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I
CHEZ MADAME ÈVE

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Table des matières

Onze heures et quart du soir.

Sur l’un des grands boulevards du centre, la circulation des voitures était gênée par une escouade de sergents de ville qui, d’un cœur sincère, croyaient y mettre de l’ordre.

Et les piétons suspendaient leur marche, s’entassant les uns sur les autres, aux abords d’une porte cochère, et regardaient, bouche béante, s’y enfourner fiacres et voitures de maître, en se demandant réciproquement:

–Qu’est-ce qu’il y a?

Pour peu qu’ils eussent lu les journaux de toutes nuances, depuis une huitaine, ils se seraient rappelé cet entrefilet:

«Dimanche prochain, chez Mme Ève, soirée costumée et masquée. Les sommités de la politique, de la finance et des arts formeront le plus (pour les feuilles réactionnaires et cléricales: ) incongru (pour les autres: ) charmant assemblage qui se puisse rêver.»

Et le brigadier des agents de police disait, d’un ton barytonnant, à son Pandore:

–Bizarres singularités que les revirements de la politique! Commandé ce soir pour faire les honneurs à la particulière qui donne un bastringue costumé, je me rappelle d’un temps, qui n’est pas loin, où, planté à la même place, mais dissimulé sous des habits de simple bourgeois, la consigne était de voir un peu qui que c’étaient les ceusses qui se compromettaient à monter chez elle. Et puis… singularités bizarres!… c’est ceux-là mêmes qui me collent de planton pour empêcher le populaire de leur z’y gêner l’entrée de la maison autrefois suspecte.

Et comme Pandore gardait «de Conrart le silence prudent»:

–Je veux rien dire! continua le brigadier en soupirant. Mais c’est tout de même du drôle de monde que tout ce monde-là. J’en vois passer tout fiers, à qui que j’ai mis la main au collet en soixante et onze. Tout ça finit par m’embrouiller. Je veux rien dire, encore une fois; mais sous Piétri, là, vrai!… le service était pas si méticuleux.

Et achevant sa pensée, pour lui-même:

–Bon Dieu de sort! ajouta-t-il, avec une rude franchise, comme on connaissait son affaire avec celui-là. Pas d’erreur: «une, deux; vlan au bloc!» Tandis qu’au jour d’aujourd’hui, le perturbateur d’hier est une Excellence depuis ce matin. Va t’y frotter, mon garçon. Et faites donc de la bonne ouvrage!…

De fait, chaque fois qu’au fond d’un coupé, il reconnaissait le facies d’un de ceux qu’il avait traqués, sous l’Empire, la poigne le démangeait; il cherchait instinctivement son casse-tête, frémissant d’envie de se ruer dessus et de le conduire au Dépôt, avec quelques bonnes bourrades par-dessus le marché.

Mais, comme il se le disait avec rage, «va t’y frotter, mon gaillard!» Quelque sénateur à présent, ou un préfet, un député, ministre de la veille où du lendemain, ou encore–ô amertumes!– le directeur d’un journal qui se permettait d’imprimer le mot: «empire» sans y mettre un E majuscule!…

La fin du monde, quoi! pensait-il. Une sarabande démagogique; une orgie! A tout le moins, ce que les meilleurs esprits appellent: «un temps troublé!»

Néanmoins, les équipages se succédaient, laissant descendre au perron intérieur, des invités richement travestis. Par un escalier recouvert d’un tapis, on montait jusqu’à l’appartement où se donnait la fête.

D’abord, une vaste antichambre en rotonde; ouvrant en face, dans une salle à manger, dont les murs disparaissaient sous des branchages verts, et éclairée par des lanternes de couleur. A droite, au fond, une suite de salons, décorés à l’avenant. Sur une estrade établie à l’aide de tonneaux renversés, un orchestre de musiciens déguisés, eux aussi, en ménétriers de campagne. Et au bout, en guise de buffet, le boudoir, transformé en cabaret-guinguette, où femmes de chambre et maîtres d’hôtel, vêtus en paysans, servaient les meilleures choses du monde, sur des assiettes en terre de pipe; versant le champagne frappé en pichet, faisant couler la bière et le cidre de tonnelets plantés au milieu de la table. De la couleur locale à pleins bords.

Le programme de l’invitation en faisait une loi:

«Paysans des deux sexes, ouvriers, grisettes;» pas à sortir de là! Pourtant la variété ne faisait certes pas défaut. De la Grèce à la Norwège, tout le peuple rural était représenté. Le garde-champêtre et le pompier dominaient, faisant bon ménage avec des messieurs à rouflaquettes, qui sentaient le Bœuf Rouge, de Montmartre, le bal d’Idalie, la barrière des Bonshommes, et le gouapeur de Ménil-montant, à la bottine vernie près.

A l’entrée, la maîtresse de la maison, parée en une sorte de «Madame Grégoire», accueillait les assistants d’une bonne poignée de main secouée de son bras nu, aux lignes sculpturales. Un mot gentil, franchement articulé, d’une voix claire et d’un ton cordial; voilà le bonjour. A un autre, salué de la même façon plaisante, sans banalité ni sans pose.

–Et qui, cette personne-là?

–Madame Ève, vous savez bien!…

A une époque de crise grave, alors que plus d’un proscrit de l’empire avait lieu de se demander s’il n’allait pas falloir se sauver de nouveau à Londres ou à Genève, voir à New-York, Mme Ève, passant outre au danger personnel, avait bravement offert sa maison, comme terrain neutre, à toutes les nuances des résistants de la gauche, en vue de faciliter une entente capable de triompher de la coalition clérico-monarchiste armée jusqu’aux dents; prête, en apparence du moins, à ne pas ménager le sang. des autres!

Là, sans rien concéder sur les principes, les représentants de la montagne et des centres pouvaient se consulter utilement pour une action commune qui, en réalité, déjoua le complot des sacristies et renversa sous le mépris les conspirateurs intimidés, leur mettant le nez dans… leur besogne.

