M. de Lieven, elle se lamente sur le choix du chargé d'affaires; elle dit que c'est une petite guêpe venimeuse, malfaisante, un Russe enragé, un ardent ennemi des Polonais, et que, pour tout résumer en un mot, c'est le cousin germain de Mme de Dino, – ce qui, ajoute-t-elle, est positivement très nuisible à l'intérêt de l'Angleterre, puisque celle-ci doit au contraire attacher du prix à ce que la France et la Russie ne s'entendent pas.
On dit, au reste, que Pozzo est enchanté de l'éloignement de Paris de mon cousin Medem; il l'a toujours fort loué et bien traité, mais il se pourrait que la liaison directe et intime de Paul avec M. de Nesselrode ait fini par gêner Pozzo; je ne le crois cependant pas.
Hier, à dîner, chez lord Holland, M. Dupin a an peu trop fait le législateur; le pauvre lord Melbourne surtout, à moitié distrait, à moitié endormi, était ennuyé d'une longue dissertation sur le divorce, qui venait d'autant plus mal à propos, que sa femme, après l'avoir fait enrager pendant longtemps, est morte folle et enfermée. Lord Holland, qui aime facilement tous ceux que, politiquement, il ne voudrait pas faire pendre, m'a cependant dit que M. Dupin lui déplaisait souverainement, et qu'il lui trouvait tous les inconvénients de lord Brougham, sans la compensation des facultés variées et surabondantes de celui-ci.
A propos du Chancelier, il m'en a assez mal parlé comme caractère, me disant, par exemple, que c'était lui, lord Holland, qui avait forcé la main au duc de Bedford pour le faire entrer au Parlement et qu'aussitôt après, lord Brougham avait passé quatre années sans mettre les pieds chez lord Holland; qu'à la vérité, il y était revenu sans motif, sans embarras et sans excuses. La faculté dominante chez le Chancelier, c'est cette promptitude d'esprit et de souvenir, qui lui fait rassembler immédiatement et trouver sous sa main tous les faits, tous les arguments, tous les tenants et aboutissants relatifs à l'objet dont il veut parler. Aussi M. Allen dit-il du Chancelier qu'il a toujours une légion de démons de toutes couleurs à ses ordres dont lui-même est le chef; aucun scrupule ne l'arrête, disait lord Holland. Lady Sefton me confiait, l'autre jour, qu'il n'était ni sincère, ni fidèle en amitié; lady Grey dit, tout simplement, que c'est un monstre, et c'est ainsi qu'en parlent les gens de son parti et de son intimité.
Hylands, 2 juin 1834.– Les républicains en veulent à M. de La Fayette d'avoir choisi pour sa sépulture le cimetière aristocratique de Picpus, et de la quantité de prêtres réunis à la maison mortuaire pour recevoir le corps. Il s'est fait enterrer avec un tonneau de terre des États-Unis, mêlée à celle dont on l'a recouvert. A propos de M. de La Fayette, j'ai entendu plusieurs fois raconter par M. de Talleyrand, qu'ayant été, de bonne heure, le 7 octobre 1789, chez M. de La Fayette avec le marquis de Castellane, autre membre de l'Assemblée constituante, pour proposer quelques arrangements à prendre pour la sûreté de Louis XVI, transporté la veille aux Tuileries, ils l'avaient trouvé, après les terribles quarante-huit heures qui venaient de se passer, tranquillement occupé à se faire peindre.
Nous sommes ici à Hylands chez un ancien et aimable ami, M. Labouchère. C'est bien riant, et remarquable par la culture des fleurs et la recherche des potagers. Labouchère, qui est un peu de tous les pays, a réuni autour de lui des souvenirs de différents lieux; on voit cependant que la Hollande domine, car c'est surtout dans le parterre de fleurs qu'on dépense le plus de soins et d'argent.
Hylands, 3 juin 1834.– Un billet de lord Sefton, écrit hier de la Chambre des lords, avant la fin de la séance dont nous ignorons encore le résultat, m'apprend que la commission d'enquête proposée par lord Althorp pour examiner l'état de l'Église d'Irlande, ne satisfait pas les exigences de M. Ward et des siens. M. Stanley et sir James Graham se moquent de cette commission et demandent la question préalable; sir Robert Peel se tient en arrière; lord Grey est abattu, et le Roi, tout prêt, soit à la soutenir, soit à former un autre Cabinet: poussé par les difficultés du moment, il est sans principes et sans affections, ce qui me paraît être la position commune de tous les Rois.
Londres, 4 juin 1834.– Il paraît que dom Miguel est hors de combat, et qu'il met bas les armes, en quittant la Péninsule; il me semble que les signataires de la Quadruple Alliance attribuent cette soumission à la nouvelle de la signature de leur traité; si tel est le cas, cet effet moral est d'autant plus heureux, que le résultat matériel n'aurait, probablement, pas été aussi effectif.
Au Parlement anglais, M. Ward n'ayant pas voulu se tenir satisfait de la commission d'enquête, lord Althorp a demandé la question préalable; il a été soutenu par M. Stanley, qui a admirablement parlé sur la propriété inviolable de l'Église, et par tous les Tories. La question préalable a été adoptée à une grande majorité: elle ne saurait plaire au ministère qui n'a dû ce vote qu'à ses ennemis auxquels elle sert de triomphe, et principalement à celui des quatre ministres sortants. L'opinion réelle du Cabinet, les différentes combinaisons qui l'ont fractionnée et fait agir, tout cela est si confondu, si mêlé, qu'on ne saurait bien comprendre la pensée véritable qui a présidé à la marche saccadée et inconséquente de ce Cabinet.
