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II
ОглавлениеL’Espagne des Visigoths, on l’a vu, était gouvernée plus mal encore que l’Espagne des Romains. L’Etat avait depuis longtemps en lui le germe de la dissolution; sa faiblesse était telle que, la trahison aidant, une armée de douze mille hommes fut suffisante pour le bouleverser en un clin d’œil.
Le gouverneur de l’Afrique, Mousâ ibn-Noçair, avait étendu les limites de l’empire arabe jusqu’à l’Océan. Seule la ville de Ceuta lui résistait encore. Elle appartenait à l’empire byzantin qui avait possédé autrefois tout le littoral de l’Afrique; mais l’empereur étant à une trop grande distance pour pouvoir lui prêter un secours bien efficace, elle entretenait des relations très-étroites avec l’Espagne. Aussi Julien, le gouverneur de la ville, avait envoyé sa fille à la cour de Tolède, afin qu’elle y reçût une éducation en harmonie avec sa naissance; mais elle eut le malheur de plaire au roi Roderic, qui la déshonora. Outré de colère, Julien ouvrit à Mousâ les portes de sa ville, après avoir conclu avec lui un traité avantageux; puis il lui parla de l’Espagne, l’engagea à en tenter la conquête, et mit ses vaisseaux à sa disposition. Mousâ écrivit au calife Walîd pour lui demander des ordres. Le calife jugea l’entreprise trop dangereuse. «Faites explorer l’Espagne par des troupes légères, répondit-il à Mousâ, mais gardez-vous, pour le moment du moins, d’exposer une grande armée aux périls d’une expédition d’outre-mer.» Mousâ envoya donc en Espagne un de ses clients, nommé Abou-Zora Tarîf, avec quatre cents hommes et cent chevaux. Ces troupes passèrent le Détroit dans quatre bâtiments qui leur avaient été fournis par Julien, pillèrent les environs d’Algéziras, et retournèrent en Afrique (juillet 710).
L’année suivante, Mousâ profita de l’éloignement de Roderic, occupé à dompter une révolte des Basques, pour envoyer en Espagne un autre de ses clients, Târic ibn-Ziyâd, le général de son avant-garde, avec sept mille musulmans. C’étaient presque tous des Berbers, et Julien les accompagnait. Ils passèrent successivement le Détroit dans les quatre navires dont Tarîf s’était servi, les musulmans n’en ayant pas d’autres. Târic les réunit sur la montagne qui aujourd’hui encore porte son nom (Gebal-Târic, Gibraltar). Au pied de cette montagne se trouvait la ville de Carteya44. Târic envoya contre elle une division commandée par un des rares officiers arabes qui se trouvaient dans son armée, à savoir Abdalmélic, de la tribu de Moâfir45. Carteya tomba au pouvoir des musulmans46, et Târic s’était déjà avancé jusqu’au lac qui porte le nom de Lago de la Janda, lorsqu’il apprit que le roi Roderic marchait contre lui à la tête d’une armée nombreuse. Comme il n’avait que quatre navires, il lui eût été difficile de reconduire ses troupes en Afrique, lors même qu’il l’eût voulu; mais il n’y songea même pas; l’ambition, la cupidité, le fanatisme le poussaient en avant. Il fit demander des renforts à Mousâ, et celui-ci se servit des vaisseaux qu’il avait fait construire depuis le départ de son lieutenant, pour lui envoyer encore cinq mille Berbers. Les forces de Târic s’élevaient donc à douze mille hommes. C’était bien peu en comparaison de la grande armée de Roderic; mais la trahison vint en aide aux musulmans.
