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II
LA LÉGENDE DE SATINETTE

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Table des matières

Comme Raphaële pénétrait dans l’antichambre, la servante, qui veillait, lui ôta sa pelisse, disant:

–Madame Pélagie est revenue.

–Déjà? fit la jeune femme.

Et traversant le salon et le boudoir, elle entra, sans frapper, dans une chambre modestement meublée.

Une femme était couchée, lisant à la lueur d’une lampe. Le teint bistré, les cheveux d’un noir mat, répandus en flots sur la batiste des oreillers, elle avait une physionomie étrange, que deux yeux profonds animaient d’une intelligence virile.

–Eh bien? demanda Raphaële, dès le premier pas.

Il va bien, répondit celle que ta femme de chambre appelait: «madame Pélagie».–Il grandit; il est superbe!

Puis d’un autre ton:

–Et toi?

Raphaële s’assit sur le bord du lit, en haussant les épaules, par un mouvement où il y avait du découragement.

–Une âme de coton! fit-elle avec mépris.

–Alors c’est manqué?

–Non; mais.

Ce «mais» était empreint d’un dégoût désespéré.

–Mais, quoi?…

–Eh! parbleu! toujours la même chose! Lui aussi!

–Il t’aime?

–Quelle scie! fit Satinette.

La femme noire attira vivement Raphaële, en l’entourant de ses bras, et l’embrassa avec une sorte de violence passionnée. Puis, d’une voix cajolante, qui contrastait avec son aspect énergique.

–Va dormir, dit-elle; va, mignonne.

A la même heure, il ne restait plus chez Mme Ève que quatre personnes: le rédacteur en chef d’un grand journal, un peintre en renom, un général italien et le préfet de police.

Elle leur avait dit:

–Restez; nous souperons.

En effet, dans une pièce reculée du vaste appartement qu’elle occupait, on avait improvisé un couvert. La nappe disparaissait sous un tapis de feuilles vertes et de pétales de fleurs cueillies à Nice. Plus rien de rustique dans le service. Un luxe original d’assiettes rares de Chine, du Japon, de Sèvres, de Saxe; des plats d’argent, rayés par le couteau des convives du Régent, des compotiers où la Maintenon servait des confitures à Sa Majesté, le successeur de Scarron; le tout éclairé par des chandeliers d’or, à branches enchevêtrées, qui avaient orné le maître-autel de Notre-Dame au sacre du héros de Brumaire.

Le menu: des riens délicats, arrosés de vins princiers, décantés, pour les blancs, en des flacons vénitiens; pour les rouges, en des amphores exhumées d’Herculanum et de Pompéi.

Enfin, comme surtout, une large coupe, en forme de saladier, dérobée au sarcophage d’un Pharaon enterré sous une pyramide.

Un ensemble charmant, et malgré l’insomnie, de l’entrain entre les convives, à qui Mme Ève donnait l’exemple, en riant presque trop volontiers des réparties de ses hôtes.

Le moins en dehors était le préfet de police. Non que la gravité de ses fonctions l’influençât ici; mais par complexion plutôt.

Grand, d’apparence jeune, en dépit de sa chevelure poivre et sel, il n’allait pas jusqu’à l’éclat de la gaieté, souriant seulement, surveillant sa parole, avec un visible souci de correction extérieure, qui n’altérait en rien le cachet charmeur–d’autres disent: peloteur–de sa personnalité, dans l’intimité. L’étoffe d’un ambassadeur; son rêve!… en attendant!

«Dans l’intimité» avons-nous dit. Il faut le noter; car, pour la galerie, plus ça du tout. Toujours correct, sans doute; mais raidillon devant la contradiction, rageur en dedans et enclin à tirer un grand sabre, pour exterminer une mouche.

Au fond, sceptique, sauf à son sujet; je doute en effet, que personne eût meilleure opinion de lui que lui-même. Pas homme à bouder devant la bataille. Point. Du moment qu’il était en cause, il n’eût pas reculé à mettre en conflit l’univers entier, à faire battre des montagnes, sacrifiant tout à ce qu’il avait ses raisons de tenir pour intérêt supérieur: lui!…

Un homme d’État, comme on voit; pas opportuniste, par exemple; pas assez! En administration du moins, car les mauvaises langues insinuaient qu’en dehors de la vie publique, il faisait des concessions à l’opinion.

–Mon cher préfet, lui dit un jour un de ses collègues de la Chambre, je suis un noctambule, par manie de vieux galantin, et le hasard de mes promenades m’a fait constater plusieurs fois, qu’au lieu de vous faire conduire à la Préfecture, vous lâchez le plus souvent votre fiacre place du Châtelet. Est-il indiscret de vous demander pourquoi?

