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GAETANO SFERRA

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Bientôt nous fûmes de nouveau surpris par le calme. Après nous avoir fait faire huit à dix milles, la brise tomba, démentant le proverbe qui dit que c'est en mer qu'on trouve le vent. Nos matelots alors reprirent leurs avirons, et nous nous remîmes à marcher à la rame.

En tout autre lieu du monde, cette manière de voyager nous eût paru insupportable; mais, sur cette magnifique mer Tyrrhénienne, sous ce ciel éclatant, en vue de toutes ces îles, de tous ces promontoires, de tous ces caps aux doux noms, la traversée, au contraire, devenait une longue et douce rêverie. Quoique nous fussions au 24 août, la chaleur était tempérée par cette brise délicieuse et pleine de saveur marine, qui semble porter la vie avec elle. De temps en temps nos matelots, pour se dissimuler à eux-mêmes la fatigue de l'exercice auquel le calme les contraignait, chantaient en choeur une chanson en patois sicilien, dont la mesure, comme réglée sur le mouvement de la rame, semblait s'incliner et se relever avec eux. Ce chant avait quelque chose de doux et de monotone, qui s'accordait admirablement avec le léger ennui que, dans son impatience d'atteindre l'avenir et de franchir l'espace, l'homme éprouve chaque fois que le mouvement qui l'emporte n'est point en harmonie avec la rapidité de sa pensée. Aussi ce chant avait-il un charme tout particulier pour moi. C'est qu'il était parfaitement d'accord avec la situation; c'est qu'il allait au paysage, aux hommes, aux choses; c'est qu'il était pour ainsi dire une émanation mélodieuse de l'âme, dans laquelle l'art n'entrait pour rien; quelque chose comme un parfum ou comme une vapeur qui, flottant au-dessus d'une vallée ou s'élevant aux flancs d'une montagne, complète le paysage au milieu duquel on se trouve, et va éveiller un sens endormi, qui croyait n'avoir rien à faire dans tout cela, et se trouve au contraire tout à coup charmé au point de croire que cette fête de la nature est pour lui seul et de s'en regarder comme le roi.

La journée s'écoula ainsi sans que nous eussions fait plus de douze ou quinze milles, et sans que nous pussions perdre de vue ni les côtes de l'ancienne Campanie, ni l'île de Caprée; puis vint le soir, amenant quelques souffles de brise, dont nous profitâmes pour faire à la voile un mille ou deux, mais qui, en tombant bientôt, nous laissèrent dans le calme le plus complet. L'air était si pur, la nuit si transparente, les étoiles avaient tant de lumière, que nous traînâmes nos matelas hors de notre cabine et que nous nous étendîmes sur le pont. Quant à nos matelots, ils ramaient toujours, et de temps en temps, comme pour nous bercer, ils reprenaient leur mélancolique et interminable chanson.

La nuit passa sans amener aucun changement dans la température; les matelots s'étaient partagé la besogne; quatre ramèrent constamment, tandis que les quatre autres se reposaient. Enfin le jour vint, et nous réveilla avec ce petit sentiment de fraîcheur et de malaise qu'il apporte avec lui. A peine si nous avions fait dix autres milles dans la nuit. Nous étions toujours en vue de Caprée, toujours en vue des côtes. Si ce temps-là continuait, la traversée promettait de durer quinze jours. C'était un peu long. Aussi, ce que la veille nous avions trouvé admirable commençait à nous paraître monotone. Nous voulûmes nous mettre à travailler; mais, sans être indisposés nullement par la mer, nous avions l'esprit assez brouillé pour comprendre que nous ne ferions que de médiocre besogne. En mer, il n'y a pas de milieu; il faut une occupation matérielle et active qui vous aide à passer le temps, ou quelque douce rêverie qui vous le fasse oublier.

Comme nous nous rappelions avec délices notre bain de la veille, et que la mer était presque aussi calme, presque aussi transparente et presque aussi bleue que celle de la Grotte d'azur, nous demandâmes au capitaine s'il n'y aurait pas d'inconvénient à nous baigner tandis que Giovanni pécherait notre déjeuner. Comme il était évident que nous irions en nageant aussi vite que le speronare, et que le plaisir que nous prendrions ne retiendrait en rien notre marche, le capitaine nous répondit qu'il ne voyait d'autre inconvénient que la rencontre possible des requins, assez communs à cette époque dans les parages où nous nous trouvions, à cause du passage du pesce spado [Note: Espadon.], dont ils sont fort friands, quoique celui-ci, à l'aide de l'épée dont la nature l'a armé, leur oppose une rude défense. Comme la nature n'avait pas pris à notre endroit les mêmes précautions qu'elle a prises pour le pesce spado, nous hésitions fort à donner suite à notre proposition, lorsque le capitaine nous assura qu'en nageant autour du canot, et en plaçant deux hommes en sentinelle, l'un à la poupe et l'autre à la proue du bâtiment, nous ne courions aucun danger, attendu que l'eau était si transparente, que l'on pouvait apercevoir les requins à une grande profondeur, et que, prévenus aussitôt qu'il en paraîtrait un, nous serions dans la barque avant qu'il ne fût à nous.

Ce n'était pas fort rassurant: aussi étions-nous plus disposés que jamais à sacrifier notre amusement à notre sûreté, lorsque le capitaine, qui vit que nous attachions à la chose plus d'importance qu'elle n'en avait réellement, nous offrit de se mettre à l'eau avec Filippo en même temps que nous. Cette proposition eut un double effet: d'abord elle nous rassura, ensuite elle piqua notre amour-propre. Comme nous avions à faire avec notre équipage un voyage qui n'était pas sans offrir quelques dangers de différentes espèces, nous ne voulions pas débuter en lui donnant une mauvaise idée de notre courage. Nous ne répondîmes donc à la proposition qu'en donnant l'ordre aux sentinelles de prendre leur poste, et à Pietro de mettre le canot à la mer. Lorsque toutes ces précautions furent prises, nous descendîmes par l'escalier. Quant au capitaine et à Filippo, ils ne firent pas tant de façons, et sautèrent tout bonnement par-dessus le bord; mais, à notre grand étonnement, nous ne vîmes reparaître que le capitaine; Filippo était passé par-dessous le bâtiment, afin d'explorer les environs, à ce qu'il paraît. Un instant après, nous l'aperçûmes qui revenait par la proue, en nous annonçant qu'il n'avait absolument rien découvert qui pût nous inquiéter. Le capitaine, sans être de sa force, nageait aussi admirablement bien. Je fis remarquer à Jadin qu'il avait au côté droit de la poitrine une blessure qui ressemblait fort à un coup de couteau. Comme le capitaine était beau garçon, et qu'en Sicile et en Calabre les coups de couteau s'adressent plus particulièrement aux beaux garçons qu'aux autres, nous pensâmes que c'était le résultat de la vengeance de quelque frère ou de quelque mari, et je me promis d'interroger à la première occasion le capitaine là-dessus.

Au bout de dix minutes, nous entendîmes de grands cris; mais il n'y avait pas à s'y tromper, c'étaient des cris de joie. En effet, Giovanni venait de piquer une magnifique dorade, et s'avançait de l'arrière à babord, la portant triomphalement au bout de son harpon, pour nous demander à quelle sauce nous désirions la manger. La chose était trop importante pour être résolue ainsi sans discussion; nous remontâmes donc immédiatement à bord pour examiner l'animal de plus près et pour arrêter une sauce digne de lui. Le capitaine et Filippo nous suivirent; on amarra de nouveau la chaloupe à son poste, et nous entrâmes en délibération. Quelques observations qui nous parurent assez savantes, émises par le capitaine, nous déterminèrent pour une espèce de matelote. Ce n'était pas sans motifs que j'avais appelé le capitaine au conseil; je ne perdais pas de vue la cicatrice de sa poitrine, et je voulais en connaître l'histoire. Je l'invitai donc à déjeuner avec nous, sous prétexte que, si son avis à l'endroit de la dorade était erroné, je voulais le punir en le forçant de la manger tout entière. Le capitaine se défendit d'abord de ce trop grand honneur que nous voulions lui faire; mais, voyant que nous insistions, il finit par accepter. Aussitôt il disparut dans l'écoutille, et Pietro s'occupa des préparatifs du déjeuner.

Le couvert était bientôt dressé. On posait une longue planche sur deux chaises, c'était la table; on tirait nos matelas de cuir sur le pont, c'étaient nos sièges. Nous nous couchions, comme des chevaliers romains, dans notre triclinium en plein air, et, sur le moindre signe que nous faisions, tout l'équipage s'empressait de nous servir.

Au bout de dix minutes, le capitaine reparut, orné de ses plus beaux habits et portant à la main une bouteille de muscat de Lipari, qu'après force circonlocutions il se hasarda à nous offrir. Nous acceptâmes sans aucune difficulté, et il parut on ne peut plus touché de notre condescendance.

C'était un excellent homme que le capitaine Arena, et qui n'avait à notre avis qu'un seul défaut, c'était de garder pour Jadin et moi une trop respectueuse obséquiosité. Cela empêchait entre lui et nous cette communication rapide et familière de pensées à l'aide de laquelle j'espérais descendre un peu dans la vie sicilienne. Je ne faisais aucun doute que tous ces hommes endurcis aux fatigues, habitués aux tempêtes, parcourant la Méditerranée en tous sens depuis leur enfance, n'eussent force récits de traditions nationales ou d'aventures personnelles à nous faire, et j'avais compté sur les récits du pont pour défrayer ces belles nuits orientales, où la veille est plus douce que le sommeil; mais avant d'en arriver là, nous voyions bien qu'il y avait encore du chemin à faire, et nous commencions par le capitaine, afin d'arriver plus tard et par degrés jusqu'aux simples matelots.

Notre dorade ne se fit pas attendre. Du plus loin que nous l'aperçûmes, l'odeur qu'elle répandait autour d'elle nous prévint en sa faveur; et bientôt, à notre satisfaction, son goût justifia son parfum. Dès lors, nous reconnûmes que le capitaine était doublement à cultiver, et nous redoublâmes d'attentions.

Nous avions pris le soin, en partant de Naples, de faire une certaine provision de vin de Bordeaux. Quoique le capitaine fût d'une sobriété extrême, nous parvînmes à lui en faire boire deux ou trois verres. Le vin de Bordeaux a, comme on le sait, des qualités essentiellement conciliantes. A la fin du déjeuner, nous étions parvenus à lui faire à peu près oublier la distance qu'il avait mise lui-même entre lui et nous: une dernière attention finit par nous le livrer pieds et poings liés; Jadin lui offrit de faire pour sa femme le portrait de son petit garçon. Le capitaine devint fou de joie; il appela monsieur Peppino, qui se roulait à l'avant au milieu des tonneaux et des cordages avec son ami Milord. L'enfant accourut sans se douter de ce qui l'attendait; son père lui expliqua la chose en italien, et, soit curiosité, soit obéissance, il s'y prêta de meilleure grâce que nous ne nous y attendions.