Roderic avait usurpé la couronne qu’il portait. Appuyé par plusieurs grands, il avait détrôné, et même tué à ce qu’il paraît, son prédécesseur Witiza. Il avait donc contre lui un parti très-puissant, à la tête duquel se trouvaient les frères et les fils du dernier roi. Ce parti, il voulait en gagner les chefs, et au moment où il marchait contre Târic, il les avait invités à se joindre à lui. La loi les y obligeait, et ils vinrent, mais le cœur plein de ressentiment, de haine, de défiance. Roderic tâcha de les apaiser, de les rassurer, de se les attacher, mais avec si peu de succès qu’ils formèrent entre eux le projet de le trahir dès qu’on en serait venu aux mains avec l’ennemi. Ce n’est pas qu’ils eussent l’intention de livrer leur patrie aux Berbers; ils ne pouvaient avoir un tel dessein, car ils convoitaient le pouvoir, le trône, et livrer le pays aux Africains n’était pas le moyen d’atteindre ce but. Le fait est qu’à leur avis (et au fond ils avaient raison) les Berbers n’étaient pas venus sur le territoire du royaume pour y établir leur domination, mais seulement pour y faire une razzia. «Tout ce que veulent ces étrangers, se dirent-ils, c’est du butin; et quand ils l’auront, ils retourneront en Afrique.» Ce qu’ils voulaient, c’était que Roderic perdît dans une déroute sa renommée de capitaine vaillant et heureux, afin qu’ils fussent en état de faire valoir, avec plus de succès qu’auparavant, leurs prétentions à la couronne. Il se pouvait aussi que Roderic fût tué, et ce cas échéant, leurs chances étaient meilleures encore. En un mot, ils se laissaient guider par un étroit égoïsme et ils manquaient de prévoyance; mais s’ils livrèrent leur patrie aux mécréants, ils le firent sans le savoir, sans le vouloir.
La bataille eut lieu sur les bords du Wâdî-Bocca47 (19 juillet 711). Les deux ailes de l’armée espagnole étaient commandées par deux fils de Witiza, et se composaient principalement des serfs de ces princes. Ces serfs obéirent volontiers à leurs maîtres qui leur ordonnèrent de tourner le dos à l’ennemi. Le centre, qui se trouvait sous les ordres de Roderic lui-même, tint ferme quelque temps; mais à la fin il lâcha pied, et alors les musulmans firent un grand carnage des chrétiens. Roderic fut tué à ce qu’il semble; il ne reparut pas du moins, et le pays se trouva sans roi au moment où il en avait le plus besoin. Târic profita de cette circonstance. Au lieu de retourner en Afrique, comme on pensait qu’il le ferait et comme Mousâ le lui avait ordonné, il marcha hardiment en avant. Ce fut assez pour que l’empire vermoulu croulât soudainement. Tous les mécontents et tous les opprimés facilitèrent leur tâche aux envahisseurs. Les serfs ne voulurent point remuer, de peur de sauver leurs maîtres avec eux. Les juifs s’insurgèrent partout et se mirent à la disposition des musulmans. Après avoir remporté une nouvelle victoire près d’Ecija, Târic put donc marcher vers Tolède avec le gros de ses troupes, et envoyer des détachements contre Cordoue, Archidona et Elvira. Archidona fut occupée sans coup férir, les habitants étant allés chercher un refuge dans les montagnes. Elvira fut prise de vive force, et la garde en fut confiée à une garnison composée de juifs et de musulmans. Cordoue fut livrée aux Africains par un berger, un serf, qui leur indiqua une brèche par laquelle ils purent pénétrer dans la ville. A Tolède les chrétiens furent trahis par les juifs. Une indicible confusion régnait partout. Les patriciens et les prélats semblaient avoir perdu la tête. «Dieu avait rempli de crainte les cœurs des infidèles,» dit un chroniqueur musulman, et de fait, ce fut un sauve qui peut général. A Cordoue on n’avait pas trouvé de patriciens: ils s’étaient rendus à Tolède; à Tolède on n’en trouva pas non plus: ils s’étaient réfugiés en Galice. Le métropolitain avait même quitté l’Espagne: pour plus de sûreté, il était allé à Rome. Ceux qui n’avaient pas cherché leur salut dans la fuite songèrent plutôt à obtenir des traités qu’à se défendre. Les princes de la famille de Witiza furent de ce nombre. Faisant valoir leur trahison comme un titre à la reconnaissance des musulmans, ils demandèrent et obtinrent les domaines de la couronne, dont les rois n’avaient eu que l’usufruit48 et qui se composaient de trois mille métairies. En outre Oppas, un frère de Witiza, fut nommé gouverneur de Tolède.