–C’est pour me dégourdir les jambes, répliqua le fonctionnaire, en surmontant un léger embarras.

Aucune raison d’en éprouver au souper de Mme Ève. Les traits, plus ou moins caustiques, qu’on décochait ne portaient pas sur ses excursions nocturnes. Seuls, les absents en avaient fait les frais. Puis, tout à coup, la maîtresse de la mai-: son, se rappelant le passage de Satinette dans ses ; salons, supposa que l’aimable préfet consentirait à l’éclairer à fond sur cette femme, entourée, malgré tout ce qu’on disait d’elle, et peut-être par cela même, d’un nuage mystérieux.

–Une coquine, n’est-ce pas? demanda Mme Ève.

–Ma foi! répliqua le joli préfet, je n’en sais absolument rien; je le confesse, avec un peu d’humiliation.

–Elle a un dossier, cependant?

–Oui; mais. soit qu’elle ait enjolé l’un de mes prédécesseurs; soit qu’on ait soudoyé quelqu’un de mes employés supérieurs, ce dossier, j’en répondrais, a été soulagé des pièces les plus intéressantes. A le parcourir, tel qu’il est aujourd’hui, tel que je l’ai étudié, il ne résulte rien de plus que ce que chacun sait, sur l’apparence.–État civil: «Raphaële, baronne de Chléha.»

––Sur quoi établit-on cet état civil?

–Sur des rapports de police, résumant la notoriété publique.

–D’où lui vient son luxe? Car enfin, elle a hôtel, chevaux et voitures.

–Tout petit hôtel. Et il est plus exact de dire: «cheval» et voiture. Un coupé, sans plus.

–Qui paye cela?

–Ce n’est pas moi, chère madame.

–Je le sais. Et l’on m’a même dit que ce n’est pas votre faute, fit Mme Ève en riant.

–Délicieux! s’exclama le général italien, qui ne comprenait pas du tout; mais que la gaieté de ses voisins invitait à paraître au courant.

–Eh! voilà, madame, répondit le préfet, comment le zèle d’un fonctionnaire est incriminé par les adversaires politiques.

–Ah! si vous vous défendez, mon cher, je me mets de leur bord.

–Vous me flattez bien trop, soyez en certaine. Pour avoir voulu voir, par moi-même, le dessous des cartes de cette femme, on m’a attribué des sentiments, disons tout: des convoitises d’un domaine extra-administratif. On est libre, et je ne proteste pas.

–Soit! d’autant qu’en fin de compte, ça m’est parfaitement indifférent: me bornant à remarquer que vos hautes fonctions comportent des exigences d’une nature que je ne me permets pas d’apprécier.

Et comme on riait de nouveau:

–Délicieux! fit le général italien, avec la même confiance.

–Toutefois, reprit Mme Ève, pouvez-vous nous apprendre pourquoi certains l’appellent simplement: «femme Eckmann?»

Ah! c’est qu’il court sur son passé une légende, dont je compte, grâce à une enquête que j’ai ordonnée au loin, dégager la vérité, tenant qu’avant toute chose il importe de savoir si elle est française ou étrangère.

–Faites-la mander à votre cabinet.

–Elle m’éblouirait peut-être, si ce dont on me soupçonne à son sujet est fondé. M’exposer à ce qu’on assure, que je me sois laissé corrompre par J le satiné de sa peau, serait risquer trop gros.

«Et puis, de quel droit la faire venir? Sa vie, sa tenue, ses fréquentations ne fournissent rien à reprendre. Au contraire, chère madame. S’il vous scandalise, vous, qu’elle passe le seuil de votre logis, encore bien que dissimulée sous un déguisement qui la rend à peu près méconnaissable, il est des intérieurs assez collet-monté, pourtant, où elle pénètre tête haute, à visage découvert, et mes agents secrets constatent qu’on lui fait, là, un accueil empressé.

«Assurément, ce ne sont pas centres où la forme actuelle du gouvernement soit en grande odeur de sainteté, bien que plus d’un des personnages marquants qui les hantent, aient occupé et briguent encore des positions en vue dans la République,–quittes, il est vrai, à l’étrangler plus sûrement, au moment psychologique;–mais, en somme, ce sont grandes maisons, où n’est pas admis qui veut, et dont le crédit, quoi qu’on fasse, s’étend loin et profondément; en un mot, maisons avec lesquelles il faudra compter quelque temps encore.

–Une espionne, alors?

