Читать книгу Le chevalier d'Harmental - Александр Дюма, Dumas Alexandre - Страница 7
Chapitre 7
ОглавлениеLorsque d'Harmental se réveilla, il crut avoir fait un songe. Les événements s'étaient, depuis trente-six heures, succédé avec une telle rapidité qu'il avait été emporté comme par un tourbillon sans savoir où il allait. Maintenant seulement, il se retrouvait en face de lui-même et pouvait réfléchir au passé et à l'avenir.
Nous sommes d'une époque où chacun a plus ou moins conspiré. Nous savons donc par nous-mêmes comment, en pareil cas, les choses se passent. Après un engagement pris dans un moment d'exaltation quelconque, le premier sentiment qu'on éprouve, en jetant un coup d'œil sur la position nouvelle qu'on a prise, est un sentiment de regret d'avoir été si avant; puis, peu à peu on se familiarise avec l'idée des périls que l'on court; l'imagination, toujours si complaisante, les écarte de la vue pour présenter à leur place les ambitions qui peuvent se réaliser. Bientôt l'orgueil s'en mêle; on comprend qu'on est devenu tout à coup une puissance occulte dans cet État où, la veille, on n'était rien encore; on passe dédaigneusement près de ceux qui vivent de la vie commune; on marche la tête plus haute, l'œil plus fier; on se berce dans ses espérances, on s'endort dans les nuages, et l'on s'éveille un matin vainqueur ou vaincu, porté sur les pavois du peuple, ou brisé par les rouages de cette machine qu'on appelle le gouvernement.
Il en fut ainsi de d'Harmental. L'âge dans lequel il vivait avait encore pour horizon la Ligue et touchait presque à la Fronde; une génération d'hommes s'était écoulée à peine depuis que le canon de la Bastille avait soutenu la rébellion du grand Condé. Pendant cette génération, Louis XIV avait rempli la scène, il est vrai, de son omnipotente volonté; mais Louis XIV n'était plus, et les petits-fils croyaient qu'avec le même théâtre et les mêmes machines, ils pouvaient jouer le même jeu qu'avaient joué leurs pères.
En effet, comme nous l'avons dit, après quelques instants de réflexion, d'Harmental revit les choses sous le même aspect qu'il les avait vues la veille; et se félicita d'avoir pris, comme il l'avait fait du premier coup, la première place au milieu d'aussi hauts personnages que l'étaient les Montmorency et les Polignac. Sa famille, par cela même qu'elle avait toujours vécu en province lui avait transmis beaucoup de cette aventureuse chevalerie si à la mode sous Louis XIII, et que Richelieu n'avait pu détruire entièrement sur les échafauds ni Louis XIV éteindre dans les antichambres. Il y avait quelque chose de romanesque à se ranger, jeune homme sous les bannières d'une femme, surtout lorsque cette femme était la petite-fille du grand Condé. Et puis, on tient si peu à la vie à vingt-six ans, qu'on la risque à chaque instant pour des choses bien autrement futiles qu'une entreprise du genre de celle dont d'Harmental était devenu le principal chef.
Aussi résolut-il de ne point perdre de temps à se mettre en mesure de tenir les promesses qu'il avait faites. Il ne se dissimulait pas qu'à compter de cette heure, il ne s'appartenait plus à lui-même, et que les yeux de tous les conjurés, depuis ceux de Philippe V jusqu'à ceux de l'abbé Brigaud, étaient fixés sur lui. Des intérêts suprêmes venaient se rattacher à sa volonté, et de son plus ou moins de courage, de son plus ou moins de prudence, allaient dépendre les destins de deux royaumes et la politique du monde.
En effet, à cette heure, le régent était la clef de voûte de l'édifice européen, et la France, qui n'avait point encore de contrepoids dans le Nord, commençait à prendre, sinon par les armes, du moins par la diplomatie, cette influence qu'elle n'a malheureusement pas toujours conservée depuis. Placée, comme elle l'était, au centre du triangle formé par les trois grandes puissances, les yeux fixés sur l'Allemagne, un bras étendu vers l'Angleterre et l'autre vers l'Espagne, prête à se tourner en amie ou en ennemie vers celui de ces trois États qui ne la traiterait pas selon sa dignité, elle avait pris, depuis dix-huit mois que le duc d'Orléans était arrivé aux affaires, une attitude de force calme qu'elle n'avait jamais eue, même sous Louis XIV.
Cela tenait à la division d'intérêts qu'avaient amenée l'usurpation de Guillaume d'Orange et l'avènement de Philippe V au trône. Fidèle à sa vieille haine contre le stathouder de Hollande, qui avait refusé sa fille, Louis XIV avait constamment appuyé les prétentions de Jacques II, celles du chevalier de Saint-Georges. Fidèle à son pacte de famille avec Philippe V, il avait constamment soutenu, de secours d'hommes et d'argent, son petit-fils contre l'empereur, et, sans cesse affaibli par cette double guerre qui lui avait coûté tant d'or et de sang, il en avait été réduit à cette fameuse paix d'Utrecht qui lui apporta tant de honte.