Aux Communes, lord Palmerston s'est élevé contre le principe soutenu par lord Lansdowne à la Chambre Haute où on a été surpris d'entendre celui-ci s'exprimer favorablement pour le clergé, lui qui est socinien21 reconnu. Tout est contradiction dans cette question. Lord Grey a flotté, incertain entre tous les combattants, ne primant pas les uns, n'entraînant pas les autres, heurté, poussé, ballotté par tout le monde; aussi il sort tout meurtri de cette échauffourée, et si, aux yeux de ses amis, il reste une bonne et honnête créature, aux yeux du public il n'est plus qu'un pauvre vieux homme, un ministre épuisé.
Lady Holland, qui, en général, fait tout ce que les autres évitent, a été guetter, à une fenêtre de Downing Street, les membres du Parlement qui se sont rendus, il y a deux jours, au meeting de lord Althorp, afin de faire, avec plus de sûreté, ses spéculations sur les individus, spéculations qui sont rarement charitables. Elle croit se faire pardonner son inconcevable égoïsme en le rendant déhonté et en se proclamant elle-même un vieux enfant gâté. Elle exploite les autres à son profit, sans aucun ménagement; les traite bien ou mal, par des calculs plus ou moins personnels; ne voit jamais un obstacle à ses désirs dans les convenances d'autrui. C'est à peine si on peut lui faire honneur de quelques qualités, car elles ont, presque toutes, un motif intéressé pour base. Quand elle a lassé, à force de caprices et d'exigences, la patience de ses connaissances, elle cherche à la regagner par d'assez nombreuses bassesses. Elle abuse de sa fausse position sociale, que les gens de bon goût ont à cœur de ne pas blesser, pour les soumettre et les opprimer: y être parvenue, au point où elle y est arrivée, c'est, il faut en convenir, la meilleure preuve de son habileté et de son esprit. Elle a fait, dans sa vie, des choses inouïes, qui lui sont toutes pardonnées: elle a fait, par exemple, passer sa fille aînée pour morte, afin de ne pas être obligée de la rendre à son premier mari: quand elle ne s'est plus souciée de cette enfant, elle l'a ressuscitée, et, pour prouver qu'elle n'avait pas été enterrée, on a ouvert la fosse et la bière, et on y a, en effet, trouvé le squelette d'un chevreau. La plaisanterie est un peu forte! Cependant elle règne en despote dans la société, qui est nombreuse. Cela tient, peut-être, à ce qu'elle ne cherche pas à forcer les portes des autres, et qu'elle domine le préjugé plutôt que de lutter contre lui. M. de Talleyrand la tient assez bien en bride et devient ainsi le vengeur de tout son cercle. C'est une joie générale quand lady Holland es un peu malmenée; personne ne vient à son secours, lord Holland et M. Allen moins que les autres.
Lady Aldborough s'adressa un jour à lady Lyndhurst, en lui demandant de vouloir bien savoir de son mari, qui était alors Chancelier, quelles étaient les démarches qu'elle devait faire dans un procès important. Lady Lyndhurst refusa, avec les façons rudes, grossières et vulgaires qui lui étaient propres, de se charger de demander ces renseignements, ajoutant qu'elle ne se mêlait jamais d'aussi ennuyeuses besognes: «Very true, my lady,» répondit lady Aldborough, «I quite forgot that you are not in the civil line.» Lady Aldborough est spirituelle, elle a du trait, même en français, elle est souvent un peu trop libre et hardie; c'est ainsi qu'en apprenant la mort de la princesse de Léon, qui avait péri brûlée et qu'on disait n'avoir trouvé, dans son mari, qu'un frère et non pas un époux, lady Aldborough s'écria: «Quoi! Vierge et martyre? Ah! c'est trop!»
L'état du Cabinet anglais est bien étrange. Sir Robert Peel a déclaré à la Chambre n'y rien comprendre, cela met le manque d'intelligence de tout le monde fort à l'aise. Ce qui paraît clair à tous, c'est que si aucun membre du Cabinet n'est absolument détruit, tous sont blessés, on prétend même à mort; pour énervés, du moins, c'est évident. J'en suis peinée pour lord Grey, auquel je suis réellement attachée; pour le reste, je n'y prends pas le plus petit intérêt. Ce n'est pas par lord Palmerston que l'éclat leur reviendra. M. de Talleyrand a beau dire qu'il déblaye facilement de la besogne, qu'il parle et écrit bien le français, c'est un esprit court, présomptueux; il a l'humeur arrogante et le caractère sans droiture. Chaque jour fournit une preuve plus ou moins évidente de sa duplicité: par exemple, qu'est-ce qui peut faire que lorsque lord Grey s'explique hautement contre l'idée du Roi Léopold de se choisir un successeur, et que lord Palmerston semble être du même avis, il écrit des lettres particulières à lord Granville, pour soutenir la pensée de Léopold? Cela met une gêne continuelle dans toutes les relations des ambassadeurs avec lui, et cela en établit surtout une très pénible pour M. de Talleyrand.
Londres, 5 juin 1834.– M. le duc d'Orléans m'a écrit, sans provocation de ma part, ni motif bien apparent, une lettre qui me paraît avoir eu pour but la phrase suivante, qui semble vouloir établir qu'il n'approuve pas la marche des ministres du Roi son père: «Je vois déjà un symptôme rassurant dans cette disposition à circonscrire les querelles de parti dans les limites d'un collège électoral et à ne se livrer bataille qu'à coup de bulletins. Puisse cette direction des esprits remplacer tout à fait le système de force brutale que je vois avec douleur prévaloir aujourd'hui dans tous les partis, et être l'argument favori non seulement des hommes d'opposition, mais aussi des hommes de pouvoir.» Il me semble qu'il y a bon sens et bon sentiment dans cette réflexion.