–Au compte de qui?

–Eh! au vôtre, peut-être! fit Mme Ève.

–Je voudrais bien!

–Le lui avez-vous proposé?

–Qui sait! répliqua le fonctionnaire, saisissant l’occasion de lancer la curiosité de son hôtesse sur cette piste, en fournissant un doute sur les rapports qu’on lui reprochait d’avoir cherché à établir entre Satinette et lui.

Le général italien, pour qui ces nuances restaient pur algèbre, répéta son: «délicieux» à tout hasard; mais, restant sur la seule chose qu’il eût comprise:

–Et la légende? demanda-t-il.

–Oui, au fait la légende? Voyons la légende.

–La voici, répondit le préfet. Je ne garantis rien, par exemple!…

–Entendu. Commencez.

–Premier tableau; exposition! dit Mme Ève, en plantant les coudes sur la table.

–Connaissez-vous, fit le préfet, le roman russe, sur lequel Dumas fils a fait sa dernière pièce à l’Odéon?

–Les «Danicheff», oui, Élise Picard y était superbe!

–Eh bien! le début de la légende est presque la même chose, à la localité près:

«Dans un des pays voisins de ce «beau Danube bleu» qui a inspiré à Strauss une valse à dormir debout, il était une fois un seigneur âgé. Descendant d’une lignée infiniment noble, car nombre de ses ancêtres avaient destroussé tous voyageurs assez imprudents pour s’aventurer sur leur domaine, acquis d’ailleurs en égorgeant, en pendant, en incendiant les premiers possesseurs, ce vieux seigneur, méchant comme la rage, vilain comme un singe et bête à manger du foin, se consolait de la perte de sa femme, (morte de chagrin, ) de l’abandon de ses deux fils, qui, pour fuir son joug imbécile, avaient couru des aventures sans fin, succombant, l’un à une maladie turque, l’autre de misère et de faim; il s’en consolait, dis-je, en reportant toute sa sollicitude sénile sur un enfant de son premier-né, qui, à cette époque, comptait vingt-quatre ans.

«Un gaillard, celui-ci; un garçon de volonté ferme, lucide, et d’une décision prompte. Très doux, à l’apparence, peu discoureur, mais quand il voulait une chose, qu’il estimait juste et honorable, il eût tenu tête au bon Dieu, pour se la procurer. Aussi le grand-père avait-il dû y mettre les pouces.

«Or, entre les choses qu’il voulait, ce garçon, celle qu’il voulait le plus, c’était épouser une fillette de seize ans, qui avait une peau étonnante de pureté et de luisant: du pur satin, madame!

–Compris! fit l’hôtesse. Poursuivez, cher ami.

Le préfet s’inclina.

–«La petite, continua-t-il, n’y voyait rien à reprendre, bien au contraire; mais elle l’espérait moins qu’elle ne le souhaitait. C’est qu’au point de vue de la naissance, il y avait vraiment beaucoup de disproportion entre elle et son amoureux.

«Pas plus de père que sur la main. Pour mère, une paysanne, morte prématurément, et qui, en dépit de l’abolition de l’esclavage, n’en était pas moins restée serve, qualité dont sa fille avait comme de juste hérité. Mais non serve d’un seigneur, serve d’un monastère, très riche, très puissant, et si jaloux de ses prérogatives, que Turcs, Russes, Autrichiens, Polonais, qui, à tour de rôle, avaient entrepris de civiliser ce pays, en le dévastant, comme de raison, de fond en comble, se cassèrent parfaitement bien le nez contre l’obstination des bons pères.

«Le petit-fils du seigneur âgé–ces jeunes gens ne doutent de rien quand l’amour les travaille– ne prenait ombre de souci de tout cela. Seulement pour éviter un surcroît de difficultés faciles à prévoir, il attendait que grand-papa eût rendu sa belle âme à Dieu, pour se marier à l’orpheline, à la barbe de tous les moines de la chrétienté. Le vieux, pensait-il, ne devait plus guère tarder à boucler sa valise pour le grand voyage. Patientons!

«C’est ce qui gâta les affaires.

«Grand-papa, sans mettre de lunettes, voyait clair dans le jeu du dernier représentant de la noble famille. Mais, sachant que le cadet ne se laisserait point persuader de renoncer à pareille mésalliance, sachant de même que, lui opposer une défense formelle équivaudrait tout juste à lui chanter «Fleuve du Tage» il balança à faire tout bravement assassiner la jouvencelle.

«Va l’épouser maintenant, mon garçon!»

