Читать книгу Les travaux publics chez les anciens et chez les modernes - Édouard Marc - Страница 5

PREMIÈRE PARTIE

Оглавление

Table des matières

Des Travaux en général. — Relation entre l’art de la Construction et l’art littéraire dans les temps anciens et de nos jours. — Terme de comparaison modifié. — L’art de l’Architecte et l’art de l’Ingénieur. — Les travaux modernes.

Dans l’ensemble des arts dont l’épanouissement ou le déclin marque l’époque de gloire ou de décadence des peuples, l’art de la construction a été de tout temps l’une des formes principales sous lesquelles les grandes nations ont laissé, à travers les siècles, la trace durable de leur civilisation,

Aux époques mémorables de l’histoire, nous voyons toujours l’art du constructeur réaliser ses belles conceptions en même temps que les manifestations de la pensée se font aussi nombreuses que brillantes.

Moins précise à l’origine des temps, à cause des ténèbres qui environnent encore les civilisations anciennes, cette relation entre l’architecture et les productions de la pensée s’établit surtout à partir de la période grecque. Mais, dès l’antiquité la plus reculée, elle se laisse pressentir.

En effet, la marche progressive des idées chez les peuples primitifs n’a pas permis à ces derniers de donner tout d’abord à la forme littéraire ou à la forme architecturale un développement aussi accentué.

Un tel perfectionnement a été le fruit de l’expérience des siècles et l’œuvre que les nations se sont transmise les unes aux autres comme un héritage.

Au commencement des sociétés, de même que pendant la période mythique et pendant la période héroïque de la Grèce, la pensée, pour être durable, a dû se traduire de façon à produire dans la mémoire des peuples une impression profonde et ineffaçable. De là, certaines manières spéciales de représenter l’idée; de là, ces formes majestueuses empruntées aux grands horizons de la plaine ou du ciel. La poésie se fait éducatrice. Elle exhale des accents religieux ou héroïques; elle inspire le prophète ou le législateur.

Par la suite, elle étend ses moyens d’action; elle prend alors peu à peu pleine possession d’elle-même et elle atteint enfin la perfection, en produisant les œuvres que nous admirons.

L’architecture suit une progression pareille. Aux timides essais d’agrandissement de l’habitation primitive, composée de troncs d’arbres, succèdent des dessins plus hardis. De nouveaux matériaux sont utilisés. Les pierres sont travaillées; l’ornementation est introduite dans les demeures; les palais et les temples s’élèvent et les autres arts, la peinture, la sculpture, viennent rehausser l’éclat de l’architecture qui groupe leurs belles productions.

C’est ainsi que plus la civilisation est avancée, plus les conceptions du constructeur sont vastes et plus la pensée s’exprime librement en termes inoubliables par la forme poétique, puis par la forme écrite dont le rôle important a été si bien apprécié par les Indiens qu’ils commencent presque tous leurs livres par ces mots: «Béni soit l’inventeur de l’écriture.»

La relation entre l’architecture et l’expression de la pensée est donc constante, même au début de l’humanité.

L’Égypte mystérieuse prouve par ses monuments imposants qui ont bravé les dévastations des siècles, par le temple de Rà, à Itsamboul, par les pyramides, combien son architecture était remarquable.

Ses papyrus, malgré ce qu’ils ont encore de caché pour nous, trahissent, en partie, le secret de sa civilisation, et les idées graves et belles qu’ils révélent, par delà le tombeau, témoignent combien la pensée était en honneur chez elle.

La poésie des Aryas célèbre les joies de la famille, les idées de dévouement, les grands spectacles de la nature dans les chants sublimes des quatre Védas ou dans les épopées de la période brahmanique. Or, à ces poèmes sanscrits, livres d’harmonie divine vastes comme la mer des Indes, au dire de Michelet, et dans lesquels rien ne fait dissonance, correspond une architecture d’un caractère grandiose, plein d’affinité avec l’Égypte, malgré son originalité personnelle.