Curieux et intéressant à étudier le salon de Mme Ève, à cette époque de lutte sourde. Des hommes, rien que des hommes; le haut état-major de la démocratie. Ministres renversés par le coup de réaction, ambassadeurs, généraux cassés brutalement aux gages, fonctionnaires destitués, maires révoqués ou suspendus, publicistes poursuivis à la correctionnelle, vieux champions de48, retour de Nouka-Hiva, députés frappés parla dissolution, inquiétés, abreuvés de vexations provocantes, circulaient d’une pièce à l’autre, conférant à mi-voix en groupes nombreux, sur les nouvelles du jour et les actes que préparaient les conspirateurs triomphants. Illustres ou inconnus, tous s’abordaient et se parlaient en confiance, sous la garantie de la maîtresse de la maison, qui, seule, représentait l’élément féminin de la réunion et qui, pourtant, émit plus d’une fois une opinion virile.

A l’extérieur, de taille au-dessus de la moyenne. Les traits irréguliers, formant, grâce au regard brillant d’intelligence, une physionomie de caractère. Ce qui dominait, c’était la cordialité bon enfant, avec une pointe de malice enjouée, qui donnait à sa parole ferme l’attrait de sous-entendus plaisants.

De cette élégance que vaut la plénitude de la maturité, elle était «femme» au suprême degré, bien qu’elle parût s’en défendre, répétant volontiers, en réponse à un compliment:

–Laissez-moi tranquille avec vos fadeurs. Je ne les mérite pas; je suis un bon garçon, un homme!

Un jour, à une soirée du ministère, comme elle renchérissait encore sur ce point, un évêque, qui causait avec elle, abaissa les yeux sur l’échancrure de son corsage, et d’un ton, comportant à la fois un hommage de connaisseur et une surprise incrédule,

–On ne dirait pas! fit-il doucement.

Le prélat y voyait clair; car, à cette prétention près, la meilleure femme du monde, Mme Ève, bonne surtout et avant tout.

A lire ses écrits–plutôt romantiques–et à s’arrêter à l’examen de son profil, certains imaginaient voir revivre en elle Marie Philipon, la spirituelle Mme Roland. Ce qui l’en approchait assurément, c’était la crânerie. Au cas où son âme se fût amollie, ce n’eût jamais été la peur qui l’eût amoindrie jusque-là.

A l’heure présente, au surplus, son dévouement à la démocratie, si constant qu’il se maintînt, n’avait plus tant d’utilité pratique. L’effondrement des visées réactionnaires la rendait à elle-même, à ses aspirations artistiques et littéraires. Son logis se transformait en une espèce d’académie, d’hôtel de Rambouillet, où tout ce qui compte dans l’aristocratie intellectuelle du temps se groupait avec empressement. Les femmes étaient admises maintenant, pourvu qu’elles tinssent, fût-ce par alliance, à l’un de ces «quelqu’un» qui occupe le public de la production de son cerveau. Beaux, laids, petits ou grands, contestés ou surfaits, qu’importe! Tous avaient droit de cité entre ces murs où le vulgaire ne parvenait pas à pénétrer.

Le vulgaire, non; mais, dans le nombre, quelque intrigant?… Qui sait? La caution d’une dupe suffit à se faufiler partout. En comité intime, impossible. Mais les jours de grand gala, quand des centaines d’invitations sont lancées et que le déguisement, voire le masque dissimule la personnalité équivoque, dame! au petit bonheur! Au jour naissant il ne restera, sur le parquet, qu’un peu de poussière que le balai rejettera à la rue. On ne peut pourtant pas exiger l’extrait de naissance, et, encore moins, l’extrait de mariage de ceux qui se présentent, la main tendue et le sourire aux lèvres, pas vrai? «Va comme ça pour aujourd’hui!» Mais, demain, autre affaire!

Vous vous souvenez de la farce classique;

«–Tu vas chez Mme une telle?

«–Oui.

«–Présente-moi?…

«–Je le veux bien; mais si je te présente, qui est-ce qui me présentera?»

L’inconvénient d’avoir un ou deux effrontés chez soi–quand ce ne sont pas des mouchards attitrés–est inévitable, dans ces cohues mondaines dont–sans en avoir le monopole–Paris donne l’exemple aux autres capitales de l’Europe plus ou moins civilisée.

C’est pourquoi, ce soir-là, Mme Ève fut profondément étonnée, à un moment, de se voir aborder par une magicienne dont les traits, cachés sous de longues mèches de cheveux crêpés, ne lui rappela aucune amie ou connaissance. Du diable! si elle se souvenait qu’on la lui eût présentée. Qui avait introduit cette inconnue? La crainte de manquer de mémoire la retint de lui en poser la question.

–Qui est donc, demanda la magicienne, ce «moujick» barbu qui semble se réfugier dans l’ombre pour déguster son sorbet?….

Ce disant, elle désignait dans le petit salon voisin un masque vêtu d’une blouse de soie tombant sur un pantalon noir ordinaire, et dont le visage disparaissait sous une fausse barbe énorme.

–Ma foi, répondit Mme Ève, je ne le connais pas plus que vous.

Ce «pas plus que vous» était à double entente dans l’esprit de l’hôtesse. Mais que la magicienne en pénétrât ou non la portée, elle fit semblant de le prendre pour argent comptant, et, s’éloignant:

–Merci, dit-elle.

–Il n’y a pas de quoi! pensa Mme Ève, de plus en plus intriguée.

Puis, appelant un ami de la maison, qui, pour la circonstance, s’était transformé en gendarme:

–Binda, fit-elle, pouvez-vous me dire le nom de cette magicienne?

–Comment! répliqua celui-ci, vous ne l’avez pas reconnue?

–Vous voyez bien que non.

–La baronne de Chléha.

–Allons donc! La «femme Eckmann» chez moi?…

–Eh, oui! «Satinette» c’est bien elle!…

–«Satinettee»!... répéta Mme Ève, avec une légère moue de dégoût. Vous êtes d’une excessive politesse, vous Binda!

–Pourquoi?

–Vous mettez une cédille sous le C.

Et cédant à une bouffée d’indignation mal contenue:

–Une fieffée catin! ajouta-t-elle entre ses dents. Qui est le malotru qui m’a amené cette créature?

–Je ne m’en doute pas.