«C’était un expédient définitif et sûr, qui l’exposait tout au plus à débattre le chiffre d’une indemnité avec le monastère. Et cependant–ce que c’est que de nous! comme l’âge amollit les cœurs, jadis si fermes et haut placés!–cependant, dis-je, le vieillard hésita.

«Il faut dire aussi, pour son excuse, qu’un des pieux serviteurs du ciel, qui avait voix au chapitre de ce couvent, lui fit entrevoir une solution beaucoup plus pacifique.

«Et quoi? Le vieux le verrait, pourvu que son petit-fils s’éloignât seulement quelques jours du château.

«Facile, cela.

«En effet, grâce à de hautes et édifiantes connivences, on entraîna notre jeune homme à s’absenter une huitaine, et, trois jours après son départ, la petite à la peau de satin fut mise en demeure, par ses maîtres les révérends pères, de choisir entre un emprisonnement parfaitement illégal, mais étroit et perpétuel, ou prendre pour mari un ignoble individu, natif des faubourgs de Berlin, qui, crevant la faim chez lui, essayait toutes sortes de métiers louches, en ces contrées brumeuses.

«La jeune personne, douée de bon sens, comprenant de reste que parlementer, protester ou même crier, n’y ferait chaud ni froid; se disant judicieusement, qu’une fois enfouie dans la cave du couvent, le diable seul pourrait l’en tirer, tandis que la chaîne du mariage n’est pas de tel métal, qu’un solide effort n’en puisse briser un anneau, et qu’à tout considérer, la sagesse des nations recommande de choisir le moindre, lorsqu’on se trouve entre deux maux, déclara préférer jurer fidélité à l’Allemand en présence de l’Éternel.

«On eut tort de penser l’avoir intimidée. Des malins l’eussent conduite à l’instant à la chapelle, afin qu’elle signât le registre paroissial, sans désemparer, après quoi l’Allemand l’eût emmenée devers chez lui, comme il était convenu.

–«Demain à midi, lui dit-on.

«Comment s’y prit-elle pour mettre à profit le répit de seize heures qu’on lui laissait témérairement? Je n’en sais pas encore le détail, chère madame, dit le préfet à son hôtesse.

«Quoi qu’il en soit, le lendemain à midi, parée de sa plus belle robe, elle entendait la messe, aux côtés de l’estimable Allemand, à qui l’on avait graissé la patte d’une bonne somme, et, le suivant dans la sacristie, elle paraphait, après lui, le contrat d’une union que le Saint-Esprit ne pouvait avoir manqué de bénir.

«Un joli repas suivit, commençant à quatre heures et se prolongeant assez tard dans la soirée, par des chants, des cris, et même quelques danses, le tout arrosé de liqueurs fortes.

«Elle-même, madame–ce qui fut remarqué –engagea son mari de tout à l’heure à quitter la compagnie afin de rentrer chez eux.

«Il y consentait de bonne grâce; mais le diable si l’intention lui suffisait. L’aimable homme s’était si souvent rafraîchi, qu’il avait le feu dans le sang. La jambe n’obéissait qu’à moitié; la notion de l’équilibre devenait confuse, et parler lui était à mesure d’une grande difficulté, tant la langue se faisait épaisse, sèche et paresseuse.

«De bons voisins le plantèrent entre eux, le soutenant autant que leur propre état le leur permettait. Et l’on riait, vous devinez comme!

«Pour comble, l’air extérieur, un peu vif cette nuit-là, mais néanmoins imprégné des senteurs vaporeuses du beau Danube bleu, lui procura de petits frissons qui achevèrent d’éteindre sa gaieté. Oh! aïe! aïe!… que se passait-il en lui? Il semblait qu’entre son estomac et les liquides absorbés, des incompatibilités d’humeur s’éveillassent, présageant un conflit, qui n’irait peut-être à rien moins qu’à une séparation violente.

«La mariée, du moins, se montra à la hauteur de ses nouveaux devoirs. Sans y mettre de susceptibilité, elle devança la société qui, en pénétrant au logis, la trouva préparant une infusion bienfaisante sur un petit réchaud.

–«Couchez-le, dit-elle, je me charge du reste.

«On fit selon son désir et l’on se retira.

«Alors, une tasse de tisane d’une main, elle souleva l’intéressant pochard, et, avec des attentions toutes maternelles, la lui fit déguster gentiment.

«Sur quoi, fouillant dans la poche de son maître et seigneur, elle y prit une clef, ouvrit un bahut, en sortit une somme, éteignit la lumière, et, se couvrant d’une ample chape, elle gagna le jardinet, en fermant à double tour la porte qui y donnait accès.

