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IV

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Table des matières

Mon désespoir fut immense; la nuit qui suivit ma condamnation fut une des plus tragiques de ma tragique existence. Je roulais dans ma tête les projets les plus extravagants; j'étais las de tant d'atrocités, révolté de tant d'iniquités. Mais le souvenir de ma femme, de mes enfants m'empêcha de prendre une décision suprême et je me résolus à attendre.

Le lendemain, j'écrivis la lettre suivante:

23 décembre 1894.

Ma chérie,

Je souffre beaucoup, mais je te plains encore plus que moi. Je sais combien tu m'aimes; ton cœur doit saigner. De mon côté, mon adorée, ma pensée a toujours été vers toi, nuit et jour.

Être innocent, avoir eu une vie sans tache et se voir condamné pour le crime le plus monstrueux qu'un soldat puisse commettre, quoi de plus épouvantable! Il me semble parfois que je suis le jouet d'un horrible cauchemar.

C'est pour toi seule que j'ai résisté jusqu'aujourd'hui; c'est pour toi seule, mon adorée, que j'ai supporté ce long martyre. Mes forces me permettront-elles d'aller jusqu'au bout? Je n'en sais rien. Il n'y a que toi qui puisses me donner du courage; c'est dans ton amour que j'espère le puiser...

J'ai signé mon pourvoi en revision.

Je n'ose te parler des enfants, leur souvenir m'arrache le cœur. Parle-m'en; qu'ils soient ta consolation.

Mon amertume est telle, mon cœur si ulcéré, que je me serais déjà débarrassé de cette triste vie, si ton souvenir ne m'arrêtait, si la crainte d'augmenter encore ton chagrin ne retenait mon bras.

Avoir entendu tout ce qu'on m'a dit, quand on sait en son âme et conscience n'avoir jamais failli, n'avoir même jamais commis la plus légère imprudence, c'est la torture morale la plus épouvantable.

J'essaierai donc de vivre pour toi, mais j'ai besoin de ton aide.

Ce qu'il faut surtout, quoi qu'il advienne de moi, c'est chercher la vérité, c'est remuer ciel et terre pour la découvrir, c'est y engloutir, s'il le faut, notre fortune, afin de réhabiliter mon nom traîné dans la boue. Il faut à tout prix laver cette tache imméritée.

Je n'ai pas le courage de t'écrire plus longuement. Embrasse tes chers parents, nos enfants, tout le monde pour moi.

Alfred.

Tâche d'obtenir la permission de me voir. Il me semble qu'on ne peut te la refuser maintenant.

Le 23 décembre, dans la même journée, ma femme m'écrivait:

23 décembre 1894.

Quel malheur, quelle torture, quelle ignominie! Nous en sommes tous terrifiés, anéantis. Je sais comme tu es courageux, je t'admire. Tu es un malheureux martyr. Je t'en supplie, supporte encore vaillamment ces nouvelles tortures. Notre vie, notre fortune à tous sera sacrifiée à la recherche des coupables. Nous les trouverons, il le faut. Tu seras réhabilité.

Nous avons passé près de cinq années de bonheur absolu, vivons sur ce souvenir; un jour justice se fera et nous serons encore heureux, les enfants t'adoreront. Nous ferons de ton fils un homme tel que toi, je ne pourrai pas lui choisir de plus bel exemple. J'espère bien que je serai autorisée à te voir. En tout cas, sois certain d'une chose, c'est que je te suivrai si loin qu'on t'enverra. Je ne sais si la loi m'autorise à t'accompagner, mais elle ne peut m'empêcher de te rejoindre et je le ferai.

Encore une fois, courage, il faut que tu vives pour nos enfants, pour moi.

23 décembre, soir.

Je viens d'avoir, dans mon immense chagrin, la joie d'avoir de tes nouvelles, d'entendre parler Me Demange dans des termes si chauds, si cordiaux, que mon pauvre cœur en a été réconforté.

Tu sais si je t'aime, si je t'adore, mon bien cher mari; notre immense malheur, l'horrible infamie dont nous sommes l'objet ne font que resserrer encore les liens de mon affection.