–Dites donc, Binda, si vous la mettiez à la porte?

–Je m’en moque, et ce serait plutôt avec plaisir. Mais ne craignez-vous pas que «ça jette un froid?» D’ailleurs, si elle s’est glissée ici, à la faveur d’un déguisement, c’est qu’elle se propose un but secret à atteindre, c’est qu’elle a un mot à dire à quelqu’un. Le quelqu’un trouvé, le secret dit, elle ne traînera guère, se méfiant de s’attirer un camouflet. Donnons-lui vingt minutes.

–Va pour vingt minutes! fit Mme Ève, désireuse de ne point troubler la fête par un incident déplaisant.

Durant ce court dialogue, la magicienne, s’approchant de l’invité barbu, travesti en moujick, l’englobait d’un regard pénétrant. Puis, édifiée sans doute sur l’identité du personnage, elle se laissa tomber nonchalamment à ses côtés, et s’autorisant des libertés du Carnaval pour le tutoyer:

–Veux-tu savoir ta bonne aventure? lui demanda-t-elle.

–Combien prends-tu? fit l’autre sur le même ton.

–Rien.

–C’est bien cher.

–C’est pour l’honneur.

–As-tu la monnaie à me rendre?

La magicienne le regarda dans les yeux.

–Qui t’autorise à me dire une impertinence? demanda-t-elle. Me connais-tu?

–Pas du tout. Ne vois-tu pas que je plaisante?

–Es-tu donc si joyeux, si content de la vie?

–Qu’est-ce que ça te fait? Dis-moi.

–Qu’en sais-tu?

Le jeune homme (on pouvait le croire tel, à la vivacité de ses yeux et à la souplesse de ses mouvements) ébaucha un sourire railleur.

–Défie-toi, fit-il; tu vas me donner de la vanité. J’ai toujours rêvé des amours avec une femme de grand monde. Restons sur ta proposition première, va; c’est le mieux.

Et lui tendant la main, pour qu’elle exerçât le talent dont elle faisait étalage:

–Dis-moi si je suis «la personne la plus amoureuse de l’honorable société qui t’environne.»

La magicienne se leva.

–Non, dit-elle. Offre-moi ton bras et circulons. Je n’ai pas besoin des lignes de ta main pour te dire qui tu es et quel bel avenir tu gâches. Viens.

Cette façon de l’aborder parut originale au «patient» qui, se levant à son tour, s’exécuta de bonne grâce. La magicienne passa son bras sous le sien et, l’entraînant, à l’entrée du grand salon, où il était merveilleux qu’on pût danser, tant il était encombré de masques, elle pencha la tête sur l’épaule du jeune homme jusqu’à lui frôler l’oreille de ses cheveux, et lui parla si près que son haleine tiède caressait les joues de celui-ci.

–Regarde ce tas d’hommes, lui dit-elle. Je n’ai pas à te les nommer, tu les vois chaque jour, depuis des années; tu leur serres la main, tu les rencontres dans toutes les réunions officielles, et tous sont où ont été tes collègues à la Chambre. La plupart, mon cher, partis comme toi, sont parvenus maintenant. Leur fortune est faite ou en voie de se parfaire; en tous cas, ministres titulaires–j’en compte quatre, ma foi, ce soir!– ambassadeurs, fonctionnaires de haut bord, ils constituent le personnel gouvernemental indispensable de ce temps-ci.

–Eh bien? demanda l’autre.

La magicienne, croisant ses mains sur le bras de son client et se serrant contre lui de tout son corps flexible, lui jeta un regard narquois.

–Eh bien! répéta-t-elle, et toi, mon pauvre garçon, où en es-tu?

–N’est-ce pas plutôt à toi de me le dire?

–Oui, à te l’apprendre; car, en effet, tu n’en sais rien. Toi, mon cher député, tu es et tu restes député, comme devant, besoigneux obscur, tracassé par les misères de la vie matérielle, dont, en homme intelligent, tu n’apprécies que le superflu, réduit à vivre chichement avec ce que tes créanciers te laissent de ton indemnité parlementaire.

«Tandis que tous ces gens-là roulent équipage à présent, tu viens ici dans un méchant fiacre, que tu renvoies par économie. Pendant que tu t’ingénies à faire durer un paletot deux ans, tes camarades se couvrent de fourrures. Tandis, enfin, qu’ils font figure, occupent l’opinion, tiennent une place en évidence dans les conseils européens; qu’un bout de discours de leur part est commenté par tous les journaux français et étrangers, et que l’on se préoccupe, à l’avance, de l’avis qu’ils pourront bien émettre sur la question pendante, toi, isolé, sans crédit, tu n’es encore et peut-être ne seras-tu jamais que «le député Théodose La Phryte»; pour «ces dames», Théo; mais un bon enfant, par exemple! Un banal bon enfant! C’est pitié!

«Cependant, ajouta-t-elle en se collant encore plus à lui, tu es dix fois mieux doué que le gros de ce bataillon d’hommes d’État improvisés; dix fois plus sachant que ces bronzes satisfaits, débris des oppositions oubliées, tournant à la «vieille baderne» depuis que «leur affaire est faite», et toujours si étonnés de tenir la queue de la poêle, qu’ils ont peur de la renverser en faisant un pas en avant.

«Contemple-les cavalcader en cérémonie dans le même cercle, comme des chevaux de bois, à la foire, pontifiant des âneries confuses, pour occuper le tapis et dissimuler l’ahurissement persistant, le désorientement incurable qu’ils éprouvent à se voir en main ce pouvoir qu’ils n’ont jamais su que combattre!

«Voyons «Théo» est-ce que tu ne ferais pas bien, là-dedans? Est-ceque la verdeur de tes quarante ans–quarante à peine, ne te formalise pas!– n’insufflerait pas un peu de vitalité, à ces bonnes gens qui, leur utile travail de démolisseurs achevé, ne savent pas bâtir, et s’intimident à la pensée de céder la place à qui peut édifier?

Le député n’éprouvait pas le besoin de répondre. Sans se laisser autrement entamer par cette inconnue, il l’écoutait avec une curiosité non dépourvue d’un charme étrange.