Par une bonne fortune à laquelle personne ne s’était attendu, une simple razzia était donc devenue une conquête. Mousâ fut fort mécontent de ce résultat. Il voulait bien que l’Espagne fût conquise, mais il ne voulait pas qu’elle le fût par un autre que lui; il enviait à Târic la gloire et les avantages matériels de la conquête. Heureusement il y avait encore quelque chose à faire dans la Péninsule: Târic n’avait pas pris toutes les villes, il ne s’était pas approprié toutes les richesses du pays. Mousâ résolut donc de se rendre en Espagne, et dans le mois de juin 712, il passa le Détroit, accompagné de dix-huit mille Arabes. Il prit Medina-Sidonia, et les Espagnols qui s’étaient réunis à lui se chargèrent de lui livrer Carmona. Ils se présentèrent armés devant les portes de la ville, et, se donnant pour des hommes qui avaient pris la fuite à l’approche de l’ennemi, ils demandèrent et obtinrent la permission d’entrer dans la ville, après quoi ils profitèrent de l’obscurité de la nuit pour ouvrir les portes aux Arabes. Séville fut plus difficile à prendre. C’était la plus grande ville du pays; il fallut l’assiéger pendant plusieurs mois avant qu’elle se rendît. Mérida prêta aussi une longue et vigoureuse résistance, mais elle finit par capituler (1 juin 713). Mousâ se mit ensuite en route vers Tolède. Târic alla à sa rencontre pour lui présenter ses hommages, et du plus loin qu’il l’aperçut, il mit pied à terre; mais Mousâ était si irrité contre lui, qu’il lui donna des coups de fouet. «Pourquoi as-tu marché en avant sans ma permission? lui dit-il; je t’avais ordonné de faire seulement une razzia et de retourner ensuite en Afrique.»
Le reste de l’Espagne, à l’exception de quelques provinces du nord, fut conquis sans difficulté. La résistance ne servait à rien; faute d’un chef, elle manquait de direction et de plan. L’intérêt commandait d’ailleurs aux Espagnols de se soumettre au plus vite. En le faisant, ils obtenaient des traités assez avantageux, tandis que, s’ils succombaient après avoir essayé de se défendre, ils perdaient leurs biens49.
En général, la conquête ne fut pas une grande calamité. Au commencement, il est vrai, il y eut un temps d’anarchie, comme à l’époque de l’invasion des Germains. Les musulmans pillèrent en plusieurs endroits, brûlèrent quelques villes, pendirent des patriciens qui n’avaient pas eu le temps de se sauver, et tuèrent des enfants à coups de poignard; mais le gouvernement arabe réprima bientôt ces désordres et ces atrocités, et quand la tranquillité fut rétablie, la population énervée de ce temps-là subit son sort sans trop de murmures. Et en vérité, la domination arabe fut pour le moins aussi tolérable que celle des Visigoths l’avait été. Les conquérants laissèrent aux vaincus leurs lois et leurs juges; ils leur donnèrent des comtes ou gouverneurs de leur nation, qui étaient chargés de percevoir les impôts qu’ils avaient à payer et de régler les différends qui pouvaient s’élever entre eux. Les terres des districts conquis de vive force, de même que celles qui avaient appartenu à l’Eglise ou à des patriciens qui s’étaient retirés dans le nord, furent divisées entre les conquérants; mais les serfs qui y habitaient y restèrent. C’était dans la nature des choses, et les Arabes en agissaient partout ainsi. Les indigènes seuls connaissaient les procédés de l’agriculture50, et d’ailleurs les conquérants étaient beaucoup trop fiers pour s’en occuper. On imposa donc aux serfs l’obligation de cultiver les terres comme par le passé et de rendre au propriétaire musulman quatre cinquièmes des récoltes et des autres produits de la terre. Ceux qui demeuraient sur le domaine de l’Etat – et ils étaient nombreux, car le domaine comprenait la cinquième partie des terres confisquées – ne devaient céder que la troisième partie des récoltes. Au commencement ils la cédaient au trésor; mais dans la suite cet état de choses se modifia. On forma des fiefs d’une partie du domaine, et ces fiefs furent donnés aux Arabes qui vinrent