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XIV
MOLIÈRE
ОглавлениеMolière, de 1620 à 1673. – Son voyage dans le Midi (1641). – Son entrée dans la troupe de la Béjart (1652). —La comédie de l'Étourdi.– Son succès. – L'Illustre Théâtre, débuts de la troupe à Paris (24 octobre 1658). – La troupe de Monsieur. – Ouverture de la salle du Petit-Bourbon (3 novembre 1658). – Rivalité avec la troupe de l'hôtel de Bourgogne. —Le Dépit amoureux (1658). —Les Précieuses ridicules (1659). – Anecdotes. – L'hôtel Rambouillet. – Bon mot de Ménage. – Influence de la comédie des Précieuses sur les mœurs de l'époque. —Le Cocu imaginaire.– Anecdotes. – La troupe de Molière au Palais-Royal (4 novembre 1660). —Don Garcie de Navarre (1661). – Chute de cette comédie héroïque. —L'École des maris (1661). —Les Fâcheux (1661). – Anecdotes. —Le Fâcheux Chasseur.—L'École des femmes (1662). —La Critique de l'École des femmes (1663). – Anecdotes. – Citations. – Tarte à la crème du duc de la Feuillade. —Le Portrait du peintre, de Boursault, et l'Impromptu de Versailles, de Molière. – Double utilité de cette dernière comédie. – Déchaînement des ennemis de Molière contre le grand auteur. – Louis XIV le venge par ses bienfaits. —La Princesse d'Élide (1664). – Les trois premiers actes du Tartuffe aux fêtes de Versailles. —Psyché.—Le Festin de pierre ou la Statue du Commandeur (1665). – Anecdote. —L'Amour médecin (1665). —Le Misanthrope (1666). – Anecdote. – La comédie du Misanthrope devant les acteurs du Théâtre-Français. – La troupe de Molière troupe du Roi (août 1665). – Le Tartuffe (1667). – Anecdotes. – Plaisanterie de l'acteur Armand. —Le Sicilien (1667). —Amphitryon (1668). —Georges Dandin (1668). —L'Avare (1668). – Dernières pièces de Molière, de 1668 à 1673. – Anecdotes. – Anecdotes relatives à l'Avare. —Monsieur de Pourceaugnac (1669). —Le Bourgeois gentilhomme (1670). —Les Femmes savantes (1672). —Le Malade imaginaire (1673). – Lully en Pourceaugnac. – Anecdote relative à la comédie de la Comtesse d'Escarbagnas. – Jugement sur Molière.
Jean-Baptiste Poquelin, qui prit plus tard le nom illustre de Molière, naquit à Paris en 1620 et y mourut en 1673. Tout le monde sait que cet homme célèbre, fils et petit-fils de valet de chambre, tapissier du Roi, montra dès son enfance une véritable passion pour l'étude et une grande vocation pour le théâtre; que son grand-père l'encourageait dans ses instincts naturels, et que son père, au contraire, le retenait; que le jeune enfant n'obtint qu'avec peine de faire quelques études à Paris au collége de Clermont1, où il se lia avec plusieurs hommes qui acquirent par la suite un nom dans les lettres. Nous ne nous arrêterons donc pas à Poquelin enfant, tapissier du roi par charge héréditaire, studieux élève des Jésuites, non moins studieux élève de Gassendi, dans les leçons duquel il puisa les principes de justesse et les préceptes de philosophie qui lui servirent de guide dans ses ouvrages. Nous prendrons Molière fait homme, quoique bien jeune encore, et forcé, en 1641, de remplacer dans sa charge de tapissier son père tombé malade; nous le prendrons contraint de suivre le roi Louis XIII à Narbonne, interrompant ainsi des études qui faisaient toute sa joie pour se livrer à des fonctions diamétralement opposées à ses goûts.
Ce voyage en Languedoc ne fut cependant pas inutile au jeune Poquelin. Lorsqu'on veut étudier, on le peut toujours, surtout si la nature est le sujet de l'étude, car la nature se trouve partout. Or, dès cette époque, l'objet des méditations de Molière, c'était la nature humaine. Certes, il avait autour de lui, à la cour de Louis XIII, assez d'originaux à observer, assez de types à graver dans son esprit, assez de passions à critiquer, pour trouver un aliment à sa naissante philosophie. Que de portraits ne devait pas puiser dans l'entourage du prince un aussi grand peintre de mœurs?
A son retour à Paris, en 1652, l'apprenti tapissier ne put résister plus longtemps à la voix secrète qui le poussait au théâtre. A cette époque, et depuis que le Cardinal de Richelieu avait régné de fait sur la France, le goût des spectacles s'était généralisé dans le royaume. Plusieurs troupes de comédiens ou sociétés donnaient des représentations, couraient même la province. Le jeune Poquelin se fit recevoir dans l'une d'elles au grand désespoir de sa famille, et changea son nom en celui de Molière.
La troupe dans laquelle il fut affilié, était exploitée par une comédienne, la Béjart, qui ne tarda pas à comprendre tout le parti qu'elle pouvait tirer pour elle de son association avec un jeune homme aussi intelligent que paraissait l'être sa nouvelle recrue. On était en 1645; les comédiens de la Béjart n'ayant pas eu de succès à Paris sur les tréteaux aux fossés de la porte de Nesle (aujourd'hui rue Mazarine) ni au port Saint-Paul, s'établirent au jeu de paume de la Croix-Blanche (faubourg Saint-Germain). Là ils réussirent quelque temps, et fiers de voir la foule se presser chez eux, ils baptisèrent leur théâtre du nom un peu ambitieux d'Illustre Théâtre.
Pendant quelque temps, tout parut assez bien marcher; mais la politique ne tarda pas à se jeter à la traverse de leur entreprise. La régence d'Anne d'Autriche était devenue orageuse. La guerre civile, les troubles de la Fronde tournaient les esprits vers des sujets tout autres que les spectacles; la salle de la Béjart devint déserte. Molière proposa alors à ses compagnons de tenter le sort en province. Ils se rendirent à Bordeaux où le fameux duc d'Épernon, gouverneur de la Guyenne, leur fit bon accueil. Molière, qui se sentait non-seulement le talent nécessaire pour représenter, mais encore celui de composer de bonnes pièces, essaya de donner une tragédie de sa façon, la Thébaïde. Cette pièce ayant été froidement écoutée, l'auteur en conclut que le genre tragique pouvait bien n'être pas son fait. Alors il tenta d'écrire l'Étourdi, qui commença réellement sa réputation.
La troupe de l'Illustre Théâtre quitta Bordeaux pour se rendre à Lyon où elle donna cette pièce, l'Étourdi, première comédie régulière du tapissier devenu auteur dramatique. La troupe et la pièce eurent un immense succès. Le prince de Conti, qui tenait alors avec faste à Béziers les États de la province du Languedoc, qui avait connu Poquelin chez les Jésuites au collége de Clermont, et s'était, depuis, souvent intéressé aux représentations des comédiens de la Béjart, manda Molière et sa troupe, voulant qu'ils servissent à l'ornement de ses fêtes. L'Étourdi parut à Béziers avec un nouvel éclat, fut suivi du Dépit amoureux et de quelques petites pièces ou farces, le Docteur amoureux, les Trois docteurs rivaux, disparus depuis du répertoire.
Le prince de Conti fut tellement satisfait de l'esprit de son ancien condisciple, qu'il voulut se l'attacher en qualité de secrétaire particulier. Heureusement pour la France, la vocation de Molière l'emporta sur les offres séduisantes de son protecteur. Molière persévéra dans son projet de vouer son existence à la carrière théâtrale et refusa le prince. Toutefois, sentant bien que ce n'était pas à courir la province qu'il pourrait acquérir la réputation à laquelle il se sentait la force et le talent d'aspirer et devenir chef de l'association, il tenta quelques démarches pour se fixer à Paris. Soutenu par le prince de Conti, admis auprès de Monsieur, il obtint enfin de jouer en présence du roi et de la reine.
Le 24 octobre 1658, un théâtre fut construit dans la salle des gardes du Louvre, et la troupe de l'Illustre Théâtre, depuis plusieurs années comme exilée en province, eut l'honneur de paraître devant la Cour. Elle joua d'abord la tragédie de Nicomède de Corneille, pièce choisie par Louis XIV lui-même, et à laquelle le Grand Roi avait voulu que vinssent assister les comédiens de l'hôtel de Bourgogne. De nombreux applaudissements récompensèrent les nouveau-venus de leurs efforts. Néanmoins Molière, ne se faisant pas illusion sur l'infériorité de ses camarades, relativement aux acteurs de la grande troupe, dans la tragédie, voulut donner à Leurs Majestés une idée du genre dans lequel les siens montraient quelque talent. S'avançant donc vers la rampe, il remercia le roi d'avoir daigné excuser les défauts d'acteurs qui n'avaient paru qu'en tremblant devant une assemblée aussi auguste, puis il demanda la permission de jouer un de ces petits divertissements qui leur avaient acquis une certaine réputation en province.
Le roi ayant agréé l'offre de Molière, on représenta le Docteur amoureux. Louis XIV, très-amusé et par conséquent très-satisfait, permit à l'Illustre Théâtre de s'établir sous le nom de Troupe de Monsieur, au Petit-Bourbon, pour y donner des représentations alternativement et de deux jours l'un avec les Italiens.
La troupe de Molière était alors composée des deux frères Béjart, de Duparc, de Dufresne, de Desbries, de Croisal, des demoiselles Béjart, Duparc, Debrie et Hervé. Elle prit possession, dix jours après la représentation du 24 octobre 1658, du nouveau théâtre que Sa Majesté lui avait octroyé si gracieusement.
Ainsi donc, après une jeunesse toute de souci et de travail, dans laquelle Poquelin lutta courageusement pour conquérir le droit de s'instruire et de suivre sa vocation, il parvint à l'âge de vingt-huit ans à se créer une position à Paris, auprès du roi, devenu son protecteur.
A partir de ce moment, le goût de la saine comédie commence à régner sur la scène française, et c'est à 1658 que l'on doit fixer les représentations, à Paris, des comédies de Molière.
Les pièces de Molière, dignes du nom de Comédies et restées au répertoire, sont au nombre de trente. Il créa en outre une douzaine de farces qui n'ont pas eu les honneurs de l'impression.
L'Étourdi, qui avait eu un grand succès en province, à Lyon d'abord, à Béziers ensuite, parut sur la scène du Petit-Bourbon, le jour de l'ouverture du théâtre, le 3 novembre 1658, et y fut fort applaudi. Tout Paris, c'est-à-dire la Cour et la bourgeoisie, aurait voulu assister à la première représentation qui fut des plus brillantes. La troupe de l'hôtel de Bourgogne s'en montra sottement fort courroucée, et la guerre éclata bientôt entre les deux théâtres, guerre d'intrigues qui dégénéra en une guerre d'injures, et cependant la grande ville était déjà bien assez vaste pour contenir deux théâtres, deux troupes qui d'ailleurs différaient essentiellement entre elles par le genre, puisque l'une ne jouait guère que la tragédie, l'autre la comédie.
Molière eut à souffrir de cette ridicule rivalité; car, comme chef de la troupe du Petit-Bourbon, c'est à lui que s'adressaient toutes les tracasseries dont on cherchait à l'accabler de l'hôtel de Bourgogne.
Que les temps sont changés! pourrait-on dire avec Racine. Aujourd'hui ce ne sont plus deux troupes vivant en mauvaise intelligence qui se partagent la capitale du monde civilisé, mais vingt troupes au moins, dont directeurs et artistes vivent dans l'entente la plus cordiale, se faisant sans cesse mille politesses au travers desquelles on entrevoit à peine de loin en loin, à l'époque des revues, par exemple, quelques coups de patte, quelque trait plus ou moins spirituel contre telle ou telle pièce, contre tel ou tel acteur ou actrice du théâtre voisin. Mais qu'est-ce que ces piqûres d'épingles à côté des coups de massue que se portaient les deux théâtres du dix-septième siècle?.. La civilisation marche, les guerres s'en vont, les guerres de théâtre, s'entend; mais revenons à Molière.