Mais à la mort du vieux roi tout avait changé, et le régent avait adopté une marche non seulement nouvelle, mais opposée. Le traité d'Utrecht n'était qu'une trêve, laquelle était rompue du moment où la politique de l'Angleterre et de la Hollande ne poursuivait pas des intérêts communs avec la politique française. En conséquence, le régent avait tout d'abord tendu la main à George Ier et le traité de la triple alliance avait été signé à La Haye, le 4 février 1717, par l'abbé Dubois au nom de la France, par le général Cadogan au nom de l'Angleterre, et par le pensionnaire Heinsius pour la Hollande. C'était un grand pas de fait dans la pacification de l'Europe, mais ce n'était pas un pas définitif. Les intérêts de l'Autriche et de l'Espagne demeuraient toujours en suspens. Charles VI ne reconnaissait pas encore Philippe V comme roi d'Espagne, et Philippe V, de son côté, n'avait pas voulu renoncer à ses droits sur les provinces de la monarchie espagnole que le traité d'Utrecht, en dédommagement du trône de Philippe II, avait cédées à l'empereur.
Dès lors, le régent n'avait plus qu'une seule pensée. Celle d'amener, par des négociations amicales, Charles VI à reconnaître Philippe V comme roi d'Espagne, et à contraindre, par la force s'il le fallait, Philippe V à abandonner ses prétentions sur les provinces transférées à l'empereur.
C'était dans ce but qu'au moment même où nous avons commencé ce récit, Dubois était à Londres, poursuivant le traité de la quadruple alliance avec plus d'ardeur encore qu'il ne l'avait fait pour celui de La Haye.
Or, ce traité de la quadruple alliance, en réunissant en un seul faisceau les intérêts de la France et de l'Angleterre, de la Hollande et de l'Empire, neutralisait toute prétention de quelque autre État que ce fût qui ne serait pas approuvée par les quatre puissances. Aussi était-ce là tout ce que craignait au monde Philippe V, ou plutôt le cardinal Alberoni; car, pour Philippe V, pourvu qu'il eût une femme et un prie-Dieu, il ne s'occupait guère de ce qui se passait hors de sa chambre et de sa chapelle.
Mais il n'en était point ainsi d'Alberoni. C'était une de ces fortunes étranges comme les peuples en voient, de tout temps, avec un étonnement toujours nouveau, pousser autour des trônes; c'était un de ces caprices du destin que le hasard élève et brise, comme ces trombes gigantesques que l'on voit s'avancer sur l'Océan menaçant de tout anéantir, et qu'un caillou lancé par la main du dernier matelot fait retomber en vapeur; c'était une de ces avalanches qui menacent d'engloutir les villes et de combler les vallées, parce qu'un oiseau, en prenant son vol, a détaché un flocon de neige du sommet des montagnes.
Ce serait une curieuse histoire à faire que celle des grands effets produits par une petite cause depuis les Grecs jusqu'à nous.
L'amour d'Hélène amena la guerre de Troie et changea la face de la Grèce. Le viol de Lucrèce chassa les Tarquins de Rome. Un mari insulté conduisit Brennus au Capitole. La Cava introduisit les Maures en Espagne. Une mauvaise plaisanterie écrite par un jeune fat sur la chaire d'un vieux doge faillit bouleverser Venise. L'évasion de Dearbnorgil avec Mac-Murchad produisit l'esclavage de l'Irlande. L'ordre donné à Cromwell de descendre du vaisseau sur lequel il était déjà embarqué pour se rendre en Amérique eut pour résultat l'exécution de Charles Ier et la chute des Stuarts. Une discussion entre Louis XIV et Louvois, sur une fenêtre de Trianon, causa la guerre de Hollande. Un verre d'eau répandu sur la robe de mistress Marsham priva le duc de Marlborough de son commandement et sauva la France par la paix d'Utrecht. Enfin l'Europe faillit être mise à feu et à sang parce que M. de Vendôme avait reçu l'évêque de Parme assis sur sa chaise percée.
Ce fut la source de la fortune d'Alberoni.
Alberoni était né sous la hutte d'un jardinier. Enfant, il se fit sonneur de cloches; jeune homme, il troqua son sarrau de toile pour un petit collet. Il était d'humeur gaie et bouffonne. M. le duc de Parme l'entendit rire un matin de si bon cœur, que le pauvre duc, qui ne riait pas tous les jours, voulut savoir ce qui l'égayait ainsi, et le fit appeler. Alberoni lui raconta je ne sais quelle aventure grotesque; le rire gagna Son Altesse, et Son Altesse, s'apercevant qu'il était bon de rire quelquefois, l'attacha à sa personne. Peu à peu, et tout en s'amusant de ses contes, le duc trouva que son bouffon avait de l'esprit, et comprit que cet esprit pourrait ne pas être incapable d'affaires. Ce fut sur ces entrefaites que revint, très mortifié de l'accueil qu'il avait reçu du généralissime de l'armée française, le pauvre évêque de Parme, dont, en effet, on sait l'étrange réception. La susceptibilité de cet envoyé pouvait compromettre les graves intérêts que Son Altesse avait à débattre avec la France; Son Altesse jugea qu'Alberoni était justement l'homme qu'il lui fallait pour n'être humilié de rien, et envoya l'abbé achever la négociation que l'évêque avait laissée interrompue.