–«Cuve ton alcool, bel ami, ton alcool et la bonne décoction de pavot, dont ta prévoyante épouse t’a gentiment régalé!…

«A deux heures du matin, trois chevaux, couverts de sueur, s’arrêtaient essoufflés au bord du fleuve tant disputé depuis des siècles; une barque recevait un homme et deux femmes, puis, abordait bientôt à un léger bâtiment amarré au large, et.

–Et?… répétèrent les auditeurs avec curiosité.

–Et. fit le préfet, je ne sais pas du tout vers quel point du monde se dirigèrent ces trois personnes.

–Diable soit de vous! s’écria Mme Ève.

–Délicieux, fit le général italien.

–Attendez, reprit le préfet. J’ignore en effet, où se réfugièrent les fugitifs; mais je puis vous assurer qu’on trouve à Saint-Jean-de-Latran une inscription de naissance que je traduis ainsi:

«Ce jourd’hui est né, et a reçu le saint sacrement du baptême, Étienne-Pierre-Alexandre, fils légitime de:

«Alexis-César baron de Chléha,

«Et de:

«Raphaële, Catherine Routza, baronne de Chléha, son épouse.»

–Ah! ah! fit Mme Ève, ça se corse! Voyons un peu: Alexis-César? Le petit-fils du seigneur âgé et indélicat, pas vrai?

–Justement.

–Raphaële-Catherine Routza?… Notre Satinette?

–Si vous pouviez m’en donner la preuve, vous me rendriez service, chère madame!

–Ce n’est pas mon état, répliqua celle-ci, mais je le voudrais. Il y aurait bigamie en ce cas, à moins que l’honnête Allemand ne soit mort. Est-il mort? Tout est là!

–Rue du Bac-d’Asnières, continua le fonctionnaire, à Levallois-Perret, il y a un Allemand de Berlin, qui passe son temps dans les cabarets, à boire et à fumer, en toutes compagnies. Il ne fait rien de ses dix doigts; il paye exactement sa dépense, offre des tournées successives à qui veut trinquer avec lui, fait sonner des louis dans sa poche, et est ivre tous les jours, à compter de six heures.

–Le sieur Eckmann?

–William Eckmann, précisément.

–Le premier mari?

–Ah! si j’en étais sûr, fit le préfet.

–Qu’est-ce que vous feriez?

–Rien!

Mme Ève le regarda malicieusement.

–Rien!… rien, fit-elle; légalement, non; mais.

–Quoi? qu’entendez-vous par là, madame?

Elle sourit de plus belle et, se dérobant:

–Suivons, répliqua-t-elle. Nous avons le premier mari, où est le second?

–En enfer, probablement.

–Mort?

–Et enterré.

–Où çà?

–On dit à Port-Saïd.

–Ne peut-on se procurer l’extrait mortuaire?

–Impossible de savoir où chercher, faute de pouvoir fournir l’extrait de naissance; puisque– j’ai eu l’honneur de vous l’avouer–je ne sais pas encore précisément le pays où se place cette légende, peut-être fort embellie, comme toutes les légendes.

«Du reste, les obscurités de cet écheveau embrouillé qu’on appelle la «question d’Orient» font que les tributaires, plus ou moins récalcitrants, de la Porte, n’acceptent pas de consuls de ces principautés, que la Turquie s’obstine à revendiquer comme ses vassales.

–En somme, la bouteille à l’encre. Toutefois, et le grand-père?

–Mort, lui aussi. Mais mort–toujours dit-on, remarquez!–après son petit-fils; si bien que s’il y a bigamie, si le second mariage est illégal, ou même s’il ne s’est pas célébré, l’enfant enregistré à Saint-Jean-de-Latran est adultérin quand même, et que le grand-père, survivant à son petit-fils, a hérité de celui-ci, laissant ses biens à des collatéraux, à des étrangers au besoin, à n’importe qui enfin, sauf à l’enfant né d’Alexis-César et de Raphaële-Catherine Routza, que celle-ci fût: soit l’épouse bigame, soit, ce qui est plus probable, la maîtresse du petit-fils du vieillard en question.

L’auditoire restait légèrement désappointé, comme il arrive quand on vous conte une histoire, réelle ou imaginée, qui n’a pas de dénouement.

Le préfet, qui avait des instincts d’artiste, s’en rendit peut-être compte, car reprenant la parole:

–Et maintenant, dit-il, voulez-vous savoir mon avis?

–Voyons votre avis, mon cher.