Si M. le duc d'Orléans était bien entouré, j'aurais confiance dans son avenir: il a de l'intelligence, du courage, de la grâce, de l'instruction et de l'entreprise; ce sont des dons de Prince, fort heureux, et qui, mûris par l'âge, peuvent faire de lui un bon Roi. Mais l'entourage est si petit, si médiocre, en hommes et en femmes; il n'y a là, depuis la mort de Mme de Vaudémont, rien de distingué, de noble ni d'élevé.
Lady Granville a donné un bal, à Paris, pour le jour de naissance du Roi d'Angleterre. Elle avait rempli la galerie d'orangers et on devait valser autour; on avait dissimulé les lampes derrière des fleurs, de manière qu'on y voyait à peine: rien de plus favorable aux conversations particulières. Huit voleurs, mis à merveille, sont entrés par le jardin; cette quantité d'hommes inconnus a frappé, on en a parlé trop tôt; ils ont vu qu'ils étaient remarqués et se sont évadés. Il paraît que leur projet était d'arracher les diamants aux femmes, lorsqu'elles seraient allées dans le jardin qu'on allait illuminer.
Londres, 6 juin 1834.– Le Cabinet anglais, si petitement rajusté, ne porte pas la tête bien haute; tous les honneurs sont pour les ministres sortants. Lord Grey ne s'y trompe pas et ne s'enorgueillit nullement de la grande majorité de lundi dernier, car, comme me le disait un de ses amis: «Cette majorité n'est pas le résultat d'une affection pour les ministres, mais de la crainte de voir venir les Tories qui dissoudraient le Parlement actuel.» Je crois que rien n'est plus vrai. Au reste, le Cabinet sent déjà le besoin de se fortifier. On dit que lord Radnor, ami du Chancelier et grand aboyeur radical, sera Lord du Sceau privé.
Il paraît certain que dom Miguel et don Carlos quittent, décidément, la Péninsule, le premier pour venir ici, le second pour aller en Hollande.
Le prince de la Moskova ayant persisté dans son désir d'être présenté, il l'a été hier, ainsi que le prince d'Eckmühl. Ce désir était si vif, qu'ils allaient chercher à se faire présenter par M. Ellice, en l'absence de M. de Talleyrand, comme si cela eût été possible, lors même que cela n'aurait pas été inconvenant. Les jeunes Français n'ont, vraiment, idée de rien; et M. Ellice, qui n'est gentleman que d'hier, s'était mis de moitié dans cette belle combinaison.
On appelle, ici, assez drôlement lord Durham et M. Ellice l'Ours et le Pacha.
Londres, 7 juin 1834.– Voilà Lucien Bonaparte, qui, après avoir adressé une lettre aux députés de France, l'année dernière, et avoir, ensuite, disparu pendant plusieurs mois, puis s'être trouvé, dit-on, secrètement en France, durant les derniers troubles de Lyon et de Paris, est enfin revenu ici d'où il s'adresse maintenant aux électeurs de France. Sa nouvelle lettre, plus boursouflée encore et plus remplie d'affectation littéraire que la première, est en outre de la plus grande bassesse et du plus mauvais goût.
Lucien, que je n'avais jamais vu, avant son arrivée en Angleterre, puisqu'il était en disgrâce auprès de l'Empereur, passait pour avoir autant d'esprit au moins que son frère et beaucoup de décision. J'ai entendu dire qu'au 18 Brumaire, c'était lui qui avait sauvé Napoléon; enfin, je l'avais entendu fort louer. Sa connaissance personnelle, comme il arrive souvent, n'a pas répondu à mon attente; il m'a semblé, humble dans ses manières, terne dans sa conversation, faux dans son regard, ressemblant à Napoléon par les contours extérieurs de ses traits, nullement par l'expression. Je l'ai vu, l'année dernière, à un concert chez la duchesse de Canizzaro, prier celle-ci de le présenter au duc de Wellington qui était dans le salon, traverser la chambre et venir, avec des courbettes, se faire nommer au vainqueur de Waterloo, dont l'accueil a eu toute la froideur que méritait une telle platitude.
Puisque j'habite, à Londres, une maison célèbre pour un vol considérable fait à la vieille marquise de Devonshire, qui en est propriétaire22, et pour un fantôme qui y est apparu à lord Grey et à sa fille, je veux conter ici ce que lord Grey et lady Georgiana, sa fille, m'en ont dit à plusieurs reprises et devant des témoins, lord Grey avec sérieux et détails, lady Georgiana avec répugnance et hésitation. Lord Grey, donc, un soir qu'il traversait la salle à manger du rez-de-chaussée pour aller, armé d'un bougeoir, de la pièce qui donne sur le square à son propre appartement, vit, au fond de la pièce et derrière une des colonnes qui divisent cette salle, le visage pâle et triste d'un homme âgé, dont cependant les yeux et les cheveux étaient très noirs. Le premier mouvement de lord Grey fut de reculer, puis, relevant les yeux, il vit encore ce même visage qui le fixait tristement, pendant que le corps semblait caché par la colonne, mais qui disparut au premier mouvement que fit lord Grey pour avancer. Il fit quelques recherches sans rien trouver. Il y a deux petites portes derrière les colonnes et une grande glace entre elles; je ne sais jusqu'à quel point la disposition des lieux n'offre pas une explication simple à cette vision, que lord Grey cependant n'admet avoir été ni celle d'un voleur ni l'effet du reflet de sa propre figure dans la glace. A la vérité, il était blond alors et ses yeux sont bleus. Tant il y a que, le lendemain matin à déjeuner, il raconta à sa famille ce qu'il avait vu la veille en allant se coucher. Lady Grey et sa fille lady Georgiana se regardèrent aussitôt avec une expression singulière, dont lord Grey demanda l'explication. On lui dit ce qu'on lui avait caché jusque-là pour ne pas se faire moquer de soi, c'est qu'une nuit, lady Georgiana s'était éveillée sous l'impression d'un souffle qui passait sur son visage; elle ouvrit les yeux et vit une figure d'homme se pencher sur elle; elle les ferma croyant rêver, mais les rouvrant aussitôt, elle revit la même figure; le cri qu'elle poussa alors fit disparaître la vision. Elle se jeta en bas de son lit, courut dans la chambre à côté, et fermant à clef sur elle la porte de cette chambre, elle se précipita, à moitié morte, sur le lit de sa sœur lady Élisabeth; elle lui raconta ce qui venait de lui arriver. Lady Élisabeth voulut entrer dans la chambre au fantôme pour l'examiner, mais lady Georgiana s'y opposa de toutes ses forces. Le lendemain matin, fenêtres, volets et portes étaient en bon ordre, et la vision fut déclarée avoir été celle d'un fantôme, quoiqu'une partie plate du toit arrivant jusqu'à une des fenêtres, ait fait supposer aux moins incrédules qu'un domestique, épris d'une des femmes de chambre, avait été le héros de cette aventure nocturne.