Pourquoi lui disait-elle tout cela?

Il n’était pas assez avantageux pour la supposer amoureuse de lui. Il y avait sans doute quelque intérêt sous jeu. Il souhaitait le découvrir avant de répliquer, se croyant d’ailleurs en pleine possession de lui-même et de sa volonté.

Oui et non. Assurément, il se réservait, se maintenant sur la défensive, en attendant de voir tout à fait clair dans le jeu de la magicienne. Mais qui sait si le contact étroit de cette femme, dont les formes si chaudes se moulaient, en quelque sorte, «dans sa chair», comme dit trop souvent le grand maître du «naturalisme» ne lui infusaient pas un fluide pénétrant qui l’influençait?

–Tu te tiens sur tes gardes, reprit celle-ci, et tu hésites à énumérer les raisons qui font qu’on te laisse à l’écart? Si tu promets de ne pas te susceptibiliser, je te les dirai toutes.

–Voyons, répondit le député.

–La principale, vois-tu, Théo, c’est ta pauvreté relative. Elle te discrédite aux yeux des autres, et elle te décourage.

Ces autres pensent:

–«Bah! un homme sans surface!…»

«Toi, tu t’acclimates, par paresse, à la médiocrité!

«Tu sens, plutôt que tu ne sais, ta valeur réelle. Tu te souviens d’avoir plus ou moins inquiété tes collègues, quand, stimulé par la vanité froissée, ou par une révolte de conscience, tu t’es abandonné, du haut du tremplin de la tribune, à l’ardeur de l’improvisation, écrasant les interrupteurs d’une saillie cruelle, qui leur fermait la bouche, en les épeurant; démolissant, d’un maître coup de boutoir, l’échafaudage de compromis hypocrites des politiciens que ta verve déroutait.

«Mais, la colère passée, les applaudissements savourés, en artiste, en artiste encore, tu t’es laissé dépouiller du fruit de ta mâle éloquence, de ta probité patriotique et clairvoyante, et, repris en sous-œuvre, circonvenu, caressé, roulé dans le sucre, tu n’as pas eu l’estomac de renouveler l’assaut, pour empêcher qu’on ne mangeât les marrons que tu avais tirés du feu.

«Tu es indolent, mon cher législateur, passe-moi le mot: un «feignant» un orateur sans plus, à qui les bravos suffisent, et que les habiles peuvent enfoncer, en tout temps, rien qu’en lui passant la main sur le dos.

«Comme les chats frileux, tu rentres tes griffes, tu clignes des yeux, en faisant ton «ronron», et le moindre homme pratique t’arrache des pattes la proie, par toi conquise, à tous risques, et dont il se délecte paisiblement, à ta barbe, en se moquant de ta bonifacerie.

«Allons! fit-elle brusquement, en levant la tête, de façon à plonger son regard félin dans les yeux du député, sois franc, et réponds; est-ce vrai tout cela?

–Tu es une véritable sorcière, fit-il en riant, d’un peu haut; sorcière véritable, et tout aussi habile que ceux dont tu me parles; puisqu’à leur exemple, tu me passes la main sur le dos et cherches à m’entortiller, au point que je commence mon «ronron» à ton gré ou à ton profit, ce qui est même chose.

«Va, va! poursuivit-il du même ton; continue, ma belle, ce jeu ne me déplaît point; au contraire. Le son de ta voix chaude de contralto m’est douce à entendre; la tiédeur de ton corps ondulan t bonne à sentir, et je me grise doucement du parfum féminin qui se dégage de ta bizarre personne.

«Parle encore. Je n’ai pas hâte d’entrevoir la conclusion du sermon que tu me débites. Au milieu de cette cohue d’indifférents que je connais trop pour leur porter beaucoup d’envie, je m’isole agréablement dans l’inconnu fantaisiste, que tu personnifies gentiment, pour moi, à cet instant.

«Parle, et dis tout, sans réserves, sans précaution; tu ne peux me mortifier. Et s’il est dans tes intentions de ne nous revoir jamais, je garderai de toi le souvenir le plus aimable, le plus piquant, me tenant, en dépit du regret de ta disparition, pour ton obligé, des fugitifs instants dont tu me favorises.

La magicienne se recula un peu:

–Qu’imagines-tu, dis-moi? demanda-t-elle.

–Ah! d’honneur, rien du tout!

–Si fait. Tu me prends pour une femme facile éprise de toi?

–Ce n’est donc pas vrai?… Tant pis!

–Si tu ne daignes répondre franchement, je m’en vais.

Théo la retint par un brusque mouvement qui la ramena contre lui, emboîtée de l’épaule.

–Que veux-tu savoir? Dis?…

–Ce que tu supposes du motif qui m’a fait t’aborder.

–Puisque ce n’est pas simplement–tu le dis, je te crois, et tu permets bien que je le déplore!– caprice de jolie femme, il faut qu’un intérêt.– disons quelconque, pour éviter le mot: ténébreux! vois si j’accède à ton désir de franchise!…–il faut, dis-je, qu’un intérêt te pousse à te concilier ma volonté de te servir.

–C’est vrai, fit-elle.,

–Eh bien! soit! Que puis-je pour vous, madame?

–A l’heure actuelle, rien.

–En ce cas?…

–Pour me procurer ce que je veux,–ce: je veux, prononcé les dents serrées, trahissait une violence de vouloir excessive–il faut être un puissant parmi les puissants.

–Alors, vous vous trompez de porte, ma chère, répliqua gaiement le député. Voyez chez le voisin!…

–Et si vous étiez demain celui dont j’ai besoin?

–Quoi! ma belle sorcière, fit Théo, en lui serrant le bras contre sa poitrine, après le passé, vous dites l’avenir?…

Elle le fit avancer à travers les groupes qui s’étaient formés, à la fin de la valse. Au centre de l’un d’eux, un ministre du jour, très entouré de personnes attentives, dont le visage préparait le sourire approbateur, dont ils allaient accentuer leur: «Brigadier, vous avez raison» pérorait précieusement, sur un point de la politique courante.

–Ecoute-le, dit tout bas la magicienne.