J'envoyai à l'équipage, qui continuait de ramer de toute sa force, deux bouteilles de vin de Bordeaux; nous débouchâmes le cruchon de muscat, nous allumâmes les cigares, et Jadin se mit à la besogne.

Ce n'était pas tout, il fallait diriger la conversation du côté de la fameuse cicatrice qui avait attiré mes regards. J'en trouvai l'occasion en parlant de notre bain et en félicitant le capitaine sur la manière dont il nageait.

– Oh! quant à cela, excellence, ce n'est point un grand mérite, me répondit-il. Nous sommes de père en fils, depuis deux cents ans, de véritables chiens de mer, et, étant jeune homme, j'ai traversé plus d'une fois le détroit de Messine, du village Delia Pace au village de San-Giovanni, d'où est ma femme.

– Et combien y a-t-il? demandai-je.

– Il y a cinq milles, dit le capitaine; mais cinq milles qui en valent bien huit à cause du courant.

– Et depuis que vous êtes marié, repris-je en riant, vous ne vous hasardez plus à faire de pareilles folies.

– Oh! ce n'est point depuis que je suis marié, répondit le capitaine; c'est depuis que j'ai été blessé à la poitrine: comme le fer a traversé le poumon, au bout d'une heure que je suis à l'eau, je perds mon haleine, et je ne peux plus nager.

– En effet, j'ai remarqué que vous aviez une cicatrice. Vous vient-elle d'un duel ou d'un accident?

– Ni de l'un ni de l'autre, excellence. Elle vient tout bonnement d'un assassinat.

– Et un drôle d'assassinat, encore, dit Pietro, profitant de ses privilèges et se mêlant de la conversation sans cesser de ramer.

L'exclamation, comme on le comprend bien, n'était point de nature à diminuer ma curiosité.

– Capitaine, continuai-je, est-ce qu'il y a de l'indiscrétion à vous demander quelques détails sur cet événement?

– Non, plus maintenant, répondit le capitaine, attendu qu'il n'y a que moi de vivant encore des quatre personnages qui y étaient intéressés; car, quant à la femme, elle est religieuse, et c'est comme si elle était morte. Je vais vous raconter la chose, quoique ce ne soit pas sans un certain remords que j'y pense.

– Un remords! Allons donc, capitaine, vous n'avez, pardieu! rien à vous reprocher là-dedans; vous vous êtes conduit en bon et brave Sicilien.

– Je crois que j'aurais cependant mieux fait, reprit le capitaine en soupirant, de laisser le pauvre diable tranquille.

– Tranquille! Un gaillard qui vous avait fourré trois pouces de fer dans l'estomac. Vous avez bien fait, capitaine, vous avez bien fait!

– Capitaine, repris-je à mon tour, vous doublez notre curiosité, et maintenant, je vous en préviens, je ne vous laisse pas de repos que vous ne m'ayez tout raconté.

– Allons, jeune enfant, dit Jadin à Peppino, ne bouge pas. Nous en sommes aux yeux, capitaine.

Je traduisis l'invitation à Peppino, et le capitaine reprit:

– C'était en 1825, au mois de mai, il y a de cela un peu plus de dix ans, comme vous voyez; nous étions allés à Malte pour y conduire un Anglais qui voyageait pour son plaisir, comme vous. C'était le deuxième ou troisième voyage que nous faisions avec ce petit bâtiment-ci, que je venais d'acheter. L'équipage était le même à peu près, n'est-ce pas, Pietro?

– Oui, capitaine, à l'exception de Sienni; vous savez bien que nous étions entrés à votre service après la mort de votre oncle, de sorte que ça n'a quasi pas changé.

– C'est bien cela, reprit le capitaine; mon pauvre oncle est mort en 1825.

– Oh! mon Dieu, oui! Le 15 septembre 1825, reprit Pietro avec une expression de tristesse dont je n'aurais pas cru son visage joyeux susceptible.

– Enfin, la mort de mon pauvre oncle n'a rien à faire dans tout ceci, continua le capitaine en soupirant. Nous étions à Malte depuis deux jours; nous devions y rester huit jours encore, de sorte qu'au lieu de me tenir sur mon bâtiment comme je devais le faire, j'étais allé renouveler connaissance avec de vieux amis que j'avais à la Cité Villette. Les vieux amis m'avaient donné à dîner, et après le dîner nous étions allés prendre une demi-tasse au café Grec. Si vous allez jamais à Malte, allez prendre votre café là, voyez-vous; ce n'est pas le plus beau, mais c'est le meilleur établissement de toute la ville, rue des Anglais, à cent pas de la prison.

– Bien, capitaine, je m'en souviendrai.

– Nous venions donc de prendre notre tasse de café; il était sept heures du soir, c'est-à-dire qu'il faisait tout grand jour. Nous causions à la porte, quand tout à coup je vois déboucher, au coin d'une petite ruelle dont le café fait l'angle, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, pâle, effaré, sans chapeau, hors de lui-même enfin. J'allais frapper sur l'épaule de mon voisin pour lui faire remarquer cette singulière apparition, quand tout à coup, le jeune homme vient droit à moi, et avant que j'aie eu le temps de me défendre, me donne un coup de couteau dans la poitrine, laisse le couteau dans la blessure, repart comme il était venu, tourne l'angle de la rue, et disparaît.

Tout cela fut l'affaire d'une seconde. Personne n'avait vu que j'étais frappé, moi-même je le savais à peine. Chacun se regardait avec stupéfaction, et répétait le nom de Gaëtano Sferra. Moi, pendant ce temps-là, je sentais mes forces qui s'en allaient.

– Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, ce farceur-là, Giuseppe? me dit mon voisin; comme tu es pâle!

– Ce qu'il m'a fait? répondis-je; tiens. – Je pris le couteau par le manche, et je le tirai de la blessure. – Tiens, voilà ce qu'il m'a fait. Puis, comme mes forces s'en allaient tout à fait, je m'assis sur une chaise, car je sentais que j'allais tomber de ma hauteur.

– A l'assassin! à l'assassin! cria tout le monde. C'est Gaëtano Sferra.

Nous l'avons reconnu, c'est lui. A l'assassin!

– Oui, oui, murmurai-je machinalement; oui, c'est Gaëtano Sferra. A l'assassin! à l'assas… Ma foi! c'était fini, j'avais tourné de l'oeil.

– C'est pas étonnant, dit Pietro, il avait trois pouces de fer dans la poitrine; on tournerait de l'oeil à moins.

– Je restai deux ou trois jours sans connaissance, je ne sais pas au juste. En revenant à moi, je trouvai Nunzio, le pilote, celui qui est là, à mon chevet; il ne m'avait pas quitté, le vieux cormoran. Aussi, il le sait bien, entre nous c'est à la vie, à la mort. N'est-ce pas, Nunzio?

– Oui, capitaine, répondit le pilote en levant son bonnet comme il avait l'habitude de le faire lorsqu'il répondait à quelqu'une de nos questions.

– Tiens, lui dis-je, pilote, c'est vous?

– Oh! il me reconnaît, cria le pilote, il me reconnaît. Alors ça va bien.

– Vous le voyez, Nunzio: il n'est pas bien gai, n'est-ce pas?

– Non, le fait est qu'il n'en a pas l'air.

– Eh bien! le voilà qui se met à danser comme un fou autour de mon lit.

– C'est que j'étais content, dit le pilote.

– Oui, reprit le capitaine, tu étais content, mon vieux, ça se voyait. Mais d'où est-ce que je reviens donc? lui demandai-je. – Ah! vous revenez de loin, me répondit-il. En effet, je commençais à me rappeler. Oui, oui, c'est juste, dis-je. Je me souviens, c'est un farceur qui m'a donné un coup de couteau; eh bien! au moins est-il arrêté, l'assassin?

– Ah bien, oui, arrêté! dit le pilote: il court encore.

– Cependant on savait qui, repris-je. C'était, c'était, attends donc, ils l'ont nommé; c'était Gaëtano Sferra, je me rappelle bien.

– Eh bien! Voilà ce qui vous trompe, capitaine, c'est que ce n'était pas lui. Tout cela, c'est une drôle d'histoire, allez.

– Comment ce n'était pas lui?

– Ah! non, ça ne pouvait pas être lui, puisque Gaëtano Sferra avait été condamné le matin à mort pour avoir donné un coup de couteau; qu'il était en prison où il attendait le prêtre, et qu'il devait être exécuté le lendemain. C'en est un autre qui lui ressemble, à ce qu'il paraît, quelque frère jumeau, peut-être.

– Ah! dis-je. Moi, au fait, je ne sais pas si c'est lui, je ne le connais pas.

– Comment, pas du tout?

– Pas le moins du monde.

– Ce n'est pas pour quelque petite affaire d'amour, hein?

– Non, parole d'honneur, vieux, je ne connais personne à Malte.

– Et vous ne savez pas pourquoi il vous en voulait, cet enragé-là?

– Je n'en sais rien.

– Alors n'en parlons plus.

– C'est égal, repris-je, c'est embêtant tout de même d'avoir un coup de couteau dans la poitrine, et de ne pas savoir pourquoi on l'a reçu ni qui vous l'a donné. Mais, si jamais je le rencontre, il aura affaire à moi, Nunzio, je ne te dis que cela.

– Et vous aurez raison, capitaine. En ce moment Pietro ouvrit la porte de ma chambre.

– Eh! Pilote, dit-il, c'est le juge.

– Tiens, tu es là aussi, Pietro, m'écriai-je.

– Un peu, capitaine, que je suis là, et que je n'en ai pas quitté, encore.

C'est vrai tout de même; il était dans l'antichambre pour empêcher qu'on ne fît du bruit; et comme il entendait que nous devisions, Nunzio et moi, il avait ouvert la porte.

– Ça va donc mieux? dit Vicenzo en passant la tête à son tour.

– Ah ça! mais, repris-je, vous y êtes donc tous?

– Non, il n'y a que nous trois, capitaine, les autres sont au speronare; seulement, ils viennent voir deux fois par jour comment vous allez.

– Et comme je vous le disais, capitaine, reprit Pietro, c'est le juge.

– Eh bien! Fais-le entrer, le juge.

– Capitaine, c'est qu'il n'est pas seul.

– Avec qui est-il?

– Il est avec celui qu'on prenait pour votre assassin.

– Ah! ah! dis-je.

– Je vous demande pardon, monsieur le juge, dit Nunzio, c'est que le capitaine n'est pas encore bien crâne, attendu qu'il n'y a qu'un quart d'heure qu'il a ouvert les yeux, et qu'il n'y a que dix minutes qu'il parle, et nous avons peur.

– Alors nous reviendrons demain, dit une voix.

– Non, non, répondis-je; puisque vous voilà, entrez tout de suite, allez.

– Entrez, puisque le capitaine le veut, reprit Pietro en ouvrant la porte.

Le juge entra; il était suivi d'un jeune homme qui avait les mains liées et qui était conduit par des soldats; derrière le jeune homme marchaient deux individus habillés de noir; c'étaient les greffiers.