s’établir plus tard en Espagne, à ceux qui accompagnaient Samh et aux Syriens qui arrivèrent avec Baldj. Les cultivateurs chrétiens, toutefois, ne perdirent rien à cette mesure; la seule différence pour eux, c’était qu’au lieu de donner à l’Etat la troisième partie des produits du sol, ils devaient la donner aux feudataires. Quant aux autres chrétiens, leur position dépendait des traités qu’ils avaient pu obtenir, et quelques-uns de ces traités étaient fort avantageux. Ainsi les habitants de Mérida qui se trouvaient dans la ville au moment de la capitulation, conservèrent tous leurs biens; ils ne cédèrent que les propriétés et les ornements des églises. Dans la province dont Théodemir était gouverneur et qui comprenait entre autres villes celles de Lorca, de Mula, d’Orihuela et d’Alicante, les chrétiens ne cédèrent absolument rien. Ils s’engagèrent seulement à payer un tribut, partie en argent, partie en nature51. En général on peut dire que les chrétiens conservèrent la plupart de leurs biens. Ils obtinrent en outre le droit de les aliéner, droit qu’ils n’avaient pas eu du temps des Visigoths. De leur côté, ils étaient obligés de payer à l’Etat la capitation qui était de quarante-huit dirhems pour les riches, de vingt-quatre pour la classe moyenne, et de douze dirhems pour ceux qui vivaient d’un travail manuel52. Elle se payait par douzièmes, à la fin de chaque mois lunaire53; mais les femmes, les enfants, les moines, les estropiés, les aveugles, les malades, les mendiants et les esclaves en étaient exempts. En outre, les propriétaires devaient payer le kharâdj, c’est-à-dire un impôt sur les productions qui se réglait sur la nature du sol de chaque contrée, mais qui s’élevait ordinairement à vingt pour cent. La capitation cessait pour celui qui embrassait l’islamisme; le kharâdj, au contraire, continuait, nonobstant la conversion du propriétaire.
En comparaison de ce qu’elle avait été, la condition que les musulmans firent aux chrétiens n’était donc pas trop dure. Joignez-y que les Arabes étaient fort tolérants. En matière de religion, ils ne violentaient personne. Qui plus est, le gouvernement, à moins qu’il ne fût très-pieux (et c’était l’exception), n’aimait pas que les chrétiens se fissent musulmans: le trésor y perdait trop54. Aussi les chrétiens ne se montrèrent pas ingrats. Ils surent gré aux conquérants de leur tolérance et de leur équité; ils préféraient leur domination à celle des Germains, à celle des Francs par exemple55, et dans tout le cours du VIIIe siècle les révoltes furent très-rares; les chroniqueurs n’en ont enregistré qu’une seule, celle des chrétiens de Béja, et encore semble-t-il que ceux-ci ne furent que les instruments d’un chef arabe ambitieux56. Même les prêtres, dans les premiers temps du moins, n’étaient pas trop mécontents, quoiqu’ils eussent le plus de motifs pour l’être. On peut se faire une idée de leur manière de voir, quand on lit la chronique latine qui a été écrite à Cordoue en 754 et que l’on attribue, mais à tort, à un certain Isidore de Béja. Quoique homme d’église, l’auteur de cette chronique est beaucoup plus favorable aux musulmans qu’aucun autre écrivain espagnol antérieur au XIVe siècle. Ce n’est pas qu’il manque de patriotisme; au contraire, il déplore les malheurs de l’Espagne, et la domination arabe est pour lui la domination des barbares, efferum imperium; mais s’il hait les conquérants, il hait en eux des hommes d’une autre race bien plus que des hommes d’une autre religion. Les actes qui auraient fait bondir d’indignation les ecclésiastiques d’une autre époque, ne lui arrachent pas un mot de blâme. Il raconte, par-exemple, que la veuve du roi Roderic épousa Abdalazîz, le fils de Mousâ; mais il ne se scandalise pas de ce mariage, il semble le trouver tout à fait naturel.
Sous certains rapports, la conquête arabe fut même un bien pour l’Espagne: elle produisit une importante révolution sociale, elle fit disparaître une grande partie des maux sous lesquels le pays gémissait depuis des siècles.