Les temples d’Ellora taillés dans le roc, les pagodes de Ceylan, les colosses de Bamian attestent combien l’architecture était florissante dans ces temps reculés. Les deux termes de la civilisation indoue, la poésie et l’architecture, se complètent donc l’un par l’autre.

Le temple de Salomon, bâti par Hiram, avec son portique et ses colonnes de bronze ciselé, ses beaux bois de cèdre fournis par le roi de Tyr, ses portes dorées et toute son ornementation luxueuse ne correspond-il pas à la poésie qui a inspiré le Cantique des cantiques, et ne devait-il pas être digne des sublimes beautés de la Bible?

Quant à la Grèce, c’est au moment où sa littérature revêt les formes pures du génie que s’élèvent ses temples, ses monuments si parfaits.

Alors, elle édifie le Parthénon, cette œuvre immortelle de Phidias, de Callicrates et d’Ictinos, remarquable par la superbe ordonnance de ses colonnes légèrement incurvées, comme l’a démontré Penrose, par ses courbes substituées partout aux lignes droites dans le soubassement, les architraves, les frises et les frontons, afin d’augmenter l’effet de la grande Minerve due au plus illustre sculpteur de l’antiquité.

Rome étonne le monde par ses travaux gigantesques, ses temples, ses arènes, ses arcs de triomphe pleins tout à la fois de grandeur et de grâce, tandis que ses œuvres littéraires demeurent des modèles inimitables qui forment autant de sources auxquelles nous puisons encore.

La civilisation arabe, tellement avancée que nous retrouvons, après coup, des découvertes faites par elle, nous offre, à son tour, de nouveaux exemples.

Nous voyons en effet les Arabes du Guadalquivir se faire les initiateurs de l’Europe en astronomie, en mécanique, en médecine; Alhazen dicte le premier les lois de la réfraction atmosphérique et de la raréfaction de l’air en raison des altitudes; le célèbre Guéver invente l’algèbre, après Diophante d’Alexandrie qui en avait fixé les premiers éléments, et construit, sous le Calife Abu-Iusuf-Iacube, la magnifique Giralda, qui se dresse à l’un des angles du patio des orangers de Séville; concurremment, tandis que les physiologistes de Cordoue se montrent tellement experts dans les sciences naturelles que leurs écrits nous plongent dans l’admiration, cette belle civilisation laisse, comme monuments écrits, son Coran, ses poésies orientales, ses œuvres scientifiques et, comme merveilles d’architecture, la mosquée de Cordoue du VIIIe siècle, l’Alcazar de Séville, l’Alhambra de Grenade avec sa cour des Lions célèbre par la fine élégance de ses mille détails et par la capricieuse facilité de ses arabesques.

En dehors de ces souvenirs arabes dans lesquels on retrouve des vestiges antiques, puisque les rois maures ont reçu des califes d’Afrique des colonnes arrachées aux temples anciens pour édifier leurs palais, l’Espagne peut invoquer d’autres titres de gloire plus personnels. Aux œuvres de Cervantes, de Ferdinand de Herrera, de Lope de Rueda et du grand poète Calderon, pour ne pas parler ici de la gloire dont les Colomb, les Murillo, les Vélasquez l’ont rehaussée, elle peut opposer ses nombreux chefs-d’œuvre: la cathédrale de Burgos du XIIIe siècle, avec ses admirables sculptures, celle de Tolède, de Séville et tant d’autres monuments d’une belle architecture que son génie a créés.

En France, la Renaissance sert à l’éclosion des merveilles d’élégance architecturale que produisent les Philibert Delorme, les Germain Pilon, les Jean Goujon, vers l’époque où les François Villon, les Clément Marot, les Ronsard enrichissent notre langue de leurs œuvres délicates et naïves, pendant que l’École italienne fait apparaître les toiles immortelles des Pérugin, des Corrège, des Raphaël, des Michel-Ange, des Titien.

Le grand siècle de la littérature française, enfin, voit surgir de terre des chefs-d’œuvre architectoniques, en même temps que la France se couvre de grands travaux et se sillonne de routes et de canaux. N’est-ce pas à cette époque privilégiée que l’administration de Colbert, par la rencontre de tant d’intelligences d’élite, semble avoir réuni en quelques années l’œuvre de plusieurs siècles?

