Читать книгу Les travaux publics chez les anciens et chez les modernes - Édouard Marc - Страница 4
PRÉFACE
ОглавлениеNous avons entendu souvent agiter une question sur laquelle les avis sont encore partagés: c’est celle de la supériorité des anciens sur les modernes. Or, nous avons été surpris de rencontrer des personnes tellement éprises en toutes choses de l’antiquité que, si elles ne se montraient pas complètement aveugles pour ce qui est moderne, elles réservaient avant tout leur admiration pour le passé.
D’aucunes discouraient même sur la préexcellence de la naïveté des premiers âges; d’autres soutenaient que l’ignorance absolue est préférable aux progrès de la civilisation; comme si la somme des bienfaits, des dévouements produits par cette dernière n’était pas supérieure à la somme de ses inconvénients et même de ses excès.
Certains d’entre nous ne craignent donc pas de se faire les contempteurs de notre époque, et la vieille querelle des anciens et des modernes est loin d’être apaisée.
Elle ne peut l’être d’ailleurs! Les conditions de notre existence ont changé. Les mœurs économiques, sociales et politiques se sont modifiées. Les points de vue, en un mot, sont différents. Aussi la question de la supériorité des anciens sur les modernes ou de ceux-ci sur ceux-là sera toujours nouvelle. Artistique au xve siècle, avec Cénalis qui compare au merveilleux temple de Diane à Éphèse, incendié par la folie d’Érostrate, l’admirable Notre-Dame de Paris, en concluant en faveur de ce chef-d’œuvre gothique; plus tard, historique avec le bon Rollin et particulièrement littéraire avec Boileau, Fénelon, etc., au XVIIe siècle, elle a pris un tour passionné avec Fontenelle qui défendit contre Racine la cause des modernes. Théocrite, Eschyle, Euripide, Aristophane furent tour à tour l’objet de ses railleries. Aussi, Grimm s’élevait-il, avec quelque raison, contre le mépris absolu que professait Fontenelle pour l’antiquité. Ce dernier, pourtant, n’émettait pas toujours des critiques injustes et il était fondé à exercer sa verve contre l’influence exagérée de l’antiquité sur nous, quand, voulant réagir contre l’admiration de ses contemporains pour les siècles disparus, il disait, par exemple, qu’il aimerait autant qu’on vantât les anciens de ce qu’ils ont bu, les premiers, l’eau de nos rivières et que l’on nous insultât sur ce que nous ne buvons que leurs restes (). Au XVIIIe siècle, cette querelle a été transportée par Rousseau sur le terrain social.
Dans son œuvre si grande, ce philosophe sceptique a non seulement vanté dans certains discours l’état de nature; mais, entraîné par ses propres paradoxes, il a été jusqu’à prétendre, à plusieurs reprises, que le développement des arts et des sciences était un mal pour l’humanité. Nous devons à ses variations sur cette fantaisie littéraire et sociale des pages empreintes d’une rare éloquence, mais qui sont loin de nous convaincre de la vérité d’une telle assertion.
Condorcet, à son tour, a traité cette question sous un rapport plutôt métaphysique. Après la prodigieuse variété de ses travaux, aux plus sombres jours de la Terreur, livré, en face de la mort, à ses seuls souvenirs et à ses seules méditations, son talent flexible s’est exercé sur cette comparaison entre les différentes époques qui marquent les étapes franchies par les progrès de l’esprit humain; et, mettant en parallèle les temps anciens avec les temps modernes, il a tracé cette merveilleuse esquisse qui, résumant toutes les modifications que la longue suite des siècles a apportées au progrès social, conclut à l’éternelle perfectibilité de nos facultés humaines.
Enfin, il y a près de cinquante ans, les luttes pour la liberté de l’enseignement supérieur donnèrent un regain d’actualité à cette querelle que Jacolliot reprit à son tour dernièrement. Il a, en effet, renvoyé les anciens et les modernes dos à dos, en les accusant de n’être que des plagiaires et en cherchant à prouver que les uns et les autres doivent tout à l’Inde; qu’Anacréon, Euclide, Sophocle, Euripide sont tantôt des imitateurs, tantôt des copistes, et qu’Esope, Phèdre, La Fontaine et Florian ont reproduit les fables de Casyappa et de Pilpay, sans y rien changer comme action ni comme moralité ().
Mais depuis, la question des classiques ne préoccupait plus guère le public; elle était confinée dans l’école. Là, toute désignée pour servir aux amplifications de rhétorique, elle restait à l’état de tradition.
Nous n’aurions donc pas tenté de la troubler dans sa douce quiétude; nous l’aurions respectée, elle et tout le vieil arsenal des arguments que l’on rangeait autrefois en bataille sous ses ordres! Mais voici que, pour corroborer la thèse favorite des esprits pénétrés de l’amour exclusif de l’antiquité auxquels nous faisions allusion en commençant, il se produit un fait caractéristique.