Le pouvoir des classes privilégiées, du clergé et de la noblesse, était amoindri, presque anéanti, et comme les terres confisquées avaient été partagées entre un très-grand nombre d’individus, on avait, comparativement du moins, la petite propriété. C’était un grand bonheur, et ce fut une des causes de l’état florissant de l’agriculture dans l’Espagne arabe. D’un autre côté, la conquête avait amélioré la condition des classes serviles. L’islamisme était bien plus favorable à l’émancipation des esclaves que le christianisme tel que l’entendaient les évêques du royaume visigoth. Parlant au nom de l’Eternel, Mahomet avait ordonné de permettre aux esclaves de se racheter. Affranchir un esclave était une bonne œuvre, et plusieurs délits pouvaient s’expier de cette manière. Aussi l’esclavage chez les Arabes n’était ni dur ni long. Souvent l’esclave était déclaré libre après quelques années de service, surtout quand il avait embrassé l’islamisme. Le sort des serfs qui se trouvaient sur les terres des musulmans s’améliora aussi. Ils devinrent en quelque sorte des fermiers et ils jouirent d’une certaine indépendance, car, comme leurs maîtres ne daignaient pas s’occuper des travaux agricoles, ils avaient toute liberté de cultiver la terre comme ils l’entendaient. Quant aux esclaves et aux serfs des chrétiens, la conquête leur fournit, pour recouvrer la liberté, un moyen très-facile. A cet effet ils n’avaient qu’à s’enfuir sur la propriété d’un musulman et à prononcer ces paroles: «Il n’y a qu’un seul Dieu et Mahomet est l’envoyé de Dieu.» Dès lors ils étaient musulmans et «affranchis d’Allah,» comme disait Mahomet. Nombre de serfs devinrent libres de cette manière, et il ne faut pas s’étonner de la facilité avec laquelle ils abandonnèrent le christianisme. Malgré le pouvoir illimité dont le clergé avait joui du temps des Visigoths, cette religion n’avait pas poussé en Espagne des racines bien profondes. Presque entièrement païenne à l’époque où Constantin fit du christianisme la religion de l’Etat, l’Espagne était demeurée si longtemps fidèle à l’ancien culte que, du temps de la conquête arabe, le paganisme et le christianisme se disputaient encore le terrain, et que les évêques se voyaient forcés de fulminer des menaces et de prendre des mesures énergiques contre les adorateurs des faux dieux57. Chez ceux qui se disaient chrétiens, le christianisme était plus sur les lèvres qu’au fond du cœur. Les descendants des Romains avaient conservé quelque chose du scepticisme de leurs ancêtres; ceux des Goths s’intéressaient si peu aux questions religieuses, que d’Ariens ils étaient devenus catholiques aussitôt que le roi Reccared leur en eut donné l’exemple. Distraits par d’autres soins, les riches prélats du royaume visigoth, qui avaient à réfuter des hétérodoxes, à discuter des dogmes et des mystères, à gouverner l’Etat, à persécuter les juifs, n’avaient pu trouver le loisir «de se faire petits avec les petits, de murmurer avec eux les premières paroles de la vérité, de même qu’un père se plaît à bégayer les premiers mots avec son enfant,» comme disait saint Augustin, et s’ils avaient fait accepter le christianisme, ils ne l’avaient pas fait aimer. Il n’est donc pas étrange que les serfs n’aient pu résister à la tentation alors que les conquérants leur offraient la liberté à condition qu’ils embrasseraient l’islamisme. Quelques-uns de ces infortunés étaient encore païens; les autres connaissaient si peu le christianisme, l’éducation religieuse qu’ils avaient pu recevoir avait été si élémentaire ou plutôt si nulle, que le mystère catholique et le mystère musulman étaient également impénétrables pour eux58; mais ce qu’ils ne savaient et ne comprenaient que trop, c’est que les prêtres avaient cruellement trompé les espérances d’affranchissement qu’ils leur avaient inspirées un jour, et ce qu’ils voulaient, c’était de secouer, à quelque prix que ce fût, le joug sous lequel ils gémissaient. Ils ne furent pas les seuls, du reste, qui abandonnassent l’ancien culte. Beaucoup de patriciens en firent de même, soit pour ne pas être obligés de payer la capitation, soit pour conserver leurs biens alors que les Arabes se mirent à violer les traités, soit enfin parce qu’ils croyaient en toute sincérité à l’origine divine de l’islamisme.