Tandis que Descartes, Bossuet, Corneille, Racine, Boileau, Fléchier, Molière, La Bruyère, La Fontaine, Massillon, Regnard, Mme de Sévigné, Mme Deshoulières jettent un éclat incomparable dans les lettres, les arts suivent un mouvement parallèle.

L’art militaire, qui se rattache directement à notre sujet par les constructions stratégiques, enfante les Turenne, les Condé, les Luxembourg, les Catinat, les Villars, et surtout le grand maître des fortifications, Vauban.

La musique produit Lulli. Enfin la peinture représentée par Vouet, Le Poussin, Le Brun, Lesueur, ce Raphaël français, Pierre Mignard, le coloriste auquel nous devons la coupole du Val-de-Grâce, la sculpture illustrée par Puget, Girardon, Coysevox, Coustou, ne paraissent-elles pas vouloir rivaliser avec l’architecture dont les œuvres monumentales leur permettent de déployer toutes leurs richesses décoratives?

N’est-ce pas à l’époque où Colbert fonde l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, l’Académie des Sciences, l’Académie de Musique, l’École de Rome que l’architecture brille d’un éclat particulier en élevant, avec les deux Mansard, Perrault et Coustou, les arcs de triomphe de la rue Saint-Denis et de la rue Saint-Martin, le Val-de-Grâce, l’Observatoire, le château de Marly, la partie récente du château de Blois, le château de Versailles, le grand Trianon, la place Vendôme, la place des Victoires, le dôme des Invalides et la colonnade du Louvre?

En même temps, pour ne pas omettre l’appoint important qu’elles apporteront par la suite aux découvertes modernes et au progrès de la construction, les sciences laissent d’admirables manifestations avec Pascal, Huyghens, Denis Papin.

Enfin, tout un nouveau système de routes réunit la capitale aux diverses extrémités de la France, tandis que sont exécutés, d’une part, le canal de Bourgogne reliant les bassins du Rhône et de la Seine par la Saône et l’Yonne, et d’autre part, l’œuvre de Riquet et de Vauban, le grand canal du Midi, unissant le port de Cette à Toulouse et qui ne coûta pas moins de 34 millions. Un tel ensemble de constructions donne une idée de ce que cette époque a su faire comme travaux publics.

Nous devons donc reconnaître, comme nous l’avons dit, que, parmi les plus belles expressions de l’art en général, l’art de la construction et l’art littéraire marchent d’un pas égal, aussi bien au siècle de Périclès qu’au siècle d’Auguste, aussi bien au siècle de la Renaissance qu’au siècle de Louis XIV.

Cette loi que nous ont révélée la simultanéité des manifestations du genre humain et l’influence ou l’attraction que tous ces esprits supérieurs devaient exercer les uns sur les autres, nous la retrouvons également à notre époque.

Seulement, avec les besoins nouveaux, avec les grandes découvertes récentes, elle a reçu une application différente qu’il importe de signaler.

D’un côté, notre littérature sensiblement modifiée par le mouvement de 1830 produit des œuvres très belles, soit qu’elle nous reporte vers le passé ou vers le moyen âge par l’éclosion du romantisme, soit qu’elle affirme son culte pour les classiques, soit qu’elle décrive les mœurs actuelles.

Hugo, Balzac, Lamartine, Delavigne, Scribe, Littré, Taine, Sainte-Beuve, Louis Blanc, Thiers, Michelet, Henri Martin, Villemain, Guizot, Ampère, Flaubert, Ponsard, Barbier, Paul-Louis Courier, Georges Sand, Musset, Dumas, Jules Janin, Nisard, Aug. Thierry, Duruy, Saint-Marc Girardin, et un grand nombre de nos contemporains que nous ne pouvons citer parce qu’ils sont trop nombreux, lui composent un brillant cortège que rehausse encore notre journalisme dans lequel il se dépense tant de talent et tant d’esprit. Dans ces œuvres diverses, que de pages admirables méritent d’être opposées aux plus beaux passages des ouvrages anciens!