La maison n'en est pas moins restée en très mauvais renom. Je couche dans la chambre où on a enlevé les diamants de lady Devonshire, et ma fille dans celle du revenant de lady Georgiana. Quand nous sommes entrés dans cette maison, j'ai vu des gens qui, très sérieusement, s'étonnaient de notre courage; dans les premiers temps, les domestiques tremblaient en circulant le soir et les servantes ne voulaient aller que deux à deux. L'avouerai-je? A force d'avoir entendu lord Grey et sa fille raconter avec conviction les apparitions, je me suis sentie gagnée d'un certain malaise qui a eu de la peine à s'user.
Depuis près de trois ans que nous occupons cette maison, on n'y a rien volé et rien n'y est apparu. Toutefois, pendant un de nos voyages en France, et lorsque la porte de mon appartement était fermée à clef, la femme de charge, le portier et les filles de service ont juré avoir entendu sonner très fort la sonnette dont le cordon est au fond de mon lit, avoir couru à ma porte, l'avoir trouvée fermée à clef, comme cela se devait, et, après l'avoir ouverte, n'avoir rien aperçu qui eût pu donner lieu à ce bruit. On avait voulu me faire croire que ce coup de sonnette avait retenti précisément le 27 juillet 1832, jour où j'ai été si cruellement versée à Baden-Baden. Une petite souris aura, probablement, été le vrai coupable.
On dit que le père de lord Grey a eu une vision fort étrange, et que le fils, outre celle de Hanover-Square, en a eu une autre, plus curieuse, à Howick, dont il n'aime pas à parler, ce qui fait que je me suis abstenue de toute question; mais il en a circulé quelques versions qui ont prêté depuis à des caricatures.
Londres, 8 juin 1834.– Les prétentions exagérées de lord Radnor ont fait abandonner l'idée de le faire entrer au ministère. On songe maintenant à lord Dacre, qui satisferait, à ce que l'on croit, les Dissenters. Le Privy Seal, que lord Carlisle ne tient que provisoirement, est destiné au nouvel arrivant.
Je suis arrivée, hier matin, chez Mme de Lieven, au moment où elle venait de recevoir des lettres de Pétersbourg, qui lui donnent enfin une idée plus précise de ce que sera sa nouvelle position en Russie. Elle prend, ce me semble, un aspect plus favorable: au lieu de n'être qu'une poupée de cour et de succomber sous l'esclavage et la contrainte d'une représentation perpétuelle, la Princesse aura une maison à elle; l'Empereur désire que ce soit là que son fils apprenne à connaître la société, se forme au monde et à la conversation.
Ce projet, expliqué avec une grâce et une obligeance parfaites, dans une lettre de l'Impératrice, pleine d'esprit, de naturel, de bons sentiments et d'heureuses expressions, devient, nécessairement, d'un grand intérêt et est une grande consolation pour Mme de Lieven. Elle se voit avec une influence directe, et aussi indépendante qu'elle peut l'être en Russie. Son imagination développe et féconde ce nouveau but d'activité, et je dois cette justice à la Princesse qu'elle n'a pas laissé échapper la plus petite puérilité ou petitesse de conception dans le plan qu'elle s'est tracé tout de suite; non, tout était large et bien compris. Le plaisir de son importance personnelle était visible, mais le contraire eût été de l'hypocrisie, et je lui ai su gré de se l'être épargné devant moi! Le désir vif de rendre au jeune Grand-Duc le service immense de l'accoutumer à la grande et noble compagnie, de rendre son salon assez distingué et assez agréable pour accoutumer jusqu'à l'Empereur et l'Impératrice à y jouir plus du plaisir de la conversation que des divertissements pour lesquels ils ne sont peut-être plus assez jeunes; l'ambition de rendre, s'il se peut, à cette Cour, le grandiose et la civilisation intellectuelle dont elle brillait sous la grande Catherine; l'espérance d'y attirer, ainsi, des étrangers, en excitant leur curiosité et en ayant de quoi la satisfaire; tout cela occupe l'activité de la Princesse. Elle a, en elle, de quoi fort bien remplir ce rôle, difficile partout, et plus encore dans un pays où la pensée même est aussi enchaînée que l'est la parole.