– Capitaine Arena, dit le juge, c'est bien vous qui avez été frappé d'un coup de couteau à la porte du café Grec?

– Pardieu! oui, c'est bien moi, et la preuve (je relevai le drap et je montrai ma poitrine), c'est que voilà le coup.

– Reconnaissez-vous, continua-t-il en me montrant le prisonnier, ce jeune homme pour celui qui vous a frappé?

Mes yeux se rencontrèrent en ce moment avec ceux du jeune homme, et je reconnus son regard comme j'avais déjà reconnu son visage; seulement, comme je savais que ma déclaration le tuait du coup, j'hésitais à la faire.

Le juge vit ce qui se passait en moi, alla au crucifix suspendu à la muraille, le prit, et me l'apportant: – Capitaine, me dit-il, jurez sur le Christ de dire toute la vérité, rien que la vérité.

J'hésitais.

– Faites le serment qu'on vous demande, dit le prisonnier, et parlez en conscience.

– Eh bien! ma foi! repris-je, puisque c'est vous qui le voulez…

– Oui, je vous en prie.

– En ce cas-là, repris-je en étendant la main sur le crucifix, je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

– Bien, dit le juge. Maintenant, répondez. Reconnaissez-vous ce jeune homme pour être celui qui vous a frappé d'un coup de couteau?

– Parfaitement.

– Alors vous affirmez que c'est lui?

– Je l'affirme.

Il se retourna vers les deux greffiers. – Vous le voyez, dit-il, le blessé lui-même est trompé par cette étrange ressemblance.

Quant au jeune homme, un éclair de joie passa sur son visage. Je trouvai cela un peu étrange, attendu qu'il me semblait que ce que je venais de déposer ne devait pas le faire rire.

– Ainsi, vous persistez, reprit le juge, à affirmer que ce jeune homme est bien celui qui vous a frappé?

Je sentis que le sang me montait à la tête; car, vous comprenez, il avait l'air de dire que je mentais.

– Si je persiste? je le crois pardieu bien! et à telle enseigne qu'il était nu-tête, qu'il avait une redingote noire, un pantalon gris, et qu'il venait par la petite ruelle qui conduit à la prison.

– Gaëtano Sferra, dit le juge, qu'avez-vous à répondre à cette déposition?

– Que cet homme se trompe, répondit le prisonnier, comme se sont trompés tous ceux qui étaient au café.

– C'est évident, dit le juge en se retournant une seconde fois vers les greffiers.

– Je me trompe! m'écriai-je en me soulevant malgré ma faiblesse; ah bien! par exemple, en voilà une sévère! Ah! je me trompe!

– Capitaine! s'écria Nunzio, capitaine! Oh mon Dieu! mon Dieu!

– Ah! je me trompe! repris-je. Eh bien! je vous dis, moi, que je ne me trompe pas.

– Le médecin, le médecin! cria Pietro.

En effet, l'effort que j'avais fait en me levant avait dérangé l'appareil, et ma blessure s'était rouverte, de sorte qu'elle saignait de plus belle. Je sentis que je m'en allais de nouveau; toute la chambre valsait autour de moi, et, au milieu de tout cela, je voyais les yeux du prisonnier fixés sur moi avec une expression de joie si étrange, que je fis un dernier mouvement pour lui sauter au cou et l'étrangler. Ce mouvement épuisa ce qu'il me restait de force; un nuage sanglant passa devant mes yeux; je sentis que j'étouffais, je me renversai en arrière, puis je ne sentis plus rien: j'étais retombé dans mon évanouissement.

Celui-là ne dura que sept ou huit heures, et j'en revins comme du premier. Cette fois le médecin était auprès de moi: Pietro l'avait amené, et Nunzio n'avait pas voulu le laisser partir. J'essayai de parler, mais il me mit un doigt sur la bouche en me faisant signe de me taire. J'étais si faible, que j'obéis comme un enfant.

– Allons, ça va mieux, dit le médecin. Du silence, la diète la plus absolue, et humectez-lui de temps en temps la blessure avec de l'eau de guimauve. Tout ira bien. Surtout ne lui laissez voir personne.

– Ah! quant à cela, vous pouvez être tranquille. Quand ce serait le Père éternel lui-même qui frapperait à la porte, je lui répondrais: Vous demandez le capitaine? – Oui. – Eh bien! Père éternel, il n'y est pas.

– Et puis, d'ailleurs, dit Pietro, nous étions là, nous autres, pour veiller à la porte et envoyer promener les juges et les greffiers, s'ils se représentaient.

– Si bien, pour en finir, reprit le capitaine, que personne ne vint que le médecin, que je ne parlai que quand il m'en donna la permission, et que tout alla bien, comme il l'avait dit. Au bout d'un mois je fus sur mes jambes; au bout de six semaines je pus regagner le bâtiment. Quant à l'Anglais, il était parti; mais c'était un brave homme tout de même. Il avait payé à Nunzio le prix convenu, comme s'il avait fait tout le voyage, et il avait encore laissé une gratification à l'équipage.

– Oui, oui, dit Pietro, qui n'était pas fâché sans doute de me donner la mesure de la générosité de l'Anglais, trois piastres par homme. Aussi nous avons joliment bu à sa santé, n'est-ce pas les autres?

– Dame! il l'avait bien mérité, répondit en choeur l'équipage.

– Et vous, capitaine, que fîtes-vous?

– Moi? eh bien! la mer me remit. Je respirais à pleine poitrine, j'ouvrais la bouche que l'on aurait cru que je voulais avaler tout le vent qui venait de la Grèce; un fameux vent, allez. Si nous l'avions seulement pour nous conduire à Palerme, nous y serions bientôt; mais nous ne l'avons pas.

– Peut-être bien que nous ne tarderons pas à en avoir un autre, dit le pilote; mais celui-là ce ne sera pas la même chose.

– Un peu de sirocco, hein? n'est-ce pas, vieux? demanda le capitaine.

Nunzio fit un signe de tête affirmatif.

– Et puis? repris-je, voulant la suite de mon histoire.

– Eh bien! je revins au village Della Pace, où ma femme, que j'avais laissée grosse de Peppino, avait eu une si grande peur, qu'elle en était accouchée avant terme. Heureusement que ça n'avait fait de mal ni à la mère ni à l'enfant; et depuis ce temps-là je me porte bien, à l'exception, comme je vous le disais, que quand je nage trop longtemps, la respiration me manque.

– Mais ce n'est pas tout, dis-je au capitaine, et vous avez fini par avoir l'explication de ce singulier quiproquo?

– Attendez donc, reprit-il, nous ne sommes qu'à la moitié de l'histoire, et encore c'est le plus beau qui me reste à vous raconter. Malheureusement je crois que c'est là que j'ai eu tort!

– Mais non, mais non, dit Pietro; mais je vous dis que non.

– Heu! heu! dit le capitaine.

– Je vous écoute, repris-je.

– Il y avait déjà un an que l'aventure était arrivée, lorsque je retrouvai l'occasion de retourner à Malte. Ma femme ne voulait pas m'y laisser aller; pauvre femme! elle croyait que cette fois-là j'y laisserais mes os; mais je la rassurai de mon mieux. D'ailleurs c'était justement une raison, puisqu'il m'était arrivé du mal à un premier voyage, pour qu'il m'arrivât du bien au second; tant il y a que j'acceptai le chargement. Cette fois il n'était pas question de voyageurs, mais de marchandises.

En effet, la traversée fut excellente; c'était de bon augure. Cependant, je l'avoue, je n'avais pas grand plaisir à rentrer à Malte; aussi, mes petites affaires faites, je revenais bien vite sur le speronare. Bref, j'allais partir le lendemain, et j'étais en train de faire un somme dans la cabine, quand Pietro entra.

– Capitaine, me dit-il, pardon de vous réveiller; mais c'est une femme qui dit qu'elle a besoin de vous parler pour affaires.

– Une femme! et où est-elle, cette femme? demandai-je en me frottant les yeux.

– Elle est en bas, dans un petit canot.

– Toute seule?

– Avec un rameur.

– Et quelle est cette femme?

– Je lui ai demandé son nom; mais elle m'a répondu que cela ne me regardait pas, qu'elle avait affaire à vous, et non pas à moi.

– Est-elle jeune? est-elle jolie?

– Ah! ceci, c'est autre chose: je ne peux pas dire, car elle a un voile, et il est impossible de rien voir au travers.

– C'est vrai ça, elle avait l'air d'une religieuse, interrompit Pietro.

– Alors, fais-la monter, repris-je.

Pietro sortit. Je me mis derrière une table, et j'ouvris tout doucement mon couteau. J'étais devenu défiant en diable depuis mon aventure; et comme je ne connaissais pas de femmes, je pensais que ça pourrait bien être un homme déguisé. Mais, une fois prévenu, c'est bon. Un homme prévenu, comme on dit, en vaut deux. Puis, sans me vanter, je manie assez proprement le couteau moi aussi.

– Je crois bien, dit Pietro: vous êtes modeste, capitaine. Voyez-vous, excellence, le capitaine, c'est le plus fort que je connaisse. A un pouce, à deux pouces, à toute la lame, il se bat comme on veut; cela lui est égal, à lui.

– Mais au premier coup d'oeil, continua le capitaine, je vis bien que je m'étais trompé, et que c'était bien une femme; et une pauvre petite femme qui avait grand peur encore, car on voyait sous son voile qu'elle tremblait de tous ses membres. Je remis mon couteau dans ma poche, et je m'approchai d'elle.

– Qu'y a-t-il pour votre service, madame? lui demandai-je.

– Vous êtes le capitaine de ce petit bâtiment? répondit-elle.

– Oui, madame.

– Avez-vous quelque affaire qui vous retienne dans le port?

– Je comptais partir demain matin.

– Avez-vous des passagers maltais?

– Aucun.

– Faites-vous voile plus particulièrement pour un point de la Sicile que pour l'autre?

– Je comptais rentrer dans le port de Messine.

– Voulez-vous gagner quatre cents ducats?

– Belle demande! Je crois pardieu bien que je le veux! si toutefois, vous le comprendrez bien, la chose ne peut pas me compromettre.

– En aucune façon.

– Que faut-il faire?

– Il faut venir cette nuit avec votre speronare à la pointe Saint-Jean, à une heure du matin. Vous enverrez votre canot à terre. Un passager attendra sur le rivage; il vous dira Sicile, vous lui répondrez Malte. Vous le ramènerez à bord, et vous le déposerez dans l'endroit de la Sicile qui vous conviendra le mieux. Voilà tout.

– Dame! c'est faisable, répondis-je; et vous dites que pour cela…

– Il y a une prime de quatre cents ducats, deux cents ducats comptant: les voilà (l'inconnue tira une bourse et la jeta sur la table); deux cents ducats qui vous seront remis par le passager lui-même en touchant la terre.

– Eh! mais, dites donc, repris-je, il faut au moins que je vous fasse une obligation moi, une reconnaissance, quelque chose, un petit papier enfin.