–Eh bien, je crois qu’il y a du vrai en tout cela. Et je soupçonne qu’en venant en France Satinette doit poursuivre un but.

–Lequel?

–Celui de rattraper la fortune de son amant, ou de son second mari, comme vous voudrez.

–Dites, de s’en faire une équivalente par la galanterie.

–Peut-être pas!

–Ah! vous allez nier ses liaisons?

–Chère madame, pour affirmer qu’une femme a eu telle ou telle faiblesse, il faudrait y avoir assisté en tiers; or, comme en ces sortes de rencontre, on n’est habituellement que deux.

–Est-ce que vos agents reculent à regarder par le trou de la serrure?

–Peine perdue! Les appartements de gens distingués ont des portières qui masquent les serrures. Au surplus, vous reconnaîtrez que si les amants qu’on attribue à la dame avaient été à ce point dans ses petits papiers, il y a déjà quelque temps qu’elle posséderait de quoi ne pas regretter la fortune du seigneur âgé et indélicat dont nous avons parlé.

–Mais à vous en croire, mon cher préfet, cette femme serait un sphinx, dont vous commenceriez à deviner le secret. Dites-nous ça, qu’est-ce qu’il y a, voyons?…

–Ce qu’il y a, madame? voici ce que j’en sais: il y a sur un point de la Grande-Bretagne, que je ne veux point préciser, un garçonnet de onze ans environ. Grand, agile, robuste, il a je ne sais quoi d’oriental dans la physionomie, et s’il vous donnait la main, à l’américaine, le contact de ses doigts vous étonnerait. Vous croiriez toucher une fine étoffe de soie, fraîche et satinée.

–Étienne-Pierre-Alexandre, né à Rome? demanda Mme Ève.

–Le pasteur chez qui il vit, répond: «John Bentley, mon neveu, fils de Arthur de Bentley, mon frère aîné, marié à Djiva Amar, native de Calcutta, où tous deux sont morts, il y a six ans.

–Alors?…

–Attendez!…

–Délicieux! s’écria de nouveau le général italien, arraché à l’assoupissement auquel, faute de comprendre goutte au récit du préfet, il avait fini par succomber.

–Attendez, répéta celui-ci.

En narrateur qui connaît les ficelles, il prit un temps.

–Mais allez donc! achevez, fit la maîtresse de la maison.

–Trois ou quatre fois par an, une femme au teint bronzé, qui ne quitte guère la baronne de Chléha, reprit le fonctionnaire.

–L’Éminence noire?

–Sa Grâce Pruneau?

–Fleur de charbon de terre?

C’est ainsi que les potiniers désignaient la personne que nous avons fait entrevoir au lecteur, au début de ce chapitre, et que la femme de chambre de Satinette appelait «Mme Pélagie».

–Elle-même, poursuivit le préfet; cette femme noire s’embarque à Calais, traverse la Manche, gagne le presbytère où s’instruit l’enfant, y passe vingt-quatre heures et revient à l’hôtel de la baronne.

–Eh bien? demanda-t-on.

–Eh bien!… voilà tout; voilà ce que je livre à vos méditations, puisque vous m’avez mis sur ce sujet; heureux si votre impression me fournit quelque déduction nouvelle, capable de me fournir les moyens de dissiper le nuage qui entoure la personnalité étrange de cette jolie femme.

–Si ça peut vous servir, dit Mme Eve, apprenez qu’en venant ici, elle cherchait votre collègue de la Chambre, Théo.

–Je sais, fit le haut policier en tirant un bout de papier de son gousset. Ils sont partis ensemble et sont allés prendre du thé au café Anglais.

–Et puis?…

–Je saurai la suite en rentrant à la Préfecture.

–Il n’y a pourtant pas de rideaux à la porte des cabinets du café Anglais!

–En effet, chère madame, mais il n’y a pas non plus de trou de serrure.

Force fut d’en rester là, bien que chacun éprouvât le petit déplaisir du lecteur qui, en bon chemin pour comprendre l’intrigue du feuilleton de son journal, se heurte à l’inévitable: La suite au prochain numéro.

La consolation était qu’on allait se coucher, en se promettant de faire la grasse matinée. Le jour pointait en filets blafards à travers les tentures, infligeant aux reflets des bougies écourtées un caractère quasi lugubre. L’éclat des somptuosités de la table s’éteignait, les fleurs paraissaient fanées, l’atmosphère surchauffée s’imprégnait de senteurs bâtardes, rances, oppressantes, et les costumes défraîchis, froissés, faisaient l’effet de loques. On aspirait à se passer de l’eau sur les doigts, à dépouiller cette défroque, dont les lingeries roussies avaient quelque chose de sale. On se sentait piteux. A s’apercevoir à la glace, en passant, on ne se reconnaissait qu’à demi, tant l’œil tiré, battu, gonflé, marquait une sorte d’abrutissement. Qu’on se trouvait vilain!…

En telle occasion, les adieux sont vite échangés.