C'est lui qui joua dans l'Étourdi le rôle du valet Mascarille, rôle resté type à la scène. Cette pièce, avec des défauts, est cependant supérieure à tout ce que l'on avait joué jusqu'alors; bien loin surtout du genre adopté (le Menteur, de Corneille, qui l'avait précédée s'en rapproche); aussi ne doit-on pas s'étonner qu'elle ait fait en quelque sorte école.
Un mois après l'ouverture de son théâtre à Paris, Molière donna le Dépit amoureux, dont le sujet lui avait été fourni par la pièce italienne la Filia creduta Maschio. Déjà sa troupe l'avait joué aux États de Languedoc. Cette comédie n'est pas sans défauts, on y retrouve ceux de la scène espagnole et même de l'ancien théâtre français: l'intrigue y est absurde; on y remarque, surtout dans les scènes entre le valet et la suivante, des expressions d'une trivialité presque cynique, mais elle offre une peinture vraie des folies de l'amour. L'auteur dessinait encore d'après de mauvais modèles; il ne tarda pas à prendre son essor, à peindre d'après nature et à devenir dès lors un peintre inimitable.
La troisième pièce de Molière, les Précieuses ridicules, dut le jour à un travers de l'époque. Il existait à Paris, au milieu du dix-septième siècle, une femme d'un aimable caractère, qui avait épousé le marquis de Rambouillet, et dont l'hôtel était ouvert à tout ce qui prétendait à l'esprit. Il arriva que les beaux esprits dont s'entoura la charmante marquise ne tardèrent pas à faire de sa maison le séjour non des grâces, mais de l'afféterie la plus exagérée, la plus ridicule, la plus insoutenable. Rien n'était absurde comme ce qui se passait parmi les habitués de l'hôtel de Rambouillet. Les initiés devaient y connaître la Carte du Tendre; pour se faire aimer, un homme ne pouvait se dispenser d'emporter d'assaut le village des Billets galants, le hameau des Billets doux et le château des Petits soins. Les femmes se désignaient entre elles sous la qualification de chères. Une précieuse, une chère se mettait au lit pour recevoir ses visites. Sa ruelle était décorée avec coquetterie. Pour avoir le bonheur d'être admis en sa présence, il fallait être initié par un grand introducteur des ruelles, au fin des choses, au grand fin, au fin du fin2. Près d'elle se trouvait aussi l'alcôviste, espèce de cavalier servant dans le genre de ceux dont quelques parties de l'Italie ont conservé si longtemps l'usage. C'était sur l'heureux mortel chargé de ces hautes et importantes fonctions, que reposait le soin de faire les honneurs de la chambre de la chère et de veiller à l'ordonnance des conversations. Il était l'introducteur, le metteur en scène de cette stupide comédie journalière. Chose bizarre, et qui prouve du reste combien les mœurs, au siècle du Grand Roi, étaient différentes des nôtres, jamais un alcôviste ne faisait naître le moindre soupçon contre la vertu des chères. Ces dames, dit Saint-Évremond, faisaient consister leur principal mérite à aimer tendrement leurs amants sans jouissance, et à jouir solidement de leurs maris avec aversion.
Comme ce qui est mode a toujours réussi et réussira toujours en France, ne fût-ce que quelque temps, la vogue était à l'hôtel Rambouillet. On finit par pousser les choses si loin dans cette réunion frivole, qu'on y voulut modifier le langage. Mais au lieu de le simplifier, on se servit de périphrases inintelligibles pour rendre la pensée. La pensée fut bientôt travestie à tel point qu'elle ne pouvait plus être comprise que par les habitués du lieu, ayant la clef de cet absurde fatras. On y discutait sur le mot d'une énigme, on s'envoyait un rondeau, une pièce de vers boursouflés. L'affectation devint si fort à la mode, qu'elle commençait à gagner toutes les classes de la société. Molière saisit le travers et essaya de l'arrêter par le sarcasme; il y parvint en faisant jouer, le 8 novembre 1659, sa comédie des Précieuses ridicules.
La pièce, charmante et spirituelle critique du travers que nous venons de signaler, eut le plus incroyable succès, incroyable est le mot, lorsqu'on pense que tout l'hôtel de Rambouillet se trouvait à la première représentation et applaudit à la critique de ses propres défauts, s'amusa de ses propres ridicules, admira la vérité de la peinture de ses propres et journalières absurdités. L'auteur n'avait pas craint de mettre tout cela en scène avec autant de talent que d'esprit. En sortant de la salle du Petit-Bourbon, Ménage, un des fidèles de la marquise, dit à Chapelain, autre habitué de l'hôtel: – «Monsieur, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d'être critiquées si finement et avec tant de bon sens; mais, croyez-moi, pour me servir des paroles de saint Rémy à Clovis: «Il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé.»
La réputation de Molière s'accrut beaucoup de cette création. On joua la pièce à la Cour, alors aux Pyrénées, et qui lui fit un très-brillant accueil. On prétend qu'à cette nouvelle, l'auteur fut tellement satisfait, qu'il dit: – «Allons, je n'ai plus que faire d'étudier Plaute et Térence, ni d'éplucher des fragments de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le monde.»
On raconte encore dans les Mémoires du temps que pendant la première représentation, un vieillard s'écria du milieu du parterre: – «Courage, Molière, voilà de la bonne comédie!» et qu'à la seconde, la troupe de Monsieur doubla le prix ordinaire des places, ce qui portait celui du parterre à vingt sous.
Le vieillard des Précieuses ridicules avait bien raison, car c'était la première fois qu'en France on offrait au public le tableau des ridicules. Jusqu'alors on s'était borné, dans la comédie, à mettre sous les yeux du public des événements bizarres, des caractères forcés, des intrigues souvent absurdes. Le succès de cette comédie ne se borna pas à un succès de théâtre, il fut presque un événement social, puisque, grâce à elle, le défaut signalé, dont on se faisait un mérite, fut corrigé et abandonné tout à coup. Que n'avons-nous, de nos jours, un autre Molière, pour faire disparaître ce jargon de mauvais goût qui tend à se populariser, à passer d'un certain monde dans le monde le plus élevé, et qui prend racine jusque sur nos théâtres?
Une autre réforme, attribuée à la comédie des Précieuses ridicules, fut le changement presque complet opéré dans le goût du public en matière de romans qui étaient alors fort à la mode. Elle discrédita ce genre de livre, au point qu'un des grands éditeurs de cette époque, Jolly, fut, dit-on, ruiné par ce revirement soudain.
Aux Précieuses ridicules succéda, en 1660, le Cocu imaginaire, en un acte et en vers, charmante petite comédie qui n'eut pas moins de succès que les précédentes compositions de Molière. A la suite de la représentation, un brave Parisien, croyant avoir été pris par l'auteur pour l'original du héros de la pièce, en parla à un de ses amis, en lui disant qu'il ne comprenait pas qu'un comédien eût pu avoir l'audace de mettre en scène un homme tel que lui. – «Parbleu, je vous conseille de vous plaindre! s'écria l'ami; ne vous a-t-il pas peint du beau côté, en ne faisant de vous qu'un Cocu imaginaire. Vous seriez bien heureux d'en être quitte à si bon marché.»
Le titre de cette pièce qui, au temps de Louis XIV, n'alarmait pas encore les oreilles des femmes les plus chastes, ne serait plus admis de nos jours. Déjà en 1773, un siècle après Molière, on le changea en celui des Fausses alarmes, lorsqu'on voulut jouer cette jolie comédie à Fontainebleau, devant le roi et la Cour. On eût bien fait, ce nous semble, en modifiant le titre, de supprimer aussi un certain nombre de vers, d'une crudité d'expression et de pensée qu'on ne tolérerait plus, comme lorsque Sganarelle s'écrie dans son désespoir:
Déjà pour commencer, dans l'ardeur qui m'enflamme,
Je vais dire partout qu'il couche avec ma femme.
A propos de ce mot de cocu, rayé aujourd'hui du dictionnaire dramatique, et auquel le langage épuré a renoncé également, on racontait, au temps de Molière, une spirituelle saillie d'une bourgeoise, nommée madame Loiseau, et qui passait alors pour une des langues les mieux affilées de Paris. Le roi se l'était fait montrer, et se plaisait à provoquer son caquet lorsqu'il en trouvait l'occasion. L'apercevant, un soir qu'il causait avec une duchesse de sa cour, il dit tout bas à cette dernière de la questionner. On était au beau moment du succès du Cocu de Molière. – «Quel est l'oiseau le plus sujet à être cocu? demande à la gentille bourgeoise la duchesse, qui croit faire preuve d'à-propos et d'esprit. – C'est le duc, Madame,» répondit aussitôt celle-ci. On ne dit pas si le mot tombait juste en cette circonstance; mais, ce qu'il y a de certain, c'est que les rieurs ne furent pas du côté de la grande dame.
On peut adresser une sorte de reproche à l'auteur du Cocu imaginaire si on se place au point de vue abstrait, c'est celui d'avoir sacrifié aux anciens usages en glissant à travers le dialogue quelques bouffonneries; mais il faut se souvenir que Molière ne pouvait se dispenser de faire la part du goût de l'époque, et qu'il eût peut-être été dangereux pour lui de sevrer complétement son public de certains mots, de certaines situations auxquels ce public n'était pas encore déshabitué.
Dans le monologue de Sganarelle, par exemple, on trouve ces pasquinades:
Quand j'aurai fait le brave et qu'un fer pour ma peine
M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras?
La bière est un séjour par trop mélancolique
Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique.
C'est tout au plus si on tolérerait ce mauvais jeu de mots au théâtre actuel du Palais-Royal, où cependant le public tolère bien des choses.
Au mois d'octobre 1660, la salle du Petit-Bourbon ayant été abattue, Louis XIV accorda celle du Palais-Royal, bâtie par Richelieu pour les représentations de Mirame, aux troupes des Italiens et de Molière. Cette dernière y débuta le 4 novembre de la même année.
Le 4 février 1661, Molière fit jouer Don Garcie de Navarre ou le Prince jaloux, comédie héroïque en cinq actes et en vers. Ce fut son premier échec. Comme auteur et comme acteur, il déplut au public. La pièce tomba à plat et ne fut plus mise au théâtre. Elle ne fut même imprimée qu'après la mort de Molière, qui pensait tellement ne jamais la tirer de l'oubli, que plusieurs scènes furent utilisées par lui dans d'autres pièces. La chute de Don Garcie ranima les espérances d'ennemis nombreux qui ne pardonnaient pas facilement les succès précédents. En tête, s'inscrivaient les acteurs de l'hôtel de Bourgogne. – Molière est épuisé; – son esprit est mort disaient-ils. Visé, qui rédigeait le Mercure galant, s'empressa d'y insérer des plaisanteries, des épigrammes contre l'auteur de la malencontreuse comédie; mais pendant ce temps-là, Molière, incapable de se laisser décourager, composait la belle étude de mœurs de l'École des maris, en trois actes et en vers. Le 24 juin 1661, cette pièce fut jouée en présence d'un concours considérable de spectateurs, qui tous ne venaient pas pour applaudir. Malheureusement pour ceux qui jalousaient Molière, le champ de bataille resta à ce dernier. Il put enregistrer un nouveau triomphe, car de tous les points de la salle du Palais-Royal ce fut, pendant le temps que dura la représentation, un tolle d'admiration, des applaudissements sans cesse renouvelés. Un des détracteurs de Molière prétendit que c'était une pâle copie des Adelphes de Térence. Il se trompait. Le sujet avait été puisé en un joli conte de Boccace, dans lequel une femme éprise d'un jeune homme s'arrange de façon à se donner pour complice involontaire son propre confesseur, qui, sans s'en douter et croyant remplir les devoirs de son ministère, porte les billets doux. Molière, au confesseur, substitue un tuteur ridicule et d'un certain âge, et à la femme mariée, une jeune pupille que l'amoureux a l'intention d'épouser.