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’amélioration que la conquête arabe produisit dans l’état social du pays; mais pour être juste, nous devons ajouter que, si cette conquête était un bien sous beaucoup de rapports, elle était un mal sous d’autres. Ainsi le culte était libre, mais l’Eglise ne l’était pas; elle était soumise à une dure et honteuse servitude. Le droit de convoquer des conciles, ainsi que celui de nommer et de déposer les évêques, avait passé des rois visigoths59 aux sultans arabes60, de même que dans le nord il passa aux rois des Asturies61, et ce droit fatal, confié à un ennemi de la religion chrétienne, fut pour l’Eglise une source intarissable de maux, d’opprobres et de scandales. Quand il y avait des évêques qui ne voulaient pas assister à un concile, les sultans faisaient siéger à leur place des juifs et des musulmans62. Ils vendaient la dignité d’évêque au plus offrant et dernier enchérisseur, de sorte que les chrétiens devaient confier leurs intérêts les plus chers et les plus sacrés à des hérétiques, à des libertins qui, même pendant les fêtes les plus solennelles de l’Eglise, assistaient aux orgies des courtisans arabes, à des incrédules qui niaient publiquement la vie future, à des misérables qui, non contents de se vendre eux-mêmes, vendaient encore leur troupeau63. Une fois les employés du fisc se plaignaient de ce que plusieurs chrétiens de Malaga réussissaient à se soustraire à la capitation en se tenant cachés. Alors Hostegesis, l’évêque de ce diocèse, promit de leur procurer une liste complète des contribuables. Il tint sa parole. Pendant sa tournée annuelle, il pria ses diocésains de lui faire connaître leurs noms, ainsi que ceux de leurs parents et de leurs amis; il voulait, disait-il, les inscrire sur un rôle, afin de pouvoir prier Dieu pour chacune de ses ouailles. Les chrétiens, qui ne se méfiaient pas de leur pasteur, tombèrent dans le piége. Dès lors personne ne put plus se soustraire à la capitation: grâce au registre de l’évêque, les percepteurs connaissaient tous les contribuables64.
D’un autre côté, les Arabes, quand ils eurent affermi leur domination, observaient les traités avec moins de rigueur qu’à l’époque où leur pouvoir était encore chancelant. C’est ce qu’on éprouva, par exemple, à Cordoue. Dans cette ville les chrétiens n’avaient conservé que la cathédrale, dédiée à saint Vincent; toutes les autres églises avaient été détruites, mais la possession de la cathédrale leur avait été garantie par un traité. Pendant plusieurs années ce traité fut observé65; mais Cordoue ayant reçu un surcroît de population par l’arrivée des Arabes de Syrie et les mosquées étant devenues trop petites, les Syriens furent d’opinion qu’il fallait faire dans cette cité ce que l’on avait fait à Damas66, à Emèse67 et dans d’autres villes de leur patrie, où l’on avait ôté aux chrétiens la moitié de leurs cathédrales pour en faire des mosquées. Le gouvernement ayant approuvé cette manière de voir, les chrétiens furent forcés de céder la moitié de la cathédrale. C’était évidemment une spoliation, une infraction au traité. Plus tard, dans l’année 784, Abdérame Ier voulut que les chrétiens lui vendissent l’autre moitié. Ils refusèrent fermement de le faire, en disant que, s’ils le faisaient, ils n’auraient plus un seul édifice où ils pussent exercer leur culte. Abdérame insista cependant, et l’on en vint à une transaction: les chrétiens cédèrent la cathédrale pour la somme de cent mille dinars68, après avoir obtenu la permission de rebâtir les églises qui avaient été détruites69. Cette fois Abdérame avait donc été équitable; mais il ne le fut pas toujours, car ce fut lui qui viola le traité que les fils de Witiza avaient conclu avec Târic et que le calife avait ratifié. Il confisqua les terres d’Ardabast, l’un de ces princes, uniquement parce qu’il les trouvait trop vastes pour un chrétien70. D’autres traités furent modifiés ou changés d’une manière tout à fait arbitraire, de sorte qu’au IXe siècle il en restait à peine quelques traces. En outre, comme les docteurs enseignaient que le gouvernement devait manifester son zèle pour la religion en élevant le taux des tributs dont les chrétiens étaient chargés71, on leur imposa tant de contributions extraordinaires, que déjà au IXe siècle plusieurs populations chrétiennes, celle de Cordoue entre autres, étaient pauvres ou malaisées72. En d’autres mots, il arriva en Espagne ce qui arriva dans tous les pays que les Arabes avaient conquis: leur domination, de douce et d’humaine qu’elle avait été au commencement, dégénéra en un despotisme intolérable. Dès le IXe siècle, les conquérants de la Péninsule suivaient à la lettre le conseil du calife Omar, qui avait dit assez crûment: «Nous devons manger les chrétiens et nos descendants doivent manger les leurs tant que durera l’islamisme73».