Partout où tu iras, où l'on t'enverra, je te suivrai; à deux nous supporterons plus facilement l'expatriement, nous vivrons l'un pour l'autre...; nous élèverons nos enfants, nous leur donnerons une âme bien trempée contre les vicissitudes de la vie.

Je ne puis me passer de toi, tu es ma consolation; la seule lueur de bonheur qui me reste est de finir mes jours à tes côtés. Tu as été un martyr, et tu as encore horriblement à souffrir. La peine qui va t'être infligée est odieuse. Promets-moi que tu la supporteras courageusement.

Tu es fort de ton innocence; imagine-toi que c'est un autre que toi-même que l'on déshonore, accepte le châtiment immérité, fais-le pour moi, pour ta femme qui t'adore. Donne-lui ce témoignage d'affection, fais-le pour tes enfants; ils t'en seront reconnaissants un jour. Ils t'embrassent bien et demandent beaucoup leur papa, ces pauvres petits.

Lucie.

J'avais signé, sans espoir, mon pourvoi en revision devant le tribunal de revision militaire. La revision, en effet, ne pouvait être invoquée devant ce tribunal que pour vice de forme; j'ignorais alors que la condamnation avait été illégalement prononcée.

Les journées s'écoulèrent dans une attente angoissante; j'étais ballotté entre mon devoir et l'horreur que m'inspirait un supplice aussi infâme qu'immérité. Ma femme, qui n'avait pas encore pu obtenir l'autorisation de me voir, m'écrivit de longues lettres pour me soutenir et m'encourager à supporter le supplice de la dégradation.

24 décembre 1894.

Je souffre au delà de tout ce qu'on peut imaginer des horribles tortures que tu supportes; ma pensée ne te quitte pas une seconde. Je te vois seul dans ta triste prison en proie aux plus sombres réflexions, je compare nos années de bonheur, les douces journées que nous avons passées ensemble à l'heure actuelle. Comme nous étions heureux, comme tu as été bon et dévoué pour moi, avec quel entier dévouement tu m'as soignée quand j'étais malade, quel père tu étais pour nos pauvres chéris. Tout cela passe et repasse dans mon esprit; je suis malheureuse de ne pas t'avoir près de moi, de me sentir seule. Mon cher adoré, il faut, il faut absolument que nous nous retrouvions ensemble, que nous vivions l'un pour l'autre, car nous ne pouvons plus exister l'un sans l'autre. Il faut que tu te résignes à tout, que tu supportes les terribles épreuves qui t'attendent, que tu sois fort et fier dans le malheur...

25 décembre.

Je pleure, je pleure et je recommence à pleurer. Tes lettres seules viennent me consoler dans mon extrême douleur, seules elles me soutiennent et me réconfortent. Vis pour moi, je t'en conjure, mon cher ami; rassemble tes forces, lutte, luttons ensemble jusqu'à la découverte du coupable. Que deviendrai-je sans toi? je n'aurai plus rien qui me rattacherait au monde, je mourrais de chagrin si je n'avais l'espoir de me retrouver auprès de toi et de passer encore d'heureuses années à tes côtés...

Nos enfants sont ravissants. Ton pauvre petit Pierre demande tant après toi, je ne puis lui répondre que par des larmes. Ce matin encore il me demandait si tu rentrerais ce soir. Je m'ennuie beaucoup, beaucoup après mon papa, m'a-t-il dit. Jeanne change énormément; elle cause bien, fait des phrases et embellit beaucoup. Du courage, tu les retrouveras un jour; nos rêves, nos projets renaîtront et nous pourrons les accomplir.

26 décembre 1894.

J'ai été porter moi-même tes effets au greffe de la prison; je suis entrée dans cette triste maison où tu subis cet horrible martyre. Pour un moment j'ai eu la sensation que je me rapprochais de toi; j'aurais voulu briser ces froides murailles qui nous séparaient et venir t'embrasser. Malheureusement il est des choses pour lesquelles la volonté est impuissante, des cas où toutes les forces physiques et morales ne suffisent pas pour vaincre. J'attends très impatiemment le moment où on nous permettra de nous jeter enfin dans les bras l'un de l'autre...