J'ai trouvé, dans la lettre de l'Impératrice et dans celle de M. de Nesselrode, quelque chose de raisonnable et de délicat, et dans tout ce que j'entends dire de l'Empereur Nicolas, quelque chose qui peut faire espérer de bons résultats de cette seconde éducation de l'héritier d'un trône de glace. J'ai surtout été satisfaite de voir que la franchise avec laquelle Mme de Lieven avait témoigné à l'Impératrice ses regrets de quitter l'Angleterre ait été bien prise. Elle m'a dit à ce sujet: «Ceci me prouve qu'on peut être sincère, chez nous, sans se casser le cou.» J'espère qu'elle s'en convaincra de plus en plus, mais il sera longtemps nécessaire d'envelopper cette sincérité de beaucoup de coton.
Elle m'a extrêmement vanté l'Empereur, comme un homme fortement doué et destiné à devenir la grande figure historique du temps. A cela, je lui ai répondu en lui disant un mot de M. de Talleyrand qui l'a charmée. M. de Talleyrand m'a, en effet, dit ceci: «Le seul Cabinet qui n'ait pas fait une faute depuis quatre ans, c'est le Cabinet russe. Et savez-vous pourquoi? C'est qu'il n'est pas pressé.»
La Reine d'Angleterre a témoigné beaucoup de cette obligeance qui lui est naturelle à Mme de Lieven, à l'occasion de son rappel, quoiqu'elle ait eu beaucoup de peine à oublier le peu de cas que la Princesse faisait d'elle, pendant la vie de George IV et celle du duc d'York, et surtout le manque d'égards des patronnesses de l'Almacks, Mme de Lieven en tête, au seul bal de ce genre où elle avait été, comme duchesse de Clarence. J'ai entendu même la Reine, un jour, en faire souvenir Mme de Lieven, d'une façon à beaucoup embarrasser celle-ci; mais enfin, ces anciens petits griefs sont effacés et, à l'occasion du départ actuel, la Reine a été parfaite. Quant au Roi, c'est différent; il n'a pas même dit à M. ou à Mme de Lieven qu'il savait leur rappel: ils s'en prennent à lord Palmerston, et je crois que ce n'est pas sans cause.
Londres, 9 juin 1834.– J'ai trouvé hier la duchesse-comtesse de Sutherland fort occupée de réunir vingt dames qui, ensemble, offriraient à Mme de Lieven un souvenir durable des regrets que son départ laisse ici aux femmes de sa société particulière. Cette pensée, qui est tout anglaise, car l'esprit d'association se retrouve partout ici, jusque dans les choses purement de grâce et d'obligeance, m'a paru devoir être agréable et flatteuse pour la Princesse, et j'ai mis avec plaisir mon nom sur la liste. Dix guinées est le tribut de chacune, et un beau bracelet à l'intérieur duquel, si cela se peut, nos noms seront inscrits, me paraît être l'objet sur lequel le choix s'est fixé.
M. de Montrond est revenu de Paris. Son esprit prompt et incisif est toujours le même, et quoique assurément il ne soit rien moins qu'ennuyeux, je me sens reprise de cette espèce de malaise qu'éprouvent souvent ceux qui sont dans l'atmosphère d'un être venimeux, dont la piqûre est à redouter. Le charme qui a longtemps fasciné M. de Talleyrand, à son égard, n'existe plus et a d'autant mieux fait place à un sentiment de fatigue et d'oppression que l'ancienneté de leurs relations, et leur intimité passée, ne permettent pas d'en secouer entièrement le joug.
Il ne me semble pas que M. de Montrond apprenne rien de nouveau de Paris. Il parle de l'habileté du Roi, personne ne la conteste; que le Roi parle toujours, et toujours de lui-même, c'est également connu. M. de Montrond se plaint de la destruction de toute société à Paris, de l'esprit de division qui la brise et qui ne s'adoucit point. Il raconte assez drôlement les embarras de famille de Thiers, les prétentions diplomatiques du maréchal Soult pour son fils, les craintes qu'inspire à Rigny, et à d'autres, l'espèce d'effet que produit ici, à ce qu'ils croient, M. Dupin. Ils y voient le symptôme d'une entrée future au ministère et en veulent presque à M. de Talleyrand des politesses qu'il lui fait. Ils ne sentent pas que le bon accueil qu'on fait ici à M. Dupin (l'homme le moins propre, par lui-même, à plaire à la bonne compagnie anglaise) n'est dû qu'au désir de nous être agréable, et que le prix que nous y mettons ne tient qu'à faire tourner les grosses phrases redondantes de M. Dupin à l'avantage de l'alliance anglaise dont il était le vif adversaire.
J'ai trouvé lord Grey, hier, d'un découragement point du tout dissimulé: c'est un mal contagieux et qui semble avoir atteint tous ses adhérents. Cette lassitude, ce dégoût de lord Grey, me semble le plus fâcheux symptôme de l'affaiblissement du Cabinet actuel. Les coups, qui sont portés dans le Times par lord Durham à lord Grey, blessent celui-ci au cœur. Les conservatifs comme les radicaux exploitent déjà la succession des Whigs; il est impossible de ne pas voir que le moment est critique pour tous.