On applaudit beaucoup la tirade de Lisette au premier acte, et ces vers d'Ariste:
Et les soins défiants, les verroux et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes et des filles;
C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir;
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
La jolie comédie de mœurs des Fâcheux, vit le jour cette même année 1661, et fut composée en très-peu de jours par Molière, pour la fête que Fouquet donna à Louis XIV dans son château de Vaux. On assure que cette pièce fut conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. C'était une série de vrais tours de force.
Lorsque le moment d'entrer en scène fut venu, que le Grand Roi et sa Cour eurent pris place, Molière fit lever le rideau, puis s'approchant en habit de ville de la rampe, il parut tout troublé, balbutia des excuses d'un air embarrassé, assurant qu'il ne savait comment faire, se trouvant seul, sans acteurs et hors d'état d'offrir à Sa Majesté l'amusement qu'elle semblait attendre. Alors, vingt jets d'eau naturels s'élevèrent tout à coup des diverses parties du théâtre, une énorme coquille s'ouvrit, et une Naïade s'en élança, s'avança et déclama un compliment en vers, composé par Pélisson, compliment formant prologue et qui est bien la plus plate flagornerie qu'on puisse jeter à la tête d'un homme, cet homme fût-il le plus grand souverain du monde, comme l'appelle la Naïade lorsqu'elle s'écrie:
Lui-même n'est-il pas un miracle visible,
Son règne si fertile en miracles divers
N'en demande-t-il pas à tout cet univers?
Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Etc., etc.
Le compliment continue sur ce ton jusqu'à la fin. Passons à la pièce de Molière. Elle plut beaucoup au Roi, à la Cour et au public d'élite invité chez le surintendant. En sortant, Louis XIV adressa des paroles flatteuses à Molière, et, apercevant le comte de Soyecourt, chasseur ennuyeux, fort connu par ses hâbleries: – «Voilà, dit-il au poëte, un grand original que tu n'as pas encore copié.» Le mot ne fut pas perdu; Molière composa et fit apprendre en vingt-quatre heures, à sa troupe, la délicieuse scène du Fâcheux Chasseur. Ce qu'il y a de plus piquant, c'est que l'auteur, n'étant pas très au fait des termes techniques usités lorsqu'on parle de chasse, se les fit apprendre par le comte de Soyecourt lui-même. Le Roi sut bon gré à Molière d'avoir suivi son conseil, et s'amusa infiniment de la scène ajoutée aux Fâcheux, scène qui, en effet, est une des meilleures de cette charmante comédie. Au troisième acte, l'un des personnages, Ormin, veut faire parvenir au Roi un grand projet, et propose de mettre toutes les côtes de France en ports de mer, afin d'arriver à des bénéfices énormes. Cette plaisanterie, imaginée par Molière, semble revivre de nos jours, mais prise au sérieux par un des grands organes de la publicité, qui a demandé, tout récemment, qu'on fasse de Paris un port de mer, en inondant une des plaines qui l'environnent. Avec deux cents millions le tour sera joué, et la capitale de la France, qui donne depuis si longtemps à notre brave armée de terre ses plus joyeux et ses plus intrépides soldats, aura le bonheur d'offrir en outre, à l'armée de mer, ses mousses les plus hardis, ses matelots les plus indomptables, ses amiraux les plus énergiques. Seulement, pour cela, il faut que nous ayons, comme le dit le Visé moderne: Paris-port. Molière a donc devancé son siècle de deux cents ans.
L'année 1662 fut une année de succès littéraires et dramatiques pour l'auteur des Fâcheux, mais elle marque fatalement dans sa vie intérieure. Molière eut la fatale pensée d'épouser une jeune fille dont il avait guidé les premiers pas, mademoiselle Béjart, et cette union le rendit malheureux pour le reste de ses jours. Il n'en continua pas moins avec ardeur ses travaux dramatiques. A chaque instant, une nouvelle comédie sortait tout armée de son fertile cerveau. Ainsi, il fournit successivement au théâtre, après les Fâcheux: l'École des femmes, la Critique de l'École des femmes, l'Impromptu de Versailles, pièces critiques qui remuèrent la Cour et la ville, et donnèrent lieu à une foule d'anecdotes.
L'idée première de l'École des femmes, fut inspirée à Molière par la lecture d'un livre intitulé: les Nuits facétieuses du seigneur Strapole. Dans une des histoires de ce livre, un individu fait confidence à son ami (qu'il ne sait pas être son rival), des faveurs obtenues près de sa maîtresse. C'est sur ce faible canevas que Molière broda, en peu de temps, la riche comédie qui devait rester à la scène et dans laquelle un rôle, celui d'Agnès, devenait un type toujours admiré. Malgré les beautés que renferme cette pièce, et peut-être aussi à cause de ses charmes, les ennemis du poëte firent tous leurs efforts pour la dénigrer. Des critiques sanglantes parurent de toutes parts. Boileau vengea Molière par une pièce de vers qui se termine ainsi:
Laisse gronder tes envieux:
Ils ont beau crier, en tous lieux,
Qu'en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n'ont rien de plaisant.
Si tu savais un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairais pas tant.
On s'éleva beaucoup contre l'inconvenance de la scène du deuxième acte, où Arnolphe s'enquiert de ce qui s'est passé entre Agnès et Horace:
Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses?
AGNÈS
Oh tant! il me prenait et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n'était jamais las.
ARNOLPHE
Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelqu'autre chose?
(La voyant interdite.)
Ouf…
AGNÈS
Eh! il m'a…
ARNOLPHE
Quoi!
AGNÈS
Pris…
ARNOLPHE
Euh!..
AGNÈS
Le…
ARNOLPHE
Plaît-il?
AGNÈS
Je n'ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.
ARNOLPHE
Non.
AGNÈS
Si fait.
ARNOLPHE
Mon Dieu, non.
AGNÈS
Jurez donc votre foi.
ARNOLPHE
Ma foi, soit!
AGNÈS
Il m'a pris… vous serez en colère.
ARNOLPHE
Non.
AGNÈS
Si
ARNOLPHE
Non, non, non, non. Diantre! Que de mystères!
Qu'est-ce qu'il vous a pris?
AGNÈS
Il…
ARNOLPHE, (à part)
Je souffre en damné.
AGNÈS
Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné;
A vous dire vrai, je n'ai pu m'en défendre.
ARNOLPHE, (reprenant haleine)
Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre
S'il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.
AGNÈS
Comment! Est-ce que l'on fait d'autres choses?
ARNOLPHE
Non pas.
Mais pour guérir du mal qu'il dit qui le possède,
N'a-t-il point exigé de vous d'autre remède?
AGNÈS
Non. Vous pouvez juger, s'il en eût demandé,
Que, pour le secourir, j'aurais tout accordé.
De fait, la réticence contenue dans cette scène serait peut-être acceptée difficilement aujourd'hui, où l'on accepte cependant bien des choses, où les mots à double entente sont fort de mise sur le théâtre. Molière le sentit, puisqu'il chercha dans la critique de cette pièce, dont il fit une autre jolie comédie, à pallier ce que cette scène pouvait avoir d'inconvenant.
Lors de la première représentation de l'École des femmes, le duc de la Feuillade et quelques grands seigneurs qui n'aimaient pas Molière et croyaient montrer, par une critique fort peu intelligente, l'esprit qu'ils n'avaient pas, s'élevèrent contre cette comédie. On raconte qu'un de leurs adeptes, nommé Plapisson, s'écriait à mi-voix du théâtre où il était, en regardant le parterre, chaque fois qu'on riait et applaudissait: – «Ris donc, parterre, ris donc…» comédie dans la comédie qui amusait infiniment le public, et le faisait redoubler ses éclats de rire si désagréables pour Plapisson.
Des discussions littéraires, comme il s'en engageait beaucoup à cette époque du grand siècle, accueillirent l'École des femmes. On demandait un jour au duc de la Feuillade qui, dans le principe, s'en était déclaré l'ennemi, de formuler ses griefs. – «Ah! parbleu! s'écria le duc, voilà qui est plaisant? peut-on soutenir une pièce où l'on a mis Tarte à la crème? Tarte à la crème est détestable, n'a pas le sens commun, tarte à la crème est odieux;» et l'estimable grand seigneur ne sortit pas de là.
On sait qu'à la première scène, Arnolphe, expliquant à son frère son système d'éducation pour les femmes, s'écrie:
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c'est qu'une rime;
Et s'il faut qu'avec elle on joue au corbillon
Et qu'on vienne à lui dire à son tour: qu'y met-on?
Je veux qu'elle réponde: une tarte à la crème,
En un mot, qu'elle soit d'une ignorance extrême.
C'était ce fameux «tarte à la crème» du corbillon qui avait si fort révolté le duc. L'histoire, comme l'on pense, fut bientôt connue de tout Paris. La Cour s'en amusa, et Molière s'en empara pour en faire une des bonnes plaisanteries de sa comédie de la Critique de l'École des femmes.
Le duc, lorsqu'il se vit tourné en ridicule dans cette nouvelle pièce, devint furieux et il inventa un genre de vengeance aussi sot que sa critique. Voyant passer Molière dans un appartement où il se trouvait, il l'aborde, et, saisissant le moment où ce dernier s'incline pour le saluer, il lui saisit la tête, lui frotte le visage sur ses boutons, en lui disant à plusieurs reprises: Tarte à la crème, Molière, tarte à la crème, puis il le laisse la figure ensanglantée. Louis XIV apprit, le soir même, cette stupide action de la Feuillade; il en fut indigné et le lui exprima de la façon la plus vive. Or, à cette époque, lorsque le Grand Roi fronçait le sourcil, les courtisans rentraient sous terre.
Beaucoup de personnes ont appliqué à Thomas Corneille, qui s'était fait appeler M. de Lille, ces vers de l'École des femmes:
Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères,
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères?
De la plupart des gens c'est la démangeaison;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan, qu'on appelait Gros-Pierre,
Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit, tout à l'entour, faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.
Molière, ainsi que nous l'avons dit, fit paraître après l'École des femmes, la Critique de l'École des Femmes, jolie petite comédie en prose, en un acte, qui lui fut inspirée par le désir de combattre de front ses ennemis et de les réduire au silence en les couvrant de ridicule.
La lutte était engagée et cette lutte devait amener sur le théâtre une pièce d'un auteur assez à la mode, Boursault, qui, ayant cru se reconnaître dans le Lisidas de Molière, fit jouer par vengeance le Portrait du Peintre. Dans cette comédie, la vie privée de Molière est mise en scène. Molière, décidé à tenir tête à l'orage, abîma Boursault dans son Impromptu de Versailles et répandit le sarcasme à pleines mains sur ses ennemis intimes, les acteurs de l'hôtel de Bourgogne. Mais revenons à la Critique de l'École des Femmes, jouée en 1663.
Cette pièce, dialogue en prose plutôt que comédie véritable, est le premier ouvrage connu de ce genre, mis au théâtre. La satire des censeurs y est sanglante et spirituelle. Visé, qui rédigeait à cette époque le fameux journal intitulé le Mercure Galant, essaya de raconter une histoire pour prouver que la pièce n'était pas de Molière, mais de l'abbé Dubuisson; personne n'a cru et ne croit encore à cette fable. Malgré une opposition redoutable et systématique, la Critique de l'École des femmes ne fut pas moins appréciée que la comédie elle-même qui en avait fourni le sujet.
L'Impromptu de Versailles, représenté d'abord à Versailles devant le roi, en 1663, joué ensuite quelques jours plus tard à Paris, est une jolie pièce en prose et en un acte, composée par Molière dans le but de réduire au silence les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, en hostilité flagrante contre lui. Avec un esprit charmant et une convenance parfaite, l'auteur exposa aux yeux du public les défauts des grands comédiens, comme on les appelait alors, mais leurs défauts à la scène, comme acteurs, sans jamais se permettre la moindre allusion à leur vie privée. Il se garda même bien de se conduire vis-à-vis Boursault comme Boursault vis-à-vis de lui. Il se borna à l'attaquer comme auteur. Il faut tout dire, il lui infligea un rude châtiment:
«Le beau sujet à divertir la Cour que monsieur Boursault, dit-il dans la pièce, s'adressant à mademoiselle de Brie; je voudrais bien savoir de quelle façon on pourrait l'ajuster pour le rendre plaisant, et si, quand on le bernerait sur un théâtre, il serait assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui serait trop d'honneur que d'être joué devant une auguste assemblée, etc., etc… La courtoisie doit avoir des bornes et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, etc.; mais ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste et ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquaient dans leurs comédies.»