– A quoi bon? Vous êtes honnête homme ou vous ne l'êtes pas. Si vous êtes honnête homme, votre parole suffit; si vous ne l'êtes pas, vous comprenez, aux précautions que je prends, au secret que je vous demande, que votre papier ne peut me servir à rien, et que je ne suis pas en mesure de le faire valoir devant les tribunaux.

– Par quel hasard vous êtes-vous adressée à moi, alors?

– Je me promenais aujourd'hui sur le port, ne sachant à qui m'adresser pour le service que je réclame de vous. Je vous ai vu passer, votre figure ouverte m'a plu, vous avez monté dans votre canot, vous êtes venu droit au petit bâtiment où nous sommes, j'ai deviné que vous en étiez le capitaine; j'ai attendu la nuit: la nuit venue, je m'y suis fait conduire à mon tour, j'ai demandé à vous parler, et me voilà.

– Oh! quant à ce qui est d'être franc et honnête, répondis-je, vous ne pouviez pas mieux vous adresser.

– Eh bien! c'est tout ce qu'il me faut, répondit l'inconnue en me tendant la main; une jolie petite main, ma foi! que j'avais même grande envie de la prendre et de la baiser; c'est chose convenue.

– Vous avez ma parole.

– Vous n'oublierez pas le mot d'ordre?

– Sicile et Malte.

– C'est bien: à une heure, à la pointe Saint-Jean.

– A une heure.

L'inconnue redescendit dans le bateau et regagna la terre; à dix heures nous levâmes l'ancre. La pointe Saint-Jean est une espèce de cap qui s'avance dans la mer vers la partie méridionale de Malte, à une lieue et demie de la ville, ce qui, par mer, faisait une distance de cinq ou six milles à peu près. Mais comme le vent était mauvais, il fallait franchir cette distance à la rame; comme vous comprenez, il n'y avait pas de temps à perdre.

A minuit et demi, nous étions à un demi-mille de la porte Saint-Jean. Ne voulant pas m'approcher davantage, de peur d'être vu, je mis en panne, et j'envoyai Pietro à terre avec le canot. Je le vis s'enfoncer dans l'obscurité, se confondre avec la côte et disparaître; un quart d'heure après il reparut. Le passager était assis à l'arrière du canot, tout s'était donc bien passé.

J'avais fait préparer la cabine de mon mieux: j'y avais fait transporter mon propre matelas; d'ailleurs, comme avec le vent qui soufflait nous devions être le lendemain à Messine, je pensais que, si difficile que fût notre hôte, une nuit est bientôt passée. Puis, il y a des circonstances où les gens les plus délicats passent volontiers sur certaines choses, et, il faut le dire, notre passager me paraissait être dans une de ces circonstances-là.

Ces réflexions firent que, par délicatesse, et pour ne point paraître trop curieux, je descendis dans l'entrepont, tandis qu'il montait à bord. De son côté, le passager alla droit à la cabine sans regarder personne et sans dire une seule parole; seulement il laissa deux onces [Note: L'once est une monnaie sicilienne qui vaut 12 F.] dans la main que Pietro lui tendit pour l'aider à monter l'escalier. Au bout de cinq minutes, quand le canot fut amarré, Pietro vint me rejoindre.

– Tenez, capitaine, me dit-il, voici deux onces à ajouter à la masse.

– Ils n'ont, voyez-vous, interrompit le capitaine, qu'une bourse pour eux tous; seulement je suis le caissier: à la fin du voyage je fais les comptes de chacun et tout est dit.

– Eh bien! demandai-je à Pietro, comment cela s'est-il passé?

– Mais à merveille, répondit-il; il était là qui attendait avec la femme voilée qui était venue à bord, et il paraît même qu'il était impatient de me voir; car, à peine m'eut-il aperçu, qu'il embrassa l'autre, et qu'il vint au-devant de moi, ayant de l'eau jusqu'aux genoux; alors nous avons échangé le mot d'ordre, et il est monté à bord. Tant que la femme a pu le voir, elle est restée sur la côte à nous regarder et à nous faire des signes avec son mouchoir. Puis, quand nous avons été trop loin, nous avons entendu une voix qui nous criait bon voyage; c'était encore elle, la pauvre femme!

– Et as-tu vu notre passager?

– Non, il s'est caché la figure dans son manteau, seulement, à sa voix et à sa tournure, ça m'a l'air d'un jeune homme, l'amant de l'autre probablement.

– C'est bien: va dire aux camarades de déployer la voile, et à Nunzio de gouverner sur Messine.

Pietro remonta sur le pont, transmit l'ordre que j'avais donné, et dix minutes après nous marchions que c'était plaisir. Je ne tardai pas à le suivre sur le pont: je ne sais pourquoi je ne pouvais dormir. D'ailleurs, le temps était si beau, il ventait un si bon vent, il faisait un si magnifique clair de lune, que c'était péché que de s'enfermer dans un entrepont avec une pareille nuit.

Je trouvai le pont solitaire; tous les camarades étaient rentrés dans leur écoutille et dormaient à qui mieux mieux; il n'y avait que Nunzio qui veillait comme d'habitude; mais, attendu qu'il était caché derrière la cabine, on ne le voyait pas, si bien qu'on aurait cru que le bâtiment marchait tout seul.

Il était deux heures et demie du matin à peu près, nous avions déjà laissé Malte bien loin derrière nous, et je me promenais de long en large sur le pont, pensant à ma petite femme et aux amis que nous allions retrouver, quand tout à coup je vis s'ouvrir la cabine et paraître le passager. Son premier coup d'oeil fut pour s'assurer de l'endroit où nous étions. Il vit Malte, qui ne paraissait plus que comme un point noir, et il me sembla qu'à cette vue il respirait plus librement. Cela me rappela les précautions qu'il avait prises en montant à bord; et craignant de le contrarier en restant sur le pont, je m'acheminai vers l'écoutille de l'avant pour pénétrer dans l'entrepont, lorsque, faisant deux ou trois pas de mon côté:

– Capitaine, me dit-il.

Je tressaillis: il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix quelque part comme dans un rêve. Je me retournai vivement.

– Capitaine, reprit-il en continuant de s'avancer vers moi, pensez-vous, si ce vent-là continue, que nous soyons demain soir à Messine?

Et à mesure qu'il s'approchait, je croyais reconnaître son visage, comme j'avais cru reconnaître sa voix. A mon tour, je fis quelques pas vers lui; alors il s'arrêta en me regardant fixement et comme pétrifié. A mesure que la distance devenait moindre entre nous, mes souvenirs me revenaient, et mes soupçons se changeaient en certitude. Quant à lui, il était visible qu'il aurait mieux aimé être partout ailleurs qu'où il était; mais il n'y avait pas moyen de fuir, nous avions de l'eau tout autour de nous, et la terre était déjà à plus de trois lieues. Néanmoins, il recula devant moi jusqu'au moment où la cabine l'empêcha d'aller plus loin. Je continuai de m'avancer jusqu'à ce que nous nous trouvassions face à face. Nous nous regardâmes un instant sans rien dire, lui pâle et hagard, moi avec le sourire sur les lèvres, et cependant je sentais que moi aussi je pâlissais, et que tout mon sang se portait à mon coeur; enfin, il rompit le premier le silence.

– Vous êtes le capitaine Giuseppe Arena, me dit-il d'une voix sourde.

– Et vous l'assassin Gaëtano Sferra, répondis-je.

– Capitaine, reprit-il, vous êtes honnête homme, ayez pitié de moi, ne me perdez pas.

– Que je ne vous perde pas! comment l'entendez-vous?

– J'entends que vous ne me livriez point; en arrivant en Sicile, je doublerai la somme qui vous a été promise.

– J'ai reçu deux cents ducats pour vous conduire à Messine; vous devez m'en donner deux cents autres en débarquant; je toucherai ce qui est promis, pas un grain de plus.

– Et vous remplirez l'obligation que vous avez prise, n'est-ce pas, de me mettre à terre sain et sauf?

– Je vous mettrai à terre sans qu'il soit tombé un cheveu de votre tête; mais, une fois à terre, nous avons un petit compte à régler: je vous redois un coup de couteau pour que nous soyons quittes.

– Vous m'assassinerez, capitaine?

– Misérable! lui dis-je; c'est bon pour toi et pour tes pareils d'assassiner.

– Eh bien! alors, que voulez-vous dire?

– Je veux dire que, puisque vous jouez si bien du couteau, nous en jouerons ensemble; toutes les chances sont pour vous, vous avez déjà la première manche.

– Mais je ne sais pas me battre au couteau, moi.

– Bah! laissez donc, répondis-je en écartant ma chemise et en lui montrant ma poitrine, ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela; d'ailleurs, ce n'est pas difficile: on se met chacun dans un tonneau, on se fait lier le bras gauche autour du corps, on convient de se battre à un pouce, à deux pouces ou à toute la lame, et on gesticule. Quant à ce dernier point, c'est déjà réglé; et, sauf votre plaisir, nous nous battrons à toute lame, car vous avez si bien frappé, qu'il n'en était pas resté une ligne hors de la blessure.

– Et si je refuse?

– Ah! si vous refusez, c'est autre chose: je vous mettrai à terre comme j'ai dit, je vous donnerai une heure pour gagner la montagne, et puis je préviendrai le juge; alors, c'est à vous de bien vous tenir, parce que, si vous êtes pris, voyez-vous, vous serez pendu.

– Et si j'accepte le duel et que je vous tue?

– Si vous me tuez, eh bien! tout sera dit.

– Ne me poursuivra-t-on pas?

– Qui cela? mes amis?

– Non, la justice!

– Allons donc! est-ce qu'il y a un seul Sicilien qui déposerait contre vous parce que vous m'auriez tué loyalement? Pour m'avoir assassiné, à la bonne heure.

– Eh bien! je me battrai; c'est dit.

– Alors, dormez tranquille, nous recauserons de cela à Contessi ou à la Scaletta. Jusque-là, le bâtiment est à vous, puisque vous le payez; promenez-vous-y en long et en large; moi, je rentre chez moi.

Je descendis dans l'écoutille. Je réveillai Pietro, et je lui racontai tout ce qui venait de se passer. Quant à Nunzio, c'était inutile de lui rien raconter à lui; il avait tout entendu.

– C'est bon, capitaine, dit Pietro; soyez tranquille, nous ne le perdrons pas de vue.

Le lendemain, à deux heures de l'après-midi, nous arrivâmes à la Scaletta; je consignai l'équipage sur le bâtiment, et nous descendîmes dans le canot, Gaëtano Sferra, Pietro, Nunzio et moi.

En mettant pied à terre, Nunzio et Pietro se placèrent l'un à droite, l'autre à gauche de notre homme, de peur qu'il ne lui prît envie de s'échapper; il s'en aperçut.

– Vos précautions sont inutiles, capitaine, me dit-il; du moment où il s'agit d'un duel, que ce soit au pistolet, à l'épée ou au couteau, cela ne fait rien, je suis votre homme.

– Ainsi, repris-je, vous me donnez votre parole d'honneur que vous ne chercherez pas à vous échapper?