Je te demande un immense sacrifice, celui de vivre pour moi, pour nos enfants, de lutter jusqu'à la réhabilitation... Je mourrais de chagrin si tu n'étais plus, je n'aurais pas la force de soutenir une lutte pour laquelle toi seul au monde peux me fortifier.

27 décembre 1894.

Je ne puis me lasser de t'écrire, de venir te causer, ce sont mes seuls bons moments; je ne sais faire que cela et pleurer. Tes lettres me font tant de bien, merci. Continue à me gâter. Je donnerai aux enfants des jouets de ta part; ils n'ont pas besoin de cela pour penser à toi. Tu étais si bon pour eux que ces petits ne t'oublient pas. Pierre demande beaucoup après toi et le matin ils viennent tous deux dans ma chambre admirer ta photographie... Pauvre ami, comme tu dois souffrir de ne pas les voir. Mais garde ton beau courage; un jour viendra où nous serons tous réunis, tous heureux, où tu pourras les caresser, les adorer.

Je t'en supplie, ne t'occupe pas de ce que pense la foule. Tu sais combien les opinions tournent... Qu'il te suffise de savoir que tous tes amis, tous ceux qui te connaissent sont pour toi; les gens intelligents cherchent à débrouiller le mystère.

21 décembre 1894.

Je vois que tu as repris courage et tu m'en as redonné... Supporte vaillamment cette triste cérémonie, relève la tête et crie ton innocence, ton martyre à la face de tes exécuteurs.

Cet horrible supplice passé, je mettrai tout mon amour, toute ma tendresse, toute ma reconnaissance à t'aider à supporter le reste. Lorsqu'on a sa conscience pour soi, la conviction qu'on a fait son devoir toujours et de tout temps, l'espérance dans l'avenir, on peut tout supporter...

Lucie.

Le 31 décembre 1894, j'appris que le pourvoi en revision avait été repoussé.

Le soir même, le commandant du Paty de Clam se présenta à la prison. Il venait me demander si je n'avais pas commis quelque acte d'imprudence, quelque acte d'amorçage. Je ne lui répondis qu'en protestant toujours aussi énergiquement de mon innocence.

Aussitôt après son départ, j'écrivis la lettre suivante au Ministre de la Guerre:

Monsieur le Ministre,

J'ai reçu, par votre ordre, la visite du commandant du Paty de Clam, auquel j'ai déclaré encore que j'étais innocent et que je n'avais même jamais commis la moindre imprudence. Je suis condamné, je n'ai aucune grâce à demander. Mais au nom de mon honneur, qui je l'espère me sera rendu un jour, j'ai le devoir de vous prier de vouloir bien continuer vos recherches. Moi parti, qu'on cherche toujours, c'est la seule grâce que je sollicite.

J'écrivis ensuite à Maître Demange pour lui rendre compte de cette visite.

J'avais précédemment informé ma femme du rejet du pourvoi.

31 décembre 1894.

Ma chère Lucie,

Le pourvoi est rejeté, comme il fallait s'y attendre. On vient de me le signifier; demande de suite la permission de me voir.

Le supplice cruel et horrible approche, je vais l'affronter avec la dignité d'une conscience pure et tranquille. Te dire que je ne souffrirai pas, ce serait mentir, mais je n'aurai pas de défaillance...

Alfred.

Ma femme me répondit:

1er janvier 1895.

J'ai envoyé hier après-midi à la Place porter ma demande et on a vainement attendu la réponse... Pourvu que mon autorisation de te voir m'arrive demain! Car enfin quelle raison pourraient-ils invoquer encore maintenant si ce n'est celle de la cruauté, de la barbarie? Pauvre, pauvre ami... Que je voudrais donc t'embrasser, te consoler, te réconforter. Non, vois-tu, mon cœur saigne à la pensée des tortures que tu as à subir.