A un point de vue général, cette pièce, l'Impromptu de Versailles, eut une double utilité: 1o celle de couper court à une guerre de personnes qui tendait à prendre racine au Parnasse après la comédie de Boursault, et qui pouvait s'élever à des proportions et à des personnalités fâcheuses; 2o celle de faire sentir aux acteurs de l'hôtel de Bourgogne les défauts qu'ils avaient à la scène et de les porter à s'en corriger, ce qu'ils firent pour la plupart. La mise en relief du ton faux et outré de leur déclamation chantante se modifia réellement à la suite de la bonne et spirituelle leçon que leur donna Molière.
La parodie ou critique d'une pièce, la parodie ou critique des artistes chargés d'interpréter les productions dramatiques virent donc le jour, grâce à Molière, dès le milieu du dix-septième siècle. Il rendit par là service à son époque et aux époques à venir, en faisant sentir aux Montfleury et autres qu'il était ridicule d'appuyer sur le dernier vers pour attirer l'approbation, et comme on disait alors, pour amener le brouhaha (les applaudissements); en indiquant à certaines actrices, comme mademoiselle Beauchâteau, qu'il était peu logique de conserver un visage riant dans les moments les plus tristes, les plus pathétiques. Cette pièce profita aux acteurs des temps à venir, en les mettant en garde contre de pareils errements. Molière remplaça ainsi et avec beaucoup plus de logique et de force, le sifflet alors défendu aux spectateurs. – «Je voudrais pour tout au monde, disait Préville au foyer de la Comédie, qu'on n'eût pas enlevé au public le droit de siffler. Je l'ai vu applaudir au jeu forcé de quelques-uns de mes camarades, j'ai chargé mes rôles pour recevoir les mêmes applaudissements. Si, la première fois que cela m'arriva, un connaisseur m'eût lâché deux bons coups de sifflet, il m'aurait fait rentrer en moi-même et j'en serais meilleur.»
Les troupes de l'hôtel de Bourgogne et du Marais qui, depuis bien longtemps, se partageaient la faveur du public parisien, perdaient chaque jour de cette faveur, tandis que le théâtre du Palais-Royal ne désemplissait pas. Un attrait irrésistible poussait les spectateurs de toutes les conditions à la salle où l'on représentait les pièces de l'auteur-comédien moraliste. De là naquit une rivalité qui n'avait pas tardé à dégénérer en inimitié fougueuse. Les deux troupes avaient essayé d'une ligue que Molière s'était empressé de combattre. Afin d'attirer chez lui plus de monde encore, il voulut, à l'attrait de ses propres pièces, joindre celui de tragédies aptes à séduire son public éclairé. Racine, encore fort jeune, composa pour le Palais-Royal les Frères ennemis, et cette pièce trouva dans les acteurs de Molière des interprètes dignes et intelligents. La haine ne connut plus de bornes. On était en 1663. Louis XIV reçut de l'acteur Montfleury une requête accusant Molière d'avoir épousé la fille d'une femme avec laquelle il avait vécu. Le Roi vengea Molière en lui accordant une pension et en tenant son enfant sur les fonts baptismaux avec la duchesse d'Orléans, Henriette d'Angleterre.
On raconte dans les Mémoires du temps, deux anecdotes relatives à Molière qui, dit-on, eurent lieu vers cette époque, et qui, si elles sont vraies, prouvent en faveur d'un souverain fier de se montrer le protecteur des Beaux-Arts.
Molière avait conservé sa charge de tapissier valet de chambre du Roi. Appelé, à son tour, par cette charge, à faire le lit de Louis XIV, il se présente un jour pour aider un autre valet de chambre, comme lui de service. Ce dernier se retire, disant qu'il ne veut pas aider un comédien. – «Monsieur de Molière, lui dit aussitôt Bellocq, homme d'esprit et poëte agréable, voulez-vous bien que j'aie l'honneur de faire avec vous le lit du Roi?» Louis XIV témoigna à l'autre valet de chambre tout son mécontentement.
Les officiers de la chambre du Roi se montraient blessés d'être obligés de prendre leurs repas avec Molière, à la table du contrôleur de la bouche; ils ne laissaient pas échapper une occasion de témoigner de leurs dédains pour l'homme auquel la postérité devait élever des statues. Le Roi, informé de ces petites intrigues et voulant les faire cesser, imagina de dire un beau matin à son petit lever à Molière: – «On assure que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux; vous avez peut-être faim? Moi-même je m'éveille avec un très-bon appétit, mettez-vous à cette table, et qu'on me serve mon en cas de nuit.» (Les services de prévoyance s'appelaient des en cas).
Louis XIV, coupant alors une volaille, en sert une aile à Molière, prend l'autre pour lui, ordonne de faire entrer les personnages admis au petit-lever, et leur dit: «Vous me voyez occupé à faire manger Molière, que mes valets de chambre ne trouvent pas d'assez bonne compagnie pour eux.» A partir de ce jour, comme bien l'on pense, tout le monde se montra heureux et fier de posséder à sa table l'homme à qui le Roi venait d'accorder une telle marque de distinction.
En 1664, Molière fit jouer la Princesse d'Élide, comédie en cinq actes, dont le premier est en vers, les quatre autres en prose. L'auteur, pressé de donner cette pièce, qui devait figurer au programme des fêtes de Versailles, n'avait pas eu le loisir de la versifier entièrement. Cela fit dire à Marigny, fameux chansonnier de cette époque, que la comédie n'avait eu le temps de prendre qu'un de ses brodequins et qu'elle était venue prouver son obéissance un pied chaussé et l'autre nu. La Princesse d'Élide, pièce avec ballets, intermède, etc., fut représentée pendant le second des sept jours de fêtes que Louis XIV donna à la reine sa mère et à Marie-Thérèse sa femme, sous le titre des plaisirs de l'île enchantée.
Ces fêtes, pendant toute une semaine, offrirent tout ce que la magnificence du Grand Roi, le bon goût, le génie et les talents pouvaient enfanter de plus varié et de plus merveilleux. Vigarani, un des plus habiles décorateurs machinistes, s'y surpassa; Lully y commença sa brillante réputation. Benserade, par de jolis compliments en vers, Molière, par sa pièce de circonstance et par les trois premiers actes de Tartuffe, contribuèrent puissamment à embellir ces journées de plaisirs. Comme le Roi n'avait laissé que peu de jours à Molière pour choisir un sujet et le traiter, l'auteur emprunta la fable de la princesse d'Élide à un poëte espagnol. Ce fut même de sa part une galanterie assez fine, que celle de présenter à deux reines, Espagnoles de naissance, l'imitation d'un des meilleurs ouvrages du théâtre de leur nation. Cette comédie et celle de Psyché, composée un peu plus tard, furent traduites en italien et jouées sous le nom de Ricoboni.
Le Mariage forcé (1664) suivit de près la Princesse d'Élide. L'idée en fut inspirée à Molière par une aventure du fameux comte de Grammont dont lord Hamilton a écrit les Mémoires. Pendant son séjour en Angleterre, Grammont avait fait la cour à mademoiselle Hamilton. La chose avait fait du bruit, ce qui n'avait pas empêché le comte de partir pour la France, sans rien conclure. Les deux frères de la demoiselle, trouvant peu de leur goût la conduite du seigneur français, le joignirent à Douvres dans l'intention de se battre avec lui et de le tuer. Du plus loin qu'ils l'aperçurent, ils lui crièrent: – «Comte de Grammont, n'avez-vous rien oublié à Londres? – Pardon, reprit avec beaucoup d'esprit et d'à-propos Grammont, j'ai oublié d'épouser votre sœur et j'y retourne avec vous pour finir cette affaire.»
Au temps de Louis XIV, on aimait les anecdotes, on les aime encore aujourd'hui, aussi bien que les allusions et les actualités, l'aventure de Grammont ne contribua pas peu au succès de la pièce, dans laquelle on trouve du reste des scènes dignes de son auteur. De plus Louis XIV, en 1664, dansa dans le ballet avec les principaux personnages de sa Cour; certes il n'en fallait pas tant pour mettre à la mode la nouvelle pièce de Molière, n'eût-elle pas eu le mérite qu'elle a réellement.
En 1665, l'auteur de belles et de bonnes comédies, eut l'idée assez bizarre de traiter le sujet de la statue du Commandeur. Il la prit au théâtre espagnol de Tirso de Molina et en fit une pièce fort agréable en cinq actes et en prose, que Thomas Corneille mit ensuite en vers, ainsi que nous l'avons rapporté au premier volume de cet ouvrage. Thomas Corneille prétendit qu'en travaillant à cette pièce, il ne fit que céder aux instances de quelques personnes ayant tout pouvoir sur lui; il eût pu ajouter pour être tout à fait dans le vrai, qu'un peu d'intérêt personnel n'était pas étranger à sa condescendance; en effet, les Mémoires du temps affirment qu'il existe une certaine quittance de la femme de Molière, quittance conçue en ces termes: «Je soussignée confesse avoir reçu de la troupe, en deux paiements, la somme de deux mille deux cents livres, tant pour moi que pour M. Corneille, de laquelle somme je suis créancière avec ladite troupe et dont elle est demeurée d'accord pour l'achat de la pièce du Festin de Pierre, qui m'appartenait et que j'ai fait mettre en vers par ledit sieur Corneille.»
L'Amour médecin, comédie-ballet en trois actes et en prose, suivit de très-près le Festin de Pierre, en 1665. C'est la première fois que Molière mit la Faculté sur la scène. On prétendit que sa pièce avait été faite pour exercer une espèce de vengeance sur son hôte, médecin dont la femme extrêmement avare, voulait augmenter le loyer de la portion de maison occupée par l'auteur. Il est possible, sans doute, que cette circonstance ait eu quelque influence sur la détermination de Molière qui, comme homme, pouvait avoir ses petites passions, mais il n'est guère admissible que là ait été son but véritable. Molière, observateur s'il en fût, critique judicieux et spirituel, poursuivant à outrance les vices, les travers et le ridicule, reconnut probablement chez les médecins de son époque, dans leur maintien, dans leur jargon scientifique, matière à comédies amusantes et utiles. Il s'empara des médecins comme il s'était emparé des grands seigneurs ignorants, des précieuses, comme il s'empara bientôt après des faux dévots. On doit remarquer du reste, que comme les marquis, les médecins trouvèrent place dans ses tableaux plutôt qu'ils n'y jouèrent le rôle principal.
Molière définissait ainsi son médecin: «Un homme que l'on paie pour conter des fariboles dans la chambre d'un malade, jusqu'à ce que la nature l'ait guéri ou que les remèdes l'aient tué.» Si cette définition du spirituel critique peut avoir quelque fondement, lorsqu'on se reporte aux médecins du dix-septième siècle, et peut-être de nos jours à quelques-uns de ces fraters de campagne qui, encore actuellement, dans le midi, ont la spécialité de raser, de saigner, de purger leurs clients, elle ne saurait pas plus s'appliquer à nos médecins français, si éclairés, si instruits et toujours si intrépides en face des grandes épidémies, qu'à nos médecins militaires affrontant sans cesse la mort sur les champs de bataille pour sauver nos héroïques soldats.
Quoiqu'il en soit, et pour en revenir à l'Amour médecin de Molière, nous dirons que cette jolie pièce eut du succès. Afin de donner à ses plaisanteries plus d'à-propos, l'auteur-comédien imagina de faire imiter les premiers médecins de la Cour, et de donner à sa troupe des masques ressemblant aux personnages qu'il voulait représenter, messieurs de Fougerais, Esprit, Guenant et d'Aquin. En outre, il pria son ami Boileau de lui inventer des noms s'appliquant à ces personnages. Boileau tira du grec ces noms rappelant par quelque trait le caractère de l'individu. Desfonandrès (en grec tueur d'hommes) fut celui appliqué à M. de Fougerais, Behis (jappant, aboyant) à M. Esprit qui bredouillait, Macraton (qui parle lentement) à M. Guenant, lequel s'écoutait volontiers, enfin Tomis (saigneur) à M. d'Aquin, très-partisan de la saignée.