–Bonne nuit.

–Dormez bien.

–Vous pouvez y compter. Merci.

En bas, encore moins de façons. Ces quatre messieurs avaient leur voiture. Un coup de chapeau, une poignée de main. Ouf!

Et au cocher:

–A la maison.

–Nous rentrons.

Pour le fonctionnaire:

–A la Préfecture.

Mais tous quatre à l’unisson:

–Bon train!…

Le coupé du préfet longea les anciens boulevards pour gagner le croisement de celui de Sébastopol. Un désert à ce moment. Des balayeurs épars, nettoyant à longs coups de balai circulaires les trottoirs et la chaussée. Des ouvriers imprimeurs regagnant leur lit, après le tirage du canard; des éteigneurs de réverbères, des chiffonniers, et les lourdes charrettes, commençant à enlever les ordures ménagères, qui empesteront la banlieue parisienne.

Pas un passant. Si fait, un; un seul, en chapeau de casimir à ressorts, chaussé élégamment, qui mâchonne un bout de cigare, marchant en suivant des pensées vagues.

–Tiens, fit le préfet avec étonnement, La Phryte! Que diantre fait-il par ici?

La Phryte ne faisait rien du tout; il allait droit devant lui, insoucieux de remonter tôt ou tard à son domicile, vers lequel seul l’instinct le dirigeait.

Ayant refusé à Satinette de se laisser conduire chez lui, il était descendu de la voiture, et, donnant un louis au cocher, il se mit à longer les maisons, sans idée arrêtée. Quand l’heure de dormir est passée, le système nerveux surexcité donne une énergie factice qui engage à prendre de l’exercice. Le ciel était pur, la brise matinale se chargeait des parfums précoces du prochain printemps; il alla, laissant la bride sur le cou à son imagination.

La singulière créature qu’il venait de quitter n’en était pas l’objet. Toutefois, l’influence de celle-ci persistait à son insu. A force de s’être oublié près d’elle, une réaction logique le ramenait à songer à lui, en se rappelant ce qu’elle lui avait reproché à propos de son insouciance.

Il reconnaissait que le mot le définissait exactement, et il voulait qu’elle ne se méprît pas, en croyant qu’il valait mieux que ses œuvres. Assurément, il aurait pu, comme d’autres, comme la plupart de ceux qu’elle avait fait défiler sous ses yeux, dans le grand salon de Mme Ève, escalader les échelons qu’ils avaient gravis.

Jusque-là, il y avait à peine pris garde. Maintenant, il lui venait un peu d’envie. Satinette ne le flattait pas, en assurant qu’il était supérieur à ses fortunés camarades et collègues. Pourquoi restait-il en arrière, s’enfonçant de plus en plus dans l’oubli et la médiocrité obscure?

Elle le lui avait dit: «Ils se sont mariés à des filles riches.» Etait-il donc vraiment besoin, pour lui, de recourir à cet expédient, pour reprendre le pas sur ces médiocrités triomphantes?

Peut-être l’eût-il admis plus aisément, si l’insinuation lui fût venue d’une autre source, si en conclusion, Raphaële ne lui eût pas offert, plus ou moins ouvertement, de le faire agréer parunejeune fille, sans doute de ses amies.

Et, souriant dans sa barbe:

–Je voudrais bien l’apercevoir, sa protégée! se disait-il.

Ah! ma foi, non! Pourquoi, et pour qui secouer la paresse délicieuse dans laquelle il se complaisait? Pour quelle fin? En dépit des tracasseries de ses créanciers, il était si tranquille! La satanée besogne à entreprendre pour triompher–peut-être! –l’intimidait.

Ce n’est pas qu’en thèse générale il eût de la répugnance au mariage. Mais il tenait que l’occasion en était manquée pour lui. Songez donc! quarante ans bientôt; que dis-je? trop tôt! Sans doute, il le regrettait. La solitude avait des heures si maussades! Les succès qu’il faut goûter seul perdent la plus grande partie de leur prix; tandis que les voir partager par une femme–une femme telle qu’il la concevait–y donne une saveur particulière.