–Tu me soumets à de dures épreuves! riposta plaisamment son cavalier. Je l’ai déjà entendu à la Chambre, tantôt.

–Et tu t’es endormi?

–Assoupi, seulement.

–Endormi!… Je t’ai vu!

–Ne le divulgue pas, malheureuse! Mes quarante ans aidant, je serais déconsidéré près des dames!

–Tu dormais, continua sa compagne, sans s’arrêter à la boutade. Tu dormais, non pour cause de digestion pénible–tu déjeunes chez toi de deux œufs et de thé, parce que le bordeaux est cher et que tu n’aimes pas la piquette–tu dormais, non encore pour cause de fatigue ou de veille prolongée–tu ne vas plus au cercle, parce que la perte de cinq louis au baccarat te gêne, et tu t’es couché hier à onze heures–tu dormais, mon ami, par ennui d’entendre cet homme de mince mérite, de savoir et de moyens insuffisants, d’élocution laborieuse, ressasser des arguties démodées qui ont traîné partout.

«Eh bien! dis-le-moi, pourquoi cette médiocrité jaugée à sa juste mesure, qui, il y a peu d’années végétait inaperçue dans la masse moutonnière des députés sans prestige, dont le rôle se réduit à voter avec discipline, selon le mot d’ordre, pourquoi, dis-je, est-il où tu le vois?

–Parce qu’il a eu de la chance.

–Pas du tout! Parce qu’il a compris que pour gravir les échelons du rang suprême, il faut le marchepied de la Fortune.

–Prends garde! s’écria en riant le député. Tu vas insinuer qu’il s’est procuré la sienne en puisant, à pleines mains, dans les coffres de l’État.

–Bêta!… Il n’y a plus que les portiers qui croient que cela soit possible.

–Alors, comment?

–En se mariant.

Théo–puisque Théo il y a–se mit à rire de bon cœur.

–Allons donc! fit-il. Je m’explique tout, à la fin, et à mon tour, je vais tirer ton horoscope, bien que les astres soient peu visibles d’ici.

–J’écoute, dit-elle, en s’offrant à son examen.

–Toi… tu es la jeune veuve traditionnelle dont un podagre grincheux a laissé, plus ou moins, le cœur en jachère. Revenue des idéalités du tendre âge, frottée au monde, tu aspires à distribuer des recettes particulières, des bureaux de tabac, ou des places de directrice des postes, et tu veux enrichir un député «pauvre, mais honnête!» afin de le mettre dans ta poche et d’en jouer comme un troubadour de sa guitare. C’est ça? parions?…

La magicienne accentua son sourire, et l’entraînant lentement:

–Monsieur mon nouvel ami, dit-elle, j’ai vingt-sept ans, depuis dimanche, et, à dater de jeudi prochain, jour pour jour, je compterai onze années de mariage. Veuve?… je le serais, si le ciel inclément n’eût fait l’oreille sourde à mes prières réitérées.

«Quant à vous enrichir de mes deniers, vous êtes un trop galant homme pour qu’une pensée aussi saugrenue puisse germer dans la cervelle d’une femme telle que moi.

«Ah! ne vous trompez pas, fit-elle en l’interrompant; ne vous méprenez pas sur la portée de ces derniers mots. Je suis… ce que je suis, ce qui n’est pas beaucoup dire, mais, entre une sotte et moi, il y a quelque différence.

«Je n’ai donc point l’arrière-pensée de vous proposer un marché malpropre, ce qui serait une bêtise, étant donné, qu’en somme, vous ne demandez rien à personne, quelque humiliation secrète que vous éprouviez de n’être pas en la posture à laquelle vos talents vous constituent des droits.

«Sans vous ennuyer de politique, regrettez la ruine irrémédiable des régimes antérieurs, mon cher. Tel que je vous sais, vous seriez un des oracles, une des idoles de l’opposition, si quelque réaction triomphait. L’or grouillerait dans vos poches; on vous assommerait d’ovations aux enterrements un peu illustres, et un peintre vous mettrait en pied, au Salon, pour embêter le gouvernement. Toutes les gloires, en un mot!…

«Donc, pour nous résumer, il ne s’agit pas de ma très indigne personne.

–De qui alors? demanda Théo. Car, vraiment, vous m’intriguez en fin de compte. Pour excessive que soit votre bonne opinion de mes talents, comme vous dites, je ne crois guère–excusez-m’en– que l’admiration gratuite vous entraîne à me vouloir porter au faîte de la puissance.

–Et vous avez raison!

–Vous avez donc intérêt à ce que je vous doive tout ou partie de ma fortune politique?

–Je ne m’en cache pas.

–Quel est-il?

–De quoi servirait de préciser, si vous refusez ma.

–Votre. quoi?

–Ma. combinaison.

–C’est juste. Autant en rester là. Tenez, reprit sérieusement La Phryte:

«Comme vous l’avez dit, et, que j’aie tort ou raison, je ne demande rien à personne. J’accorde que, avec un peu plus d’ambition et moins d’insouciance, de paresse–toujours pour répéter vos expressions–j’aurais pu faire plus et mieux, pour le pays et pour moi. Mais, si j’en conviens bonnement, ce n’est pas que je puisse me livrer à vous, que je ne connais pas et qui, rien que par votre entrée en matière, me mettez plutôt en défiance.

–Je vous demande un peu quels risques vous avez courus à m’écouter?

–Aucun, sans doute, dans le sens précis du mot, et si tant est qu’il n’y ait là-dessous qu’un badinage de bal masqué. Mais, quand votre voix se fait grave, pour me parler d’épouser quelqu’un que vous semblez avoir dans la manche, permettez-moi de vous le dire: votre «jeune personne» me procure un intime frisson, et je me demande si, me confondant trop bénévolement avec les Lousteaux de Balzac, vous n’en venez pas à reculer excessivement le champ de la plaisanterie, en vous proposant de me graisser la patte, pour couvrir de mon pavillon un «article» accidentellement avarié.

–Monsieur La Phryte, répliqua lentement la dame, voilà ce qui vous perd: la méconnaissance, l’insuffisance d’estime de l’homme que vous êtes. Pour qui vous prenez-vous, si vous admettez qu’on ose espérer de vous tenter par une ignominie?