– Je vous la donne.

Je fis un signe à Nunzio et à Pietro, et ils le laissèrent marcher seul.

– C'est égal, dit Pietro se mêlant de nouveau à la conversation, nous ne le perdions pas de vue, tout de même.

– N'importe. Tant il y a, reprit le capitaine, qu'à partir de ce moment-là il n'y a rien à dire sur lui.

– Aussi, je ne dis rien, reprit Pietro.

– Nous continuâmes de suivre le chemin, et au bout de dix minutes nous étions chez le père Matteo, un bon vieux Sicilien dans l'âme, celui-là, et qui tient une petite auberge à l'Ancre d'or.

– Bonjour, père Matteo, lui dis-je. Voilà ce que c'est: nous avons eu des mots ensemble, monsieur et moi, nous voudrions nous régaler d'un petit coup de couteau; vous avez bien une chambre à nous prêter pour cela, n'est-ce pas?

– Deux, mes enfants, deux, dit le père Matteo.

– Non pas; deux, ce serait de trop, mon brave, une seule suffira. Puis, s'il s'ensuivait quelque chose (nous sommes tous mortels, et un malheur est bien vite arrivé), enfin, s'il s'ensuivait quelque chose, vous savez ce qu'il y a à dire. Nous étions à dîner, monsieur et moi, nous nous sommes pris de dispute, nous avons joué des couteaux, et voilà; bien entendu que, s'il y en a un de tué, c'est celui-là qui aura eu tous les torts.

– Tiens, cela va sans dire, répondit le père Matteo.

– Si je tue monsieur, je n'ai pas de recommandation à vous faire, on l'enterrera décemment et comme un bourgeois doit être enterré; c'est moi qui paie. Si monsieur me tue, il y a de quoi faire face aux frais dans le speronare. D'ailleurs, vous me feriez bien crédit, n'est-ce pas, père Matteo?

– Sans reproche, ça ne serait pas la première fois, capitaine.

– Non, mais ça serait la dernière. Dans ce cas-là, père Matteo, comprenez bien ceci: moi tué, monsieur est libre comme l'air, entendez-vous bien? Il va où il veut et comme il veut: et si on l'arrête, c'est moi qui lui ai cherché noise; j'étais en train, j'avais bu un coup de trop, et il ne m'a donné que ce que je méritais: vous entendez!

– Parfaitement.

– Maintenant, prépare le dîner, vieux. Toi, Pietro, va-t'en acheter deux couteaux exactement pareils; tu sais comme il les faut. Toi, Nunzio, tu t'en iras trouver le curé. A propos, repris-je en me retournant vers Gaëtano qui avait écouté tous ces détails avec une grande indifférence, je dois vous prévenir que je commande une messe; elle ne sera dite que demain matin, mais c'est égal, l'intention y est. Si vous voulez en commander une de votre côté pour que je n'aie pas d'avantage sur vous, et que Dieu ne soit ni pour l'un ni pour l'autre, vous en êtes le maître; c'est fra Girolamo qui dit les meilleures,

– Merci, me répondit Gaëtano; vous ne pensez pas, j'espère, que je crois à toutes ces bêtises.

– Vous n'y croyez pas! vous n'y croyez pas, dites-vous? tant pis; moi j'y crois, monsieur. Nunzio, tu iras commander la messe chez fra Girolamo, entends-tu, pas chez un autre.

– Soyez tranquille, capitaine.

Pietro et Nunzio sortirent pour s'acquitter chacun de la mission dont il était chargé. Je restai seul avec Gaëtano Sferra et le vieux Matteo.

– Maintenant, monsieur, dis-je en m'approchant de Gaëtano, si au moment où nous sommes arrivés, vous n'avez rien à faire avec Dieu, vous avez sans doute quelque chose à faire avec le monde. Vous avez un père, une mère, une maîtresse, quelqu'un enfin qui s'intéresse à vous et que vous aimez. Matteo, du papier et de l'encre. Faites comme moi, monsieur, écrivez à cette personne, et si je vous tue, foi d'Arena! la lettre sera fidèlement remise.

– Ceci, c'est autre chose, et vous avez raison, dit Gaëtano en prenant le papier et l'encre des mains du vieux Matteo, et en se mettant à écrire.

Je m'assis à la table qui était en face de la sienne, et je me mis à écrire de mon côté. Il va sans dire que la lettre que j'écrivais était pour ma pauvre femme.

Comme nous finissions, Nunzio et Pietro rentrèrent.

– La messe est commandée, dit Nunzio.

– A fra Girolamo?

– A lui-même.

– Voici les deux couteaux, dit Pietro, c'est une piastre les deux.

– Chut! dis-je.

– Non, non, dit Gaëtano; il est juste que je paie le mien et vous le vôtre. D'ailleurs, nous avons un compte à régler, capitaine. Je vous redois deux cents ducats, car vous m'avez, selon nos conventions, fidèlement remis à terre.

– Que cela ne vous inquiète pas, rien ne presse.

– Cela presse fort, au contraire, capitaine. Voici les deux cents ducats. Quant à vous, mon ami, continua-t-il en s'adressant à Pietro, voici deux onces pour l'achat du couteau.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit Pietro; le couteau coûte cinq carlins, et non pas deux onces. Je ne reçois pas de bonne main pour une pareille chose.

– Je crois bien! dit Pietro interrompant encore; un couteau qui pouvait tuer le capitaine!

– Maintenant, reprit Gaëtano Sferra, quand vous voudrez; je vous attends.

– Vous êtes servis, dit le vieux Matteo en rentrant de sa cuisine.

– Montons donc, dis-je à Gaëtano.

Nous montâmes. Je suivais Gaëtano par derrière; il marchait d'un pas ferme: je demeurai convaincu que cet homme était brave. C'était à n'y plus rien comprendre.

Comme l'avait dit Matteo, nous étions servis. Un bout de la table, couvert d'une nappe et de tout l'accompagnement nécessaire, supportait le dîner. L'autre bout était resté vide, et un tonneau défoncé par un bout était disposé de chaque côté pour nous recevoir quand il nous plairait de commencer.

Pietro déposa un couteau de chaque côté de la table.

– Si vous connaissez ici quelqu'un, et que vous désiriez l'avoir pour témoin, dis-je à Gaëtano, vous pouvez l'envoyer chercher, nous attendrons.

– Je ne connais personne, capitaine. D'ailleurs ces deux braves gens sont là, continua Gaëtano en montrant Pietro et le pilote; ils serviront en même temps pour vous et pour moi.

Ce sang-froid m'étonna. Depuis que j'avais vu cet homme de près, j'avais perdu une partie de mon désir de me venger. Je résolus donc de faire une espèce de tentative de conciliation.

– Écoutez, lui dis-je au moment où il venait de passer de l'autre côté de la table, il est évident qu'il y a dans tout ceci quelque mystère que je ne connais pas et que je ne puis deviner. Vous n'êtes point un assassin. Pourquoi m'avez-vous frappé? Dans quel but moi plutôt qu'un autre? Soyez franc, dites-moi tout; et si je reconnais que vous avez été poussé par une nécessité quelconque, par une de ces fatalités plus fortes que l'homme, et à laquelle il faut que l'homme obéisse, eh bien! tout sera dit et nous en resterons là.

Gaëtano réfléchit un instant; puis, d'un air sombre:

– Je ne puis rien vous dire, reprit-il, le secret n'est pas à moi seul; puis voyez-vous, ce n'est point le hasard qui nous a conduits face à face. Ce qui est écrit est écrit, et il faut que les choses s'accomplissent: battons-nous!

– Réfléchissez, repris-je, il en est encore temps. Si c'est la présence de ces hommes qui vous gêne, il s'en iront, et je resterai seul avec vous, et ce que vous m'aurez dit, je vous le jure! ce sera comme si vous l'aviez dit à un confesseur.

– J'ai été près de mourir, j'ai fait venir un prêtre, je me suis confessé à lui, croyant que cette confession serait la dernière; au risque de paraître devant Dieu chargé d'un péché mortel, je ne lui ai pas révélé le secret que vous voulez savoir.

– Cependant… monsieur, repris-je, insistant d'autant plus qu'il se défendait davantage.

– Ah! interrompit-il insolemment, est-ce que c'est vous qui, après m'avoir fait venir ici, ne voudriez plus vous battre? Est-ce que vous auriez peur, par hasard?

– Peur! m'écriai-je; et d'un bond je fus dans le tonneau et le couteau à la main.

– N'est-ce pas, Pietro, continua le capitaine en s'interrompant, n'est-ce pas que je fis tout cela pour l'amener à me dire la cause de sa conduite envers moi?

– Oui, vous l'avez fait, répondit Pietro, et j'en étais même bien étonné, car vous le savez bien, capitaine, ce n'est pas votre habitude, et quand nous avions de ces choses-là avec les Calabrais, ça allait comme sur des roulettes.

– Enfin, reprit le capitaine, il ne voulut rien entendre. Il entra à son tour dans son tonneau. Seulement, quand on voulut lui lier le bras gauche derrière le dos comme on venait de me le faire à moi, il prétendit que cela le gênait, et demanda qu'on lui laissât le bras libre. On le lui délia aussitôt.

Alors nous commençâmes à nous escrimer; comme malgré lui et naturellement il parait les coups que je lui portais avec le bras gauche, cela retarda un peu la fin du combat. Il me déchira même un tant soit peu l'épaule avant que je l'eusse touché, car je regardais comme au-dessous de moi de le frapper dans les membres. Mais, ma foi! quand je vis mon sang couler, et Pietro qui se mangeait les poings jusqu'aux coudes, je lui allongeai une si rude botte, que, du coup de poing encore plus que du coup de couteau, il s'en alla rouler, lui et son tonneau, jusqu'auprès de la fenêtre. Quand je vis qu'il ne se relevait pas, je pensai qu'il avait son compte. En effet, en regardant la lame du couteau, je vis qu'elle était rouge jusqu'au manche. Nunzio courut à lui.

– Eh bien! eh bien! lui dit-il, qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que nous demanderons un prêtre ou un médecin?

– Un prêtre, répondit Gaëtano d'une voix sourde, le médecin serait inutile.

– Va donc pour le prêtre, dit Nunzio. Eh! vieux, continua-t-il en appelant.

Une porte s'ouvrit et Matteo apparut.

– Une chambre et un lit pour monsieur qui se trouve mal!

– C'est prêt, dit Matteo.

– Alors, aidez-moi à le porter pendant qu'ils vont casser quelques bouteilles, eux autres, pour faire croire que ça est venu comme ça petit à petit.

– Un prêtre! un prêtre! murmura Gaëtano plus sourdement encore que la première fois; vous voyez bien que si vous tardez, je serai mort avant qu'il vienne – En effet, le sang coulait de sa poitrine comme d'une fontaine.