Une femme procure un intérieur, aussi; une série de satisfactions saines et réconfortantes, qui se multiplient, grâce à des enfants, qui ravivent l’intérêt à la vie. Les ambitions, qu’on dédaigne, s’ancrent profondément dans l’âme, quand des êtres issus de soi en doivent bénéficier. On veut leur conquérir une aisance, les grandes facilités de l’existence, un nom, un crédit, une considération toute faite. Non, encore une fois, il ne médisait pas du mariage. Mais le temps était passé. Tant pis! N’y pensons plus!

Ne pensons pas surtout à la personne, dont lui avait parlé Satinette. Qui ça? Une jeune fille riche, voilà tout. Avec elle, pas un mariage, une affaire, une association où, en échange des gros sous paternels, elle demanderait de faire figure, de poser pour la galerie. Ce n’est pas ça!

Quelle drôle d’idée, d’ailleurs! Le voyez-vous, lui, se laisser marier pour de bon, par une femme aussi. (comment dirai-je?) aussi discutée, sujette à caution, que la problématique baronne Raphaële de Chléha? C’est pour rire!

Etrange personnalité, en tous cas, celle-ci? Quelle pouvait bien être l’arrière-pensée de sa conduite envers lui, cette nuit? Que fallait-il croire, ou seulement supposer, de ses paroles, de sa tenue? Un jeu, probablement, une intrigue de carnaval, sans plus!

Pourtant, c’est si gravement qu’elle lui avait fait honte de son abandon de lui-même; si gravement qu’elle avait déclaré poursuivre un but, pour l’atteinte duquel il fallait que Théo devînt un «puissant parmi les puissants.»

Eh! s’il y avait du vrai là-dedans, que ne se bornait-elle à se laisser aimer par lui! C’était le plus simple et le plus sûr. Comment ne devinait-elle pas qu’il eût été capable, dès lors, de sortir de sa paresse, de tout entreprendre pour elle, pour ses beaux yeux, de remuer ciel etterre? tant, à sa beauté, s’ajoutaient de charmes intelligents!

Elle lui trottait en tête.

Ah bah! une folie, en somme. Cette femme devait être riche; et lui, il était pauvre. Que dirait-on d’une telle liaison? Quand on n’a pas le sou, il ne faut pas être l’amant d’une femme en vue, qui roule équipage! Sait-on seulement qui payait l’avoine du cheval?

De nouveau, il se dit, mais avec effort et regret, cette fois:

–N’y pensons plus!

Au moment où il s’en avisa, il remarqua que sa rêverie l’avait entraîné fort loin de chez lui: aux abords du cirque d’Hiver. Du regarda, il chercha un fiacre. Pas un. Diable soit! Le jarret commençait à se raidir. Mais le moyen d’éviter le surcroît de promenade?

Bravement il rebroussa chemin, pressant le pas. Et c’est ainsi que le préfet le croisa à la hauteur de la Ménagère, au boulevard Bonne-Nouvelle.

Comme six heures et demie du matin sonnaient, La Phryte grimpait trois étages d’une maison de la rue de la Victoire. Les marches gravies, il tira une clef de sa poche, ouvrit une porte sur le carré, et pénétra dans une antichambre exiguë, que deux chaises de bois parvenaient à encombrer.

Il traversa une sorte de salon-cabinet de travail, meublé à peine d’une bibliothèque, d’une grande table chargée de dossiers, d’une console et de quelques sièges qui aspiraient à des réparations prochainement urgentes. Sur la cheminée, un cartel, au balancier immobile, avec deux vases de pacotille en pendants. Entre deux fenêtres, un piano, vieux modèle, surmonté d’un buste de M. Thiers. Pas de tapis.

Il passa à gauche, gagnant une chambre à coucher vulgaire, en vulgaire acajou, avec des rideaux de cretonne à demi déteints.

Au hasard, il lança ses habits sur les sièges les plus proches, et entra dans un petit cabinet de toilette assez bien aménagé et pourvu, où il s’épongea le visage et se lava les mains. Puis, revenant à sa chambre, il fit sa couverture lui-même, en homme pour qui le valet de chambre est un luxe inaccessible, alluma une lampe et se coula dans ses draps, en ouvrant un livre laissé la veille sur la table de nuit: un roman quelconque, un de ces ouvrages nouveaux, qu’on croit avoir déjà lus et qu’on avale sans fatigue ni plaisir.

A la seconde fois qu’il bâilla, il repoussa le volume, noya la mèche de la lampe dans l’huile et, se tournant vers la ruelle:

–Dieu! que c’est bête, la vie! se dit-il tout haut.

Dix minutes après, il dormait à poings fermés.

Son excellence Satinette (affaires étrangères)

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