–Pardon! fit-il. Mais, en ce cas, je ne comprends plus du tout.

La magicienne lui quitta le bras.

–On étouffe ici, dit-elle, et je meurs de soif.

–Je vais vous conduire au buffet.

–Il est envahi, non. Voulez-vous m’offrir une tasse de thé au café Anglais?

–A vos ordres.

–Eh bien, partons.

–Je demande votre pelisse.

–Je l’ai laissée dans la voiture.

Et, le voyant faire la grimace:

–Ah! ne craignez rien! fit-elle, avec une nuance d’amertume. C’est une remise de louage dont vous réglerez le prix, si votre dignité le préfère.

Pendant que le député reprenait son paletot et son claque au vestiaire, un homme s’approcha de la jeune femme.

–Je vous serai obligé, madame, de passer de tnain à mon cabinet, dit-il tout bas.

–Encore? répondit gaiement Satinette. Vraiment Monsieur le préfet de police, vous êtes imprudent.

–En quoi?

–Vous voulez donc que je vous égratigne l’autre joue?

–Chut! fil celui-ci, en voyant revenir La Phryte.

–Je vous attends, dit Théo.

–Allons; fit-elle.

Dans l’escalier désert, à ce moment, le député décrocha sa fausse barbe, déboutonna sa blouse de mince soie, et fourrant le tout dans la poche de son pardessus, il reparut en tenue de soirée.

–Vous êtes mieux ainsi, lui dit la magicienne.

Quelques tours de roue, et le coupé les déposa au Café Anglais.

En pénétrant dans le cabinet qu’on leur ouvrit, celle qui, pour Théo, n’était toujours qu’une inconnue, demanda un bol et de l’eau fraîche; puis laissant glisser sa pelisse sur le tapis, elle ôta la perruque qui lui masquait le visage.

Théo fut tenté de lui retourner le compliment qu’elle lui avait adressé dans l’escalier de Mme Ève; Non seulement elle était mieux ainsi, mais, à n’en rien rabattre, elle lui produisait de l’éblouissement,

Des cheveux châtains, ruisselants de reflets fauves d’un éclat fascinant, sur un front d’une pureté d’archange. L’œil noir et profond, dont le point lumineux semblait glisser dans la pénombre mouillée de la paupière; une perle entre des cils démesurés. Le nez, d’un dessin antique, tombait, par deux ailes roses et frémissantes, sur ses lèvres écarlates, arrêtées brusquement par un pli de la joue creusée en fossette.

Les épaulés, jusque-là enfouies sous les tressés multipliées de la chevelure postiche parsemée de sequins, se dégageaient d’un corsage noir, brodé d’or, tranchant crûment sur l’étoffe, par une matité d’une fraicheur inouïe.

En attendant que le garçon apportât ce qu’elle avait demandé, elle tirait ses bras d’une paire de gants noirs lustrés qui montaient jusqu’au biceps. Des bras d’une délicatesse exquise, où de petites veines bleuâtres couraient, ajoutant à la transparence de la peau, qui, au coude, s’estompait d’une teinte rosée.

Quand l’eau fraîche fut placée devant elle:

–Vous permettez? dit-elle à Théo. Lapoussière suffoquait, là-bas.

Et, trempant un coin de serviette, elle se rafraîchit le visage.

Etait-ce manœuvre de coquette qui connaît ses supériorités de beauté? On ne sait. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ensuite, l’éclat de son teint apparut dans toute sa resplendissance immaculée. Pas à dire qu’elle le dût au maquillage, du moins!

Aussi le député se dit-il intérieurement:

–La jolie fille!

Un autre eût peut-être exprimé son admiration en s’écriant:

–La jolie femme!

La nuance est presque imperceptible. Mais le «boulevardier» distinguait malgré lui. Toutefois., il ne put retenir une exclamation d’enthousiasme:

–Mon Dieu, madame, dit-il, que vous êtes belle!… Et qui donc êtes-vous?

La jeune femme sourit, et portant le haut de son poignet aux lèvres de La Phryte:

–Devinez, dit-elle.

–Je vous jure que je n’en sais rien.

Elle prit un temps, comme on dit au théâtre, puis:

–«Satinette!» pour vous servir, monsieur.

–Madame de Chléha?

–Si l’on veut! et, baronne, par-dessus le marché. Mais plus exactement: «femme Eckmann»; et, pour mes amis, tout simplement: «Raphaële».

On servit des fruits, des sandwichs, une fiole de vin exotique, et, quand le thé fut versé, les garçons partis, Satinette, posant les coudes sur la table, regarda son compagnon et dit:

–Voulez-vous, cher monsieur, que nous reprenions la conversation où nous l’avons laissée?

–Tout ce que vous voudrez, pourvu que je vous voie.

–Où en étions-nous?

–Vous me faisiez de la morale.

–C’est fini, je suis au bout de mon rouleau.

–Et, comme un oncle de comédie, vous me parliez de mariage.

–Eh bien! reprit-elle, j’achève.

Elle parut se recueillir, comme un orateur qui classe mentalement son argumentation, et se faisant sérieuse:

–Irez-vous samedi à la réception des Finances?

–Peut-être.

–Allez-y.

–Pourquoi?

–Parce que vous rencontrerez là un grand monsieur, à cheveux blancs, droit, solidement campé, présentant, bien en face, sa vaste poitrine, et dont la physionomie énergique vous frappera par l’extrême douceur de deux yeux bleu pâle, profonds d’intelligence bienveillante.

Regardez les mains: petites, à doigts courts et carrés. Vous reconnaîtrez en lui un de ces hommes que Michelet se complaît à dépeindre, et qui n’ont besoin ni de parchemins ni de papiers pour affirmer la pureté de cette race gauloise qui, partie de l’esclavage, a secoué, peu à peu, tous ses jougs, ses servitudes, et, absorbant ses vainqueurs, a semé à travers le monde le bon grain de l’affranchissement de l’espèce humaine. Un gaillard que rien n’intimide, en dépit de son aspect bonhomme.