En causant, hier, avec un de mes amis, je me suis souvenue qu'ayant eu, à l'âge de dix-sept ans, comme beaucoup d'autres femmes de Paris à cette époque, la fantaisie, ou la faiblesse, de consulter Mlle Lenormand, qui était alors fort en vogue, je pris, d'abord, toutes les précautions que je crus suffisantes pour ne pas être connue d'elle. Il fallait lui demander et son jour et son heure; je le fis faire, pour moi, par ma femme de chambre, sous des noms et des demeures supposés; elle répondit, et je fus, au jour fixé, à deux heures après midi, avec ma femme de chambre, dans un fiacre pris à une certaine distance de chez moi, jusqu'à la rue de Tournon où demeurait la devineresse. Sa maison n'avait pas mauvaise apparence; l'appartement était propre, et même assez orné. Il fallut attendre le départ d'un monsieur à moustaches que nous vîmes sortir du cabinet où la sibylle rendait ses oracles. J'y fis entrer ma femme de chambre avant moi, mon tour vint ensuite. Après quelques questions sur le mois, le jour et l'heure de ma naissance, sur l'animal, la fleur et la couleur que je préférais, et sur les mêmes objets qui me déplaisaient particulièrement, après m'avoir demandé si je voulais qu'elle fît pour moi la grande ou la petite cabale dont le prix différait, elle arriva enfin à ma destinée, dont elle me dit ce qui suit; je laisse juger à ceux qui me connaissent bien si ce qu'elle me prédit alors s'est vérifié, en tout ou en partie; l'avenir laisse d'ailleurs encore de la marge aux événements qu'elle a signalés et qui, sans s'être réalisés jusqu'à présent, paraissent moins invraisemblables qu'ils ne me l'ont semblé alors. Peut-être ai-je oublié quelques détails insignifiants, mais voici les traits principaux de cette prédiction, que j'ai racontée, depuis, à plusieurs personnes, entre autres à ma mère et à M. de Talleyrand.
Elle me dit donc que j'étais mariée; qu'il existait entre moi et un grand personnage un lien spirituel (j'ai expliqué ceci parce que mon fils aîné était le filleul de l'Empereur Napoléon); que je me séparerais de mon mari après de nombreux embarras et tourments; que mes chagrins ne cesseraient que neuf années après cette séparation; que ces neuf années seraient marquées par des épreuves et des calamités de tous genres pour moi; elle m'a dit aussi que je deviendrais veuve, que je ne serais plus jeune alors, sans cependant être trop vieille et que je me remarierais; qu'elle me voyait, pendant beaucoup d'années, fort rapprochée d'un personnage qui, par sa position et son influence, m'obligerait à jouer une espèce de rôle politique et me donnerait assez de crédit pour sauver la liberté et la vie de quelqu'un. Elle m'a dit encore que je vivrais dans des temps fort orageux, difficiles et pendant lesquels il y aurait de grands bouleversements; qu'un jour, même, je serais éveillée à cinq heures du matin par des hommes armés de piques et de haches, qui entoureraient ma demeure pour me faire périr, que je parviendrais cependant à me sauver de ce danger auquel j'aurais été exposée par mes opinions et mon rôle politiques; que je m'échapperais déguisée; qu'elle me voyait encore en vie à soixante-trois ans et sur ma demande si c'était là le terme assigné à mon existence, elle m'a répondu: «Je ne prétends pas que vous mourrez à soixante-trois ans, je veux dire seulement que je vous vois vivante encore alors; plus tard, je ne sais rien de vous ni de votre destinée.»
Les circonstances principales de cette prédiction me parurent, alors, trop hors du cours probable des événements pour qu'elles me rendissent inquiète ou soucieuse; je le répétai à mes amis plutôt pour jeter du ridicule sur ma propre faiblesse qui m'avait conduite en si étrange compagnie, et quoique le moins vraisemblable de cette prédiction se soit vérifié, tels que ma séparation, de longs chagrins, l'intérêt que j'ai été forcée de prendre aux événements publics, par celui qu'ils inspiraient à M. de Talleyrand, j'avoue qu'à moins du récit d'une autre prédiction, je ne songe que fort rarement à celle de Mlle Lenormand, pas plus qu'à sa personne, qui était, cependant, assez étrange pour ne pas être oubliée. Elle avait l'air d'être âgée de plus de cinquante ans, lorsque je la vis; sa taille était plutôt élevée, ses façons brusques, sa robe noire lâche et traînante; son visage d'une mauvaise couleur mêlée, ses dents gâtées, ses yeux petits, vifs et sauvages, sa physionomie rude et curieuse tout à la fois, sa tête découverte, ses cheveux gris, hérissés et en désordre, achevaient de la rendre repoussante. Je fus soulagée en la quittant.
Je n'ai jamais eu semblable curiosité depuis; mais si je ne l'ai pas éprouvée, c'est bien plutôt par une certaine terreur de ce qui pourrait m'être annoncé, et par un certain dégoût pour l'espèce de monde dont c'est l'industrie, que par usage de ma raison. Si j'avouais toutes mes superstitions, je ferais grand tort à mon bon sens!
Ces oracles de Mlle Lenormand me revinrent cependant à la mémoire lorsqu'en juillet 1830, seule à Rochecotte, entourée d'incendies, et recevant les nouvelles des journées de Paris, je vis passer sous mes fenêtres les régiments que le général Donnadieu dirigeaient sur la Vendée, où on croyait que Charles X se rendrait. J'entendais les uns hurler contre les Jésuites, qu'ils accusaient bêtement de jeter des mèches inflammables dans leurs maisons et dans leurs champs; les autres crier contre les mal pensants tels que moi. Le curé vint se réfugier chez moi, pendant que le maire me demandait si je ne croyais pas qu'il fallût chasser de la commune cette soutane noire, qui, selon lui, sentait le soufre. Je me voyais déjà cernée par des piques et des haches, et me sauvant, comme je pouvais, en bonnet rond et en blouse. Je m'en suis tirée alors, mais quelquefois je me suis dit: «C'est partie remise, tu n'y échapperas pas.»
Londres, 10 juin 1834.– Lord Dacre, qui devait entrer au ministère, a fait une chute de cheval, causée par un coup de sang, qui le met hors de cause. On songe, maintenant, à mettre M. Abercromby à la tête de la Monnaie, en lui donnant entrée au Conseil.