– Vous, mort! ah! bien oui, dit Matteo en le prenant pardessous les épaules, tandis que Nunzio le prenait par les jambes; vous avez encore pour plus de quatre ou cinq heures à vivre, allez, je vois ça dans vos yeux; je vais vous mettre là-dessus une bonne compresse, et vous aurez le temps de faire une fameuse confession.

La porte se referma, et je me retrouvai seul avec Pietro.

– Eh bien! me dit-il, que diable avez-vous donc, capitaine? est-ce que vous allez vous trouver mal pour cette écorchure que vous avez là à l'épaule?

– Ah! ce n'est pas cela, ce n'est pas cela, lui répondis-je, mais j'aimerais mieux ne pas avoir rencontré cet homme, j'étais payé pour le mener sain et sauf ici.

– Eh bien! mais il me semble, répondit Pietro, que, quand nous l'avons débarqué, il se portait comme un charme.

– Cet argent me portera malheur, Pietro; et s'il meurt, je n'en veux pas garder un sou, et je l'emploierai à faire dire des messes.

– Des messes! c'est toujours bon, dit Pietro, et la preuve, c'est que celle que vous avez commandée tout à l'heure ne vous a pas mal réussi; mais l'argent n'est pas méprisable non plus.

– Et cette pauvre femme, Pietro, cette pauvre femme qui est venue me trouver à mon bâtiment, et qui l'a conduit jusque sur le rivage! Hein! quand elle va savoir cela.

– Ah! dame! il y aura des larmes, ça c'est sûr; mais, au bout du compte, il vaut mieux que ce soit elle qui pleure que la patronne. D'ailleurs, vous n'avez fait que lui rendre ce qu'il vous avait donné il y a un an, voilà tout; avec les intérêts, c'est vrai, mais écoutez donc, il n'y a que des banqueroutiers qui ne paient pas leurs dettes.

– C'est égal, repris-je, je voudrais bien savoir pourquoi il m'a donné ce coup de couteau.

En ce moment, la porte de la chambre où l'on avait porté Gaëtano Sferra s'ouvrît.

– Capitaine Arena, dit une voix, le moribond vous demande. Je me retournai, et je reconnus fra Girolamo.

– Me voilà, mon père, répondis-je en tressaillant.

– Allons, dit Pietro, vous allez probablement savoir la chose; si cela peut se dire, vous nous la raconterez.

Je lui fis signe de la tête que oui et j'entrai.

– Mon frère, dit fra Girolamo en montrant Gaëtano Sferra, pâle comme les draps dans lesquels il était couché, voici un chrétien qui va mourir, et qui désire que vous entendiez sa confession.

– Oui, venez, capitaine, dit Gaëtano d'une voix si faible qu'à peine pouvait-on l'entendre; et puisse Dieu me donner la force d'aller jusqu'au bout!

– Tenez, tenez, dit le père Matteo en entrant et en posant une fiole remplie d'une liqueur rouge comme du sang, sur la table qui était près du lit du mourant; tenez, voilà qui va vous remettre le coeur; buvez-moi deux cuillerées de cela, et vous m'en direz des nouvelles. Vous savez, capitaine, continua-t-il en s'adressant à moi, c'est le même élixir que faisait cette pauvre Julia, qu'on appelait la sorcière, et qui a fait tant de bien à votre oncle.

– Oh! alors, dis-je, en versant la liqueur dans une cuillère, et en approchant la cuillère des lèvres du blessé, buvez; Matteo a raison, cela vous fera du bien.

Gaëtano avala la cuillerée d'élixir, tandis que fra Girolamo refermait la porte derrière Matteo, qui ne pouvait rester plus longtemps, le moribond allait se confesser. A peine l'eut-il bue, que ses yeux brillèrent, et qu'une vive rougeur passa sur son visage.

– Que m'avez-vous donné là, capitaine? s'écria-t-il en me saisissant la main; encore une cuillerée, encore une, je veux avoir la force de tout vous raconter.

Je lui donnai une seconde gorgée de l'élixir; il se souleva alors sur une main et appuya l'autre sur sa poitrine.

– Ah! voilà la première fois que je respire depuis que j'ai reçu votre coup de couteau, capitaine; cela fait du bien de respirer.

– Mon fils, dit fra Girolamo, profitez de ce que Dieu vous secourt pour nous dire ce secret qui vous étouffe plus encore que votre blessure.

– Mais si j'allais ne pas mourir, mon père, s'écria Gaëtano: si j'allais ne pas mourir! il serait inutile que je me confessasse. J'ai déjà vu la mort d'aussi près qu'en ce moment-ci, et cependant j'en suis revenu.

– Mon fils, dit fra Girolamo, c'est une tentation du démon qui, à cette heure, dispute votre âme à Dieu. Ne croyez pas les conseils du maudit. Dieu seul sait si vous devez vivre ou mourir; mais agissez toujours comme si votre mort était sûre.

– Vous avez raison, mon père, dit Gaëtano en essuyant avec son mouchoir une écume rougeâtre qui humectait ses lèvres; vous avez raison: écoutez, et vous aussi, capitaine.

Je m'assis au pied du lit, fra Girolamo s'assit au chevet, prit dans ses deux mains les deux mains du moribond, qui commença:

– J'aimais une femme; c'est celle à laquelle est adressée la lettre que je vous ai donnée, mon père, pour qu'elle lui fût remise en cas de mort. Cette femme, je l'avais aimée jeune fille; mais je n'étais pas assez riche pour être agréé par ses parents: on la donna à un marchand grec, jeune encore, mais qu'elle n'aimait pas. Nous fûmes séparés. Dieu sait que je fis tout ce que je pus pour l'oublier. Pendant un an je voyageai, et peut-être ne fusse-je jamais revenu à Malte, si je n'eusse reçu la nouvelle que mon père était mourant.

Trois jours après mon retour, mon père était mort. En suivant son convoi, je passai devant la maison de Lena. Malgré moi, je levai la tête, et à travers la jalousie j'aperçus ses yeux. De ce moment, il me sembla ne l'avoir pas quittée un instant, et je sentis que je l'aimais plus que jamais.

Le soir, je revins sous cette fenêtre. J'y étais à peine, que j'entendis le petit cri que faisaient en s'écartant les planchettes des persiennes; au même moment une lettre tomba à mes pieds. Cette lettre me disait que dans deux jours son mari partait pour Candie, et qu'elle restait seule avec sa vieille nourrice. J'aurais dû partir, je le sais bien, mon père, j'aurais dû fuir aussi loin que la terre eût pu me porter, ou bien entrer dans quelque couvent, faire raser mes cheveux, et m'abriter sous quelque saint habit qui eût étouffé mon amour; mais j'étais jeune, j'étais amoureux: je restai.

Mon père, je n'ose pas vous parler de notre bonheur, c'était un crime. Pendant trois mois nous fûmes, Lena et moi, les êtres les plus heureux de la création. Ces trois mois passèrent comme un jour, comme une heure, ou plutôt ils n'existèrent pas: ce fut un rêve.

Un matin Lena reçut une lettre de son mari. J'étais près d'elle quand sa vieille nourrice l'apporta. Nous nous regardâmes en tremblant; ni l'un ni l'autre de nous ne l'osait ouvrir. Elle était là sur la table. Deux ou trois fois, et chacun à notre tour, nous avançâmes la main. Enfin, Lena la prit, et me regardant fixement:

– Gaëtano, dit-elle, m'aimes-tu?

– Plus que ma vie, répondis-je.

– Serais-tu prêt à tout quitter pour moi, comme je serais prête à tout quitter pour toi?

– Je n'ai que toi au monde: où tu iras, je te suivrai.

– Eh bien! convenons d'une chose: si cette lettre m'annonce son retour, convenons que nous partirons ensemble, à l'instant même, sans hésiter, avec ce que tu auras d'argent et moi de bijoux.

– A l'instant même, sans hésiter; Lena, je suis prêt.

Elle me tendit la main, et nous ouvrîmes la lettre en souriant. Il annonçait que ses affaires n'étant point terminées, il ne serait de retour que dans trois mois. Nous respirâmes. Quoique notre résolution fût bien prise, nous n'étions pas fâchés d'avoir encore ce délai avant de la mettre à exécution.

En sortant de chez Lena, je rencontrai un mendiant que depuis trois jours je retrouvais constamment à la même place. Cette assiduité me surprit, et tout en lui faisant l'aumône, je l'interrogeai; mais à peine s'il parlait l'italien, et tout ce que j'en pus tirer, c'est que c'était un matelot épirote dont le vaisseau avait fait naufrage, et qui attendait une occasion de s'engager sur un autre bâtiment.

Je revins le soir. Le temps nous était mesuré d'une main trop avare pour que nous en perdissions la moindre parcelle. Je trouvai Lena triste. Pendant quelques instants je l'interrogeai inutilement sur la cause de cette tristesse; enfin elle m'avoua qu'en faisant sa prière du matin devant une madone du Pérugin, qui était dans sa famille depuis trois cents ans et à laquelle elle avait une dévotion toute particulière, elle avait vu distinctement couler deux larmes des yeux de l'image sainte. Elle avait cru d'abord être le jouet de quelque illusion, et elle s'en était approchée, afin de regarder de plus près. C'étaient bien deux larmes qui roulaient sur ses joues, deux larmes réelles, deux larmes vivantes, deux larmes de femme! Elle les avait essuyées alors avec son mouchoir, et le mouchoir était resté mouillé. Il n'y avait pas de doute pour elle, la madone avait pleuré, et ces larmes, elle en était certaine, présagaient quelque grand malheur.

Je voulus la rassurer, mais l'impression était trop profonde. Je voulus lui faire oublier par un bonheur réel cette crainte imaginaire; mais pour la première fois je la trouvai froide et presque insensible, et elle finit par me supplier de me retirer, et de la laisser passer la nuit en prières. J'insistai un instant, mais Lena joignit les mains en me suppliant, et à mon tour je vis deux grosses larmes qui tremblaient à ses paupières. Je les recueillis avec mes lèvres; puis, moitié ravi, moitié boudant, je m'apprêtai à lui obéir.

Alors nous soufflâmes la lumière; nous allâmes à la fenêtre pour nous assurer si la rue était solitaire, et nous soulevâmes le volet. Un homme enveloppé dans un manteau était appuyé au mur. Au bruit que nous fîmes, il releva la tête; mais nous vîmes à temps le mouvement qu'il allait faire: nous laissâmes retomber le volet, et il ne put nous apercevoir.

Nous restâmes un instant muets et immobiles, écoutant le battement de nos coeurs qui se répondaient en bondissant et qui troublaient seuls le silence de la nuit. Cette terreur superstitieuse de Lena avait fini par me gagner, et si je ne croyais pas à un malheur, je croyais au moins à un danger. Je soulevai le volet de nouveau, l'homme avait disparu.

Je voulus profiter de son absence pour m'éloigner; j'embrassai une dernière fois Lena, et je m'approchai de la porte. En ce moment il me sembla entendre dans le corridor qui y conduisait le bruit d'un pas. Sans doute Lena crut l'entendre comme moi, car elle me serra les mains.

– As-tu une arme? me dit-elle si bas, qu'à peine je compris.