En 1666, on vit à la scène une comédie en cinq actes et en vers qui devait être un des deux chefs-d'œuvre du maître, le Misanthrope. L'année suivante, ce fut le tour de son autre chef-d'œuvre, le Tartuffe.
Un précis anecdotique de chacune de ces deux belles comédies est facile à faire, car elles occupèrent longtemps l'attention à l'époque où elles parurent; elles devinrent même un sujet de préoccupation qui atteignit des proportions considérables, surtout la seconde, mais chacune d'elles d'une façon bien différente. Le Misanthrope, par la froideur avec laquelle la pièce fut accueillie d'abord, celle du Tartuffe, par le bruit qui se fit dès le premier instant autour d'elle.
Un jour, Molière causait théâtre avec un Italien nommé Angelo, et ce dernier lui racontait une pièce intitulée le Misanthrope, qu'il avait vu représenter à Naples. Il lui parlait avec feu des beautés contenues dans cet ouvrage, lui expliquait le caractère d'un grand seigneur fainéant dont l'occupation principale était de cracher dans un puits pour y faire des ronds. Molière l'écoutait avec la plus grande attention. Quinze jours après, Angelo fut stupéfait de voir sur l'affiche du Palais-Royal l'annonce de la comédie du Misanthrope. Un mois ne s'était pas écoulé depuis sa conversation avec le directeur de la troupe, que la comédie promise faisait son apparition à la scène. Seulement, si Angelo était un homme de goût, il dut faire une différence notable entre ce qu'il avait entendu à Naples et ce qu'il entendit à Paris.
Le sujet du Misanthrope avait frappé Molière et il s'était mis à l'œuvre. Profitant, comme il le faisait toujours, de ses observations, habile à saisir le ridicule, il introduisit dans sa pièce un trait plein d'esprit et que son ami Despréaux lui avait fourni sans s'en douter. On sait que Despréaux ne pouvait souffrir les vers de Chapelain. Molière cherchait à détourner Boileau de l'espèce d'acharnement avec lequel ce dernier abîmait, dans ses satires, un homme jouissant d'une certaine considération dans le monde, un homme bien en Cour, favorisé du ministre Colbert, ajoutant que ses railleries par trop fortes pourraient quelque jour lui attirer quelque disgrâce du ministre et même du Roi. Cette amicale mercuriale ayant mis Despréaux de fort mauvaise humeur: – «Oh! répondit-il, le Roi et M. de Colbert feront ce qu'il leur plaira; mais, à moins que le Roi ne m'ordonne expressément de trouver bons les vers de Chapelain, je soutiendrai toujours qu'un homme, après avoir fait la Pucelle, mérite d'être pendu.» Molière rit beaucoup de cette saillie et s'en empara pour son Misanthrope, où l'on trouve à la fin de la dernière scène du second acte:
PHILINTE
Mais il faut suivre l'ordre; allons, disposez-vous.
ALCESTE
Quel accommodement veut-on faire entre nous?
La voix de ces Messieurs me condamnera-t-elle
A trouver bons les vers qui font notre querelle?
Je ne me dédis point de ce que j'en ai dit,
Je les trouve méchants.
PHILINTE
Mais d'un plus doux esprit…
ALCESTE
Je n'en démordrai point, les vers sont exécrables.
PHILINTE
Vous devez faire voir des sentiments traitables,
Allons, venez.
ALCESTE
J'irai, mais rien n'aura pouvoir
De me faire dédire.
PHILINTE
Allons nous faire voir.
ALCESTE
Lors qu'un commandement exprès du Roi me vienne,
De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu! qu'ils sont mauvais
Et qu'un homme est pendable après les avoir faits.
On sait qu'en 1664, pendant les fêtes de Versailles, Molière avait fait représenter les trois premiers actes de son Tartuffe devant Louis XIV. Quoique le public n'eût pas été appelé à juger ces trois actes, ils avaient déjà cependant fortement impressionné les faux dévots. Un bruit sourd commençait à s'élever autour de Molière, bruit qui ne devait pas tarder à dégénérer en orage. Quelques libelles satiriques avaient paru contre l'auteur du Tartuffe; c'est à propos de ces libelles que ce dernier fit dire à Alceste, dans la première scène du cinquième acte:
Et, non content encor du tort que l'on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable
Et de qui la lecture est même condamnable;
Un livre à mériter la dernière rigueur, etc.
Molière, avant de faire jouer son Misanthrope, le lut, comme il faisait habituellement, à son ami Boileau. Boileau s'en montra non seulement on ne peut plus satisfait, mais déclara qu'à ses yeux, c'était un chef-d'œuvre. Néanmoins, lorsque la pièce fut donnée à messieurs les comédiens, ces messieurs la trouvèrent froide, ennuyeuse, et ne la reçurent que par une sorte de considération pour leur directeur. Le public leur donna d'abord gain de cause; la plus belle création du grand Molière tomba tout net. On vint donner cette nouvelle à Racine, alors brouillé avec Molière, croyant lui faire un sensible plaisir. – «La pièce est à bas, lui dit un des ennemis de l'auteur, elle est froide, détestable; vous pouvez m'en croire, j'y étais. – Vous y étiez, reprit Racine, eh bien! moi je n'y étais pas, et, cependant, jamais je ne croirai que Molière ait fait une mauvaise pièce; retournez-y et examinez-la mieux.»
Ainsi donc, deux hommes, Boileau et Racine, l'un après avoir lu et vu jouer le Misanthrope, l'autre sans l'avoir lu ni vu, soutinrent seuls en France, contre tout le public, la meilleure composition de Molière.
Molière retira la pièce en souriant, bien décidé à faire revenir petit à petit, et par des moyens détournés, le public parisien du sot jugement qu'il avait porté et qui n'était peut-être qu'un résultat de l'amour-propre froissé. Ceci mérite explication.
A la première représentation du Misanthrope, après la lecture du sonnet d'Oronte, le parterre applaudit beaucoup, non pas la plaisanterie consistant à faire débiter à Oronte des vers ridicules, mais le sonnet lui-même, qui lui parut charmant. Lorsqu'Alceste, à la suite de la scène, démontre clairement que les vers de ce sonnet sont:
De ces colifichets dont le bon sens murmure,
le parterre, alors souverain au théâtre, confus d'avoir pris le change, tourna contre la pièce la mauvaise humeur qu'il ressentait d'avoir si maladroitement jugé.
Boileau disait partout, et à qui voulait l'entendre, que cette comédie aurait un succès prodigieux, qu'elle porterait aux nues la gloire de Molière. – «Bah! reprit un jour ce dernier, vous verrez bien autre chose.» Il voulait parler du Tartuffe, pièce à laquelle il mettait alors la dernière main, et qu'il préférait évidemment au Misanthrope.
Afin de ramener le public à des sentiments plus justes, voici ce qu'imagina Molière. Il prit dans les petites comédies qu'il avait fait jadis représenter en province, le sujet d'une pièce fort amusante dont nous avons parlé plus haut: le Médecin malgré lui ou le Fagoteux. Il remit au théâtre le Misanthrope, précédé de ce Fagoteux, qui eut un grand succès et fut joué trois mois de suite, toujours précédant le Misanthrope. Ainsi, à l'aide de la farce et sous son abri tutélaire, le chef-d'œuvre de Molière s'insinua tout doucettement dans la faveur du parterre. D'abord on le supporta; ensuite on le demanda; puis on l'apprécia, et, comme l'avait prédit Boileau, on le comprit et on l'admira.
Les ennemis de Molière voulurent persuader au duc de Montausier, grand seigneur d'une vertu austère, qu'Alceste, c'était lui; qu'on avait voulu le mettre en scène. Le duc alla voir la pièce et dit tout haut, en sortant, qu'il voudrait bien ressembler au Misanthrope.
Depuis le mois d'août 1665, la troupe de Molière avait reçu le titre de troupe du Roi, et Louis XIV, pour la fixer tout à fait à son service, lui avait accordé une pension de sept mille livres.
C'est en 1667 que le Tartuffe parut en entier sur la scène du Palais-Royal. Déjà donc, depuis près de deux ans, la troupe qui avait été jadis l'Illustre Théâtre, était en possession du titre qui faisait sa gloire, lorsque le second chef-d'œuvre de son directeur vint soulever une tempête, non-seulement dans le monde littéraire de l'époque, mais encore et surtout dans le monde religieux, qui voulait voir absolument, dans le Tartuffe, la personnification des hommes jetés dans la dévotion, au lieu d'y voir la critique des hypocrites et des faux dévots.
D'où vint à Molière la première idée du Tartuffe, c'est ce que l'on ignore, mais on connaît à quelle source il a puisé le nom singulier de cette comédie, nom qui est resté type pour la désignation des hommes vicieux, grimaçant la dévotion et se faisant de la religion un masque pour arriver à des fins peu avouables. A l'époque où Molière travaillait à ce chef-d'œuvre, il vint faire une visite au nonce du Pape, chez lequel se trouvaient deux ecclésiastiques à l'air mortifié, à la mine hypocrite, rendant assez bien, quant à l'extérieur, l'idée du personnage qu'il avait alors en tête de placer à la scène. A cet instant, et tandis qu'il les examinait de son œil scrutateur, on vint présenter au nonce des truffes à acheter. Un des ecclésiastiques, qui savait un peu d'italien, à ce mot de truffes sembla, pour les considérer, sortir tout à coup du dévot silence qu'il gardait, et, choisissant avec soin les plus belles, il s'écriait d'un air riant: Tartufoli, signor nuntio, tartufoli. Molière eut à l'instant la pensée de faire de cette exclamation enthousiaste et gourmande, dans laquelle se peignait la convoitise, le titre de sa pièce, et le nom de Tartuffe prit place dans le dictionnaire de la langue française.
Un des plus jolis mots de cette admirable comédie fut donné à l'auteur par Louis XIV lui-même, alors fort éloigné de se douter qu'il était observé par son valet de chambre tapissier, lequel prenait partout où il y avait quelque chose de bon à glaner.
En 1662, sur la fin de l'été, pendant la marche de l'armée française sur la Lorraine, le Roi allait se mettre à table un jour de jeûne, lorsque, ayant conseillé à son précepteur d'en faire autant, l'évêque crut devoir faire observer à Sa Majesté que, pour jeûner, il ne fallait faire qu'une légère collation. Cette réponse de l'évêque fit poindre un sourire sur les lèvres d'un courtisan; Louis XIV voulut en connaître la cause, le rieur lui raconta alors le détail du dîner du prélat auquel il avait assisté. A chaque mets recherché et copieux que le conteur faisait passer sur la table de l'évêque, le Roi s'écriait: le pauvre homme! et chaque fois il variait son intonation, de sorte que cette scène était des plus comiques. Molière s'en empara, et la reproduisit dans son Tartuffe. Lorsque les trois premiers actes furent joués devant le Roi, il rappela cette histoire à Louis XIV, auquel cette délicate flatterie fut loin de déplaire.
Si les marquis, les médecins, les grandes dames de la Cour, les bourgeois n'avaient pas été assez puissants pour empêcher Molière de les mettre en scène et de faire rire à leurs dépens, les dévots eurent plus de force. Ils s'armèrent contre l'auteur du Tartuffe, et firent si bien qu'on crut longtemps que cette pièce frisait l'impiété. Ils mirent une fureur incroyable dans la lutte, et arrivèrent à persuader au Roi, qui cependant en avait approuvé les trois premiers actes en 1664, qu'il y allait de son salut de défendre une comédie attentatoire à la morale, à la religion, et dont l'auteur méritait le feu.