«A ses côtés, vous verrez une grande et jeune fille, coiffée de bandeaux, aile de corbeau, au teint blanc, dont les bras, encore fluets, s’attachent à un buste large, et dont la taille flexible et fine surmonte des hanches de vraie femme.

«Quelqu’un, aussi bien que son père, celle-ci, d’une beauté grave, avec un fond candide d’enfant, entretenu par une droiture indéconcertable. L’honneur inné et inflexible.

«Lui, ancien contre-maître de fabrique, devenu patron, dirige, dans la banlieue, un établissement de cristallerie, qui lui vaut les revenus d’un budget de prince régnant.

«Elle, orpheline de sa mère, instruite, gaie, bonne, type de la vierge sage, dont les aspirations ne vont pas au delà de la constitution d’une famille aimée, digne et fière.

«Voilà nos gens, mon cher législateur. Voilà l’épouse que je vous offre, avec une dot de deux millions. Y voyez-vous quelque chose à reprendre?

–Rien. Toutefois.

–Dites.

–Je n’ose.

–Je parlerai pour vous.

–Voyons.

–«Quel est mon intérêt en tout cela», n’est-ce pas?

Les traits du député prirent, comme malgré lui, une expression gouailleuse.

–On ne peut rien vous cacher, fit-il.

–J’en ai un, c’est vrai, répliqua la jeune femme. Je vous l’ai déjà avoué! Quant à le préciser, c’est trop tôt.

–Pourquoi donc?

–De deux choses l’une: ou parvenu à la situation supérieure que vous méritez, vous vous souviendrez de moi, et me satisferez, de votre libre mouvement, ou vous êtes de naturel ingrat. Qu’en est-il? Je l’ignore. Et je veux être édifiée sur ce point, avant de vous livrer le secret de ma vie.

–Cependant, vous me proposez une sorte de pacte. Le moins est que j’en sache les conditions.

–Si vous êtes l’ingrat dont je parle, je ne vous demande rien.

–Eh! mais, c’est une prime à l’ingratitude cela! Vous me tentez de vous payer en cette monnaie, belle madame! Défiez-vous!…

Sans répondre, la jeune femme le contempla attentivement. Quoi qu’elle fit, elle perdait visiblement ses peines; soit qu’il ne prît pas l’affaire au sérieux, soit qu’il fût plus indolent encore qu’elle ne le supposait, il était clair que La Phryte lui échappait.

Le découragement la prenait. Quel dommage qu’un garçon de cette valeur fût insensible à l’ambition! C’est pourtant vers la quarantaine que le germe s’en développe, dans le cœur de l’homme; encore que la politique en stimule l’éclosion plus tôt chez le plus grand nombre. Pour quelle cause celui-ci y paraissait-il réfractaire? Y avait-il, en son âme, quelque faiblesse, quelque vice, qui absorbât toute la place! Sur ce qu’elle s’était appliquée à découvrir, à son sujet, elle ne l’admettait point.

Les déceptions, la lassitude de la lutte devaient seules aggraver cette indolence naturelle. Aussi ne croyait-elle pas qu’il fût impossible de la secouer à la fin. Mais comment? Quel ferment jeter dans le moral de cet être, pour que des appétits, des passions le réveillassent, et lui rendissent ses énergies?

Sans être magicienne ou sorcière, elle devinait bien, sans doute, que sa beauté faisait impression sur Théo. A plonger son regard dans les yeux du député, elle surprenait des éclairs de désir, dont il était facile d’apprécier la violence. Peut-être était-ce cela même, qui le distrayait, qui l’empêchait de s’arrêter à la proposition qu’elle lui avait insinuée.

Mais en dépit des écrivains qui, pour les besoins de la cause, nous présentent des types féminins qui tablent froidement sur leur beauté, au point de s’en faire un instrument, Dieu merci! la femme belle ignore de quelle puissance elle dispose. Le ciel lui refuse, par bonheur, la faculté d’en mesurer l’étendue; sans quoi. pauvres de nous, mes frères!

Celle-ci, qui n’était pas faite autrement que les autres, se demandait si les soifs d’amour, que ne dissimulait point le député, avaient assez de ténacité pour qu’elles permissent de l’enchaîner, de le dominer, de lui donner de l’élan pour arriver avec lui, au but qu’elle poursuivait mystérieusement.

La vierge peut bien se bercer de l’illusion d’attacher à jamais, sinon d’asservir, celui qu’elle gratifiera de son premier baiser. Mais une femme de vingt-sept ans a éprouvé les fatalités de la nature. Elle a pu calculer ce que la délectation fait perdre à son prestige. Satinette manquait de confiance en elle-même.

Et puis, pour tout dire, elle éprouvait un particulier regret de plaire à ce degré. Non qu’elle fût éprise ailleurs; non que Théo ne fût point fait pour inspirer de l’amour, tout comme le voisin. Mais–c’est fort difficile à définir!–la sensation intellectuelle dominait tout le «moi» de Raphaële. Elle n’estimait pas cette beauté, dont les autres faisaient si grand cas; que tant de femmes jalousaient, et qui lui attirait des hommages– à son sentiment–intéressés, dont la grossièreté de convoitise la heurtait, dans les superfines délicatesses de son orgueil.

Elle eût préféré que Théo n’en subît pas le charme; qu’il s’élevât au-dessus des préoccupations vulgaires, et se satisfit de devenir son ami; sans plus.

Nombre de femmes le croient possible. En vérité, l’amitié, entre les deux sexes, n’est rien qu’une utopie, un idéal, parfois réalisable après; jamais avant; encore faut-il que, des deux parts, on ait une nature fabriquée d’un limon épuré.

Hélas! La Phryte ne semblait pas pétri de cette pâte de choix. Tant pis! Mais puisqu’en somme, Satinette n’abandonnait pas l’espérance de le capter, un seul point restait à examiner: l’amant obéirait-il aveuglément? Serait-il possible de le dompter, de le conduire, de le diriger au moins, si tant est qu’elle ne pût éviter finalement de se donner à lui?

Là était la question pour elle, question qu’elle examinait en son for intérieur, mettant en balance la répulsion déterminée, absolue, charnelle qu’elle éprouvait, et l’objectif secret de sa manœuvre.