La faveur publique revient aux siècles anciens, aux classiques. Des publications remarquables sur l’art antique, revêtues de ce luxe et de cette forme élégante qui sont dus au talent qui les inspire, éveillent et entretiennent ce culte du passé. Les études anciennes obtiennent les suffrages populaires. Et cela se conçoit. L’étude de l’antiquité est devenue plus accessible au public par suite de la diffusion des lumières sur tout ce qui concerne les civilisations disparues. Les recherches laborieuses de tant d’hommes de mérite, de tant de savants qui se sont voués à ce travail de vulgarisation, ajoutent chaque jour des connaissances nouvelles à celles que nous possédions déjà sur les moindres détails de la vie publique et privée, sur la littérature, sur l’art en général des anciens. A l’appui des textes, des documents laissés par les historiens, les explorations intelligentes, les fouilles habiles, les descriptions précises des monuments, les copies et les reproductions, à un grand nombre d’exemplaires, des trésors de l’art antique, la multiplicité des grandes collections mises à la disposition du public, tout facilite les études archéologiques ou artistiques. Et ces exemples vivants, ces fragments de marbre ou de métal, ces merveilles de sculpture décorative arrachées aux décombres et reconstituées fidèlement permettent à présent d’admirer la perfection classique dans toute sa splendeur, en fixant l’époque précise à laquelle appartient chacun de ces débris glorieux du passé.
L’art peut donc être étudié sous toutes ses faces, et nous sommes à même de constater que sa sublime expression est incarnée dans l’effort génial de la Grèce. De cet ensemble d’œuvres diverses de nature, de formes, de matériaux, se dégage un sentiment de grandeur qui nous touche, qui fait vibrer en nous toutes les fibres de l’idéal et qui nous dit que c’est bien là la marque du génie. Tout nous convie donc à l’admiration sincère de ces œuvres éclairées du rayon divin de la beauté éternelle.
Mais ce retour indéniable de notre temps vers le passé ne peut que nous amener à regretter à la fois et notre insuffisance artistique et l’impossibilité où nous nous trouvons de rivaliser avec l’antiquité sous certains rapports.
Devons-nous cependant crier à la décadence et nous concentrer exclusivement dans la contemplation des choses anciennes? Non certes! Nous pouvons constater un fait de notre vie sociale; nous pouvons émettre des opinions diverses sur notre valeur artistique, dignement représentée, d’ailleurs, par une glorieuse pléiade de littérateurs, de peintres et de sculpteurs; nous pouvons convenir que nous subissons une transformation produite par notre développement intellectuel et scientifique; mais nous avons le devoir de ne pas nous diminuer nous-mêmes. Aux œuvres du passé, nous devons opposer les œuvres modernes; aux résultats admirables obtenus par les efforts des générations disparues, nous devons ajouter, comme contraste, les résultantes de nos forces modernes. Or, même dans cette querelle artistique, le côté industriel qui a pris une place prépondérante de nos jours donne à la discussion pendante un aspect tout différent. C’est pourquoi, ne voulant examiner qu’un point dans cette étude trop vaste, nous nous sommes attaché à traiter la question des grandes constructions de l’industrie moderne caractérisée par la découverte des chemins de fer.
Nous avons cherché à montrer comment, aux époques les plus reculées, comme de nos jours, l’art de la construction s’est développé simultanément avec l’art littéraire qui est la forme générale, l’expression dominante de la civilisation. Puis, nous avons mis en parallèle avec les ouvrages anciens, non des œuvres identiques, ce que les conditions sociales, les mœurs, les raisons industrielles rendent impossible, mais les exemples féconds de nos grands travaux publics. Après avoir rendu à l’antiquité un juste hommage, car nous sommes loin de nous en faire le détracteur, nous avons pris comme texte l’étude d’un de nos ouvrages métalliques de création récente et dont nous avons pu suivre l’édification dans tous ses détails. La monographie de cette œuvre industrielle nous a naturellement amené à constater la révolution survenue dans l’art de la construction, par suite de la création des voies ferrées, et ces dernières nous ayant paru mériter un examen rétrospectif, nous avons pris à tâche de rendre pleine justice au siècle des chemins de fer. L’offense que les esprits chagrins ou prévenus, auxquels nous faisions allusion, commettaient envers notre époque nous avait frappé ; nous nous sommes efforcé de la réparer. Nous serons largement récompensé si cette querelle d’école, sur laquelle notre siècle exerce ses bras robustes, ses marteaux d’acier et ses leviers puissants, peut offrir quelque intérêt à ceux qui liront ces pages rapides. Notre unique ambition est de les voir se souvenir qu’ils sont fils du progrès et de faire naître ou de développer en eux le sentiment de fierté que nous inspire l’œuvre du XIXe siècle.
Nos plus chers désirs seront donc remplis s’ils admirent sans réserve le brillant cortège de merveilles et de découvertes qui rehausse l’éclat des temps modernes et s’ils en arrivent à conclure eux-mêmes que nous n’avons pas laissé s’amoindrir l’héritage des âges précédents; mais que nous l’avons, au contraire, fait largement fructifier.