Louis XIV, influencé par ce qu'il entendait dire, ordonna que cette comédie ne serait pas représentée qu'elle ne fût terminée et qu'elle n'eût été examinée avec soin par des gens capables de discerner ce qui pouvait s'y trouver de répréhensible. Les choses allèrent si bien que, dans un livre qu'il présenta au Roi, un curé déclara damner Molière de sa propre autorité. Des prélats, le légat lui-même, aussi bien que Louis XIV, après avoir entendu la lecture du Tartuffe, le jugèrent plus favorablement, et permission verbale fut accordée par le souverain à sa troupe de représenter cette pièce sous le titre de l'Imposteur. Il fut prescrit aussi que l'acteur chargé du rôle de Tartuffe prendrait le nom de Panulphe, et qu'au lieu de porter le petit collet et tout ce qui constituait le costume ecclésiastique, il aurait l'épée, le chapeau, en un mot l'habit de l'homme du monde.
Enfin, cette comédie, qui avait tant fait parler d'elle avant de paraître et qui devait appeler encore bien des tempêtes, fut donnée sur le théâtre du Palais-Royal le 5 août 1667. Le sujet était délicat, les hypocrites ne voulaient pas être démasqués, beaucoup de vrais dévots et de gens simples ne voyaient que la religion mise en jeu, sans voir qu'il n'était question que des faux dévots.
La première représentation eut lieu. Au moment où les acteurs allaient entrer en scène pour la deuxième, une défense du Parlement de jouer la pièce arriva, et Molière, s'adressant au public, lui dit: «Messieurs, nous comptions aujourd'hui avoir l'honneur de vous donner le Tartuffe; mais M. le premier-président ne veut pas qu'on le joue3,» mot à double entente, qui fit beaucoup rire le parterre et qui fut parodié quelques années plus tard par des acteurs de province. Ces acteurs jouaient le Tartuffe depuis quelque temps, lorsque l'évêque mourut; le successeur voulut que les comédiens quittassent la ville avant son arrivée. La veille de leur départ, celui qui annonça, se présentant au public comme si on devait encore jouer le jour suivant, dit: «Messieurs, demain vous aurez le Tartuffe.»
Deux ans s'écoulèrent, et pendant ces deux années, malgré les placets, les demandes, les supplications de Molière, le Tartuffe ne parut pas. Enfin Louis XIV se laissa persuader que ce chef-d'œuvre n'attaquait nullement la religion. Permission fut donc donnée de le reprendre. Les amis de Molière vinrent l'en féliciter, disant que cette comédie, loin d'être mauvaise, mettait la vertu dans tout son jour. «Cela est vrai, s'écria l'auteur; mais je trouve qu'il est fort dangereux de prendre ses intérêts; au prix qu'il m'en coûte, je me suis repenti plusieurs fois de l'avoir fait.»
Un des hommes les plus contraires au Tartuffe de Molière fut le célèbre Bourdaloue qui, dans son sermon du septième dimanche après Pâques, lui consacra une espèce de long réquisitoire.
A l'époque où l'on défendait cette pièce comme contraire à la religion, on en tolérait une tirée de l'italien, Scaramouche Hermite, comédie des plus licencieuses, dans laquelle on voit un moine monter la nuit par une échelle à la fenêtre d'une femme mariée, et y reparaître quelques instants après, en disant: Questo per mortificar la carne. Louis XIV, en sortant de la représentation de cette mauvaise pasquinade, dit au grand Condé: «Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière, ne disent rien de celle de Scaramouche.» – Condé répondit: – «La raison de cela, Sire, c'est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs ne se soucient point; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, et c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir.»
Primitivement, l'auteur faisait dire à Tartuffe, à la scène septième du troisième acte:
O ciel! pardonnez-lui comme je lui pardonne.
On trouva avec raison ce vers mal sonnant pour le théâtre, et Molière le modifia ainsi:
O ciel! pardonnez-lui la douleur qu'il me donne.
Le Tartuffe fut la première comédie que Piron vit en arrivant à Paris. Son admiration allait jusqu'à l'extase. A la fin de la pièce, il ne contenait plus ses transports. Ses voisins lui demandèrent la raison de son enthousiasme. – «Ah! Messieurs, s'écria-t-il, si cet ouvrage n'était pas fait, il ne se ferait jamais.»
Il est de fait que le Tartuffe est sans contredit la meilleure comédie de Molière, un de ces chefs-d'œuvre dont on n'avait pas encore eu d'exemple à la scène. Il était impossible de traiter avec plus de sagesse un sujet aussi singulier et aussi hardi. Rien de plus heureux, de plus simple, de plus vif, de plus complet que l'exposition faite par les leçons aigres de madame Pernelle; rien de mieux annoncé que Tartuffe paraissant seulement au troisième acte, rien de mieux dialogué que la scène où Orgon se tient caché sous une table. S'il est un reproche qu'on puisse adresser à l'auteur, c'est d'avoir voulu, par un dénouement médiocre, et comme on dit vulgairement, casser encore une fois le nez au Grand Roi à coups d'encensoir: cependant, avant de condamner Molière, il faut se reporter au siècle et au milieu dans lequel il vivait, aux obligations qu'il avait à son protecteur.
Un acteur comique, Armand, qui eut une grande réputation très-méritée et vivait au commencement du dix-huitième siècle, étant à boire au cabaret avec deux de ses camarades, imagina de les faire pleurer en leur racontant le sujet du Tartuffe. «Figurez-vous, mes bons amis, leur dit-il quand le vin eut commencé à échauffer les têtes, figurez-vous un honnête gentilhomme qui retire chez lui un misérable à qui il donne sa fille avec tout son bien, et qui, pour le récompenser de ses bienfaits, veut séduire sa femme, le chasser de sa propre maison, et se charge de conduire un exempt pour l'arrêter. – Ah! le coquin, le monstre, le scélérat!» s'écriaient les deux convives d'Armand. Alors ce dernier reprenant, avec le sang-froid qui le rendait si plaisant: «Là, là, consolez-vous, leur dit-il, ne pleurez pas, mon gentilhomme en fut quitte pour la peur, l'exempt lui dit:
Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
– «Que diable! c'est le Tartuffe que tu nous débites. – Eh oui! mes chers camarades. A-t-on si grand tort de dire que nombre de comédiens ne connaissent que leur rôle, même dans les pièces qu'ils représentent journellement?»
Après avoir donné à la scène ses deux chefs-d'œuvre, Molière ne se reposa pas et successivement, de 1667 à 1673, année de sa mort, il fit représenter: le Sicilien ou l'amour peintre (1667), comédie-ballet en un acte, Amphitryon (1668), comédie en trois actes et en vers, George Dandin (1668), comédie en trois actes et en prose, avec intermèdes, l'Avare (1668), comédie en cinq actes et en prose, Monsieur de Pourceaugnac (1669), comédie-ballet en trois actes et en prose, les Amants magnifiques (1670), comédie-ballet en cinq actes et en prose, le Bourgeois gentilhomme (1670), comédie en cinq actes et en prose, les Fourberies de Scapin (1671), comédie en trois actes et en prose, la Comtesse d'Escarbagnas (1671), comédie en un acte et en prose, les Femmes savantes (1672), comédie en cinq actes et en vers, le Malade imaginaire (1673), comédie-ballet en trois actes.
Molière avait composé pour être jointe au ballet des Muses, donné par Benserade à Saint-Germain en présence du Roi, deux petites pièces, la Pastorale comique et Mélicerte. Fort peu satisfait de ces deux ouvrages, il travailla à les remplacer par une composition de plus de mérite, et à la reprise du ballet, on vit paraître la comédie du Sicilien. La Pastorale comique, petit acte en vers formant la troisième entrée du ballet des Muses, avait été médiocrement accueillie. Mélicerte, autre pastorale, n'avait pas mieux réussi; Benserade, depuis ce moment, prenait vis-à-vis de l'auteur du Tartuffe et du Misanthrope des airs avantageux qui ne tardèrent pas à lui valoir une bonne et spirituelle leçon à la Molière.
Molière imagina de composer la comédie des Amants magnifiques, et de mettre à la fin du prologue un compliment en vers dans le genre de Benserade. Il ne s'en déclara l'auteur qu'à Louis XIV lui-même, prévoyant bien ce qui allait arriver. La Cour trouva le compliment charmant, et l'attribua d'autant plus volontiers à Benserade que ce dernier, protégé par un grand seigneur, en acceptait volontiers l'hommage, sans cependant se trop avancer. Dès qu'il vit la petite comédie qu'il jouait à son avantageux confrère assez avancée, que toute la Cour se fut bien extasiée, et que Benserade eut été dûment atteint et convaincu des vers délicieux dont chacun le félicitait chaque jour, Molière s'en déclara publiquement l'auteur. Or, comme il avait pour lui le témoignage du Roi, personne ne put révoquer en doute la vérité de son assertion. Benserade et son protecteur, pris au piége, furent très-mortifiés de cette petite vengeance, qui amusa beaucoup Louis XIV et sa cour.
Amphitryon, comédie imitée de Plaute, mais supérieure à celle de l'auteur ancien, surtout grâce à l'ingénieux dénouement imaginé par Molière, n'était pas fort appréciée par Boileau, qui critiquait beaucoup les tendresses de Jupiter envers Alcmène. Ce sujet a été traité sur presque toutes les scènes de l'Europe. L'Italie, l'Autriche ont eu leur Amphitryon. Celui représenté à Vienne était une farce assez originale. Jupiter, en lorgnant Alcmène à travers une ouverture faite dans les nuages, en tombe amoureux. Au lieu de courir chez la belle en vrai Dieu qu'il est, il imagine de faire monter près de lui un tailleur auquel il filoute un habit galonné. Il vole ensuite un sac d'argent; une bague, pour les déposer aux pieds de la beauté qu'il adore.
Deux jeunes femmes causaient de l'Amphitryon de Molière, le lendemain de la première représentation! «Ah! que cette pièce m'a fait plaisir, disait l'une. – Je le crois bien, répondit l'autre, aussi vertueuse que spirituelle; mais c'est dommage qu'elle apprenne à pécher.»
«J'avais onze ans, dit Voltaire, quand je lus tout seul pour la première fois l'Amphitryon de Molière; je ris au point de tomber à la renverse.»
Lorsque Molière travaillait à son George Dandin, un de ses amis le prévint charitablement qu'il y avait de par le monde un vrai Dandin qui pourrait bien se reconnaître dans cette comédie, trouver mauvais la chose, et causer à son auteur quelque préjudice, attendu que sa famille ne laissait pas que d'être puissante. Molière répondit à cet obligeant ami qu'il avait raison, mais qu'il connaissait un excellent moyen de conjurer l'orage. Le soir, au théâtre, il va se placer près du Dandin et, tout en causant avec lui, il lui exprime le désir qu'il aurait de lui lire une nouvelle pièce, avant de la mettre à la scène, ajoutant qu'il ne voudrait pas abuser cependant de moments précieux, etc., et tout ce qui se dit en pareil cas. L'autre, flatté au dernier point de la bonne fortune qui lui incombe (car alors avoir chez soi une lecture de Molière était le nec plus ultra de la mode), s'empresse de donner parole pour le lendemain. Il court toute la ville, rassemblant ses amis et connaissances, les invitant à venir entendre Molière. Bref, le brave homme tout hors de lui, ne se tenant pas de joie, trouve la comédie excellente, admirable, heureux d'être le premier à applaudir sa fidèle image, petite comédie dans la grande, et qui dénotait chez Molière une bien réelle connaissance du cœur humain.