– Aucune, répondis-je.

– Attends. Elle me quitta. Quelques secondes après, je l'entendis ou plutôt je la sentais revenir. Tiens, me dit-elle, et elle me mit dans la main le manche d'un petit yatagan qui appartenait à son mari.

– Je crois que nous nous sommes trompés, lui dis-je, car on n'entend plus rien.

– N'importe! me dit-elle, garde ce poignard, et désormais ne viens jamais sans être armé. Je le veux, entends-tu? Et je rencontrai ses lèvres qui cherchaient les miennes pour faire de son commandement une prière.

– Tu exiges donc toujours que je te quitte.

– Je ne l'exige pas, je t'en prie.

– Mais à demain, au moins.

– Oui, à demain.

Je serrai Lena une dernière fois dans mes bras, puis j'ouvris la porte.

Tout était silencieux et paraissait calme.

– Folle que tu es! lui dis-je.

– Folle tant que tu voudras, mais la madone a pleuré.

– C'est de jalousie, Lena, lui dis-je en l'enlaçant une dernière fois dans mes bras et en approchant sa tête de la mienne.

– Prends garde! s'écria Lena avec un cri terrible et en faisant un mouvement pour se jeter en avant. Le voilà! le voilà!

En effet, un homme s'élançait de l'autre bout de l'appartement. Je bondis au-devant de lui, et nous nous trouvâmes face à face. C'était Morelli, le mari de Lena. Nous ne dîmes pas un mot, nous nous jetâmes l'un sur l'autre en rugissant. Il tenait d'une main un poignard et de l'autre un pistolet. Le pistolet partit dans la lutte, mais sans me toucher. Je ripostai par un coup terrible, et j'entendis mon adversaire pousser un cri. Je venais de lui enfoncer l'yatagan dans la poitrine. En ce moment le mot de halte retentit en anglais: une patrouille qui passait dans la rue, prévenue par le coup de pistolet, s'arrêtait sous les fenêtres. Je me précipitais vers la porte pour sortir; Lena me saisit par le bras, me fit traverser sa chambre, m'ouvrit une petite croisée qui donnait sur un jardin. Je sentis que ma présence ne pouvait que la perdre.

– Écoute, lui dis-je, tu ne sais rien, tu n'as rien vu, tu es accourue au bruit, et tu as trouvé ton mari mort.

– Sois tranquille.

– Où te reverrai-je?

– Partout où tu seras.

– Adieu.

– Au revoir.

Je m'élançai comme un fou à travers le jardin, j'escaladai le mur, je me trouvai dans une ruelle. Je n'y voyais plus, je ne savais plus où j'étais, je courus ainsi devant moi jusqu'à ce que je me trouvasse sur la place d'Armes; là, je m'orientai, et rappelant à mon aide un peu de sang-froid, je me consultai sur ce que j'avais de mieux à faire. C'était de fuir; mais à Malte on ne fuit pas facilement; d'ailleurs j'avais sur moi quelques sequins à peine; tout ce que je possédais était chez moi, chez moi aussi étaient des lettres de Lena qui pouvaient être saisies et dénoncer notre amour. La première chose que j'eusse à faire était donc de rentrer chez moi.

Je repris en courant le chemin de la maison. A quelques pas de la porte était un homme accroupi, la tête entre ses genoux: je crus qu'il dormait, comme cela arrive parfois aux mendiants dans les rues de Malte; je n'y fis point attention, et je rentrai.

En deux bonds je fus dans ma chambre; je courus d'abord au secrétaire dans lequel étaient les lettres de Lena, et je les brûlai jusqu'à la dernière; puis, quand je vis qu'elles n'étaient plus que cendres, j'ouvris le tiroir où était l'argent, je pris tout ce que j'avais. Mon intention était de courir au port, de me jeter dans une barque, de troquer mes habits contre ceux d'un matelot, et le lendemain de sortir de la rade avec tous les pêcheurs qui sortent chaque matin. Cela m'était d'autant plus facile que vingt fois j'avais fait des parties de pêche avec chacun d'eux, et que je les connaissais tous. L'important était donc de gagner le port.

Je redescendis vivement dans cette intention; mais au moment où je rouvrais la porte de la rue pour sortir, quatre soldats anglais se jetèrent sur moi; en même temps un homme s'approcha, et m'éclairant le visage avec une lanterne sourde:

– C'est lui, dit-il.

De mon côté, je reconnus le mendiant épirote à qui j'avais fait l'aumône le matin même. Je compris que j'étais perdu si je ne surveillais pas chacune de mes paroles. Je demandai, de la voix la plus calme que je pus prendre, ce qu'on me voulait et où l'on me conduisait; on me répondit en prenant le chemin de la prison, et arrivé à la prison, en m'enfermant dans un cachot.

A peine fus-je seul que je réfléchis à ma situation. Personne ne m'avait vu frapper Morelli, j'étais sûr de Lena comme de moi-même. Je n'avais point été pris sur le fait, je résolus de me renfermer dans la dénégation la plus absolue.

J'aurais bien pu dire qu'en sortant de chez Lena j'avais été attaqué et que je n'avais fait que me défendre. Ainsi peut-être je changeais la peine de mort en prison, mais je perdais Lena. Je n'y songeais même point.

Le lendemain, un juge et deux greffiers vinrent m'interroger dans ma prison. Morelli n'était pas mort sur le coup; c'était lui qui avait dit mon nom au chef de la patrouille survenue pendant notre lutte; il avait affirmé sur le crucifix m'avoir parfaitement reconnu, et il avait rendu le dernier soupir.

Je niai tout; j'affirmai que je ne connaissais Lena que pour l'avoir rencontrée comme on rencontre tout le monde, au spectacle, à la promenade, chez le gouverneur; j'étais resté chez moi toute la soirée, et je n'en étais sorti qu'au moment où j'avais été arrêté. Comme nos maisons ont rarement des concierges, et que chacun entre et sort avec sa clef, personne sur ce point ne put me donner de démenti.

Le juge donna l'ordre de me confronter avec le cadavre. Je sortis de mon cachot, et l'on me conduisit chez Lena. Je sentis que c'était là où j'aurais besoin de toute ma force: je me fis un front de marbre, et je résolus de ne me laisser émouvoir par rien.

En traversant le corridor, je vis la place de la lutte: une petite glace était cassée par la balle du pistolet, le tapis avait conservé une large tache de sang; elle se trouvait sur mon chemin, je ne cherchai point à l'éviter, je marchai dessus comme si j'ignorais ce que c'était.

On me fit entrer dans la chambre de Lena: le cadavre était couché sur le lit, la figure et la poitrine découvertes; une dernière convulsion de rage crispait sa figure; sa poitrine était traversée par la blessure qui l'avait tué. Je m'approchai du lit d'un pas ferme; on renouvela l'interrogatoire, je ne m'écartai en rien de mes premières réponses. On fit venir Lena.

Elle s'approcha pâle, mais calme; deux grosses larmes silencieuses roulaient sur ses joues, et pouvaient aussi bien venir de la douleur qu'elle éprouvait d'avoir perdu son mari, que de la situation où elle voyait son amant.

– Que me voulez-vous encore? dit-elle; je vous ai déjà dit que je ne sais rien, que je n'ai rien vu; j'étais couchée, j'ai entendu du bruit dans le corridor, j'ai couru; j'ai entendu mon mari crier à l'assassin. Voilà tout.

On fit monter l'Épirote, et on nous confronta avec lui. Lena dit qu'elle ne le connaissait point. Je répondis que je ne me rappelais pas l'avoir jamais vu.

Je n'avais donc réellement contre moi que la déclaration du mort. Le procès se poursuivit avec activité: le juge accomplissait son devoir en homme qui veut absolument avoir une tête. A toute heure du jour et de la nuit, il entrait dans mon cachot pour me surprendre et m'interroger. Cela lui était d'autant plus facile, que mon cachot avait une porte qui donnait dans la chambre des condamnés, et qu'il avait la clef de cette porte; mais je tins bon, je niai constamment.

On mit dans ma prison un espion qui se présenta comme un compagnon d'infortune, et qui m'avoua tout. Comme moi il avait tué un homme, et comme moi il attendait son jugement. Je plaignis le sort qui lui était réservé, mais je lui dis que, quant à moi, j'étais parfaitement tranquille, étant innocent. L'espion, un matin, passa dans un autre cachot.

Cependant, à l'accusation du mort, à la déposition de l'Épirote, s'était jointe une circonstance terrible: on avait retrouvé dans le jardin la trace de mes pas; on avait mesuré la semelle de mes bottes avec les empreintes laissées, et l'on avait reconnu que les unes s'adaptaient parfaitement aux autres. Quelques-uns de mes cheveux aussi étaient restés dans la main du moribond: ces cheveux, comparés aux miens, ne laissaient aucun doute sur l'identité.

Mon avocat prouva clairement que j'étais innocent, mais le juge prouva plus clairement que j'étais coupable, et je fus condamné à mort.

J'écoutai l'arrêt sans sourciller; quelques murmures se firent entendre dans l'auditoire. Je vis que beaucoup doutaient de la justice de la condamnation. J'étendis la main vers le Christ:

– Les hommes peuvent me condamner, m'écriai-je; mais voilà celui qui m'a déjà absous.

– Vous avez fait cela, mon fils, s'écria fra Girolamo, qui n'avait pas sourcillé à l'assassinat, mais qui frissonnait au blasphème.

– Ce n'était pas pour moi, mon père, c'était pour Lena. Je n'avais pas peur de la mort; et vous le verrez bien, puisque vous allez me voir mourir; mais ma condamnation la déshonorait, mon supplice en faisait une femme perdue. Puis, je ne sais quelle vague espérance me criait au fond du coeur que je sortirais de tout cela. D'ailleurs, en vous avouant tout comme je le fais, à vous et au capitaine, est-ce que Dieu ne me pardonnera pas, mon père? Vous m'avez dit qu'il me pardonnerait! Mentiez-vous aussi, vous?

Fra Girolamo ne répondit au moribond que par une prière mentale. Gaëtano regardait en pâlissant ce moine qui s'agenouillait sur les péchés d'autrui, et je vis la fièvre de ses yeux qui commençait à s'éteindre; il sentit lui-même qu'il faiblissait.

– Encore une cuillerée de cet élixir, capitaine, dit-il. Et vous, mon père, écoutez-moi d'abord: nous n'avons pas de temps à perdre: vous prierez après.

Je lui fis avaler une gorgée d'élixir, qui produisit le même effet que la première fois. Je vis reparaître le sang sur ses joues, et ses yeux brillèrent de nouveau.

– Où en étions-nous? demanda Gaëtano.

– Vous veniez d'être condamné, lui dis-je.

– Oui. On me conduisit dans mon cachot; trois jours me restaient: trois jours séparent, comme vous savez, la condamnation du supplice.