Monsieur de Vendôme, qui ne s'était point gêné pour un évêque, ne se gêna point pour un abbé, et il reçut le second ambassadeur de Son Altesse comme il avait reçu le premier; mais, au lieu de suivre l'exemple de son prédécesseur, Alberoni tira de la situation même où se trouvait monsieur de Vendôme de si bouffonnes plaisanteries et de si singulières louanges, que, séance tenante, l'affaire fut terminée, et qu'il revint auprès du duc avec toutes choses arrangées à son souhait.
Ce fut une raison pour que le duc l'employât à une seconde affaire. Cette fois, monsieur de Vendôme allait se mettre à table. Alberoni, au lieu de lui parler d'affaires, lui demanda la permission de lui faire goûter deux plats de sa façon, descendit à la cuisine et remonta une soupe au fromage d'une main et un macaroni de l'autre. Monsieur de Vendôme trouva la soupe si bonne qu'il voulut qu'Alberoni en mangeât avec lui, à sa table. Au dessert Alberoni entama son affaire, et, profitant de la disposition où le dîner avait mis monsieur de Vendôme, il l'enleva à la pointe de sa fourchette. Son Altesse était émerveillée; les plus grands génies qu'elle avait eus auprès d'elle n'en avaient jamais fait autant.
Alberoni s'était bien gardé de donner sa recette au cuisinier. Aussi, cette fois, ce fut monsieur de Vendôme qui fit demander au duc de Parme s'il n'avait rien à traiter avec lui. Son Altesse n'eut pas de peine à trouver un troisième motif d'ambassade, et envoya de nouveau Alberoni. Celui-ci trouva moyen de persuader à son souverain que l'endroit où il lui serait le plus utile était près de monsieur de Vendôme, et à monsieur de Vendôme, qu'il n'y avait pas moyen de vivre sans soupe au fromage et sans macaroni. En conséquence, monsieur de Vendôme l'attacha à son service, lui laissa mettre la main à ses affaires les plus secrètes, et finit par en faire son premier secrétaire.
Ce fut alors que monsieur de Vendôme passa en Espagne. Alberoni se mit en relations avec madame des Ursins, et quand monsieur de Vendôme mourut en 1712, à Tignaros, elle lui rendit auprès d'elle la position qu'il avait eue auprès du défunt: c'était monter toujours. Au reste, depuis son départ, Alberoni ne s'était point arrêté.
La princesse des Ursins commençait à se faire vieille, crime irrémissible aux yeux de Philippe V. Elle résolut de chercher, pour remplacer Marie de Savoie, une jeune femme, par l'intermédiaire de qui elle pût continuer de régner sur le roi. Alberoni lui proposa la fille de son ancien maître, la lui représenta comme une enfant sans caractère et sans volonté, qui ne réclamerait jamais de la royauté autre chose que le nom. La princesse des Ursins se laissa prendre à cette promesse, le mariage fut arrêté, et la jeune princesse quitta l'Italie pour l'Espagne.
Son premier acte d'autorité fut de faire arrêter la princesse des Ursins, qui était venue au-devant d'elle en habit de cour, et de la faire reconduire comme elle était, sans manteau, la poitrine découverte, par un froid de dix degrés, dans une voiture dont un des gardes avait cassé la glace avec son coude, à Burgos d'abord, puis en France, où elle arriva, après avoir été forcée d'emprunter cinquante pistoles à ses domestiques. Son cocher eut le bras gelé, et on le lui coupa.
Après sa première entrevue avec Élisabeth Farnèse, le roi d'Espagne annonça à Alberoni qu'il était premier ministre.
De ce jour, grâce à la jeune reine, qui lui devait tout, l'ex-sonneur de cloches avait exercé un empire sans bornes sur Philippe V.
Or, voici ce que rêvait Alberoni qui, ainsi que nous l'avons dit, avait toujours empêché Philippe V de reconnaître la paix d'Utrecht. Si la conjuration réussissait, si d'Harmental parvenait à enlever le duc d'Orléans et à le conduire dans la citadelle de Tolède ou dans la forteresse de Saragosse, Alberoni faisait reconnaître monsieur du Maine pour régent, enlevait la France à la quadruple alliance; jetait le chevalier de Saint-Georges avec une flotte sur les côtes d'Angleterre, mettait la Prusse, la Suède et la Russie, avec lesquelles il avait un traité d'alliance, aux prises avec la Hollande. L'Empire profitait de leur lutte pour reprendre Naples et la Sicile, et assurait le grand-duché de Toscane, prêt à rester sans maître par l'extinction des Médicis, au second fils du roi d'Espagne; réunissait les Pays-Bas catholiques à la France, donnait la Sardaigne aux ducs de Savoie, Commachio au Pape, Mantoue aux Vénitiens; se faisait l'âme de la grande ligue du Midi contre le Nord, et si Louis XV venait à mourir, couronnait Philippe V roi de la moitié du monde.
Ce n'était pas mal calculé, on en conviendra, pour un faiseur de macaroni.