D’un autre côté, à cet ensemble littéraire remarquable correspond un merveilleux ensemble de constructions nouvelles qui sortent du domaine de l’architecture, qui révèlent une des formes de notre épanouissement scientifique et social et qui nous permettent de suffire aux exigences du mouvement industriel dans lequel le progrès nous a projetés.

En effet, des besoins nouveaux nous incitent sans cesse à décupler, par les mille transformations de l’industrie, la production de nos richesses naturelles. La force des choses, les lois économiques nous livrent aux merveilleuses applications de la science, aux échanges féconds de peuple à peuple; et ces causes multiples, combinées avec l’action nouvelle de l’association des capitaux, font naître la phase spéciale par laquelle passe l’art de construire, en entrant dans l’ère des Chemins de fer. Cette double évolution littéraire et industrielle constitue le signe particulier de notre époque. Elle explique la manière différente par laquelle l’art de construire affirme sa rénovation. Car la vérité est que l’art de l’architecte a été dépassé par l’art du constructeur.

Nous n’élevons plus maintenant des Parthénons, des arènes immenses, des cathédrales de ce genre gothique flamboyant qui, jusqu’à présent, semble le dernier mot du génie.

Nous n’avons rien à opposer à ces merveilles.

La comparaison entre l’architecture ancienne et l’architecture de notre temps ne peut être soutenue; notre infériorité est flagrante. L’architecture actuelle s’est faite composite; elle n’accuse aucun caractère propre, aucune grandeur personnelle; mais ce qu’elle a perdu de ce côté, l’art de l’Ingénieur l’a regagné du côté de la hardiesse des conceptions et de la rapidité avec laquelle il réalise ses vastes projets. La stagnation de l’art architectural et l’importance prise si rapidement par l’art de l’Ingénieur s’expliquent facilement.

L’architecture, restant à grand’peine stationnaire, ne continue plus ses belles traditions; elle a décliné, vivant sans secousse sur les données acquises, dans la contemplation des modèles antiques, dans l’admiration des monuments du passé, mais sans souci d’en léguer d’autres d’un type différent à la postérité.

Sans doute, avec Viollet-le-Duc, elle a fait preuve d’une science, d’une érudition consommées; elle mérite une reconnaissance éternelle pour ses réfections savantes qui sont des reconstitutions véritables, presque des créations. Aussi, louons-nous sans réserve les magnifiques restaurations de Notre-Dame de Paris, de l’Abbaye de Saint-Denis, de la ville haute de Carcassonne, de la cathédrale d’Amiens, du château de Pierrefonds, etc. Animer ces antiques monuments d’une vie nouvelle, leur rendre leur éclat premier, et prolonger leur existence séculaire pour les léguer, à notre tour, aux générations suivantes, telle aura été la belle œuvre accomplie par Viollet-le-Duc et ses émules. Nous en faisons en toute justice un réel titre de gloire à notre époque.

Sans doute, avec Garnier, l’architecture moderne aura cherché à revenir au genre polychrome usité chez les peuples de l’Asie, de l’Egypte et de la Grèce, qui variaient l’uniformité de la teinte des pierres, dans leurs monuments, par des pilastres, des chapiteaux, des entablements, des corniches et des bandeaux de couleur. Le temple de Jupiter Panhellénien, à Égine, le temple de Minerve, à Athènes, témoignent, avec tant d’autres, par leurs marbres de couleur alternant avec la pierre ou par leurs enduits coloriés, combien ce genre d’architecture obtenait de faveur auprès des anciens. Garnier aura donc cherché à trouver un type nouveau dans cet ordre d’idées. Cependant l’abus que les édiles de Bruxelles font actuellement de ce genre dans tous leurs nouveaux monuments, surtout dans leur Palais de justice, démontre suffisamment les inconvénients d’une telle imitation de l’antiquité.