Cependant ce n’étaient pas les chrétiens qui se plaignaient le plus de la domination arabe, un siècle après la conquête. Les plus mécontents, c’étaient les renégats, ceux que les Arabes appelaient les mowallad, c’est-à-dire les adoptés. Ces renégats ne pensaient pas tous de la même manière. Il y avait parmi eux ce qu’on nommait des chrétiens cachés74, c’est-à-dire des hommes qui se reprochaient durement leur apostasie. Ceux-là étaient bien malheureux, car ils ne pouvaient plus revenir au christianisme. La loi musulmane est inexorable sous ce rapport: la profession de foi une fois faite, et faite peut-être dans un moment d’humeur, de faiblesse, de découragement, de gêne, quand on n’avait pas d’argent pour payer la capitation75, ou quand on craignait d’être condamné à une peine infamante par le juge chrétien76, – la profession de foi une fois faite, disons-nous, le renégat, quoique foudroyé à toute heure par le cri de sa conscience, était musulman pour toujours, et s’il apostasiait, la loi le condamnait à la mort. Les descendants des renégats qui voulaient revenir au giron de l’Eglise étaient encore plus à plaindre: ils souffraient pour la faute d’un de leurs aïeux. La loi les déclarant musulmans parce qu’ils étaient nés d’un musulman, ils devaient perdre la vie, eux aussi, s’ils reniaient Mahomet. L’Eglise musulmane les saisissait dès le berceau, et les suivait jusqu’à la tombe.
Il était donc tout naturel que les renégats repentants murmurassent; mais ils étaient en minorité; le plus grand nombre était sincèrement attaché à l’islamisme. Cependant ceux-là murmuraient aussi. Au premier abord, ce phénomène doit surprendre. La plupart des renégats étaient des affranchis, c’est-à-dire des hommes dont la condition avait été améliorée par la conquête; comment se faisait-il donc qu’ils ne fussent pas contents des Arabes? Rien, cependant, n’est plus simple. «L’histoire est toute remplie de pareils spectacles. Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s’il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège77.» Joignez-y que la position sociale des renégats était intolérable. Les Arabes les excluaient ordinairement des emplois lucratifs et de toute participation au gouvernement de l’Etat; ils affectaient de ne pas croire à la sincérité de leur conversion; ils les traitaient avec une insolence sans bornes; voyant encore le sceau de la servitude sur une foule de fronts récemment affranchis, ils les flétrissaient tous du nom d’esclave ou de fils d’esclave78, quoiqu’ils comptassent dans leurs rangs quelques-uns des plus nobles et des plus riches propriétaires du pays. Les renégats ne se résignèrent pas à de tels traitements. Ils avaient le sentiment de leur dignité et de la force matérielle dont ils disposaient, car ils formaient la majorité de la population. Ils ne voulaient pas que le pouvoir fût l’apanage exclusif d’une caste étroitement retranchée dans son individualisme; ils ne voulaient pas accepter plus longtemps leur état de contrainte et d’infériorité sociale, ni supporter les insolents dédains et la domination de quelques bandes de soldats étrangers, cantonnées de loin en loin. Ils prirent donc les armes et engagèrent hardiment la lutte.
La révolte des renégats, à laquelle les chrétiens prirent part dans la mesure de leurs forces, se produisit avec la variété que devait revêtir toute révolte dans un temps où tout était essentiellement varié et individuel. Chaque province, chaque grande ville s’insurgea pour son propre compte et à différentes époques; mais la lutte n’en fut que plus longue et plus sanglante, comme on le verra par les récits qui vont suivre.
44
Voyez la note A, à la fin de ce volume.
45
C’était le septième aïeul du célèbre Almanzor.
46
Ibn-al-Contîa, fol. 4 r.; Ibn-Adhârî, t. II, p. 11, 273.
47
Cette petite rivière porte aujourd’hui le nom de Salado; elle se jette dans la mer non loin du cap Trafalgar, entre Vejer de la Frontera et Conil. Voyez mes Recherches, t. I, p. 314-316.
48
Forum Judicum, Lib. V, t. I, l. 2.
49
Voyez mes Etudes sur la conquête de l’Espagne par les Arabes, dans le 1er volume de mes Recherches.
50
Comparez Maccarî, t. II, p. 1.
51
Le traité que Théodemir conclut avec Abdalazîz, le fils de Mousâ, se trouve dans Dhabbî. Casiri (t. II, p. 106) en a publié le texte.