Avoir une belle âme comme la tienne, des sentiments aussi élevés, une bonté inaltérable, un patriotisme exalté, et se voir torturé avec cette cruauté, cet acharnement, et payer, toi innocent, pour un autre qui se dérobe lâchement derrière son infamie. Il n'est pas admissible, s'il existe une justice, que ce traître ne se dévoile pas, que la vérité ne se fasse pas jour.

Lucie.

Enfin, ma femme fut autorisée à me voir. L'entrevue eut lieu dans le parloir de la prison. C'est une pièce grise, séparée au milieu par deux grilles parallèles, treillagées; ma femme était d'un côté de l'une des grilles, moi de l'autre côté de la deuxième grille.

C'est dans ces conditions pénibles qu'il me fut permis de voir ma femme, après tant de semaines douloureuses. Je ne pus même pas l'embrasser, la serrer dans mes bras; nous dûmes causer à distance. Cependant ma joie fut grande de revoir ce cher visage; je cherchai à y lire et à y voir quelles traces y avaient laissées la souffrance et la douleur.

Après son départ, je lui écrivis:

Mercredi, 5 heures.

Ma chérie.

Je veux encore t'écrire ces quelques mots pour que tu les trouves demain matin à ton réveil.

Notre conversation, même à travers les barreaux de la prison, m'a fait du bien. Je tremblais sur mes jambes en descendant, mais je me suis raidi pour ne pas tomber par terre d'émotion. A l'heure qu'il est, ma main n'est pas encore bien assurée: cette entrevue m'a violemment secoué. Si je n'ai pas insisté pour que tu restes plus longtemps, c'est que j'étais à bout de forces; j'avais besoin d'aller me cacher pour pleurer un peu. Ne crois pas pour cela que mon âme soit moins vaillante ni moins forte, mais le corps est un peu affaibli par trois mois de prison...

Ce qui m'a fait le plus de bien, c'est de te sentir si courageuse et si vaillante, si pleine d'affection pour moi. Continue, ma chère femme, imposons le respect au monde par notre attitude et notre courage. Quant à moi, tu as dû sentir que j'étais décidé à tout; je veux mon honneur et je l'aurai; aucun obstacle ne m'arrêtera.

Remercie bien tout le monde, remercie de ma part Me Demange de tout ce qu'il a fait pour un innocent. Dis-lui toute la gratitude que j'ai pour lui, j'ai été incapable de l'exprimer moi-même. Dis-lui que je compte sur lui dans cette lutte pour mon honneur.

Alfred.

La première entrevue avait eu lieu dans le parloir de la prison. Elle avait revêtu par les circonstances un caractère si tragique que le commandant Forzinetti demanda et obtint l'autorisation de me laisser voir ma femme dans son cabinet, lui étant présent.

Ma femme vint me voir une seconde fois; c'est alors que je lui fis la promesse de vivre et d'affronter courageusement la douleur de la lugubre cérémonie qui m'attendait. A la suite de sa visite, je lui écrivis:

«Je suis plus calme, ta vue m'a fait du bien. Le plaisir de t'embrasser pleinement et entièrement m'a fait un bien immense.

«Je ne pouvais attendre ce moment. Merci de la joie que tu m'as donnée.

«Comme je t'aime, ma bonne chérie! Enfin espérons que tout cela aura une fin. Il faut que je conserve toute mon énergie.»

Je vis aussi quelques instants mon frère Mathieu, dont je connaissais l'admirable dévouement.

Le jeudi 3 janvier 1895, j'appris que le supplice était pour le surlendemain.

Jeudi matin.

On m'apprend que l'humiliation suprême est pour après-demain. Je m'y attendais, j'y étais préparé, le coup a cependant été violent. Je résisterai, je te l'ai promis. Je puiserai les forces qui me sont encore nécessaires dans ton amour, dans l'affection de vous tous, dans le souvenir de mes enfants chéris, dans l'espoir suprême que la vérité se fera jour. Mais il faut que je sente votre affection à tous rayonner autour de moi, il faut que je vous sente lutter avec moi. Continuez donc vos recherches sans trêve ni repos...

Alfred.

Cinq années de ma vie, 1894-1899

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