Le premier jour, le greffier vint me lire l'arrêt, et me pressa d'avouer mon crime, m'assurant que, comme il y avait des circonstances atténuantes, peut-être obtiendrais-je une commutation de peine. Je lui répondis que je ne pouvais avouer un crime que je n'avais pas commis, et je vis qu'il sortait du cachot, ébranlé lui-même de la fermeté de mes dénégations.

Le lendemain ce fut le tour du confesseur. C'était un crime plus grand que le premier peut-être, mais je niai tout, même au confesseur. – Fra Girolamo fit un mouvement. – Mon père, reprit Gaëtano, Lena m'avait toujours dit que, si je mourais avant elle, elle entrerait dans un couvent et prierait pour moi pendant tout le reste de sa vie. Je comptais sur ses prières.

Le confesseur sortit convaincu que je n'étais pas coupable, et sa bouche, en me donnant le baiser de paix, laissa échapper le mot martyr. Je lui demandai si je ne le reverrais pas, il promit de revenir passer avec moi la journée et la nuit du lendemain.

A quatre heures du soir, la porte de ma prison, celle qui donnait dans la chapelle des condamnés, s'ouvrit, et je vis paraître le juge.

– Eh bien! lui dis-je en l'apercevant, êtes-vous enfin convaincu que vous avez condamné un innocent?

– Non, me répondit-il; je sais que vous êtes coupable; mais je viens pour vous sauver.

Je présumai que c'était quelque nouvelle ruse pour m'arracher mon secret, et je me pris à rire dédaigneusement. Le juge s'avança vers moi, et me tendit un papier; je lus:

«Crois à tout ce que te dira le juge, et fais tout ce qu'il t'ordonnera de faire.

TA LENA.»

– Vous lui avez arraché ce billet par quelque ruse infâme ou par quelque atroce torture, répondis-je en secouant la tête. Lena n'a point écrit ces paroles volontairement.

– Lena a écrit ces paroles librement; Lena est venue me trouver; Lena a obtenu de moi que je te sauvasse, et je viens te sauver. Veux-tu m'obéir et vivre? veux-tu t'obstiner et mourir?

– Eh bien! que faut-il faire? repris-je.

– Écoute, dit le juge en se rapprochant de moi et en me parlant d'une voix si basse, qu'à peine je pouvais l'entendre; suis aveuglément les instructions que je vais te donner; ne réfléchis pas, obéis, et ta vie est sauvée, et l'honneur de ta maîtresse est sauvé.

– Parlez.

Il détacha mes fers.

– Voici un poignard, prends-le; sors par cette porte, dont j'ai seul la clef; cours au café le plus proche; laisse-toi hardiment reconnaître par tous ceux qui seront là; enfonce ton couteau dans la poitrine du premier venu; laisse-le dans la blessure; fuis, et reviens. Je t'attends ici, et Lena, enfermée chez moi, me répond de ton retour.

Je compris tout. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête, je sentis une sueur froide poindre à leur racine et ruisseler sur mon visage. Le juge, cet homme nommé par la loi pour protéger la société, s'était laissé séduire à prix d'argent, et n'avait rien trouvé de mieux que de m'absoudre d'un premier meurtre par un second.

Un instant j'hésitai: mais je pensai à la liberté, à Lena, au bonheur. Je lui pris le couteau des mains, je sortis comme un fou, je courus au café Grec; il était plein de gens de ma connaissance: il n'y avait que vous dont la figure me fût étrangère, capitaine. J'allai à vous, je vous frappai. Selon les instructions du juge, je laissai le couteau dans la blessure, et je m'enfuis. Quelques secondes après, j'étais rentré dans mon cachot; le juge rattacha mes fers, referma la porte de la prison, et disparut. Dix minutes avaient suffi pour ce terrible drame. J'aurais cru avoir fait un rêve, si je n'avais vu ma main pleine de sang. Je la frottai contre la terre humide du cachot; le sang disparut, et j'attendis.

Le reste de la journée et de la nuit s'écoulèrent sans que, comme vous le comprenez bien, je fermasse l'oeil un seul instant. Je vis le jour s'éteindre et le jour revenir, ce jour qui devait être mon dernier jour. J'entendis l'horloge de la chapelle sonner les quarts d'heures, les demi-heures, les heures. Enfin, à six heures du matin, au moment où je songeais que j'avais juste encore vingt-quatre heures à vivre, la porte s'ouvrit, et je vis entrer le confesseur.

– Mon fils, me dit le brave homme en entrant vivement dans mon cachot, ayez bon espoir, car je viens vous apporter une étrange nouvelle. Hier, à quatre heures du soir, un homme mis comme vous, de votre âge, de votre taille, et vous ressemblant tellement que chacun l'a pris pour vous, a commis un assassinat, au café Grec, sur un capitaine sicilien, et a fui sans qu'on pût l'arrêter.

– Eh bien! repris-je, comme si j'ignorais le parti que le juge pourrait tirer du fait, mon père, je ne vois là qu'un meurtre de plus, et je ne comprends pas comment ce meurtre peut m'être utile.

– Vous ne comprenez pas, mon fils, que tout le monde est convaincu maintenant que ce n'est pas vous qui avez assassiné Morelli? que vous êtes victime de votre ressemblance avec son meurtrier, et que déjà le juge a ordonné de surseoir à votre exécution?

– Dieu soit loué! répondis-je; mais j'aurais préféré que mon innocence fût reconnue par un autre moyen.

Toute cette journée se passa en interrogatoires nouveaux. Je n'avais qu'une chose à répondre; c'est que je n'avais pas quitté mon cachot. Mes gardiens le savaient mieux que personne. Le confesseur déposa m'avoir quitté à quatre heures moins quelques minutes; le geôlier affirma n'avoir pas même détaché mes fers. Le juge me quitta le soir, avouant devant tous ceux qui étaient là qu'il devait y avoir dans cet événement quelque fatale méprise, et déclarant que son impartialité ne lui permettait pas de laisser exécuter le jugement.

Le lendemain, on vint me chercher pour me confronter avec vous. Vous vous rappelez cette scène, capitaine? Vous me reconnûtes: rien ne pouvait m'être plus favorable que l'assurance avec laquelle vous affirmiez que c'était moi qui vous avais frappé. Plus votre déposition me chargeait, plus elle me faisait innocent.

Cependant on ne pouvait me mettre en liberté ainsi; il fallait une nouvelle enquête, et quoiqu'il fût pressé chaque jour par Lena, chaque jour le juge hésitait à la faire. L'important, disait-il, était que je vécusse; le reste viendrait à son temps.

Une année s'écoula ainsi, une année éternelle. Au bout de cette année, le juge tomba malade, et le bruit se répandit bientôt que sa maladie était mortelle.

Lena alla le trouver au lit d'agonie, et lui demanda impérieusement ma liberté. Le juge voulut encore éluder sa promesse. Lena le menaça de tout révéler. Il avait un fils pour lequel il sollicitait la survivance de sa place; il eut peur, il donna à Lena la clef de la chapelle.

Au milieu de la nuit je la vis apparaître. Je crus que c'était un rêve; depuis un an je ne l'avais pas vue. La réalité faillit me tuer de joie.

Elle me dit tout en deux mots, et comment nous n'avions pas un instant à perdre; puis elle marcha devant moi, et je la suivis, elle me conduisit chez elle. Je repassai par le corridor où j'avais vu une tache de sang, je rentrai dans cette chambre où j'avais été confronté avec le cadavre. Le surlendemain, elle me cacha toute la journée dans l'oratoire où était la madone du Pérugin. Les domestiques allèrent et vinrent comme d'habitude dans la maison, et nul ne se douta de rien. Lena passa une partie de la journée avec moi; mais comme elle avait habitude de s'enfermer dans son oratoire, et qu'elle se retirait là ordinairement pour prier, personne n'eut le plus petit soupçon.

Le soir venu, elle me quitta; vers les dix heures je la vis rentrer.

– Tout est arrangé, me dit-elle, j'ai trouvé un patron de barque qui se charge de te conduire en Sicile. Je ne puis partir avec toi; en nous voyant disparaître à la fois, ce que nous avons pris tant de peine à cacher serait révélé aux yeux de tous. Pars le premier; dans quinze jours je serai à Messine. Ma tante est supérieure aux Carmélites, tu me retrouveras dans son couvent.

J'insistai pour qu'elle partît avec moi, j'avais je ne sais quel pressentiment. Cependant elle insista avec tant de fermeté, m'assura avec des promesses si solennelles qu'avant trois semaines nous serions réunis, que je cédai.

Il faisait nuit sombre; nous sortîmes sans être vus, et nous nous acheminâmes vers la pointe Saint-Jean. Là, selon la promesse qu'on lui avait faite, une chaloupe vint me prendre. Nous nous embrassâmes encore. Je ne pouvais la quitter, je voulais l'emporter avec moi, je pleurais comme un enfant. Quelque chose me disait que je ne la reverrais plus; c'était la vengeance divine qui me parlait ainsi.

Je m'embarquai sur votre bâtiment; mais, comme vous le comprenez bien, je ne pouvais dormir. Je sortis de la cabine pour prendre l'air sur le pont, et je vous rencontrai.

A partir de ce moment vous savez tout. J'ai mieux aimé me battre que de vous faire alors l'aveu que je vous fais maintenant, vous auriez cru que je faisais cet aveu parce que j'avais peur, et puis, cet aveu fait, vous aviez mon secret, c'est-à-dire ma vie. Je ne risquais pas davantage en acceptant le duel que vous me proposiez. Dieu vous a choisi pour l'exécuteur de sa justice. Il n'a pas voulu qu'une fois adultère et deux fois assassin, je jouisse en paix de l'impunité légale que ma maîtresse avait achetée pour moi à prix d'or. Venez ici, capitaine, voici ma main. Pardonnez-moi comme je vous pardonne.

Il me donna la main et s'évanouit.

Je lui fis avaler deux autres cuillerées d'élixir, et il rouvrit les yeux, mais avec le délire. A partir de ce moment, il ne prononça plus que des paroles sans suite entremêlées de prières et de blasphèmes, et le soir à neuf heures il expira, laissant à fra Girolamo la lettre destinée à Lena Morelli.

– Et qu'est devenue cette jeune femme? demandai-je au capitaine,

– Elle n'a survécu que trois ans à Gaëtano Sferra, me répondit-il, et elle est morte religieuse au couvent des Carmélites de Messine.

– Et combien y a-t-il de temps, demandai-je au capitaine, que cet événement a eu lieu?

– Il y a… dit le capitaine en cherchant dans sa mémoire.

– Il y a aujourd'hui neuf ans, jour pour jour, répondit Pietro.

– Aussi, ajouta le pilote, voilà notre tempête qui nous arrive.

– Comment, notre tempête?

– Oui. Je ne sais pas comment cela s'est fait, dit Pietro; mais depuis ce temps-là, toutes les fois que nous sommes en mer l'anniversaire de ce jour-là, nous avons eu un temps de chien.

– C'est juste, dit le capitaine en regardant un gros nuage noir qui s'avançait vers nous venant du midi; c'est pardieu vrai! Nous n'aurions dû partir de Naples que demain.

Le Speronare

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