Mais en dehors de ces brillantes individualités et des belles exceptions qu’établissent les travaux de restauration dont nous avons parlé, en dehors des quelques monuments que l’on peut nous opposer: l’Opéra de Garnier et le Château d’eau de Marseille, cette œuvre bien conçue par notre grand sculpteur Bartholdi d’abord, puis modifiée et exécutée par Espérandieu, dont elle a consacré la réputation, quelles sont les créations de l’architecture moderne? Qu’aura-t-elle produit? Rien! Aucun genre nouveau n’aura illustré notre siècle! C’est là surtout ce que nous lui reprochons.

Nos constructeurs modernes, au contraire, pour répondre à des besoins nouveaux ont dû s’affranchir des errements de la tradition et produire de toutes pièces un système inédit où le fer et les autres métaux entrent dans une proportion inconnue jusqu’à nos jours, et que, du reste, les architectes à leur tour ont utilisé, comme aux Halles centrales et dans bien des édifices, particulièrement dans les nouveaux Magasins du Printemps, où les fers ouvrés font un très bel effet dans les façades latérales.

Or, le courant si intense de notre vie commerciale et industrielle exige que les applications de ce système nouveau et des découvertes de notre époque soient réalisées avec une sûreté de conception et une rapidité d’exécution qui plongeraient nos pères dans la stupéfaction la plus grande, s’ils pouvaient en être témoins.

De plus, les besoins de notre temps commandent que ces applications s’exercent plus fréquemment à l’occasion des grands travaux publics qu’à la construction de basiliques ou de monuments semblables.

L’architecture moderne se trouve par suite amoindrie d’autant et réduite en quelque sorte aux édifices privés. Aussi, est-ce dans ce genre qu’elle réussit excellemment, à la condition toutefois de copier, d’adapter et non d’inventer. Qu’elle ait amélioré, perfectionné, c’est incontestable! Notre type de maison d’habitation est bien compris comme dispositions, comme confort; mais en dehors de la maison de rapport, qui est hors de cause et qui n’a rien d’artistique, en ce qui concerne les maisons particulières où elle pourrait donner carrière à son imagination, elle n’a rien créé. Là encore, elle vit sur le passé ; elle rénove la Renaissance. Les plus beaux hôtels édifiés, depuis quelques années, par un coup de baguette magique, dans le nouveau quartier du parc Monceaux, en sont une preuve. Elle copie le château de Blois; elle pastiche la maison de Diane de Poitiers ou des détails de l’hôtel Carnavalet ou du Bourgthéroulde.

Ce qu’elle a produit est joli; mais c’est tout.

Et quand elle a parfois l’occasion de s’attaquer aux grands édifices publics, d’aborder le grand art, à part quelques heureuses exceptions, elle semble retenue par les liens mystérieux des souvenirs antiques; elle demeure inhabile aux grandes conceptions; elle ne voit plus l’inspiration répondre à son appel.

Les réminiscences et l’imitation servile marquent, malheureusement, de leur griffe la plupart de nos monuments modernes, de telle sorte que ces derniers réunissent tous les genres, sans arriver à la cohésion, à l’unité, à ce genre spécial, en un mot, qui caractérise une époque.

Notre siècle si fécond en grandes choses n’a encore enfanté aucune architecture digne des merveilles qu’il a semées sous ses pas. Il est à craindre qu’il ne s’achève sans avoir donné naissance à une grande création architectonique et sans léguer un style nouveau à la postérité ; de sorte que la certitude historique, qui s’appuie à juste titre sur les monuments, sera pleine d’indécision sur notre temps, si les autres témoignages de notre existence viennent à disparaître.

Aussi, dans l’avenir, que les invasions ou les cataclysmes nous fassent rentrer dans le néant où dorment les Indous, les Égyptiens, les Atlantes, les Grecs et les Romains, quand nos successeurs feront des recherches sur notre civilisation détruite; quand ils étudieront nos ruines, pourra-t-il venir à leur pensée que des monuments tels que la Madeleine et la Bourse soient l’œuvre du XIXe siècle? Ils les prendront évidemment pour des temples grecs. Dans leur jugement réduit à ces seules données, abstraction faite de tout autre critérium, Paris sera une colonie grecque, parce que nous n’aurons été que de tristes copistes incapables de produire une architecture originale, parce que les traces de notre civilisation, de notre art national ne seront imprimées par aucun caractère propre sur nos édifices publics.