A tout hasard, et faute d’éléments certains d’appréciation–prête à tout surmonter, en dernière analyse,–elle se résolut à en faire l’épreuve, et, se levant d’un mouvement:

–Tenez, mon cher, dit-elle, vous m’humiliez. Oui! vous me prenez pour une créature quelconque, et ce que je dis glisse sur vous. Tout au plus, vous amusez-vous de mes paroles, sans consentir à en peser la portée. Brisons là. Prenons que je n’aie rien dit. Demandez l’addition. La nuit s’achève, je rentre.

L’homme–excusez-moi d’en faire ici l’aveu, ô honorables congénères!–l’homme féru d’amour est bête. Sans m’appuyer sur Stendhal et son système de cristallisation, le souvenir personnel me suffit pour confirmer mon dire. L’appétit érotique, tout comme les autres appétits organiques, absorbe le sujet, le congestionne jusqu’au délire et supprime dans le moment le surplus de son individualité.

Théo eut le cœur serré. Cette femme si belle, si séduisante, si vertigineuse, allait disparaître, comme la vision d’un rêve charmant. Un chagrin; une douleur! Il lui prenait des envies de tomber à ses pieds, d’enserrer ses genoux, en lui criant d’une voix étranglée par l’émotion:

–Reste encore; je t’aime. Laisse mes yeux se repaître de ta grâce; souffre que je t’admire à satiété, si la satiété est possible!…

Il n’osa, et surmonta la tristesse, dont l’excès le surprenait lui-même.

La note réglée, Raphaële suivant son idée lui dit:

–Aidez-moi, je vous prie, à remettre ma pelisse.

Pâle, muet, il prit et tint ouvert le vêtement. Elle se présentait de dos, et d’un œil avide il semblait caresser les ondulations de la nuque de cette créature idéale où s’emmêlaient tant de petits cheveux, en boucles capricieuses. Il aspirait les parfums brûlants qui s’exhalaient de sa chair laiteuse. Il frissonnait sous le coup de pénétrations magnétiques, qui lui valaient des spasmes d’égarement.

Et elle, tordant ses bras nus pour enfiler ses manches, s’appuyait contre lui, dont la respiration se faisait haletante.

On sortit du cabinet. Dès qu’elle parut en bas, un coupé de maître, attelé à une bête de sang, qu’un cocher, d’une tenue rigide, s’efforçait de maintenir, en lui parlant anglais «ppourri de chic, le tout!–avança au bas de l’escalier.

–Cher monsieur, bonsoir, dit Satinette, sur un ton dégagé, en lui tendant la main. C’est ma voiture, à moi, fit-elle en appuyant, et je ne me permets pas de vous y offrir une place.

C’est là, où, secrètement, elle l’attendait. C’était l’épreuve à laquelle elle le soumettait, pour se faire une idée de sa puissance sur lui. Monterait-il dans cette voiture, lui, qui, selon ce qu’elle en jugeait, devait la tenir pour une femme galante, vulgairement entretenue?

–Pourquoi pas? dit-il en balbutiant.

–A votre aise! répliqua-t-elle, en s’insinuant dans le coin.

Puis, comme Théo appuyait sur le marchepied:

–Est-ce que vous avez sommeil? lui demanda la jeune femme.

–Non.

–En ce cas, dites qu’on nous fasse faire le tour du Bois.

Théo transmit l’ordre et pénétra, honteux.

A la place de la Concorde, Raphaële claqua des dents.

–J’ai froid, dit-elle.

Doucement, son compagnon, passant le bras sous sa pelisse, l’attira contre sa poitrine, la sentant obéir, avec une passivité consentante qui lui donna le vertige.

A l’entrée de l’avenue du bois de Boulogne, elle laissa sa tête appuyer en plein sur l’épaule de Théo.

Par la vitre, un spectacle de féerie, un décor de Chéret. Toutes les branches d’arbre, frangées de givre, scintillaient de millions de diamants, éclairées en rouge, à la base, par les premiers feux du soleil naissant, teintées d’opale, au faîte, par les rayons diaphanes et froids de la pleine lune, trônant d’aplomb, au cintre de l’azur étoilé.

Pas un souffle n’inclinait les cimes; personne dans les profondeurs de la futaie, coupée à hauteur d’homme, d’un brouillard grisâtre et tiède; pas un son; rien que le bruissement continu, monotone, des roues broyant le sable sur la terre durcie des allées; rien que la vapeur fugitive des naseaux du cheval, qui glissait, par paquets transparents, le long des carreaux du coupé.

Ils se taisaient, serrés l’un contre l’autre. Ils s’imprégnaient réciproquement d’un fluide vital qui grisait l’imagination de Théo, au point de le soustraire à la conscience de la réalité! Où était-il? Qu’importe! Était-ce la Russie qu’il parcourait; un pays enchanté; quoi? Qu’est-ce que ça fait! Il était bien, voilà tout. Le reste du monde ne comptait plus. Il ferma les yeux.

Tout à coup–après combien de temps? Il ne savait–la voiture stoppa.

–Me voilà chez moi, dit Raphaële. Adieu.

Théo la regarda ahuri:

–Adieu!… répéta-t-il avec un accent de déception attristée. Vraiment.

Elle sourit.

–Décidément, mon cher, reprit Satinette, vous ne me connaissez pas du tout.

Puis, d’un ton indifférent:

–Vous plaît-il que la voiture vous mette chez vous?

–Non, fit sèchement le député.

–Au fait, reprit la jeune femme en tenant la portière entr’ouverte, vous verrai-je à la réception des Finances dont je vous ai parlé?

–Je ne sais pas.

Elle lui rit franchement au nez, et, voyant qu’il fronçait le sourcil, elle se rejeta de son côté par un mouvement de chatte frileuse.

–Je veux que vous y veniez, lui dit-elle en lui parlant tout près.

–Eh bien. peut-être! fit-il d’un ton de bouderie vaincue.

Alors elle approcha encore et, lui tendant ses lèvres:

–Viens! murmura-t-elle d’une voix caressante. Je t’en prie!

Son excellence Satinette (affaires étrangères)

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