L'Avare est une des meilleures pièces du répertoire de Molière, une de celles que le Théâtre-Français reprend le plus volontiers, parce que le vice qu'elle met en scène est, de tous les siècles, l'un des plus communs et l'un de ceux dont on convient le moins volontiers. Le sujet en est de Plaute; mais l'Harpagon de Molière est bien préférable au personnage du poëte latin. Enclion devenu riche veut encore paraître pauvre, il ne s'occupe que du soin d'enfouir son trésor. Harpagon, né avare et riche, ne se contente pas de vouloir conserver son bien; il est tout aussi occupé à l'augmenter. Il aime et cesse d'aimer par avarice, et devient usurier de son propre enfant. Il présente l'avare sous différentes faces et toujours dans les situations qui caractérisent le mieux le vice originel, auquel il sacrifie tout. C'est ainsi que Molière savait s'approprier ce qu'il empruntait aux anciens. C'est la bonne manière en littérature. Quoique cette comédie soit une des meilleures de Molière, elle fut, dans le principe, assez peu goûtée. Le public n'était pas encore fait aux comédies en prose. On se figurait que ce genre de pièces ne devait être traité qu'en vers, surtout lorsqu'elles avaient cinq actes. Ce préjugé, qui devait bientôt tomber complétement, nuisit au succès de l'Avare, comme il avait nui déjà à celui du Festin de Pierre. L'auteur, en homme qui connaissait le monde auquel il avait affaire, laissa passer une année avant de remettre son Avare sur la scène. Alors on vint le voir avec empressement.
Racine se trouvait à la première représentation, il y vit Boileau, et quelques jours après, il dit au grand critique: – «Je vous ai vu à la pièce de Molière. Vous riiez tout seul sur le théâtre. – Je vous estime trop, reprit son ami, pour croire que vous n'y avez pas ri, du moins intérieurement.»
A l'une des reprises de l'Avare, en 1766, un siècle après la création de cette pièce, mademoiselle d'Oligny, qui faisait le rôle de Marianne, étant restée court après ce mot d'Harpagon: Voilà un compliment bien impertinent; quelle belle confession à faire, et le souffleur étant absent, Bonneval reprit sur-le-champ avec une admirable présence d'esprit: Elle ne répond rien; elle a raison: à sot compliment, point de réponse. Le public applaudit beaucoup cette façon spirituelle d'interpréter un silence qui aurait pu devenir embarrassant pour tous les acteurs.
Monsieur de Pourceaugnac, charmante petite pièce dans le genre appelé farce, et où l'on trouve cependant des scènes dignes de la haute comédie, fut composée par Molière à la suite d'une aventure d'un gentilhomme limousin qui, dans une querelle en plein théâtre, s'était montré d'un ridicule achevé. Le public prisa beaucoup cette plaisanterie, la Cour s'en amusa, et, lorsqu'on voulut dire à l'auteur qu'une pareille facétie n'était pas digne de lui, il répondit fort judicieusement qu'étant comédien aussi bien qu'auteur, il devait consulter non-seulement sa gloire, mais les intérêts de ses camarades. Quoi qu'il en soit, Pourceaugnac a toujours beaucoup amusé. Le Limousin en a reçu une quasi-illustration, dont ses habitants ont pris leur parti en riant plus fort que les autres du compatriote mis en scène.
Lully avait fait la musique du divertissement de cette petite comédie. Ayant déplu au Grand Roi, et ne sachant comment faire pour rentrer en grâce, il imagina un singulier moyen pour le forcer à rire, persuadé que le Roi, s'il riait, serait désarmé: un jour qu'on devait jouer Monsieur de Pourceaugnac, il pria Molière de lui confier le rôle, et, au moment où les apothicaires poursuivent le gentilhomme limousin, après avoir longtemps couru sur la scène pour les éviter, il vint sauter tout à coup au milieu de l'orchestre, au beau milieu du clavecin, qu'il mit en pièces. La gravité de Louis XIV ne put, en effet, tenir devant cette folie, et Lully obtint son pardon. A quelque temps de là, Lully sollicita du ministre Louvois une place qu'il désirait beaucoup obtenir. Louvois refusa en disant qu'il ne pouvait accorder une position pareille à un homme qui s'était montré sur les planches! «Eh quoi! reprit l'illustre maëstro, si le Roi vous ordonnait de danser sur le théâtre, vous refuseriez?..» Le ministre ne répondit pas; mais accorda la place.
Le Bourgeois gentilhomme, une des bonnes comédies de mœurs de Molière, composée pour la Cour, jouée à Chambord, puis ensuite à Paris, fut d'abord assez mal accueilli, parce qu'à la première représentation, Louis XIV n'avait pas exprimé son opinion. Mais quand, à la seconde, il eut daigné dire à l'auteur: – «Je ne vous ai pas parlé de votre pièce, parce que j'ai appréhendé d'être séduit par la façon dont elle a été représentée; mais, en vérité, vous n'avez rien fait encore qui m'ait mieux diverti, et votre pièce est excellente.» Oh! alors ce fut autour de Molière un tolle de louanges que, du reste, l'ouvrage méritait. En effet, il n'est pas de caractère à la scène mieux soutenu que celui de M. Jourdain. Vouloir paraître ce qu'on n'est pas a toujours été un ridicule quasi-universel, surtout en France. Molière a peint fort spirituellement ce ridicule, mais sans pouvoir le faire disparaître. Chacun va rire volontiers des manies, en apparence outrées, du Bourgeois gentilhomme, et chacun sort, sans se douter qu'il a presque toujours en soi-même une manie analogue à celle du héros de la pièce. Molière était, comme on sait, fort malheureux avec sa femme, pour laquelle il avait une véritable passion. Il l'a peinte dans la Lucile de cette charmante comédie.
Nous avons déjà parlé, dans le volume précédent, de la tragi-comédie-ballet de Psyché. Molière ne put faire que le premier acte, la première scène du second et la première du troisième, ainsi que le prologue. Corneille se chargea du reste de la pièce.
La pièce des Fourberies de Scapin, que Boileau a critiquée dans ces deux vers de son art poétique:
Dans ce sac ridicule, où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope,
est, en effet, une de ces petites farces que Molière avait fait jadis représenter en province sous le titre de: Gorgibus dans le sac. Sans doute, on peut se récrier contre la différence qui existe entre cette comédie et les belles comédies du même auteur; mais, comme il le disait et le répétait souvent, il était directeur d'une troupe à laquelle il fallait des succès pour vivre, et les farces, dans le genre de celle-ci, plaisaient infiniment au public. C'est à l'aide de ces petites pièces, espèces de parodies toujours spirituelles, de folies propres à exciter la gaieté des grands seigneurs et des bourgeois qui affluaient à son théâtre, qu'il faisait souvent exécuter ses comédies sérieuses. Il eût été très-fâcheux pour Molière, pour sa troupe et pour la postérité, qu'il n'eût pas laissé au répertoire un peu de la menue monnaie du Misanthrope, du Tartuffe et de l'École des femmes. Molière distinguait parfaitement lui-même ses bonnes pièces d'avec ces facéties qui, encore une fois, n'avaient d'autre but que de soutenir son théâtre.
Molière a inséré, dans cette pièce, deux scènes imitées du Pédant Joué, comédie de Cyrano de Bergerac. Mais lui-même, dans son enfance, en avait fourni l'idée à Cyrano. Quand on reprochait à Molière cette sorte de plagiat, il répondait: «Ces deux scènes sont assez bonnes: cela m'appartenait de droit: il est permis de reprendre son bien où on le trouve.» La première scène des Fourberies de Scapin est faite d'après la première scène de la Sœur, comédie de Rotrou.
Quand Boileau a reproché à Molière, il avait principalement en vue, comme on sait, cette pièce dont la moitié est prise du Phormion de Térence, et la scène du sac empruntée des farces de Tabarin. On sera peut-être curieux de voir ici l'extrait de deux de ces farces que Molière connaissait sûrement:
… D'avoir à Térence allié Tabarin,
Piphagne, farce à cinq personnages, en prose.
Piphagne est un vieillard qui veut épouser Isabelle. Il confie son projet à son valet, Tabarin, et lui ordonne d'aller acheter des provisions pour le festin des noces. D'un autre côté, Francisquine enferme dans un sac son mari Lucas, pour le dérober à la vue des sergents qui le cherchent. Elle enferme dans un autre le valet de Rodomont, qui vient pour la séduire. Sur ces entrefaites, Tabarin arrive pour exécuter sa commission. Francisquine, pour se venger et de son mari et du valet de Rodomont, dit à Tabarin que ce sont deux cochons qui sont dans ces sacs, et les lui vend vingt écus. Tabarin prend un couteau de cuisine, délie les sacs, et est fort surpris d'en voir sortir deux hommes. On rit beaucoup de son étonnement, et tous les acteurs finissent par se battre à coups de bâtons.
Francisquine, seconde farce.
Lucas veut faire un voyage aux Indes. Mais il est inquiet; comment faire garder la vertu de sa fille Isabelle? Il en confie la garde à Tabarin, qui promet d'être toujours dessus. Lucas part. Isabelle charge Tabarin d'une commission pour le capitaine Rodomont, son amant. Tabarin promet à Rodomont de le faire entrer dans la maison de sa maîtresse, et il lui persuade, pour que les voisins ne s'en aperçoivent pas, de se mettre dans un sac. Le capitaine y consent, et tout de suite on le porte chez Isabelle. Dans le même temps, Lucas arrive des Indes. Il voit ce sac où est Rodomont, il le prend pour un ballot de marchandises, et l'ouvre. Il est fort étonné d'en voir sortir Rodomont, qui lui fait accroire qu'il ne s'y était caché que pour ne pas épouser une vieille qui avait cinquante mille écus. Lucas, tenté par une si grosse somme, prend la place du capitaine, et se met dans le sac. Alors Isabelle et Tabarin paraissent. Rodomont dit à sa maîtresse qu'il a enfermé dans ce sac un voleur qui en voulait à ses biens et à son honneur. Ils prennent tous un bâton, battent beaucoup Lucas, qui trouve enfin le moyen de se faire reconnaître et la pièce finit.
La Comtesse d'Escarbagnas est une petite pièce, peinture naïve des ridicules de la province. On se récria d'abord à la Cour, quand Molière la fit jouer; mais le public ne fut pas de l'avis de la Cour. On la vit avec plaisir, on y courut en foule. Le rôle de la Comtesse était rempli par Hubert, acteur excellent pour ces sortes de caractères de femme. C'est lui qui faisait encore madame Pernelle du Tartuffe, madame Jourdain du Bourgeois gentilhomme, et madame de Sotenville du George Dandin.
La marquise de Villarceaux, dont le mari était l'amant de la fameuse Ninon, avait un jour beaucoup de monde chez elle; on voulut voir son fils. Le précepteur de l'enfant, pédant s'il en fût, ayant reçu l'ordre de faire briller son élève en l'interrogeant sur ce qu'il savait, lui posa cette question: «Quem habuit successorem Belus, Assyriorum?—Ninum,» répondit sans hésiter l'élève. La similitude de nom frappa la marquise qui, s'imaginant qu'il s'agissait de la belle Ninon, s'écria: – «Mon Dieu, Monsieur, quelle sottise que d'entretenir mon fils des folies de son père.» Le mot était joli, l'histoire plaisante, elle se répandit et vint bientôt aux oreilles de Molière qui s'en empara et en fit une des plus jolies scènes de sa Comtesse d'Escarbagnas. Il utilisa aussi très-spirituellement le nom de Martial, alors parfumeur de la Cour et valet de chambre de Monsieur. «Je trouve ces vers admirables, dit le vicomte à la seizième scène, en parlant à M. Thibaudier, amant de la comtesse, et qui venait de lire deux strophes de sa composition; ce sont deux épigrammes aussi bonnes que toutes celles de Martial. – Quoi! reprend la comtesse, Martial fait des vers? Je pensais qu'il ne fît que des gants? – Ce n'est pas ce Martial-là, Madame, s'empresse de répondre M. Thibaudier, c'est un auteur qui vivait il y a trente ou quarante ans.»
Nulle espèce de ridicule, comme on voit, n'échappait à Molière; il le poursuivait jusqu'au fond de la province. Angoulême, Limoges, comme Paris, étaient ses tributaires. Par le siècle qui court de chemin de fer et de télégraphe électrique, on aurait peut-être quelque peine à trouver en Angoumois, en Limousin ou en Gascogne une comtesse d'Escarbagnas; mais au temps du Grand Roi, alors que le coche était le grand moyen de locomotion, et que les gazettes de Paris ne se pouvaient lire à la même heure à deux cents lieues de distance, alors que chaque petite ville n'avait ni son journal ni le cours de la Bourse, il y avait beaucoup de comtesses pareilles à celle que nous dépeint Molière.