L’art de l’ingénieur, au contraire, a été transformé de toutes pièces. Aussi a-t-il changé de fond en comble les anciennes méthodes et a-t-il créé des moyens spéciaux en vue des fins nouvelles auxquelles il devait satisfaire.

Après l’éclosion des projets les plus hardis, sans cesse aux prises avec les plus grandes difficultés d’exécution, il renouvelle incessamment ses efforts afin de suffire aux exigences multipliées de notre époque.

De là ses résultats merveilleux. Rien, en effet, n’arrête nos ingénieurs; ni les obstacles géologiques, ni le temps, ni la matière, et leurs œuvres, contrairement à celles des architectes, peuvent du moins soutenir la comparaison avec celles des âges précédents.

Certainement, nous sommes bien éloignés de vouloir nier le sentiment de majesté, le caractère de vénération, de beauté calme et sereine qui se dégage de la contemplation des monuments que les nations disparues ont laissés comme des témoins irrécusables de leur civilisation. Nous sommes heureux, autant que les détracteurs de notre époque, de louer, sans restriction, la puissance des hommes qui, pour braver l’action du temps, ont trouvé des moyens et des effets tels que leurs œuvres même ruinées, même dévastées par la dent corrodante des siècles, laissent encore une impression aussi grande de leur glorieux passage.

La masse de ces constructions magistrales, leur résistance à l’action du temps, toutes ces qualités maîtresses qui les distinguent leur donnent un caractère de grandeur incomparable.

Toutefois, l’hommage que nous rendons à cet ensemble de monuments antiques ne peut porter aucun préjudice à la valeur de nos travaux d’art.

Si les anciens ont fait de grandes choses, nous ne devons pas oublier que celles que nous produisons leur sont supérieures de tous les progrès que l’art de la construction a réalisés depuis eux. C’est ce que nous allons chercher à démontrer par un exemple spécial.

Ce sentiment de notre supériorité sur les anciens, nous l’avons éprouvé surtout en contemplant toutes nos œuvres modernes: les viaducs de Morlaix, de la Bouble, du Busseau-d’Ahun, de Garabit, ce dernier jeté avec une hardiesse extraordinaire sur la nouvelle ligne de Marvejols à Neussargues, près de Saint-Flour, le pont tournant de Brest, l’aqueduc de Roquefavour, près de Marseille, le pont-canal d’Agen, le pont suspendu qui relie Brooklyn à la cité de New-York, sur l’East-River, le tunnel du Saint-Gothard, le pont de Maria-Pia sur le Douro, etc., et un ouvrage de création récente qui, dès à présent, peut prendre rang, à titre d’ouvrage courant, parmi les meilleurs spécimens de l’art de l’ingénieur. Cet ouvrage que sa proximité de Paris nous a permis d’étudier avec soin est le viaduc du Val-Saint-Léger, près de Saint-Germain, sur le chemin de fer de Grande-Ceinture de Paris.

Ce viaduc offre des détails d’exécution qui présentent un attrait spécial pour tous ceux que captivent les merveilles de notre siècle et parmi celles-ci, nos travaux publics.

Enfin, les personnes qu’intéresse cette querelle de la supériorité des modernes sur les anciens et celles qui ne savent pas combien l’édification d’un ouvrage semblable comporte de soins, de labeurs et d’inquiétudes avant son complet achèvement, pourront trouver, dans cet exemple que nous avons choisi pour spécialiser le débat, des détails qui les édifieront suffisamment, du moins en avons-nous l’espoir.

La monographie de cette œuvre dont nous avons pu suivre de près les études et la construction nous amènera à examiner, par la suite, si réellement nous sommes inférieurs aux anciens.

Les travaux publics chez les anciens et chez les modernes

Подняться наверх