Nous avions hier un dîner arlequin: M. Dupin, les jeunes Ney et Davoust, M. Bignon et le général Munier de la Converserie. Si de dire du mal de tout le monde est une manière de dire du bien de soi, M. Dupin n'y a pas manqué; il a indignement traité Roi et ministres, hommes et femmes de Paris. Les uns sont avares, bavards, sans tenue; les autres sont des brigands, des contrebandiers, des sapajous, que sais-je? Les mauvaises mœurs ont eu leur diatribe; c'était la justice armée d'un glaive exterminateur. M. Piron, le cicerone de M. Dupin et son très humble serviteur, me donnait la petite pièce par les formules multipliées de son adulation; il louait surtout M. Dupin de la manière lucide et détaillée, dont il expliquait aux ministres anglais les embarras et les dangers de leur position. Je crois qu'ils auraient autant aimé qu'on ne vînt pas d'outre-mer leur dire ce qu'ils savaient de reste.
Après le dîner, il m'a fallu subir la doucereuse fausseté de M. Bignon. Il me rappelle le mielleux et le subalterne de Vitrolles; il en a un peu la figure, beaucoup le parler et surtout le maintien. Je trouve, cependant, la conversation de M. de Vitrolles plus animée, et son imagination plus brillante. Du reste, j'ai causé avec M. Bignon, hier, pour la première fois, et j'aurais tort de le juger sur cette seule conversation; mais il est impossible de ne pas être frappé de sa manière calme et soumise qui met, tout d'abord, en défiance.
Londres, 11 juin 1834.– La nomination de M. Abercromby est dans le Globe d'hier soir; nous verrons si cela adoucira le ton du Times qui, hier matin encore, malmenait cruellement le pauvre lord Grey.
Dans la quantité de mots cités de M. de Talleyrand, il en est un fort joli, et peu connu, que voici: M. de Montrond lui disait, l'année dernière, que Thiers était un bon enfant, et pas trop impertinent pour un parvenu. «Je vais vous en dire la raison», reprit M. de Talleyrand, «c'est que Thiers n'est pas parvenu, il est arrivé.» J'ai peur que ce mot, si délicat, ne perde un peu le mérite de la vérité, mais la faute en serait à M. Thiers. L'impertinence lui devient familière; depuis son mariage, il vit dans une sorte de solidarité avec les plus petites gens du monde, mal famés, prétentieux, parvenus pour le coup, et non pas arrivés! Il est impossible que, malgré tout le déluge d'esprit dont il inonde la boue qui l'environne, il ne finisse pas par en être, si ce n'est étouffé, du moins bien éclaboussé. C'est vraiment grand dommage!
Londres, 12 juin 1834.– J'ai entendu raconter, hier, à Holland-House, que l'abbé Morellet se plaignant au marquis de Lansdowne d'avoir perdu ses pensions et ses bénéfices à la Révolution, pour laquelle il avait, cependant, et tant parlé, et tant écrit, le Marquis lui répondit: «Que voulez-vous, mon cher; il y a toujours quelques soldats blessés dans les armées victorieuses.»
Londres, 13 juin 1834.– On répand le bruit que dom Miguel s'est évadé, qu'une conspiration a éclaté à Lisbonne contre dom Pedro; on ajoute mille détails sinistres. Il paraît que tout ceci n'est que jeu de bourse, et que le vrai est réduit à quelques démonstrations fâcheuses pour dom Pedro, lorsqu'il s'est montré au spectacle. Ce serait, du reste, la meilleure conclusion de ce grand drame que l'expulsion simultanée des deux rivaux.
On s'étonne un peu que dom Miguel ne soit point encore débarqué en Angleterre. Don Carlos est arrivé hier à Portsmouth sur le Donegal.
L'Espagne se choque, avec raison, que le duc de Terceire et le commissaire anglais qui ont fait signer à dom Miguel des garanties contre son retour, n'en aient pas réclamé de don Carlos. On voudrait, maintenant, que l'Angleterre et la France prissent des mesures contre don Carlos, de façon à le mettre au ban de l'Europe: mais cela n'est pas admissible, malgré les notes du marquis de Miraflorès et les diatribes de lord Holland.
Il se tient d'étranges discours à Holland-House. Le petit Charles Barrington y disant l'autre jour qu'il n'avait pu monter à âne parce que c'était dimanche et que la religion défendait de monter à âne le dimanche, M. Allen lui répondit en grommelant: «Never mind; the religion is only for the donkeys themselves.»
M. Spring Rice vient d'être élu à Cambridge, mais à une petite majorité, ce qui ne plaît guère au ministère.
Sir Henry Halford, M. Dedel, la princesse de Lieven sont revenus émus, ravis, enivrés des brillantes journées d'Oxford pour la réception du duc de Wellington comme Chancelier de l'Université. Cette solennité était vraiment unique dans son genre; le caractère et le passé du duc de Wellington qui, il y a quatre ans encore, avait été lapidé à Oxford, pour avoir fait passer le Bill de l'émancipation des catholiques, la magnificence de la cérémonie, le nombre et la qualité des spectateurs, les traditions séculaires qui s'y sont reproduites, les émotions de tous, l'unanimité des applaudissements, enfin tout était remarquable et ne se renouvellera plus. Le duc de Cumberland, si généralement impopulaire, a trouvé là un bon accueil. Les idées religieuses anglicanes y dominaient; toutes les préventions personnelles disparaissent, devant les dangers dont l'Église est menacée, ce qui a fait juger avec faveur tous ceux que l'on croit disposés à la défendre. C'était moins le grand capitaine qu'on applaudissait dans le duc de Wellington que le défenseur de la foi.