52
En évaluant le dirham à 12 sous de notre monnaie, ce tarif serait: fr. 28,80, – 14,40, – 7,20; mais comme au VIIIe siècle le pouvoir de l’argent était à sa force actuelle comme 11 est à 1 (voir Leber, Essai sur l’appréciation de la fortune privée au moyen âge), le tarif était en réalité: fr. 316,80, – 158,40, – 79,20.
53
Leovigild, De Habitu Clericorum (Esp. sagr., t. XI, p. 523).
54
Comparez plus haut, L. I, chap. 10.
55
Urbs erat interea Francorum inhospita turmis, Maurorum votis adsociata magis,
dit Ermold Nigel (I, 67) en parlant de Barcelone. – M. Amari est aussi d’opinion que la condition des Siciliens sous les musulmans était meilleure que celle des peuples italiens qui vivaient sous la domination des Lombards ou des Francs (Storia dei Musulmani di Sicilia, t. I, p. 483).
56
Maccari, t. II, p. 17.
57
Voyez le 2e article des actes du XVIe concile de Tolède, tenu en 693. – Vers la fin du VIe siècle, Masone, évêque de Mérida, convertit beaucoup de païens. Paulus Emeritensis, De vita P. P. Emeritensium, p. 358.
58
Un auteur espagnol qui écrivait au XVIIe siècle, sous le règne de Philippe IV, s’exprime à ce sujet en ces termes: «Il n’est pas étonnant que les habitants des Alpuxarres aient abandonné si facilement leur ancienne foi. Ceux qui demeurent à présent dans ces montagnes sont des Christianos viejos (vieux chrétiens), ils n’ont pas dans leurs veines une goutte de sang impur, ils sont sujets d’un roi catholique, et cependant, faute de docteurs et par suite des oppressions auxquelles ils sont en butte, ils sont si ignorants de ce qu’ils devraient savoir pour obtenir le salut éternel, qu’il leur reste à peine quelques vestiges de la religion chrétienne. Croit-on que si aujourd’hui, ce qu’à Dieu ne plaise, les infidèles se rendaient maîtres de leur pays, ces gens-là tarderaient longtemps à abandonner leur foi et à embrasser les croyances des vainqueurs?» Pedraça, Historia eclesiastica de Granada, fol. 95 v.
59
Voyez le 6e article des actes du XIIe concile de Tolède.
60
Voyez Vita Johannis Gorziensis, c. 120.
61
Marina, Ensayo. t. II, p. 5 et suiv.
62
Samson, Apolog., L. II, c. 8.
63
Voyez Alvaro, Epist. XIII, c. 3; Samson, Apolog., L. II, c. 2, 4.
64
Samson, L. II, c. 2.
65
Dans l’année 747, les chrétiens avaient encore la cathédrale; l’auteur de l’Akhbâr madjmoua l’atteste formellement, fol. 74 v.
66
Voyez Ibn-Batouta, t. I, p. 198.
67
Voyez Içtakhrî, p. 33.
68
Un million de francs; au pouvoir actuel de l’argent, onze millions.
69
Râzî, apud Maccarî, t. I, p. 368. Ibn-Adbârî (t. II, p. 244, 245) cite aussi ce passage, mais en l’abrégeant un peu. Comparez Maccarî, t. 1, p. 359, I. 2.
70
Ibn-al-Coutîa, fol. 15 v.
71
Journ. asiat., IVe série, t. XVIII, p. 515.
72
Une fois, les chrétiens de Cordoue furent imposés extraordinairement à cent mille dinars, onze millions de francs au pouvoir actuel de l’argent.
73
Abou-Ismâîl al-Baçrî, Fotouh as-Chûm, p. 124.
74
Christiani occulti. Euloge, Memor. Sanct., L. II.
75
Samson, Apolog., L. II, c. 5.
76
Idem, ibid., L. II, c. 3.
77
De Tocqueville.
78
Voyez les vers que cite Ibn-Adhârî, t. II, p. 114, ceux qui se trouvent chez Ibn-Haiyân, fol. 64 v., et ceux que j’ai publiés dans mes Notices sur quelques manuscrits arabes, p. 258, 259. Il est remarquable que les Arabes n’appliquent jamais aux chrétiens cette épithète infamante.