Une des dernières comédies de Molière, et l'une des plus belles, les Femmes savantes, causa d'abord à l'auteur le même chagrin que celui éprouvé par lui à la première représentation du Bourgeois gentilhomme. Le grand arbitre souverain de toutes choses, Louis XIV, ne donna son avis qu'à la seconde représentation, en disant à l'auteur que sa pièce était très-bonne et qu'elle lui avait fait beaucoup de plaisir.
L'abbé Cotin, irrité contre Despréaux qui l'avait raillé, dans sa troisième satire, sur le petit nombre d'auditeurs qu'il avait à ses sermons, fit une mauvaise satire contre lui dans laquelle on lui reprochait, comme un grand crime, d'avoir imité Horace et Juvénal. Cotin ne s'en tint pas à sa satire: il publia un autre ouvrage sous ce titre: la Critique désintéressée sur les satires du temps. Il y chargea Despréaux des injures les plus grossières, et lui imputa des crimes imaginaires, comme de ne reconnaître ni Dieu, ni foi, ni loi. Il s'avisa encore, malheureusement pour lui, de faire entrer Molière dans cette dispute, et ne l'épargna pas, non plus que Despréaux. Celui-ci ne s'en vengea que par de nouvelles railleries; mais Molière acheva de le perdre de réputation, en l'immolant sur le théâtre, à la risée publique, dans la comédie des Femmes savantes.
La scène cinquième du troisième acte de cette pièce, est l'endroit qui a fait le plus de bruit. Trissotin et Vadius y sont peints d'après nature. Car l'abbé Cotin était véritablement l'auteur du sonnet à la princesse Uranie. Il l'avait fait pour madame de Nemours, et il était allé le montrer à Mademoiselle, princesse qui se plaisait à ces sortes de petits ouvrages, et qui, d'ailleurs, considérait fort l'abbé Cotin, jusqu'à l'honorer du nom de son ami. Comme il achevait de lire ses vers, Ménage entra. Mademoiselle les fit voir à Ménage, sans lui en nommer l'auteur. Ménage les trouva, ce qu'effectivement ils étaient, détestables. Là-dessus nos deux poëtes se dirent à peu près l'un à l'autre les douceurs que Molière a si agréablement rimées.
Ce fut Despréaux, à ce qu'on prétend, qui fournit à Molière l'idée de la scène des Femmes savantes entre Trissotin et Vadius. La même scène s'était passée, a-t-on dit aussi, entre Gilles Boileau, frère du satirique, et l'abbé Cotin. Molière était en peine de trouver un mauvais ouvrage pour exercer sa critique, et Despréaux lui apporta le propre sonnet de l'abbé Cotin avec un madrigal du même auteur, dont Molière sut si bien faire son profit dans sa scène incomparable.
Molière fit acheter un des habits de Cotin pour le faire porter à celui qui faisait le personnage dans sa pièce. Molière joua d'abord Cotin sous le nom de Tricotin, que plus malicieusement, sous prétexte de mieux déguiser, il changea depuis en Trissotin, équivalant à trois fois sot. Jamais homme, excepté Montmaur, n'a tant été turlupiné que le pauvre Cotin. On fit en 1682, peu de temps après sa mort, ces quatre vers:
Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin?
Cotin a fini ses jours,
Trissotin vivra toujours.
A l'égard de Vadius, le public a été persuadé que c'était Ménage. Et Richelet, aux mots s'adresser et reprocher, ne l'a pas dissimulé. Ménage disait à ce sujet: «On dit que les Femmes savantes de Molière sont mesdames de… et l'on me veut faire accroire que je suis le savant qui parle d'un ton doux. Ce sont choses cependant que Molière désavouait.»
Molière a joué, dans ses Femmes savantes, l'hôtel de Rambouillet, qui était le rendez-vous de tous les beaux-esprits. Molière y eut un grand succès et y était fort bien venu; mais lui ayant été dit quelques railleries piquantes de la part de Cotin et de Ménage, il n'y mit plus le pied, et joua, comme nous l'avons dit, Cotin sous le nom de Trissotin et Ménage sous le nom de Vadius. Cotin avait introduit Ménage chez madame de Rambouillet: ce dernier allant voir cette dame après la première représentation des Femmes savantes, où elle s'était trouvée, elle ne put s'empêcher de lui dire: «Quoi! Monsieur, vous souffrirez que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte?» Ménage ne lui fit point d'autre réponse que celle-ci: «Madame, j'ai vu la pièce, elle est parfaitement belle; on n'y peut rien trouver à redire, ni à critiquer.» Si ce récit est vrai, il fait honneur à Ménage.
Bayle a pris plaisir de peindre l'effet que la comédie des Femmes savantes produisit sur Cotin et sur ses admirateurs. Ce passage est curieux. Nous le transcrirons en entier:
«Cotin, qui n'avait été déjà que trop exposé au mépris public par les satires de M. Despréaux, tomba entre les mains de Molière qui acheva de le ruiner de réputation, en l'immolant sur le théâtre, à la risée de tout le monde. Je vous nommerais, si cela était nécessaire, deux ou trois personnes de poids qui, à leur retour de Paris, après les premières représentations des Femmes savantes, racontèrent en province qu'il fut consterné de ce coup; qu'il se regarda et qu'on le considéra comme frappé de la foudre; qu'il n'osait plus se montrer; que ses amis l'abandonnèrent; qu'ils se firent une honte de convenir qu'ils eussent eu avec lui quelques liaisons, et, qu'à l'exemple des courtisans qui tournent le dos à un favori disgracié, ils firent semblant de ne pas connaître cet ancien ministre d'Apollon et des neuf sœurs, proclamé indigne de sa charge et livré au bras séculier des satiriques. Je veux croire que c'étaient des hyperboles, mais on n'a pas vu qu'il ait donné depuis ce temps-là nul signe de vie; et il y a toute apparence que le temps de sa mort serait inconnu, si la réception de M. l'abbé Dangeau, son successeur à l'Académie française, ne l'avait notifié. Cette réception fut cause que M. de Visé, qui l'a décrite avec beaucoup d'étendue, dit en passant que M. l'abbé Cotin était mort au mois de janvier 1682. Il ne joignit à cela aucun mot d'éloge, et vous savez que ce n'est pas sa coutume. Les extraits qu'il donna amplement de la harangue de M. l'abbé Dangeau, nous font juger qu'on s'arrêta peu sur le mérite du prédécesseur, et qu'il semblait qu'on marchait sur la braise à cet endroit-là. Rien n'est plus contre l'usage que cette conduite. La réponse du directeur de l'Académie, si nous en jugeons par les extraits, fut entièrement muette, par rapport au pauvre défunt. Autre inobservation de l'usage. Je suis sûr que vous voudriez que M. Despréaux eût succédé à Cotin? L'embarras qu'il aurait senti en composant sa harangue, aurait produit une scène fort curieuse.4 Mais que direz-vous du sieur Richelet qui a publié que l'on enterra l'abbé Cotin à Saint-Méry, l'an 1673. Il lui ôte huit ou neuf années de sa vie, et ils demeuraient l'un et l'autre dans Paris. M. Baillet le croyait encore vivant en 1684: voilà une grande marque d'abandon et d'obscurité. Quelle révolution dans la fortune d'un homme de lettres! Il avait été loué par des écrivains illustres. Il était de l'Académie française depuis quinze ans. Il s'était signalé à l'hôtel de Luxembourg et à l'hôtel de Rohan. Il y exerçait la charge de bel-esprit juré et comme en titre d'office; et personne n'ignore que les nymphes qui y présidaient n'étaient pas dupes. Ses Œuvres galantes avaient eu un si prompt débit, et il n'y avait pas fort longtemps qu'il avait fallu que la deuxième édition suivît de près la première, et voilà que tout d'un coup il devient l'objet de la risée publique, et qu'il ne se peut jamais relever de cette funeste chute.» (Réponse aux questions d'un provincial, tome 1er, chap. 29, page 245, 250.)
Boileau corrigea deux vers de la première scène des Femmes savantes, que le poëte comique avait faits ainsi:
Quand sur une personne on prétend s'ajuster,
C'est par les beaux côtés qu'il la faut imiter.
Despréaux trouva du jargon dans ces deux vers, et les rétablit de cette façon:
Quand sur une personne on prétend se régler,
C'est par ses beaux endroits qu'il lui faut ressembler.
Le Malade imaginaire est la dernière production de Molière. Le matin du jour de la troisième représentation, il se sentit plus souffrant de sa maladie de poitrine. Il déclara qu'il ne pourrait jouer si on n'avançait pas le spectacle et si on ne commençait pas à quatre heures précises. Sa femme et Baron le pressèrent de prendre du repos, et de ne pas jouer; «Hé! que feraient, répondit-il, tant de pauvres ouvriers? Je me reprocherais d'avoir négligé, un seul jour, de leur donner du pain.» Les efforts qu'il fit pour achever son rôle, augmentèrent son mal, et l'on s'aperçut qu'en prononçant le mot juro, dans le divertissement du troisième acte, il lui prit une convulsion. On le porta chez lui, dans sa maison, rue de Richelieu, où il fut suffoqué d'un vomissement de sang, le 17 février 1673.
Molière étant mort, les comédiens se disposaient à lui faire un convoi magnifique; mais M. de Harlay, archevêque de Paris, ne voulut pas permettre qu'on l'inhumât en terre sainte. La femme de Molière alla sur-le-champ à Versailles se jeter aux pieds du Roi, pour se plaindre de l'injure que l'on faisait à la mémoire de son mari, en lui refusant la sépulture ecclésiastique. Le Roi la renvoya, en lui disant que cette affaire dépendait du ministère de M. l'Archevêque, et que c'était à lui qu'il fallait s'adresser. Cependant Sa Majesté fit dire à ce prélat, qu'il fît en sorte d'éviter l'éclat et le scandale. L'Archevêque révoqua donc sa défense, à condition que l'enterrement serait fait sans pompe et sans bruit. Il se fit, en effet, par deux prêtres qui accompagnèrent le corps sans chanter, et on l'enterra dans le cimetière qui était derrière la chapelle de Saint-Joseph, dans la rue Montmartre. Tous ses amis y assistèrent, ayant chacun un flambeau à la main. L'épouse du défunt s'écriait partout: «Quoi! l'on refuse la sépulture à un homme qui mérite des autels!»
Deux mois avant la mort de Molière, Despréaux l'étant allé voir, le trouva fort incommodé de sa toux et faisant des efforts de poitrine qui semblaient le menacer d'une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d'amitié que jamais à Despréaux, ce qui engagea Boileau à lui dire: «Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l'agitation de vos poumons sur votre théâtre, tout devrait vous déterminer à renoncer à la représentation? N'y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles? Contentez-vous de composer, et laissez l'action théâtrale à quelqu'un de vos camarades; cela vous fera plus d'honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes, et vos acteurs, d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. – Ah! Monsieur, répondit Molière, que me dites-vous là? Il y va de mon honneur de ne point quitter. – «Plaisant honneur, disait en soi-même le satirique, à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie!»
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Aujourd'hui lycée Louis-le-Grand.
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Ceci nous rappelle ces prospectus que nous ne pouvons jamais lire sans hausser les épaules, et où s'étalent: le fin, le demi-fin, l'extra-fin, le super-fin, etc., et qui ne sont, en résumé, que la dernière expression du charlatanisme le moins fin.
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Cette plaisanterie de Molière s'appliquait à tout le Parlement plutôt qu'au premier-président, M. de Lamoignon, homme d'une piété sincère et qu'il était impossible de confondre avec les faux dévots ou tartuffes.
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L'auteur du Bolæana dit, au sujet de cette idée plaisante de Bayle: «Je rapportai la chose à M. Despréaux, qui me dit, qu'à la vérité, il aurait fallu marcher un peu sur la cendre chaude, mais, qu'à la faveur des défilés de l'art oratoire, il se serait échappe d'un pas si délicat. Il n'y a rien, disait-il, dont la rhétorique ne vienne à bout. Un bon orateur est une espèce de charlatan qui sait mettre à propos du baume sur les plaies.»