Il est fâcheux qu'au milieu de la licence qu'on accorde, dans semblables occasions, aux étudiants, ils se soient permis de huer les noms de lord Grey et d'autres, qu'ils proféraient à haute voix, pour avoir ensuite le plaisir de les siffler. Le duc de Wellington a témoigné, chaque fois, que de telles manifestations lui déplaisaient; mais, malgré les signes d'improbation, elles se sont plusieurs fois reproduites.
On dit qu'au moment où le Duc a pris la main de lord Winchelsea, auquel il venait de donner le bonnet de docteur, le souvenir de leur ancien duel est venu à la pensée de tous, et que c'est là ce qui a provoqué le plus d'applaudissements. Ils ont été non moins vifs cependant, et plus touchants peut-être, lorsque lord Fitzroy-Somerset s'est approché du Duc, et que, ne pouvant lui offrir la main droite, perdue à Waterloo, ce fidèle ami et compagnon lui a tendu la gauche. Mais ce qui paraît avoir excité un enthousiasme inouï, et avoir fait retentir la salle d'un éclat extraordinaire et prolongé à l'infini, c'est la strophe d'une ode adressée au Duc qui finissait par deux vers dont voici le sens: «Quel est celui, qui, seul, a su résister à ce sombre et ténébreux génie, qui avait bouleversé le monde, et le vaincre? C'est toi, vainqueur à Waterloo.» Tout l'auditoire alors s'est levé spontanément, les cris, les pleurs, les acclamations ont été électriques, et comme disait Mme de Lieven, «le duc de Wellington peut mourir aujourd'hui et moi partir demain, car j'ai assisté à ce que j'ai vu de plus merveilleux dans les vingt-deux années que j'ai passées en Angleterre».
Londres, 14 juin 1834.– Un improvisateur allemand, qui se nomme Langsward, m'a été recommandé par Mme de Dolomieu. Il a fallu lui faire honneur et réunir, assez péniblement, tous ceux qui, ici, savent quelque peu l'allemand, pour entendre ce poète. Ce n'était pas mauvais: des bouts-rimés, assez heureusement remplis; un morceau, en vers, sur Inès de Castro, et plus tard, en prose, une scène populaire viennoise, indiquent certainement de la verve et du talent. D'ailleurs, le don de l'improvisation poétique indique, presque toujours, une faculté à part, même dans les gens du Midi, dont la langue est, par ses seuls accents, une vraie harmonie; à plus forte raison y a-t-il difficulté vaincue à être poétiquement inspiré, à travers les accents moins flexibles des langues du Nord. Cependant, les improvisateurs, même Sgricci, m'ont toujours paru plus ou moins froids ou ridicules. Leur enthousiasme est outré et factice, les étroits salons dans lesquels ils sont renfermés, et qui n'inspirent, ni le poète, ni les spectateurs, rien en eux, ni autour d'eux, ne monte au diapason poétique. Il me semble qu'il faudrait, pour que l'enthousiasme puisse être contagieux, la campagne pour théâtre, le soleil pour lumière, un rocher pour siège, une lyre pour accompagnement, des événements d'un intérêt général et rapproché pour sujets, enfin un peuple tout entier pour auditoire: Corinne si l'on veut, Homère avant tout! Mais un monsieur en frac, dans un petit salon de Londres, devant quelques femmes qui cherchent à s'échapper, pour aller au bal, et quelques hommes, dont les uns songent aux protocoles de la Belgique, et les autres aux courses d'Ascot, ne sera jamais qu'une espèce de mannequin rimeur, fastidieux et déplacé.
Mme de Lieven m'a montré, hier, une lettre de M. de Nesselrode, dans laquelle il se plaint du mauvais esprit tracassier et agitateur de lord Ponsonby, qui, ajoute-t-il, fait enrager le pauvre Divan. L'amiral Roussin y est, comparativement, trouvé charmant.
Dom Miguel est, décidément, embarqué, et se rend à Gênes.
Londres, 15 juin 1834.– A peine dom Pedro se sent-il délivré de la présence de son frère, et point encore sous les yeux des Cortès, qu'il se hâte de détruire couvents, moines et religieuses. Je ne sais si cela sera encore admiré à Holland-House, mais cela me fait l'effet d'être une folie impie dont il pourrait bien ne pas tarder à se repentir.
15
Antique manoir, jadis une forteresse imprenable.
16
Leamington est un petit endroit de bains, situé sur le Leam, dans le comté de Warwick. Il doit toute sa renommée à des sources minérales et ferrugineuses, découvertes en 1797.
17
Voir à l'index biographique: WARWICK (Guy, comte DE)
18
Une fille de service demande une place dans une famille où il y a un valet de pied.
19
Mme de Gontaut fut une victime de la petite Cour de Charles X où deux partis divisaient les fidèles: d'un côté les partisans de l'inertie non résignée, et, de l'autre, les partisans de l'action. Une lettre où Mme de Gontaut exprimait son mécontentement à sa fille, Mme de Rohan, fut saisie. Le Roi, qui y était accusé de faiblesse, fit de violents reproches à Mme de Gontaut, qui quitta Prague et la Cour après cet entretien.
20
Woburn Abbey est située dans le comté de Bedford; il s'y trouve un magnifique château moderne, appartenant aux ducs de Bedford, bâti sur l'emplacement d'une abbaye de Cisterciens fondée en 1445.
21
Disciple de Socin, qui ne reconnaît ni la Trinité, ni la divinité du Christ.
22
Cette maison, où se trouvait alors l'ambassade de France, était située dans Hanover-Square, no 21.